[1,2] CHAPITRE II. 1. Ce récit les conduisit jusqu'à la maison de Timoclée. Elle était située proche Phtinthia sur le bord de l'Himère qui l'arrosait d'un côté, l'autre était fermé par de jeunes arbres, dont les branches entrelacées formaient plusieurs berceaux. Cette maison revêtue de briques, était élevée; la vue en était belle, et s'étendait tant sur des campagnes riantes, que sur le fleuve qui serpentait à l'entour. Une forêt et quelques montagnes, qui se trouvaient à une juste distance, servaient encore d'ornements à cette situation agréable. Il y avait un grand nombre de domestiques, et la vertu de leur maîtresse servait de modèle a leur conduite. Cette Dame veuve depuis quelques années, donnait par sa sagesse un nouvel éclat à la splendeur de sa naissance. Elle interrompit le discours de Poliarque et de l'étranger par des excuses obligeantes, sur la retraite qu'elle leur offrait. Ils ne purent se refuser aux instances qu'elle leur fit et l'acceptèrent pour cette nuit. En attendant le repas, Poliarque visita ses blessures et sans avoir recours à des remèdes que prescrivent souvent les Médecins, plutôt dans la vue de quelque intérêt que pour la guérison de leurs malades, il ne voulut employer que les plus communs et les plus innocents. 2. Le souper fut servi dans un salon commode. Chacun ayant pris sa place, Timoclée tourna insensiblement la conversation sur le nouvel ami de Poliarque, et le pria de leur dire quel était son nom, et son pays; si c'était le hasard ou un dessein formé qui l'avait fait aborder en Sicile. Il répondit qu'il venait d'Afrique sa patrie; que ceux qui avaient sur lui quelque autorité, avaient exigé avant son départ, qu'il cachât avec soin sa naissance, son nom jusqu'à son retour; qu'ils lui avaient même fait prendre celui d'Arcombrote; que ce n'était point un vent contraire qui l'avait jeté contre son gré sur les côtes de Sicile; qu'il y était venu à dessein de reconnaitre par lui-même les grands hommes, qui étaient à la Cour de Méléandre, et dont la renommée publiait tant de merveilles. Rien ne causait plus de surprise à Timoclée et à Poliarque, que de voir dans un Africain un teint si blanc, et des couleurs si vives. Il ne tenait rien du pays, il n'avait ni les lèvres, ni les yeux comme- les ont presque tous les Africains. Ce qui fit encore plus d'impression en faveur de ce jeune homme, fut d'apprendre que l'amour seul de la vertu l'eût arraché du sein de sa patrie. 3. Après le repas, il voulut savoir de Poliarque ce qui avait donné occasion à ces brigands de se répandre dans la Sicile, et quel était ce Licogène dont il avait soupçonné les soldats dans la rencontre qu'il avait eue ; quel était l'état présent du Royaume, et s'il y avait quelque guerre soutenir. Poliarque se voyant seul avec Arcombrote (on les avait conduits dans une même chambre, et tout le monde était retiré) Vous savez, lui dit-il, Arcombrote, qu'il y a souvent plusieurs vertus qui dégénèrent en vices; et, qui plus est, que les mêmes qualités deviennent vices ou vertus selon les dïfférentes circonstances des temps. Je crois que vous n'ignorez pas que Méléandre tient ce Royaume de ses ancêtres ; que c'est un Prince doux et pacifique, mais qui, faute de connaître les moeurs du siècle et celles des hommes qui composent sa Cour, a toujours regardé la défiance comme un défaut â éviter dans un Prince : il jugeait des autres par lui-même. Je ne craindrai pas d'avancer que c'a peut-être été pour lui une espèce de malheur que d'être trop heureux dans le commencement de son règne. La paix était dans tous ses états, il ne songeait qu'a satisfaire ses passions ; passions à la vérité, qui n'étaient point condamnables par elles-mêmes, et qui sont communes à la plus-part des Princes, mais qui le rendaient trop facile, et trop indulgent. Celle qui dominait chez lui était la chasse, qui variait selon les saisons. Il s'abandonnait aveuglément à quelques favoris, dont le choix n'était pas toujours le fruit de sou discernement. Il était prodigue ; et craignant de se charger du poids des affaires, il les confiait le plus souvent à des personnes qui le trahissaient. J'aurais souhaité pouvoir supprimer ces circonstances, mais j'aime encore mieux, que ce que vous en devez apprendre, ait pour fondement la fidélité de mon récit, que les bruits quelquefois malignement répandus par la renommée. On a toujours des ennemis qui se font un plaisir ou de relever nos fautes ou d'exagérer nos défauts. Telle et la source de tous les malheurs où Méléandre se voit à présent plongé. Licogène naturellement perfide n'a su que trop se prévaloir des faiblesses de son Prince et profiter des fautes qu'il lui voyait faire, pour exécuter ce que soi jalousie et son ambition pouvait lui suggérer. Ce Licogène, l'idée toujours remplie de sa naissance, et du nom de ses ancêtres, n'a jamais pu souffrir de supérieur ni d'égal : homme d'ailleurs d'expédition et de conseil ; affable au peuple, quand ses intérêts l'exigent mais dans le fond cruel, et plein d'arrogance. Il n'eut pas de peine à gagner par son adresse le coeur de Méléandre, Prince dont l'extrême candeur ne donnait que trop à connaître les sentiments. Tandis que ce Roi s'abandonnait à la tranquillité d'une vie oisive, Licogène se faisait des créatures à la Cour, et, pour s'assurer un crédit dans toutes les parties du Royaume, il ne distribuait les emplois publics qu'aux gens de sa faction. 4. Son ambition et sa fureur lui avaient déjà fait prendre les armes ; la guerre était sur le point d'éclater, quand Méléandre, quoi que tard, commença à ouvrir les yeux, et à se rappeler l'obligation où il était de soutenir le sceptre qu'il tenait de ses ancêtres. Il était courageux, il avait l'esprit vif, et une prudence consommée ; il ne pouvait être surpris que par sa trop grande facilité. Ce qu'on peut encore ajouter à son avantage, c'est que ses vertus n'ont jamais paru avec tant d'éclat, que lorsque les vices d'autrui l'ont forcé, pour ainsi dire, à en faire usage. Quoi qu'informé des desseins de Licogène, il se contenta d'en prévenir l'exécution, sans précipiter la vengeance qu'il pouvait tirer de ce rebelle. Il espérait et craignait en même temps de lui faire avouer son crime, son ingratitude ; mais ce sujet audacieux ne souffrait qu'avec peine que quelqu'un fût en état de lui pardonner, aussi ne garda-t- il plus de mesures. Il parlait hautement contre le Prince et avec d'autant moins de ménagement qu'il avait dessein (le croiriez vous, Arcombrote) d'enlever la Princesse, fille unique du Roi et de se servir pour l'épouser d'une coupable violence ? Il y a à l'embouchure du fleuve Alabe une forteresse, qu'on regardait comme un asile sûr pour la Princesse. Licogène sut que le roi devait s'y rendre dans peu, et engagea secrètement des soldats à lui livrer l'un et l'autre. Les traîtres ont péri sur le point d'exécuter un coup si hardi. Méléandre a crû depuis que c'était la Déesse Pallas, qui l'avait sauvé de ce danger. Pour lui en marquer sa reconnaissance, soit qu'il se trouve à quelque sacrifice, ou qu'il aille aux festins publics, il ne veut y porter d'autre couronne que celle d'olivier ; il a même ordonné qu'on frapperait sur les monnaies un hibou. Il a fait plus encore, il a voulu que sa fille fût grande prêtresse de la Déesse, titre qu'elle doit garder jusqu'au jour de ses noces. Vous la verrez, Arcombrote, dans le temps des fêtes publiques, le voile de prêtresse sur la tête, et entourée d'une troupe de jeunes vierges, aller sacrifier sur les autels de Pallas : mais ces attentions pour la Déesse ne purent entièrement dissiper les semences d'une guerre intestine, et ce premier crime de Licogène fit peu après éclore une révolte, qu'il avait apparemment préméditée de longue main. 5. Le bien public, et quelques intérêts particuliers étaient le prétexte spécieux de la guerre qu'il déclarait à son roi. Il se plaignait que Méléandre eût jeté sur lui les soupçons d'une trahison dont il n'était point coupable, et qu'on l'eût condamné sans l'entendre. Ces premières rairons étaient soutenues en apparence de l'intérêt du peuple ; il insinuait partout qu'accablé sous la tyrannie de ceux qui approchaient la personne du roi, il était temps enfin de secouer ce joug insupportable. Sa faction était puissante, il y avait engagé Oloodème, Eristène et Ménocrite, tous trois gouverneurs des principales provinces. Plusieurs par inconstance se liguèrent contre le roi, d'autres séduits par l'apparente équité des motifs de Licogène, et sans les approfondir, le suivirent aveuglément. Ce rebelle voyant son parti considérablement augmenté, cherchait l'occasion de joindre Méléandre. Le roi de son côté à la tête d'une armée nombreuse, rie voulait point éviter le combat. Il y a environ quinze jours que la bataille se donna dans les plaines de Gélois, elle fut sanglante de part et d'autre ; et le crime des révoltés faisait en eux le même effet que notre zèle pour la conservation du royaume faisait parmi nous. Sur la fin du jour la victoire se déclara enfin pour Méléandre. Licogène qui vit son armée en déroute, fit sonner la retraite, afin qu'on attribuât plutôt à un trait de prudence qu'à une fuite honteuse, cette démarche précipitée. Méléandre ne jugea pas à propos de poursuivre les vaincus, soit que content de l'avantage qu'il venait de remporter, il voulût épargner le sang de les sujets, ou qu'il craignît qu'on ne lui eût dressé quelques embûches ; peut-être même appréhendait-il, que quelques-uns des premiers de sa cour, qui secrètement étaient pour Licogène, ne cherchassent, sous le prétexte de poursuivre les fuyards, à lui ôter la vie dans quelque occasion ménagée pour ce mauvais coup. Licogène a eu en effet la politique de laisser auprès du roi plusieurs de ses créatures, qui sans paraître livrées à son parti, affectant même de lui être opposées, appuient ses injustes prétentions. 6. Ainsi Méléandre a tout à redouter : ses courtisans le trahissent ; tous ses desseins sont éventés et il y a peut-être plus de danger pour lui au milieu de ceux qu'il se croit les plus attachés qu'au milieu même de l'armée ennemie. Ces raisons l'ont engagé, nonobstant la victoire qu'il venait de remporter, à faire la paix. Il n'osait encore trop compter sur ce premier succès et tenait toujours son armée campée et en bon ordre : enfin après plusieurs négociations de part et d'autre, Licogène a envoyé au roi des députés, qui venaient en apparence demander à enterrer leurs morts, mais qui n'avaient assurément d'autre dessein que de proposer quelque accommodement. Le roi les a reçus avec tant de marques de bonté, qu'ils ont crû dans ce moment être encore redoutables, et ont osé imposer eux-mêmes aux vainqueurs les conditions de paix. Pour moi, Arcombrote, trop jeune encore, et d'ailleurs étranger, j'aurais craint d'entrer dans le Conseil. Le choix dont le roi m'eût honoré, eût causé de la jalousie, et aigri davantage les esprits, mais je n'aurais jamais été d'avis de la conclusion précipitée d'une paix si dangereuse, quoi que le roi y parût porté. Outre qu'il était difficile que Licogène pût rassembler ceux de son parti qui étaient dispersés, le temps semblait devoir entièrement détruire les restes de cette rébellion, et je suis persuadé que chacun serait à la fin rentré dans son devoir. Je vous ai dit, Arcombrote, que j'étais étranger, jai cela de commun avec vous, et ce qui m'a engagé dans le parti du roi, c'est son malheur. Je sais maintenant par expérience combien il est-dangereux pour un Royaume de renfermer dans son sein de ces personnes entreprenantes, qui mettent toute leur application à profiter des défauts du prince et de sa trop grande facilité. On dresse actuellement les articles de ce pernicieux traité; j'ai pris ce temps pour venir à Agrigente ; je suis curieux en armes et j'y viens chercher un homme, qu'on m'a dit être arrivé depuis peu de Lipari, et dont on vante beaucoup les ouvrages.