[1,10] Je me débats, comme si j'eusse voulu lutter contre mon mal, et aider à la nature, irritée par le médicament, qui ne pouvait opérer, à cause que les conduits du corps étaient trop étroits. Ce qui aida fort à la feinte, fut qu'ayant pris auparavant de l'huile tout exprès, je commençai à vomir et à changer de couleur. Chacun criait et croyait que je m'en allasse rendre l'âme. Toutefois, comme si le coeur me fût revenu, je dis que je me portais mieux. Qu'à la vérité j'avais d'étranges bruits dedans la tête mais que si on me laissait reposer, j'en pourrais guérir. Callion ravi de m'entendre parler d'un sens-si rassis, commanda qu'on me mît au lit et que-chacun gardât un silence très étroit. Je passai en grand repos ce qui restait du jour et la nuit suivante. Comme il fut jour, voyant que chacun venait me visiter, je fis semblant de me réveiller en sursaut. Je m'enquis s'il ne m'était rien arrivé de nouveau, que toute la nui je n'avais fait que songer, qu'il me semblait que j'allais par la maison vêtu d'un habit extravagant, que l'on se moquait de moi et que pour m'en ressentir, je disais des injures et-que je frappais tout le monde. Je parlais si peu du temps que j'avais passé en contrefaisant le fou qu'il semblait que je fusse arrivé seulement la nuit au château de Callion. Je commence à le regarder et à appuyer ma tête sur mon coude, comme si j'eusse été extrêmement fatigué. Incontinent il s'écria, "O que voilà un médicament admirable, puisqu'il est capable de guérir non seulement les corps mais les esprits. Je le dirai sans vanité le remède, qui guérit les Prétides et qui acquit le Royaume d'Argos à Mélampus, n'était pas meilleur, il est certain qu'il a redonné la santé à ce misérable". Chacun, surpris d'étonnement, me regardait sans parler, vous eussiez dit qu'ils étaient là pour célébrer la fête de Cérès Eleusine, où le silence était observé très étroitement. Mais Percas entre les autres, admirait la subtilité de mon esprit; et comme s'il s'en fût douté, incessamment il me jettait des regards, qui témoignaient combien il était aisé que mon invention eût réussi. , De là à quelques jours Callion, voyant que je me portais si bien qu'on eût cru que je n'avais jamais été malade, me fit porteur de certaines lettres qu'il envoyait- à Fibullius son intime ami malade de la pierre, dont. la teneur était telle : Monsieur, j'apprends aujourd'hui par expérience que les amis se communiquent la vie réciproquement. Tandis que vous étiez sain, je me suis toujours bien porté mais tout aussitôt que l'on m'a appris que vous étiez indisposé, je suis devenu malade; et bien plus que vous puisque vous ne l'êtes que du corps et que je le suis de l’esprit. Si vous voulez obliger en moi un de vos serviteurs, ayez soin de vous bien porter et de conserver ce corps, qui a pour hôte le plus bel esprit qui soit au monde. C’est aujourd'hui que l'occasion de guérir se présente. Il ne tiendra qu'à vous de la recevoir, et ce m'est honneur qu'elle vous soit donnée par mon moyen. Si je suis si malheureux que vous n'y ajoutiez point de foi, on vous a charmé, vous n'êtes plus celui que vous étiez. S'il faut que l'expérience soit ma caution, le porteur de ces présentes vous assurera que je l'ai guéri de sa folie avec une seule prise de mon remède. Je serais trop long si je vous mandais combien de fois je m'en suis servi pour guérir les fièvres, combien de fois j'ai empêché le sang de se cailler, et que la nourriture ne sortît du corps comme elle y était entrée. Il n'est sorte de maladie que ce remède n'emporte. Je pense vous en avoir autrefois parlé. Mon frère en mourant; ne me pouvait rien laisser dont je fisse plus d'estime. Percas, un des miens que vous chérissez le plus, vous peut assurer de cette santé miraculeuse. Je lui ai commandé de vous en déduire les particularités et de vous faire un dénombrement de tous ceux que j'ai guéris. Fiez-vous en moi sur son rapport, il n'est point menteur, il a bon esprit et ne se laisse pas facilement abuser. Surtout ne vous abandonnez pas tellement aux médecins, que vous croyez qu'ils soient seuls capables de vous guérir. Ce sont des cruels, des barbares, des empoisonneurs. S'ils n'en savent pas tant que Médée, au moins la passent-ils en méchanceté. La fable ne parle que d'un vieillard Pélias qu'elle fit mourir mais on ne tient pas compte de ceux qu'ils tuent, non pas pour faire plaisir à Jason, leur intention principale est de se rendre maîtres de la Toison d'or. Vous vous garantirez de leurs mains, si vous vous servez de mon remède. Je sais bien que ce ne sera pas de leur avis. Ils jetteront mal â propos mille scrupules dans votre âme : votre maladie ne la rend déjà que trop faible. Mais souvenez-vous qu'ils tireront plus de profit de vos douleurs que vous ne tirerez de secours de ce qu'ils vous promettent, et qu'ils me blâmeront à cause que je vous veux persuader qu'il y a un autre moyen de guérir que le leur qui coûte si cher. Adieu. Il nous chargea de tant de choses pour lui dire, qu'il semblait prétendre plus de satisfaction en le guérissant, que lui-même n'en devait tirer de commodité. Mais parmi tout cela, je trouvais bien rude qu'il nous fit partir sur la fin du jour, sans autre assurance de logement, sinon que nous savions qu'il y avait une longue traite pour y pouvoir arriver. Il fallait coucher parmi les champs et passer la nuit par un chemin, qu'on eût été bien empêché de tenir en plein jour. Il était étroit et relevé: d'un côté il y avait un bois, embarassé de ronces et de haliers et de l'autre était une certaine levée rompue. Si le pied nous eût manqué, nous fussions tombés dans une rivière que la pluie de ce jour avait gonflée. Il semblait que nature l'eût fait tomber en ce temps, afin que la rivière ne demeurât point à sec. Il n'y avait point de village qui fut proche : Si nous eussions vu de la fumée au haut de quelque métairie, nous eussions pu y espérer du couvert. Mais afin que nous ne crussions point que le sort et la cruauté de notre maître, conspirassent conjointement contre nous : à mesure que le le jour s'abaissait, le chemin s'élargissait, et se rendait plus aisé. Nous cheminâmes si longtemps que la nuit nous prit. La Lune était claire, et si désembarassée de nuages que sa lueur seule empêchait que l’on revît les étoiles. Cela au commencement n'était pas désagréable. Après le bruit du jour, on est bien aise de voir durant une belle nuit toutes choses plus paisibles. Mais comme un profond silence fut partout, de telle sorte que le vent pour contribuer à cette tranquillité générale, n'osait pas même ébranler les feuilles des arbres: je commençai à avoir peur, et à trembler. Le cours de l'eau s'entendait bien plus clairement qu'auparavant; la rivière allait si rapidement, qu'on eût dit que l'on en levait les écluses. A un instant, comme si elle eût respecté la nuit qui donne du repos à toutes choses, ce bruit cessa : quantité de feux nous apparurent, nous entendîmes des voix qui semblaient nous appeler et nous montrer le chemin. Je ne sais si ce fut la merveille de ces nouveautés ou la crainte qui m'ôta le jugement mais je m'en allais droit à ces feux que je voyais. Percas me retint par le bras, et me dit, où courez-vous, Euphormion? pourquoi vous allez vous noyer ? n'y a-t-il point assez de moyens pour mourir en terre ? Je trouvais mauvais qu'il me saisit et qu'il se pendit à moi pour m'arrêter mais comme je vis que ces lumières, qui m'apparaissaient, allaient tantôt deçà tantôt delà, tantôt à mont l'eau et tantôt aval, que tantôt elles augmentaient, puis diminuaient incontinent, qu'elles mourraient là et renaissaient ici tout aussitôt, je confessai que j'avais tort et priai Percas de me dire d'où venaient ces feux ? comment il était possible qu'ils s'entretinssent d'une matière si contraire et qui étaient ceux-là qui nous appelaient si courtoisement, comme s'ils eussent voulu nous remettre en notre bon chemin. Ce sont, dit-il, des spectres et des malins esprits, qui se plaisent à faire perdre les hommes la nuit. Ils font paraître ces lumières non seulement ici mais presque par toutes les rivières. Les voyageurs, qui n'en sont point avertis, croyants être bien conduits se noient ou, si une meilleure fortune les favorise, ils se trouvent dans des marécages et sont contraints d'y passer aucunefois la nuit, priant le Ciel qu'il lui plaise les en garantir. Comme Percas disait ces paroles, voilà un grand homme qui sort de l'eau; à le voir à la clarté de la Lune, il avait de grands cheveux, une longue barbe, une poitrine large et des bras forts et vigoureux. Ayant montré plus de la moitié du corps, il nous tourna le derrière, et se donnant trois ou quatre fois sur les fesses avec les deux mains, il se prit à rire insolemment et se cacha dedans l'eau. Je m'appuyais dessus Percas et ne savais plus où j'en étais, lorsqu'il me dit, pour m'assurer, que ces hommes étaient des Tritons et des Protées, qui faisaient peur, et que leur puissance ne s'étendait point plus avant que la rivière. Vraiment, dit-il, si vous eussiez été en une ville de cette contrée, où un Spectre effroyable revenait, vous n'eussiez pas voulu coucher dans le logis ni osé mettre la main à l'épée contre lui. Encore que la vue de ce Triton m'eût grandement effrayé, je ne laissai point de prier Percas qu'il me racontât cet accident; je lui dis que ce serait un moyen de tromper une nuit si longue et que le récit de cette histoire si notable, me remettrait de la peur que j'avais eue pour si peu de chose.