[40] L’on m’objectera peut-être encore que la loi de Moïse ordonnait d’exterminer les idolâtres. Je l’avoue ; mais les chrétiens ne sont nullement soumis à cette loi, et personne ne croit que nous soyons obligés de suivre tout ce qu’elle imposait aux Juifs. L’on aurait beau distinguer, avec les théologiens, entre la loi morale, la loi judiciaire et la loi cérémonielle ; cette distinction commune serait tout à fait inutile dans le cas présent, puisque toute loi positive n’oblige que ceux à qui elle est donnée. Ces premiers mots du Décalogue, "Écoute, ô Israël", font assez voir que la loi de Moïse ne regardait que la nation des Juifs. Quoique cette considération toute seule pût suffire pour répondre à ceux qui fondent la persécution des idolâtres sur la loi mosaïque, il ne sera pas hors de propos de développer un peu plus cet argument, et de le remettre dans tout son jour. [41] Les idolâtres peuvent être considérés sous un double point de vue dans la république des Juifs. Premièrement, il y en avait qui, après avoir été initiés dans les rites de Moïse et incorporés dans cette république, abandonnaient le culte du Dieu d’Israël. Ceux-là étaient poursuivis comme des traîtres et des criminels de lèse-majesté ; car la république des Juifs, fort différente en cela de toutes les autres, était une pure théocratie, et il n’y avait ni ne pouvait y avoir aucune distinction entre l’Église et l’État. Les lois qui prescrivaient à cette nation le culte d’un seul Dieu, tout puissant et invisible, étaient politiques, et faisaient partie du gouvernement civil, dont Dieu lui même était l’auteur. Or, si l’on peut me montrer qu’il y ait actuellement une république ainsi établie, j’avouerai que les lois ecclésiastiques y doivent être confondues avec les lois civiles, et que le magistrat y a droit d’empêcher par la force que ses sujets embrassent un culte différent du sien. Mais, sous l’Évangile, il n’y a point recours à la rigueur de république chrétienne. Les divers peuples et royaumes qui ont embrassé le christianisme, n’ont fait que retenir l’ancienne forme de leur gouvernement, sur lequel Jésus-Christ n’a rien du tout ordonné. Content d’enseigner aux hommes comment ils peuvent, par la foi et les bonnes œuvres, obtenir la vie éternelle, il n’a institué aucune espèce de gouvernement, et il n’a point armé le magistrat du glaive, pour contraindre les hommes a quitter leurs opinions et à recevoir sa doctrine. [42] En second lieu, les étrangers qui n’étaient pas membres de la république d’Israël, n’étaient pas forcés à observer les rites de la loi de Moïse. Au contraire, dans le même endroit de l’exode (XXII, 20, 21), où il est dit que tout Israélite idolâtre sera mis à mort, il est défendu de vexer et d’opprimer les étrangers. Il est vrai qu’on devait exterminer entièrement les sept nations qui possédaient la terre promise aux Israélites. Mais leur idolâtrie n’en fut point la cause ; autrement, pourquoi aurait-on épargné les Moabites, et d’autres nations idolâtres ? En voici la raison. Dieu, qui était le roi des juifs d’une manière toute particulière, ne pouvait pas souffrir qu’on adorât dans son royaume, c’est-à-dire dans le pays de Canaan, un autre souverain. Ce crime de lèse-majesté au premier chef était absolument incompatible avec le gouvernement politique et civil que Dieu exerçait dans l’étendue de ce pays-là. Il fallait donc en extirper toute idolâtrie qui portait les sujets à reconnaître un autre Dieu pour leur roi, contre les lois fondamentales de l’empire. Il fallait aussi en chasser les habitants, afin que les Israélites en eussent une pleine et entière possession. C’est pour cela même que la postérité d’Esaü et de Loth extermina les Emims et les Horims, dont Dieu lui avait destiné les terres, par le même droit (Deuter., II, 12). Mais, quoiqu’on bannît de cette manière toute idolâtrie du pays de Canaan, l’on ne fit pas mourir néanmoins tous les idolâtres. La famille de Rahab et les Gabaonites obtinrent bonne composition de Josué, et il y avait quantité d’esclaves idolâtres parmi les Hébreux. David et Salomon poussèrent leurs conquêtes au-delà des bornes de la terre promise, et ils soumirent à leur obéissance divers pays, qui s’étendaient jusqu’à l’Euphrate. Cependant, de tout ce nombre infini de captifs, de tous ces peuples subjugués, nous ne lisons point qu’aucun d’eux fût châtié à cause de l’idolâtrie, dont ils étaient assurément tous coupables, ni qu’on les forçât, par des supplices et des gênes, à embrasser la religion de Moïse et le culte du vrai Dieu. D’ailleurs, si un prosélyte voulait devenir membre de la république d’Israël, il fallait qu’il se soumît aux lois de l’État, c’est-à-dire à la religion de ce peuple ; mais il recherchait ce privilège de son plein gré, sans y être contraint par aucune violence. Aussitôt qu’il avait acquis ce droit de bourgeoisie, il était sujet aux lois de la république, qui défendaient l’idolâtrie dans toute l’étendue de la terre de Canaan, mais qui n’établissaient rien à l’égard des peuples qui se trouvaient hors de ces bornes [43] J’ai parlé jusques ici du culte extérieur, j’en viens à présent aux ARTICLES DE FOI. Les dogmes de chaque Église regardent la pratique ou la spéculation ; et, quoique les unes et les autres aient la vérité pour objet, ceux-ci ne s’adressent qu’à l’entendement, au lieu que les premiers influent en quelque manière sur la volonté et sur les mœurs. Pour ce qui est des dogmes spéculatifs, qu’on appelle articles de foi, et qui n’exigent autre chose de nous que la croyance, ils ne sauraient être imposés à aucune église par la loi de l’État ; car il est absurde de prescrire aux hommes, en vertu de la loi, des choses qu’il n’est pas en leur pouvoir d’accomplir. Or, quand même nous le voudrions, il ne dépend pas de nous de croire que telle ou telle chose soit véritable. Mais, sans répéter ce que j’ai dit là-dessus, me soutiendra-t-on qu’une profession extérieure de ces articles suffit ? Si cela est, oh la belle religion, qui permet aux hommes d’être hypocrites et de mentir à Dieu pour le salut de leurs âmes ! Si c’est ainsi que le magistrat civil croit leur procurer la vie éternelle, il me semble qu’il n’en connaît guère le chemin ; ou, s’il n’agit pas dans cette vue, pourquoi montre-t-il un zèle si empresse pour les articles de foi, et pourquoi leur donner l’appui de la loi ? [44] D’ailleurs, le magistrat n’a nul droit d’empêcher qu’une Église croie ou enseigne des dogmes de spéculation, parce que cela ne regarde point les intérêts civils des sujets. Si un catholique romain croit que ce qu’un autre appelle du pain est le véritable corps de Jésus-Christ, il ne fait aucun tort à son prochain. Si un Juif ne croit pas que le Nouveau Testament soit la parole de Dieu, les autres en jouissent-ils moins de tous leurs droits civils ? Et si un païen rejette le Vieux et le Nouveau Testament, faut-il le punir comme un mauvais citoyen qui est indigne de vivre ? Soit que l’on croie, ou que l’on ne croie pas ces choses, le pouvoir du magistrat et les biens des sujets sont à couvert et en sûreté. J’avoue que ces opinions sont fausses et absurdes ; mais les lois n’ont pas à décider de la vérité des dogmes ; elles n’ont en vue que le bien et la conservation de l’État et des particuliers qui le composent. Voilà, du moins, ce qui devrait être, et certes, la vérité peut bien se défendre elle-même, si l’on consent une fois à l’abandonner à ses propres forces. Le pouvoir des grands, qui ne la connaissent guère, et de qui elle n’est pas toujours bien venue, ne lui a jamais donné, et probablement ne lui donnera jamais qu’un faible secours. Elle n’a pas besoin de la violence pour s’insinuer dans l’esprit des hommes, et les lois civiles ne l’enseignent pas. Si elle n’illumine l’entendement par son propre éclat, la force extérieure ne lui sert de rien. Les erreurs au contraire ne dominent que par le secours étranger qu’elles empruntent. Mais en voilà assez sur ces opinions spéculatives ; passons à celles qui regardent la pratique. [45] Les bonnes mœurs, qui ne sont pas la moindre partie de la religion et de la véritable piété, se rapportent aussi à la vie civile, et le salut de l’État n’en dépend guère moins que celui des âmes ; de sorte que les actions morales relèvent de l’une et de l’autre juridiction, extérieure et intérieure, civile et domestique, c’est-à-dire du magistrat et de la conscience. Il est donc fort à craindre que l’une n’empiète sur les droits de l’autre, et qu’il y ait un conflit entre le conservateur de la paix publique, et ceux qui ont la direction des âmes. Mais si l’on pèse bien ce que nous avons déjà dit sur les limites de ces deux sortes de gouvernement, on triomphera facilement de ces difficultés. [46] Tout homme a une âme immortelle, capable d’un bonheur ou d’un malheur éternel, et dont le salut dépend de l’obéissance qu’il aura rendue, dans cette vie, aux ordres de Dieu, qui lui a prescrit de faire et de croire certaines choses. Il suit de là, premièrement, que l’homme est obligé surtout à l’observation de ces ordres, qu’il doit employer tous ses soins et toute la diligence possible pour les connaître et s’y assujettir, puisqu’il n’y a rien dans le monde qui puisse entrer en comparaison avec l’éternité. Il s’ensuit, en second lieu, que, puisqu’un homme qui se trompe dans le culte qu’il rend à Dieu, ou dans les dogmes spéculatifs sur la religion, ne fait aucun tort à son prochain, et que sa perte n’entraîne point celle des autres, chacun a droit de travailler tout seul au salut de son âme. Ce n’est pas que je veuille bannir de la société les avis charitables et les efforts assidus pour tirer de l’erreur ceux qui s’y trouvent engagés, puisque ce sont les principaux devoirs du chrétien. On peut employer tant d’avis et de raison que l’on voudra, pour contribuer au salut de son frère ; mais on doit s’interdire toute violence et toute contrainte : rien ne doit se faire ici par autorité. Nul n’est obligé, en cette occasion, d’obéir aux conseils d’un égal, ou aux ordres d’un supérieur, qu’autant qu’il se sent persuadé. Chacun doit juger sur cela pour soi-même en dernier ressort, parce qu’il ne s’agit que de son propre intérêt, et que les autres ne peuvent recevoir aucun préjudice de sa détermination à cet égard. [47] Mais outre l’âme, qui est immortelle, les hommes ont un corps qui les attache à cette vie périssable et dont la durée est incertaine, et qui a besoin, pour s’entretenir, de plusieurs commodités que ce monde leur fournit, et qu’ils doivent acquérir ou conserver par leur travail et leur industrie. Du moins, la terre ne produit pas d’elle-même tout ce qui est nécessaire pour nous rendre la vie agréable. C’est ce qui engage les hommes à de nouveaux soins, et à s’occuper des choses qui regardent la vie présente. Mais leur corruption est si grande, qu’il y en a plusieurs qui aiment mieux jouir du travail des autres que de s’y adonner eux-mêmes. De sorte que, pour se conserver la jouissance de leurs biens et de leurs richesses, ou de ce qui leur sert à les acquérir, comme sont la force et la liberté du corps, ils sont obligés de s’unir ensemble, afin de se prêter un secours mutuel contre la violence, et que chacun puisse jouir sûrement de ce qui lui appartient en propre. Cependant, ils laissent à chaque particulier le soin de son salut, parce que l’acquisition de ce bonheur éternel dépend de son application, et non pas de celle d’un autre ; qu’il n’y a point de force extérieure qui lui puisse ravir l’espérance qu’il en a conçue, et que sa perte ne fait aucun préjudice aux intérêts d’autrui. D’ailleurs, quoique les hommes aient formé des sociétés pour se protéger mutuellement et s’assurer la possession de leurs biens temporels, ils en peuvent être dépouillés, soit par la fraude et la rapine de leurs concitoyens, ou par les entreprises d’ennemis étrangers. Pour remédier au premier de ces désordres, ils ont fait des lois, et, pour prévenir ou repousser l’autre mal, ils emploient les armes, les richesses et les bras de leurs compatriotes ; et ils ont remis l’exécution et le maniement de toutes ces choses au magistrat civil. C’est là l’origine et le but du pouvoir législatif, qui constitue la souveraineté de chaque État : telles sont les bornes où il est renfermé ; c’est-à-dire que le magistrat doit faire en sorte que chaque particulier possède sûrement ce qu’il a, que le public jouisse de la paix et de tous les avantages qui lui sont nécessaires, qu’il augmente en force et en richesse, et qu’il ait, autant qu’il est possible, les moyens de se défendre par lui-même contre les invasions des étrangers. [48] Cela posé, il est clair que le magistrat ne peut faire des lois que pour le bien temporel du public ; que c’est l’unique motif qui a porté les hommes à se joindre en société les uns avec les autres, et le seul but de tout gouvernement civil. On voit aussi, par là, que chacun a la pleine liberté de servir Dieu de la manière qu’il croit lui être la plus agréable, puisque c’est du bon plaisir du Créateur que dépend le salut des hommes. Il faut donc qu’ils obéissent premièrement à Dieu, et ensuite aux lois. « Mais, dira-t-on, si le magistrat ordonne des choses qui répugnent à la conscience des particuliers, que doivent-ils faire en pareil cas ? » je réponds que cela ne peut arriver que rarement, si les affaires sont administrées de bonne foi, et pour le bien commun des sujets ; mais si, par malheur, il y a un tel édit, alors chaque particulier doit s’abstenir de l’action qu’il condamne en son cœur, et se soumettre à la peine que la loi prescrit, et que du moins il peut subir sans crime. Car le jugement que chacun porte d’une loi politique, faite pour le bien du public, ne dispense pas de l’obligation où l’on est de lui obéir, et l’on ne doit y avoir aucun égard. D’ailleurs, si la loi se rapporte à des choses qui ne sont pas du ressort du magistrat ; si elle exige, par exemple, que tous les sujets, ou une partie d’entre eux, embrassent une autre religion, ceux qui désapprouvent ce culte ne sont pas tenus d’obéir à la loi, parce que la société politique ne s’est formée que pour la conservation des biens temporels de cette vie, et que chacun s’est réservé le soin de son âme, qui n’a jamais pu dépendre du gouvernement civil. Ainsi, la protection de la vie et de toutes les choses qui la regardent est l’affaire du public ; et il est du devoir du magistrat d’en conserver la jouissance à ceux qui les possèdent. Il ne peut donc les ôter ni les donner a qui il lui plaît, ni en dépouiller quelques-uns, pour une cause qui n’est pas du ressort du gouvernement civil ; c’est-à-dire sous prétexte de leur religion, qui, soit qu’elle se trouve fausse ou vraie, ne porte aucun préjudice aux biens temporels des autres citoyens. [49] « Mais, ajoute-t-on, si le magistrat croit qu’une pareille ordonnance est utile au bien du public, ne doit-il pas la faire ? » Voici ma réponse : comme le jugement de chaque particulier, s’il est faux, ne l’exempte pas de l’obligation où il se trouve à l’égard des lois, de même le jugement particulier, pour ainsi dire, du magistrat, ne lui acquiert pas un nouveau droit d’imposer des lois au peuple, puisque ce droit ne faisait point partie de la constitution civile, et qu’il ne dépendait pas même du peuple de l’accorder ; bien moins encore, s’il en agit de cette manière pour enrichir ceux de sa secte aux dépens du bien des autres. « Mais si le magistrat croit que ce qu’il commande est en son pouvoir et utile au public, et que les sujets en aient une toute autre opinion, qui sera juge de leur différend ? » je réponds : Que c’est Dieu seul, parce qu’il n’y a point de juge ici-bas entre le législateur et le peuple. C’est Dieu, dis-je, qui est le seul arbitre dans ce cas, et qui, au dernier jour, rendra à chacun selon ses œuvres, c’est-à-dire selon que nous aurons travaillé sincèrement et de bonne foi à procurer le bien et la paix du public, à pratiquer la justice, et à suivre la vertu. « Que faire cependant, dira-t-on, et quel remède y a-t-il ? » Il faut que chacun tourne ses premiers soins du côté de son âme, et ensuite qu’il évite, autant qu’il lui sera possible, de troubler la paix de l’État. Mais il y a peu de personnes qui s’imaginent de voir régner la paix dans les lieux où tout est réduit à une triste solitude. Les hommes ont deux voies pour terminer leurs différends, celle de la justice et celle de la force ; mais telle est la nature des choses, que toujours l’une commence là où l’autre finit. Au reste, ce n’est pas mon affaire d’examiner jusqu’où s’étendent les droits des magistrats dans chaque nation : je vois seulement ce qui se pratique dans le monde, lorsqu’il n’y a point de juge pour décider les controverses. « De sorte, me direz-vous, que le magistrat, qui a toujours la force en main, ne manquera pas de faire prévaloir sa volonté et d’exécuter ses desseins. » Cela est vrai ; mais il s’agit ici de la règle du droit et de l’équité, et non pas du bon ou du mauvais succès que peut avoir une entreprise douteuse.