[1,5] Sur le soir, comme on vit que j'avais le cerveau vide et qu'au lieu de tomber en folie je devenais faible et que je m'en allais mourant, on m'apporta quantité de viandes dans des plats d'argent et l'on donna charge à un nommé Percas de demeurer près de moi et de faire en sorte que je prisse de la nourriture. Ce Percas était un homme d'une douce humeur et qui n'était point capable de méchanceté, si la contrainte ou quelque grand profit ne l'y obligeait. Comme il me vit tout seul, il me salua et s'appuyant sur mon lit, il me délia, puis, après avoir verrouillé la porte de la chambre, il me revint trouver et se prit à pleurer amèrement. Je pensais qu'il en dut faire comme le déloyal Pedo, toute démonstration d'amitié m'était suspecte mais il me prit la main et la secouant doucement, il me dit : "Me connaissez-vous, Euphormion? Regardez- moi bien, ce fut moi qui persuadai, hier, à notre maître Callion qu'il vous achetât". "Est-il vrai", lui dis-je, "certes je vous en ai une extrême obligation. Je ne pouvais pas tomber en de pires mains. Mais de grâce, dites-moi, pourquoi il me traite de la sorte et ce qu'il pense que j'ai commis contre son service. Il m'obligera grandement s'il me permet de mourir, ou d'endurer en un jour ce qu'il délibère de me faire souffrir en beaucoup d'années". Percas pleura et entrelaçant ses doigts les uns dans les autres, il les laissa tomber sur son estomac, déplorant mon infortune et interrompant les paroles que je proférais avec beaucoup de soupirs. Enfin il reprit ses esprits et d'un ton de voix plus relevé, il me dit : "Euphormion, nous sommes esclaves tous deux, si notre maître le veut, il me mettra en l'état où je vous vois réduit. Les esclaves dépendent entièrement de leurs seigneurs, ils n'ont du bien que quand il leur plaît. Si vous me voulez croire nous ferons amitié et usant d'une étroite confidence l'un envers l'autre, nous tâcherons à repousser les malheurs qui assaillent ordinairement notre condition déplorable. Souvenez-vous que Oreste et Pylade, par le moyen de leur intelligence, se sauvèrent de Tomos et de la cruauté que Diane y exerçait et qu'a Thèbes la brigade des amis demeura longuement invincible et cueillit plus souvent du laurier que de l'ache. Je ne vous parlerais pas si ouvertement mais après vous avoir vu porter si constamment ce que l'on vous vient de faire, il me semble que j'ai occasion de vous connaître. La franchise et la modestie qui paraissaient en vos discours et sur votre visage, m'obligea premièrement à vous vouloir du bien : quand le malheur vous fit de ma condition, cela confirma l'inclination que j'avais pour vous, mais quand j'ai vu le mal que l'on vous faisait endurer, j'ai reconnu que je devais m'engager avec vous plus étroitement". Il appuya ces témoignages de bonne volonté en mon endroit, avec tous les serments et les protestations qu'il put. Quant à moi j'étais toujours sur la défiance. J'avais autant de peine à le croire que si je me fusse rencontré avec un certain Aristodème, dont on a parlé, qui venant apporter les nouvelles d'une bataille gagnée, les débitait d'une mine si triste et si froide, que personne ne s'y arrêtait. Toutefois mon esprit se rassura peu à peu et je me laissai persuader qu'il pouvait y avoir quelque remède à mon mal : Comme on voit un navire au milieu de la mer, Ne savoir où tourner de peur de s'abîmer: Lorsque les Aquilons conjurés à sa perte, De l'antre Aeolien tiennent la bouche ouverte. Que le flot irrité porte hardiment ses eaux, Où l'on dépeint les Dieux qui gardent les vaisseaux, Et que plus haut qu'un mont ses rages il exerce Sur la nef qu'il emplit et les gens qu'il renverse. Si parfois le Nocher d'un lieu plus relevé, pense voir de la terre, il pense être sauvé, Il croit tenir le port dont il n'a que l'image, Et ne se souvient plus de nef ni de naufrage.