[4,11] CHAPITRE XL Quelle est l'autre récompense des bons princes. Je ne veux pas néanmoins par cette explication supprimer le sens littéral qui promet aux pères un règne de longue durée et prolonge la succession a leurs fils, qui jouiront après eux de la possession de leur royaume temporel pour les suivre dans la béatitude éternelle. Je sais bien qu'en ce temps-là la loi parlait à un peuple tout de chair, qui avait le cœur de pierre, qui n'était circoncis que dans la chair, et non pas dans l'esprit, qui n'avait que bien peu de connaissance de la vie éternelle et faisait beaucoup d'estime des biens de la vie que Dieu lui donnait ou lui promettait d'en manger. Pour cette raison Dieu faisait une promesse charnelle à un peuple qui ne respirait que la chair, et l'assurait seulement d'une longue durée de temps, parce qu'il n'avait pas encore conçu l'espérance de l'Eternité bienheureuse. Il maintenait la couronne d'un royaume terrestre aux enfants de ceux qui ne cherchaient pas encore le royaume des cieux. On reconnaît par là que le fils est estimé succéder légitimement à son père, lorsqu'il imite la justice de son père. "Ôte", dit Salomon, "l'impiété du visage du roi, car son trône sera affermi par la justice". {Proverbes, XXV, 5} Il veut dire, que si le visage qui signifie la volonté en cet endroit-là n'est tâché d'aucune impiété, le maniement des affaires sera conduit par l'equité et par l'exercice de la justice. Suivant ce proverbe, "Le roi assis dans le tribunal de son jugement dissipe tout le mal par son regard". {Proverbes, XX, 8} Considérez le merveilleux privilège des souuerains, auxquels on promet outre la possession du ciel la continuation de leur royaume dans leurs enfants. Ainsi dans le Livre des Rois Dieu se vante d'avoir trouvé un homme selon son coeur, et l'ayant élevé dans le trône royal, lui donne parole de conserver le royaume à ses descendants, "Je mettrai", dit-il, "du fruit de ton ventre sur ton trône, si tes fils gardent les commandements que j'ai donnés et les témoignages que je leur enseignerai, par moi ou par mes ministres. Eux et leurs enfants seront assis sur ton trône, je rétablirai ton siège jusqu'au siècle des siècles, et ton trône durera aussi longtemps que le ciel, mais si tes enfants délaissent ma loi, s'ils ne cheminent pas dans mes jugements, s'ils profanent mes justices et ne gardent pas mes commandements, je visiterai leurs iniquités avec la verge". {Augustin, La cité de dieu, XVII,9} Afin que le sceptre, étant transféré d'une race à une autre, et que les enfants de ce prince, qui semblent être de ses descendants, selon la chair, étant effacés du nombre des rois, la succession passe à ceux qui se trouveront héritiers de la foi et de la justice de leurs devanciers. C'est par ce moyen que subsiste la vérité de cette promesse, et que les paroles de Dieu demeurent dans leur force, en cette sorte la tige des rois justes reverdit éternellement par cette succession des fidèles. Et sans parler ici du roi des rois et du souverain des souverains, qui descendit de la race de David, selon le sang, je pense que le sens littéral de ce passage est encore aujourd'hui en vigueur, et que les fils succèdent effectivement aux pères s'ils les suivent dans l'observation des commandements de Dieu. Tellement que quand tous les hommes se tiendraient à leur devoir, et que la charge et le soin d'un magistrat sembleraient superflus, il est bien certain que si un peuple avait admis un prince, la succession n'en serait jamais interrompue, ni eût-il d'autre nécessité que celle de conserver la noblesse de cette race. Nous en avons des exemples dans les histoires. Alexandre le Grand, après avoir parcouru les dernières côtes de l'Océan, se préparait pour aller conquérir l'île des Brahmanes, lorsqu'ils lui écrivirent une lettre de cette teneur : "Invincible roi, le bruit de vos combats et la renommée des victoires, qui ont toujours accompagné vos entreprises, sont parvenus jusques à nous. Mais quelles conquêtes pourraient contenter un homme à qui tout le monde est trop petit. Nous n'avons point de butin, qui vous doive attirer à venir nous faire la guerre, nos biens sont en commun, nos victuailles sont toutes nos richesses. Nous n'avons pour meubles et pour trésors que quelques habits de grosse et de vile étoffe. Nos femmes ne se parent point pour donner de l'amour, parce qu'elles estiment que tous ces vains ornements sont plutôt une charge qu'une beauté. Elles ne savent rien ajouter aux attraits que la nature leur a donnés. Nos cavernes nous fournissent deux commodités, le couvert durant la vie, et la sépulture après la mort. Nous avons un roi, non pas pour entretenir la justice, mais pour conserver la noblesse, car de quoi servirait la punition en un pays où jamais ne se commît d'injustice." Alexandre, touché de ces paroles, n'estima pas que ce fût grande victoire d'aller interrompre leur paix perpétuelle, et les laissa jouir de leur repos accoutumé. Il fit bien, et peut-être, s'il les avait attaqués, ne l'eût-il pas emporté sur leur innocence. Cette qualité est presque invincible, et la vertu, soutenue de ses propres forces, triomphe de la méchanceté, quoiqu'elle soit armée. Mais parce que les hommes ne souhaitent rien avec plus d'ardeur que d'avoir pour successeurs leurs enfants, afin que malgré la mort, qu'ils ne peuvent éviter, ils continuent leur vie en renaissants dans leur chair, qui les survivra, Dieu promet cette faueur aux princes pour les inciter puissamment à chérir la justice; vu que d'ordinaire ceux qui sont bien assurés pour eux - mêmes sont en peine de l'état de leurs enfants: mais en ce point l'ordre de l'affection n'est pas bien gardé, d'autant que le souverain répand le plus souvent sur ses enfants tout l'amour qu'il doit à la patrie, dont il est le père commun, permettant injustement à cette tendresse d'épuiser tout son coeur, dont il devrait faire part à ses sujets et consécutivement les fils semblent s'acquitter envers leurs parents de l'amour qu'ils en ont reçu, en le rendant à leurs enfants propres, encore que l'affection bien règlée demande un ordre bien dfférent de celui-là, tel que le plus docte des poètes nous a bien enseigné, lorsqu'il charge le vieil Anchise sur les épaules de son fils, donne la main d'Énée :à son petit Ascanius et met Créuse derrière son mari, qui ne pouvait que le suiure à cause de la faiblesse de son sexe. Il choisit aux Troyens un chef qui s'était signalé par les armes et par la piété, sachant bien que sans ces conditions un prince ne saurait gouverner un royaume, qui ne se peut acquérir sans force, ni maintenir sans justice. Mais maintenant l'unique soin des pères est d'enrichir plutôt leurs enfants de biens et de charges que de science et de vertus, et puis ils ne font pas conscience de charger la république d'un si mauvais fardeau. Après que le dernier des rois de Rome eut eté chassé de la ville, Brutus, ayant découvert que ses enfants négociaient le rappel des rois, les traîna dans la place publique et leur fit trancher la tête publiquement après les avoir fait battre de verges. O la généreuse action! qui faisant voir, qu'étant véritablement père du public; i1 avait adopté le peuple Romain au lieu de ses enfants. Pour moi, bien que ce parricide me fasse horreur, je ne saurais n'approuver pas l'intégrité de ce consul, qui prisa moins le salut de ses fils que celui de sa patrie, les sages porteront tel jugement qu'il leur plaira sur cette action, je sais bien que c'est unc belle carrière pour les orateurs, qui ont bien travaillé sur une matière si douteuse, voyant que d'un côté l'intégrité veut se faire absoudre du parricide, et que de l'autre un dénaturé parricide tâche d'étouffer le mérite de l'intégrité. Si vous me pressez d'en donner mon avis, je vous rendrai la même réponse que les Aréopagites firent à Cneius Dolabella, à qui durant son proconsulat d'Asie on amena une femme de Smyrne, qui avouait hautement d'avoir empoisonné son mari et son fils, parce que ces deux méchants hommes lui avaient assassiné un fils qu'elle avait eu d'un autre lit, qui était innocent et fort homme de bien. Elle maintenait qu'il lui devait être permis par l'indulgence des lois d'ignorer le droit et de venger la cruelle injure que ces assassins avaient faite, non seulement à elle et aux siens, mais encore à toute la république. L'on était d'accord du fait, mais on disputait du droit. Le proconsul ayant proposé cette affaire à son conseil ne trouva personne qui dans une cause si difficile osât absoudre un manifeste empoisonnement et un parricide si bien avoué, ni qui voulût condamner la vengeance, qui avait puni un crime si dénaturé et un si détestable parricide. Il renvoya donc I'affaire à l'Aréopage, dont les juges plus graves et plus versés dans ces difficultés, après le rapport qu'on leur en fit, ordonnèrent que les demandeurs et la défenderesse eussent à comparaître dans cent ans de là. Par ce juste arrêt l'empoisonnement défendu par la loi ne fut pas absous, et la criminelle à qui l'on pouvait faire grâce, selon l'avis de plusieurs, ne fut pas punie. Au reste je vous accorderai, si vous voulez, que cette femme et Brutus ont failli. "On ne doit pas user d'un remède si fort, Ce n'est pas bien traiter que de donner la mort, Une indiscrète main fait, alors qu'elle effraie De guérir un grand mal, une plus grande plaie." Quelques grands que furent ces crimes, il eut été meilleur de les venger sans en commettre un autre. D'oie vient que Virgile en louant Brutus l'appelle malheureux. "Ce père immolera par sa sévérité Ses enfants coniurés contre la liberté. Malheureux quelque sens que les races futures, Puissent donner jamais à telles aventures". {Virgile, Énéide, VI, 820-821} Il excuse après le malheur du parricide par ces vers suivants, mais de sorte qu'il l'accuse de vanité. "L'amour de sa patrie, et le désir trop chaud De se faire louer, couvriront ce défaut". {Virgile, Énéide, VI, 823} Mais aujourd'hui ne craignez pas qu'un père imite l'exemple de Brutus, ni qu'il préfère le peuple à ses enfants, il n'en est plus qui ne chérissent davantage les vices de leurs fils que le salut de la république, bien qu'il soit très assuré qu'il faut préférer le salut du peuple à ses enfants. Saül dans le livre des Rois est repris de ce qu'ayant voué un jeûne d'une journée sur peine de la vie à quiconque le romprait devant la nuit fermée, il pardonna à son fils Jonathas, qui avec le bout de son sceptre (c'est-à-dire de son javelot) porta une goutte de miel à sa bouche: ce père retenu par l'affection naturelle ne le punit pas d'avoir violé le serment et le voeu qu'il avait fait, mais il reconnut bientôt, par le mauvais succès du combat, dans lequel le peuple d'Israël eut du pire à cause de la transgression de ce jeune prince, qu'il avait en relâchant cette punition commis quelque sorte d'injustice. Le grand prêtre Élie, qui d'ailleurs était considérable à cause de sa sainteté, s'étant renversé de son siège, tomba de sa hauteur et se rompit le cou, en punition d'avoir pardonné aux excès de ses enfants. Mais qu'avons-nous besoin d'autres exemples, que de celui du père éternel, qui chérit et procura avec tant d'affection le salut public des hommes qu'il ne pardonna pas à son propre fils, le livrant pour nous aux supplices les plus cruels, afin que l'innocence même condamnée à une honteuse mort souffrit les liens, les fouets et le gibet. Lisez l'histoire des rois: Vous trouverez que le peuple ne demanda des rois à Dieu que pour le conduire, et pour avoir le soin de ses guerres, et pour se charger de toutes les affaires, ainsi que faisaient les rois de ses voisins. Et néanmoins il n'en eut eu que faire s'il ne se fût débauché à l'imitation des gentils, et s'il se fût contenté d'avoir Dieu seul pour son roi; car si de soi-même il eut gardé la justice, "s'il eût cheminé droit dans les commandements de Dieu, ce souverain protecteur eût humilié en moins de rien ses ennemis, eût appesanti sa main sur ses persécuteurs, de telle sorte qu'un Israélite eût défait mille idolâtres, et que deux en eussent poursuivi dix mille". Il me souvient ici que durant que je séjournais à Plaisance, mon hôte, homme de bonne extraction, qui avait la prudence du monde avec la crainte de Dieu, me dit un jour que l'expérience montrait tous les jours aux villes d'Italie, que pendant qu'elles chérissent la paix, qu'elles gardent la justice, et qu'elles s'abstiennent des tromperies et des parjures, elles jouissent d'une si pleine liberté et d'une si douce paix, qu'aucun remuement n'ébranle tant soit peu leur repos; mais qu'aussitôt qu'elles retournent à leurs trahisons, et qu'elles commencent à se diviser entre elles par diverses injustices, Dieu suscite l'orgueil Romain, ou la fureur Allemande, ou quelque autre fléau pour les tourmenter, et que sa main demeure étendue sur leurs têtes, jusqu'à tant que la pénitence, qui est le seul remède pour calmer tous les orages, les retire de leurs méchancetés. Il ajoutait encore que la bonne vie du peuple annullait la souveraineté, ou l'adoucissait de beaucoup, comme au contraire c'était une vérité trop éprouvée que Dieu souffrait qu'un hypocrite régnât pour les péchés du peuple, et qu'il était impossible que celui qui triomphe avec trop de superbe et d'éclat et qui veut relever sa propre grandeur par l'oppression de son peuple jouisse longtemps du commandement, mais que celui qui s'abaisse en soi-même et demeure toujours en inquiétude par la connaissance qu'il a de ses défauts, comme s'il tenait le gouvernement contre sa propre volonté, jouit d'un pouvoir de longue durée. Voilà les remarques que faisait mon hôte de Plaisance, qui sont à mon avis bien d'accord avec les maximes de la foi. On trouve à ce propos un trait mémorable dans les anciennes histoires. Aelius Hadrien, s'étant acquitté de la préfecture avec un tel éclat et une approbation si générale que de sénateur qu'il était il fut créé empereur; il répondit au sénat, qui le priait de donner le titre d'Auguste à un fils qu'il avait : "Qu'il vous suffise que contre mon gré j'ai pris le gouvernement de l'empire sans l'avoir mérité, la couronne n'est pas due au sang mais à la vertu; celui qui naît avec une couronne qu'il n’ a pas méritée, s'en acquitte d'ordinaire assez mal. Quiconque étouffe ses enfants encore petits sous la pesanteur insupportable d'un royaume se dépouille du véritable amour de père en leur endroit: les couronner si jeunes c'est les accabler plutôt que les avancer. Il les faut élever premièrement et les nourrir dans les vertus, et puis, quand ils y auront fait un tel progrès qu'ils surpasseront en perfections ceux qu'ils doivent surpasser en dignité, ils monteront pour lors dans le trône s'ils en sont invités, et ne se déroberont pas aux souhaits de leurs peuples. Car personne ne doute qu'il faut préférer aux autres ceux qui étant relevés par un privilège d'excellence naturelle sont appelés à la vertu par les titres de leurs ancêtres, et donnent pour garants de leur bonne administration les bienfaits et les mérites de leurs prédécesseurs" Hadrien parlait au sénat en ces termes, qui expliquaient fort bien, ce me semble, le privilège du prince, dont les enfants en vertu de l'ancienne donation de Dieu sont confirmés dans la succession du royaume si leurs débordements ne renversent l'ordre que le Seigneur des souverains a établi.