[4,12] CHAPITRE XII. Les causes pour lesquelles Dieu transfère les principautés. Ce passage de la Sagesse est bien considérable, qui assure que le royaume sera transféré d'une race en une autre à cause des injustices, des injures, des outrages et des diverses fraudes. Voyez-vous pas comme en peu de temps fut renversé le trône du premier roi d'Israël? Saül et Jonathas avec tous ses autres fils furent abattus sur la. montagne pour affermir le trône de celui qui fut pris dans une bergerie. Considérez la suite de toutes les histoires, vous y verrez les successions des mauvais rois coupées en moins d'un moment, comme une toile qu'on viendrait de jeter sur le métier. Et vous remarquerez que d'autant plus qu'ils ont été illustres, la divine vengeance a foulé plus vite leur postérité aux pieds lorsqu'ils ont élevé leur orgueil contre le ciel. "Il n'y a point de sagesse, ni point de prudence contre le Seigneur", encore moins de force s'il l'entreprend: S'il leur déclare la guerre, ils auront en vain recours à la force de leurs armées, en vain ils s'enfermeront dans leurs forteresses imprenables : quelle puissance les saurait arracher de ses mains? Dites-moi quel roi fut jamais plus puissant dans la Grèce qu'Alexandre, et néanmoins son fils ne lui succéda pas mais celui d'une baladine. Qui ignore la suite de la maison des Césars? bien peu de ces empereurs ont laissé l'empire à leurs propres fils, ils ont tous été effacés en un moment après avoir couru quantité de hasards et vu périr leur race, la mort les envoyant aux enfers leur a donné pour successeurs ou leurs ennemis, ou des étrangers. Dites-moi quel foudre a sitôt renversé de si grands et de si puissants royaumes ? celui de la colère de Dieu que l'excès de leur injustice attirait sur eux. Or l'injustice, selon la définition des Stoïciens, est une habitude de l'âme qui bannit 1'equité de la province des bonnes moeurs: la particule privative "in" déclare assez qu'elle dépouille l'âme de sa justice, laquelle consiste principalement à ne point nuire et à retenir par devoir d'humanité ceux qui nuisent à leur prochain. Quand vous faillez vous-même, vous faites injure, quand vous ne retenez pas ceux qui faillent vous favorisez l'injustice. L'outrage se commet quand la mauvaise intention et l'orgueil de l'esprit sont suivis d'une mauvaise action qui offense le prochain. C'est un des ministres de l'iniquité en ce qu'il se porte insolemment contre une personne à laquelle on doit du respect à cause de sa charge ou à cause de l'alliance dont la nature a joint tous les hommes ensemble. Le dol ou la fraude selon Aquilius se fait lorsqu'on feint une chose, et qu'on on fait une autre, il est malicieux puisqu'il le fait à dessein de nuire, il diffère beaucoup de l'outrage, parce que l'un nuit avec violence et â découvert et l'autre obliquement et par embûches. Voilà les machines pernicieuses qui ruinent les palais, comme leurs contraires les maintiennent. Le dol est une marque de faiblesse en ce qu'il tient de la lâcheté et par conséquent est opposé à la vertu de la force. La prudence rabaisse l'outrage, criant sans cesse. Pourquoi "la terre et la boue s'élèvent-elles si orgueilleusement contre de la poudre et de la fange"? La tempérance ne peut souffrir l'injure, ne voulant pas traiter son prochain autrement qu'elle ne voudrait qu'on la traitât elle-même, et la justice bannit l'injustice, faisant toujours ce qu'elle voudrait qu'un autre lui fît. Ce sont les quatre vertus que les philosophes appellent cardinales, qui coulant de la première source de l'honnêteté comme de petites veines donnent l'origine à tous les biens ensemble. Ce sont peut-être les quatre fleuves qui sortent du paradis des délices divines pour arroser la terre, afin qu'elle donne de bons fruits selon la saison. Que plût-il à la bonté céleste de faire passer dans mon âme quelques petits filets de cette fontaine de vie, j'entends de la grâce divine, qui enchassent la sècheresse de matière infertile, afin que le fruit des bonnes oeuvres y croissant, je puisse éviter le coup de la cognée qui me menace et que le bras de la justice divine tient haussé pour couper les racines des arbres infructueux. Les bois plantés sur le courant de ses eaux fécondes ne sèchent jamais, mais l'arbre dont elles n'humectent pas par la racine, se flétrit et se sèche comme fait la poussière dont le vent se joue en été. Je n'en excepte pas les rois, dont la gloire sera transférée en exécution de l'arrêt prononcé par la bouche de Dieu, si elle se trouve tachée d'injustices, d'injures, d'outrages ou de fraude. Vous prendrez garde ici que, sauf le meilleur avis des plus sages, ce n'est pas sans raison que l'écriture met ces vices en pluriel et qu'elle a prudemment mêlé quelque diversité dans leur pluralité. Elle dit "Que le royaume sera transféré de nation en nation", à cause des injustices, des injures, des outrages et des diverses fraudes. Ce mot "diverses" doit être rapporté, selon mon avis, a tous tes crimes ensemble et contient une si grande étendue qu'il regarde non seulement toutes les espèces des vices, mais encore les diverses personnes et toutes les façons avec lesquelles on les commet. Ma raison est que le prince, étant responsable pour tous, semble être l'auteur de tout le mal; parce que ayant le pouvoir de châtier, il est à bon droit estimé complice des fautes qu'il n'a pas voulu empêcher puisqu'il est la puissance publique, il contient les forces de tous ses sujets ensemble ; et, partant de peur qu'il ne. périsse lui-même, il doit procurer la santé à tous ses membres. Or, autant qu'il y a d'offices pour bien administrer la souveraineté, il y a autant de membres de ce puissant corps, et pendant que le prince maintient les offices de chacun d'eux dans une vertu entière et dans une saine religion, il procure une santé parfaite et une vigoureuse beauté à tous les membres: Mais lors qu'il néglige ou qu'il dissimule jusques la que les offices sont endommagés dans leur fonction ou dans leur dignité, les taches et les maladies attaquent et affaiblissent ses membres ; d'où vient que les parties s'atténuant de jour en jour, le reste ne saurait demeurer longtemps dans une parfaite santé. Fin du quatrième livre.