{2,6] Licogène avait déjà tout disposé pour son entreprise. Le jour en était fixé au dix du mois que les Siciliens appellent Targelion, vers le milieu du printemps. Voici la manière dont le projet devait s'exécuter. Eristhène avait une maison de campagne assez proche d'Épeircté où était un parc considérable qui refermait plusieurs bêtes fauves. Le jour marqué pour l'exécution de leurs criminels projets, il devait engager le roi et Argénis à venir manger chez lui, s'ils y venaient, il se proposait de les conduire accompagnés de peu de personnes dans un lieu secret de la maison, sous le prétexte de leur faire voir quelques peintures qui étaient en effet curieuses. C était là où il devait se saisir par le moyen des traîtres, qui devaient ensuite par une porte de derrière les livrer à Licogène. Si Méléandre voulait faire la moindre résistance, et appeler du secours, ils avaient arrêté de le tuer, croyant que c'était assez de de conserver Argénis. Qui si les festins ou la santé de Méléandre le retenaient ce jour-là à Épeircté, Licogène, à la tête de quelques troupes, devait agir à force ouverte et se trouver ce même jour à Syracuse pour y exercer une sédition au nom des seigneurs les plus considérables, et des principales villes du royaume, et pour s'y faire déclarer protecteur de la cause publique contre le roi. Oloodème devait arriver peu de temps après avec des troupes nouvellement ramassées, pour assurer à Licogène ce nouveau titre de défenseur de la patrie. Les rebelles comptaient sur un grand nombre de places qui devaient se rendre au premier mouvement, fondés sur ce qui s'était passé dans la guerre précédente, ou sur la mauvaise foi de ceux qui y commandaient et dont ils avaient déjà gagné la plus grande partie, ou enfin sur le génie du peuple déterminé souvent par la nouveauté et par le trouble. 2. Les mesures étaient prises de part et d'autre. Méléandre songeait à s'assurer de Licogène, Licogène cherchait à surprendre le roi. Argénis occupée en même temps des intérêts de Poliarque et de ceux de l'état, ne négligeait rien pour engager Méléandre à suivre les conseils des plus fidèles sujets. Il fallait offrir des présents à Poliarque, rappeler Arsidas, et trouver une personne sûre qu'on pût charger de cette commission. Arcombrote était le seu! qui eût pénétré les sentiments d'Argénis pour Poliarque, pouvait-elle empêcher qu'ils ne vinssent à la connaissance d'un rival, qui ressentant ce que l'amour a de plus vif, et abandonné à toute sa jalousie, examinait, interprétait même les actions les plus indifférentes? Arcombrote se savait déjà mauvais gré du conseil qu'il avait donné de rappeler Poliarque. Il y avait des moments, où livré aux transports de sa passion, il se proposait d'aller trouver le roi pour lui faire changer de dessein; mais la honte secrète de se dédire, la crainte de s'attirer par cette démarche la colère d'Argénis, le retenaient encore. Le hasard voulut qu'il vînt faire sa cour à Méléandre, comme il s'entretenait avec Argénis du retour d'Arsidas. Argénis qui l'aperçut, pénétrée de reconnaissance pour le défenseur de Poliarque, lui fit un accueil favorable. Cette attention jeta Arcombrote dans une telle surprise, qu'il se retira dans son appartement aussitôt qu'il, en eut la liberté. 3. Ce fut là où s'abandonnant a tous les mouvements d'une joie dont le motif lui était encore inconnu, il se dit à lui-même, est-il possible, Arcombrote, que tu jouisses déjà du sort le plus heureux ? Tes sentiments croient-ils enfin payés de quelque retour ? La joie de la princesse, n'a-t-elle pas éclaté en te voyant ? Mais hélas ! je m'abuse, je me livre trop tôt à une idée douteuse, les Dieux n'élèvent pas tout d'un coup un mortel au bonheur le plus parfait. Ce n'est que dans des alliances communes, où l'on jouit de ces plaisirs qui ne sont traversés par aucun chagrin, ni par les coups extraordinaires du sort. La fortune veut toujours avoir quelque part dans les amours des grands, et y fait rencontrer des obstacles pour en relever le plaisir. Qu'il ya d'apparence de ces marques de bonté, qui m'ont montré un instant, vont devenir le sujet de mes peines ! malheureux que je suis, Poliarque, que ces regards ne m'eussent point été adressés ! funeste pensée, le tourment de mon coeur ! je ne les dois qu'au conseil que j'ai donné a Méléangre. On veut encore m'intéresser pour mon rival, je ne le vois que trop, ce n'est point pour toi, Arcombrote, qu'on s'est déclaré. Mais quoi ... voudrais-je devoir à Poliarque les attentions de la princesse et peut-elle se flatter de le revoir par mon moyen ? Auteur de mes propres peines, je travaillerais pour le bonheur d'un autre ! je chercherais à me faire aimer par des services indignes de moi, et je livrerais Argénis à Poliarque ! après tout, tu te trompes, Arcombrote, l'amour ne cède point à la force, il se rend aux prières, aux services et à la persévérance. Choisis ou de servir Argénis ou de lui commander. Mais quel droit as-tu sur son coeur pour lui défendre d'aimer Poliarque ? Un père, quelque sévère qu'il fut, ne pourrait lui imposer cette loi. Dois-je hésiter ? Elle n'est digne d'être aimée qu'en se déclarant pour le plus accompli. C'est par le courage et par la vertu que tu dois disputer à Poliarque un prix si glorieux. Il est.de ton interêt qu'il paresse à la cour. La pitié s'intéresse pour un absent malheureux, il n'en est que plus sûrement aimé. Si par sa présence il peut plaire à Argénis, ne peut-il pas aussi lui déplaire par quelque action, dont elle sera le temoin ? S'il revient, pour lors à portée de voir ce qu'il fait, pour mériter l'amour de la princesse, tu chercheras à l'obtenir au même prix. Tu donneras dans toutes les occasions des preuves d'une affection plus tendre ; si ce sentiment ne produit aucun effet, tu peux trouver un prétexte pour attaquer ce téméraire. Quoique redoutable, il n'est pas invincible, et l'amour qui conduira ton bras, t'assure aussi la victoire. Pendant que nous traiterons ici de son retour j'aurai la liberté d'entretenir Argénis, elle se sera une habitude, et un plaisir de me voir; quand l'affection a pris racine, elle sert souvent à d'autres usages qu'à ce qui devait d'abord fait naître. 4. Arcombrote moins agité après cette première réflexion, retourna auprès de Méléandre : mais quel nouveau sujet inquiétudes ! Cléobule venait de représenter qu'il était à propos que le présent destiné pour Poliarque, lui fût offert de la part d'Argénis ; elle n'a point de part, dit-il au roi, à l'injure qu'il a reçue, le soin du royaume la regarde après vous, il aura égard a vos prières qu'il reconnaîtra renfermées dans celles d'Argénis et celui qui s'était peut-être proposé de ne se réconcilier jamais avec Méléandre, ne pourra résister à la démarche d'une princesse qui veut bien le prévenir. 5. Le roi approuva ce conseil : j'y consens, dit-il, trouves une personne sûre qui lui remette ce présent. Tirnonide était un jeune homme adroit, et qu'on savait avoir la confiance de Poliarque. Le roi, sur le rapport d'Argénis le chargea de cette comrnission. Un marchand de Syrie se trouva pour lors à Épeircté, il y avait apporté de ces ouvrages curieux que le luxe seul a inventés. Il s'y rencontra entre autres un bracelet tissu de soie et entrelacé de pierres fines, si bien rapportées pour les couleurs, qu'elles représentaient distinctement une chasse de plusieurs animaux fuyants devant des chasseurs, qui semblaient les poursuivre et en percer quelques-uns de leurs dards. La matière et l'ouvrage étaient d'un prix considérable, on l'estimait 50 talents. Plusieurs l'avaient déjà vu, d'autres ne le connaissaient que par la description qu'en avait faite un poète célèbre. 6. Peuples heureux, vantez le Dieu brillant Qui sur vos bords commençant sa carrière, Les enrichit de ce don éclatant, Qui le dispute à sa vive lumière. On voit chez vous le saphir, le rubis, Le pâle onix, dont les feux adoucis Brillent aux yeux d'une couleur sï tendre, Charmé pour vous d'abandonner les cieux, Dans 'votre sein ce Dieu semble descendre, Pour y former les métaux précieux; Mais trouve-t-on, sur le même rivage De ses effets un parfait assemblage : Divers climats partagent ces trésors. Là croit l'argent, le diamant, le jaspe ; On voit la perle enrichir d'autres bords; On trouve l'or dans le Gange ou l'Hidaspe, Et l'Arabie offre aussi ses présents, Ce bracelet dans sa riche tisure, Renferrne seul tout ce que la nature Produit de rare en ces lieux différents. Dieux quel éclat ! quelle vive lumière ! Pour quel mortel est-il donc réservé ? J' y vois encore un dessein achevé ! De fiers chasseurs entrent dans la carrière, Lancent un cerf à travers des forêts, L'animal tombe accablé de leurs traits. Plus loin parait un lion redoutable, Quelle attitude l'on dirait à le voir, Que raisonnable il veut se prévaloir De la grandeur de son prix véritable. Par ce présent, dans ses transports jaloux, Junon charmée oublierait sa vengeance, La foudre même aux mains de son époux servirait moins à marquer sa puissance. Mortel heureux qui possèdes ce don Songe a Pyrrha, songe a Deucalion Que ce présent que le sort te destine Te rappelant ta première origine, Soit un motif pour ton ambition ; Qu'on voie en toi la vertu la plus pure Le .disputer à ta noble parure.