[1,0] Jean BARCLAY. La satyre d'Euphormion. La première partie de la satyre d'Euphormion. [1,1] Si vous êtes curieux de savoir mon nom et de quel pays je suis, on m'appelle Euphormion, la Lusinie est le lieu de ma naissance, le plus beau séjour qui se puisse trouver; l'air y est pur et ternpéré, l'hiver n'y est point trop rude, la bise n'y fait point mourir les blés, les chaleurs de l'été n'y sont point si grandes qu'elles les puissent empêcher de croître et de venir à maturité : la terre y est arrosée d'une infinité de belles fontaines et, bien que ses larges campagnes et ses collines agréables et salubres soient capables de se faire admirer par tous ceux qui les regardent, il faut avouer que ceux, qui les habitent, méritent pour leur bonté que le ciel et la fortune leur donnent pour demeure un si beau lieu. Ils ne font aucune estime des meubles précieux. Les pierreries, les richesses, les grandeurs et mille autres choses que les hommes prisent et affectent, ne les touchent point. Comme on voit que quelqu'un se porte à la vertu, chacun l'élève aussitôt aux honneurs et aux dignités ; personne ne lui porte envie, tout le monde l'admire et l'imite. Je suis bien malheureux d'être venu de ce lieu en une terre où j'ai vu des choses et enduré des indignités qui font honte au ciel et qui feraient rougir la postérité, si leur récit ne servait pour avertir les hommes qu'ils se contentent des vices de leurs pères et qu'ils n'y enchérissent point en inventant des malices beaucoup plus grandes et plus noires. Pardon (hommes méchants et débordés) je ne me puis taire, il faut que ma juste douleur s'évapore par des paroles et qu'elles me vengent des injures que vous m'avez faites. Mes maîtres, vous avez beau me regarder de travers, ces menaces ne serviront de rien; je ne suis plus vôtre, je suis mien, je suis libre comme auparavant; vous pensiez que les marques que vous m'aviez fait mettre sur le front me feraient souvenir de ma servitude : au contraire, elles réveillent en moi le ressentiment que j'ai de les avoir endurées. Vous êtes assez cruels pour me vouloir mettre en justice, vous imploreriez volontiers son bras pour me punir de cette faute prétendue. Je le veux bien, c'est là où je vous attends : je suis ravi de vous avoir pris par votre faible et de vous avoir assailli par l'endroit que vous redoutiez le moins ; votre or est véritablement bien puissant mais si une fois il me prend fantaisie de renoncer à la candeur des moeurs des Lusiniens, et qu'en présence de ceux, qui doivent être les arbitres de notre différent, je m'oblige par serment à ne rien valoir, je suis bien assuré qu'ils ne trouveront point étrange que le vice soit en esclavages, puisque la vertu a été si malheureuse que de se voir dans les chaînes. Nous n'en sommes pas là, je puis disposer de moi, je puis user de mes droits en toute liberté, vous m'avez mal traité, mon dos en porte encore les marques mais ma plume m'en vengera; elle vous rendra si noirs qu'elle en aura elle-même de l'horreur. S'il y avait de l'espérance que vous vous dussiez amender, ce serait pour vous que j'aurais écrit mais s'il faut que vous continuiez en vos folies j'aurai au moins la satisfaction que ceci obligera mes compatriotes à ne pas venir en des contrées si malheureuses. Mes larmes et mes plaintes leur en fermeront l'entrée. Comme un autre Curtius, je me serai précipité dans un abîme pour les sauver, j'en aurai seul franchi les difficultés, j'en aurai seul affronté le péril et essuyé les disgrâces. Ils éviteront désormais, à mon exemple, la rencontre de semblables monstres. Ceux qui n'ont pas accoutumé de vivre en des lieux puants et marécageux, en supportent la rnauvaise odeur avec beaucoup plus d'impatience. Les maux qui nous ont accompagné depuis que nous sommes au monde, nous importunent moins que ceux qui viennent traverser une vie qui n'a jamais été assaillie d'aucune incommodité. De même je ressens mieux mes malheurs et j'ai plus de sujet de m'en plaindre pour avoir été nourri parmi des biens qui ne m'ont point abandonné qu'alors que j'ai quitté ma patrie. Je n'ai que faire de dire qui en fut la cause, on pardonne assez aisément ces escapades à la jeunesse peu expérimentée et téméraire. Mon dessein n'est pas de regretter mes folies passées, je veux employer mon style à censurer les moeurs du monde dont il y a longtemps que je supporte impatiemment les désordres.