[38,0] LETTRE XXXVIII. A MARCELLA, SUR LA MALADIE DE BLÉSILLA. [38,1] Abraham est tenté dans son fils; mais il est trouvé encore plus fidèle. Joseph est vendu en Egypte; mais c'est afin de nourrir son père et ses frères. Ezéchias, effrayé des approches de la mort, verse un torrent de larmes, et le Seigneur prolonge sa vie de quinze ans. Saint Pierre, faible et timide, renonce Jésus-Christ à la veille de sa Passion ; mais, après avoir pleuré amèrement son péché, il mérite d'entendre de la bouche du Sauveur ces consolantes paroles : "Paissez mes brebis." Saint Paul, « ce loup ravissant, ce petit Benjamin, » perd dans une extase la vue du corps, afin de recouvrer celle de l'esprit ; et parmi les épaisses ténèbres dont il se trouve environné, il reconnaît pour son Seigneur celui qu'il persécutait auparavant comme un homme. [38,2] C'est ainsi que Dieu a permis que Blésilla ait été tourmentée durant trente jours d'une fièvre violente, afin de lui apprendre à ne point traiter délicatement un corps qui devait bientôt devenir la pâture des vers. Jésus-Christ est venu la visiter, il l'a prise par la main, et la malade s'est levée aussitôt pour le servir. Jusqu'ici l'on avait remarqué dans sa conduite je ne sais quelle négligence à remplir ses devoirs; les richesses étaient ses liens, et le monde son tombeau ; mais le Sauveur « frémissant et se troublant lui-même a crié: « Blésilla, venez dehors. » Elle a obéi à cette voix, et sortant du tombeau où elle était ensevelie, « elle s'est mise à table avec le Seigneur. » Que ce miracle révolte les Juifs; qu'ils tâchent d'en étouffer la gloire en faisant mourir celle que le Sauveur a ressuscitée, et que les Apôtres seuls en triomphent. Blésilla sait qu'il est de son devoir de consacrer sa vie à celui qui la lui a rendue, et d'embrasser les pieds d'un Dieu dont un peu auparavant elle craignait les jugements redoutables. On l'a vue mourante et prête à rendre le dernier soupir. Dans cette triste circonstance; quel secours pouvait-elle attendre de ses parents? quel avantage pouvait-elle tirer de leur vains discours et de leurs frivoles consolations? Non, elle ne vous doit rien, ingrate famille; elle est morte au monde pour ne plus vivre qu'en Jésus-Christ. Un changement si surprenant doit réjouir tous les véritables chrétiens, et celui qui s'en fâche n'est pas chrétien. [38,3] Une veuve qui se voit dégagée des liens du mariage ne doit plus penser qu'à persévérer. Mais, dira-t-on, on est scandalisé de la voir habillée de brun. Qu'on se scandalise donc aussi de ce que saint Jean portait un habit de poil de chameau et une ceinture de cuir, lui qui était le plus grand d'entre les enfants des hommes, qui a été appelé « l'ange du Seigneur, » et qui a eu l'honneur de baptiser Jésus-Christ. On trouve mauvais qu'elle use d'une nourriture simple et commune; mais est-il rien de plus commun que les sauterelles dont saint Jean se nourrissait dans le désert? Ah ! qu'on se scandalise plutôt de voir des femmes qui mettent tous leurs soins a se farder; qui, semblables à des idoles, paraissent aux yeux des hommes avec un visage de plâtre, et tout défiguré par le blanc qu'elles y mettent; qui conservent sur leurs joues fardées les traces et les sillons des larmes qui leur échappent quelquefois malgré elles; qui élèvent par étage sur leur tête des cheveux empruntés; qui tâchent de faire revivre sur un front ridé les traits usés d'une jeunesse que le temps a flétrie; et qui, courbées et chancelantes sous le poids des années, prennent des airs de jeunes filles, parmi une foule de neveux et de petits-fils qui les environnent. Une femme chrétienne ne devrait-elle pas rougir de tous les soins qu'elle se donne pour paraître belle malgré la nature, et pour flatter les désirs de la chair, qu'on ne peut satisfaire, comme dit l'apôtre saint Paul, sans déplaire à Dieu? [38,4] Autrefois Blésilla perdait beaucoup de temps à sa toilette, et passait les journées entières à consulter son miroir pour voir s'il ne manquait rien à sa beauté; mais aujourd'hui elle dit avec confiance : « Nous tous qui n'avons plus de voile sur le visage, et qui contemplons la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, nous avançant de clarté en clarté, par l'illumination de l'Esprit du Seigneur. » Alors ses femmes la coiffaient avec art, et mettaient en la frisant sa tête innocente à la torture ; aujourd'hui elle se néglige tout-à-fait et se contente d'avoir la tête couverte. Les lits de plume lui semblaient trop durs autrefois, et à peine pouvait-elle y reposer; maintenant elle se lève de grand matin pour faire oraison, et elle est la première à chanter les louanges du Seigneur. Prosternée contre terre, elle verse des torrents de larmes pour laver son visage que le fard avait gâté. Elle fait succéder la psalmodie à l'oraison , et telle est sa ferveur dans ces exercices de piété que, quoique accablée de lassitude et de sommeil , à peine peut-elle consentir à prendre un peu de repos. Comme sa tunique est de couleur sombre, elle ne craint point de la salir en se mettant à genoux. Sa chaussure est simple et modeste, et elle distribue aux pauvres le prix des souliers dorés qu'elle avait coutume de porter autrefois. On ne lui voit plus de ceinture brodée d'or et chargée de pierreries; elle se contente d'en avoir d'une laine très simple et très commune, et qui puisse serrer sa tunique sans la couper. Si le serpent, jaloux d'une conduite si sainte, veut l'engager par ses artifices à manger encore du fruit défendu, il faut qu'elle l'écrase par ses anathèmes, et que, le voyant expirer dans son venin, elle lui dise : « Retire-toi de moi, Satan, » qui veut dire « ennemi; » car quiconque ne peut souffrir qu'on vive selon les règles et les maximes de l'Evangile, est un véritable antéchrist et un ennemi déclaré de Jésus-Christ. [38,5] Pourquoi, je vous prie, se scandaliser de notre manière de vivre? Que faisons-nous qui approche de ce qu'ont fait les Apôtres? Ils abandonnent leur barque, leurs filets, leur père même, qui était déjà avancé en âge. Un publicain quitte son bureau pour suivre le Sauveur ; Jésus-Christ empêche un de ses disciples de retourner chez lui pour mettre ordre à ses affaires et dire adieu à ses parents ; il refuse à un autre la permission d'aller ensevelir son père , nous apprenant par là qu'il y a une sorte de piété à se montrer cruel envers ses parents pour l'amour de Jésus-Christ. On nous traite de moines, parce que nous ne sommes pas vêtus de soie; on nous regarde comme des gens incommodes et d'une humeur chagrine, parce que nous ne saurions ni boire ni rire avec excès; on nous fait passer pour des imposteurs et des Grecs, parce que nous ne portons pas des habits riches et élégants. Mais qu'ils nous traitent d'une manière encore plus indigne ; qu'ils déchaînent contre nous des hommes de plaisir et de bonne chère; Blésilla, qui sait que son Sauveur a été appelé Beelzébuth, se moquera de leurs injures et de leurs calomnies.