[4,6] CHAPITRE VI. Que le prince doit toujours avoir la loi de Dieu devant les yeux, être versé dans les bonnes lettres, et suivre le conseil des gens savants. Or après qu'il sera monté dans le trône du royaume il décrira le Deutéronome de la loi dans un volume. Remarquez ici qu'un prince ne doit pas ignorer le droit, et qu'encore qu'il jouisse de beaucoup de privilèges, le prétexte de la guerre ne le peut excuser de l'ignorance de la loi divine. Il décrira donc le Deutéronome, c'est-à-dire la seconde loi dans le volume de son coeur : de sorte que la première loi est celle que la lettre porte et la seconde est celle qu'un entendement mystique tire de la lettre. La première peut bien être écrite sur des tables de pierre mais la seconde ne peut être gravée que dans la plus pure intelligence de l'âme, et c'est avec raison que le Deutéronome doit être écrit dans un volume, afin que le prince repasse et médite souvent le sens de la loi, dont il a toujours la lettre devant les yeux, et qu'il s'arrête de sorte à la lettre qu'il ne s'éloigne pas de la pureté du sens qui est caché dessous. Car la lettre tue et l'esprit vivifie. A lui appartient l'interprétation générale et nécessaire qu'il faut apporter entre le droit humain et l'équité. "Prenant", poursuit la loi, "des exemplaires des prêtres de la tribu de Lévi", parce que l'ordre qu'établissent les lois est inutile si elles ne portent l'image de la loi divine et que l'ordonnance du prince est invalide si elle n'est pas conforme à la discipline ecclésiastique. Un prince très chrétien n'a pas tu cette vérité lorsqu'il commande à ses ordonnances qu'elles ne dédaignent pas d'imiter les sacrés canons. Et non seulement Dieu ordonne que le prince demande les exemplaires des prêtres, mais encore les envoie à la tribu de Lévi pour les quérir car un prince équitable est obligé d'ajouter tant de croyance aux prêtres légitimes et porter un si grand respect à cet ordre sacré qu'il doit en fermer l'entrée aux méchants et à ceux qui parviennent â cette sainte dignité par des voies obliques. Qui sont donc les prêtres de la tribu de Lévi? Ce sont assurément ceux que la loi introduit dans l'église sans avoir été corrompus par l'avarice, ni sollicités par l'ambition, ni touchés par l'affection de la chair et du sang, je n'entends pas cette loi de la lettre qui mortifie mais celle dc l'esprit qui vivifie par la sainteté de l'intention, par la pureté du corps, par la sincérité de la foi et par les oeuvres de la charité. Car de même que la loi, qui n'était que l'ombre de la nôtre et qui contenait tous nos mystères dans ses figures, choisit ses prêtres dans la prérogative de la chair et du sang, ainsi après que les ombres ont fait place à la vérité et que la justice a regardé du ciel en terre, l'esprit a adopté dans la tribu de Lévi et consacré dans l'ordre de prêtrise ceux qui sont recommandables par le mérite de leur vie et par l'odeur de leur bonne réputation et qui sont choisis d'entre les autres par la soigneuse prudence des prélats pour exercer l'oeuvre du ministère. "Et il l'aura avec lui et le lira tous les jours de sa vie". Considérez quel soin doit apporter un prince pour observer la loi de Dieu puisqu'il lui est commandé de l'avoir, de la lire et de la feuilleter tous les jours. Ainsi le roi des rois, "né d'une femme fait sous la loi", accomplit toute la justice de la loi, s'y étant assujetti, non pas par contrainte, mais par sa seule volonté. Parce que sa "volonté était dans la loi, et qu'il méditait jour et nuit dans la loi du Seigneur". Maintenant si les rois ne croient pas qu'il faille imiter en ce point celui qui a plutôt embrassé la pauvreté des fidèles que la gloire des rois, celui, dis-je, qui revêtu d'une forme servile ne chercha point en terre de reposoir pour sa tête et qui répondit à son juge que son royaume n'était pas de ce monde, qu'ils apprennent au moins leur devoir par les exemples des rois illustres, dont la mémoire fleurit dans une bénédiction éternelle. Qu'ils voient à la tête de l'armée d'Israël David, Ézéchias, Josias et leurs semblables qui croyaient que toute la gloire de leur règne consistait à chercher la gloire de Dieu, et à se soumettre eux et leurs sujets à l'autorité de la loi divine: Mais peut-être leurs exemples paraissent trop éloignés et moins imitables en ce que nous semblons nous reculer un peu de leur loi par nos coutumes et par nos cérémonies, par le culte de la religion et par la profession de la foi (bien qu'en effet leur foi et la nôtre soient la même chose, avec cette différence seulement que nous jouissons pour la plus grande partie de l'accomplissement de ce qu'ils attendaient, les ombres des figures ayant été tirées de dessus les mystères, depuis que la vérité s'est levée en terre et quelle a été révélée à la vue des nations. De peur, dis-je, qu'on ne méprise ces exemples comme profanes ou étrangers. Constantin, Théodose, Justinien, Léon et beaucoup d'autres empereurs très religieux peuvent donner des instructions à un prince chrétien: ils ont apporté des soins particuliers pour faire que les lois très sacrées qui obligent tous les hommes soient apprises et sues de tous, et que personne ne les ignore, s'il ne récompense cette perte par une utilité publique, ou si par la débilité de son âge ou par l'infirmité de son sexe il n'évite la rigueur d'une juste punition. Ils nous ont laissé dans leurs gestes des exhortations à la vertu, et dans leurs discours autant de préceptes pour les bonnes moeurs que de paroles. Enfin ayant subjugué et mené en captivité les vices, ils ont erigé leur vie glorieuse en arc de triomphe qu'ils ont consacré à la postérité par les filtres de leur magnifique vertu, publiant en chaque endroit par un aveu très chrétien: "Ce n'est pas notre main puissante, mais le Seigneur qui a fait ces merveilles". Et véritablement Constantin (pour ne raconter pas toutes ses autres actions de piété) a mérité une bénédiction perpétuelle pour avoir fondé et renté l'église de Rome. Il est aisé de juger quels ont été Justinien et Léon, qui ayant éclairci les sacrées lois, ont tâché de faire de tout l'univers un temple très saint qu'ils ont consacré à la justice. Que pourrai-je dire de Théodose, qu'ils eurent pour patron de vertu et que l'église de Dieu, à cause de sa religion et de sa justice, ne considéra pas seulement comme empereur mais encore comme prélat, qui reprenait avec patience et humilité les fautes des ministres de l'église. Avec quelle patience supporta-t-il la sentence de l'évêque de Milan, mais quelle sentence, ne pensez-pas qu'elle fut douce, ni que ce prélat ployat et voulut applaudir à la grandeur des princes. Théodose fut interdit de l'empire, chassé de l'église et contraint de subir une pénitence solennelle. Qui le forçait à tant de soumissions ? sa volonté seule qui s'était soumise à la justice de Dieu et voulait demeurer obéissante à sa loi. Vous connaitrez encore en peu de paroles chez Claudien (si vous voulez peser la légèreté des vers) par les instructions que ce prince donne à son fils, quelle fut la bonté de ses moeurs. Je reviens à la loi dont j'ai commencé l'explication, quand je la repasse dans mon esprit, toutes ses paroles me semblent de grand poids, et ie les trouve, s'il faut ainsi dire, grosses de l'esprit d'intelligence. Elle poursuit: "Il aura avec soi la loi", mettant ordre, vu qu'il lui est nécessaire de l'avoir, qu'il ne l'ait contre soi-même et qu'il ne la porte pour sa condamnation: Car "les puissants souffriront puissamment les tourments". "Il la lira", autrement il lui serait inutile d'avoir la loi dans sa poche, s'il ne la gardait dans son âme. Il la doit donc lire "tous les jours de sa vie". On apprend de ce passage combien les lettres sont nécessaires aux princes, puisqu'ils ont commandement de lire et de feuilleter tous les jours la loi de Dieu. Et peut-être ne trouverez-vous pas que les prêtres soient obligés de la lire tous les jours, mais le prince n'en doit passer aucun sans la lire avec attention, tenant pour maxime que le jour qu'il ne la lit pas lui est plutôt un jour de mort qu'un jour de vie. Un prince destitué des bonnes lettres ne saurait s'acquitter de ce commandement. Il me souvient à ce propos d'avoir lu dans une lettre que le roi des Romains envoyait au roi de France, pour l'exhorter à faire instruire ses enfants aux arts libéraux, ce trait digne de remarque, "Qu'un prince ignorant est un âne couronné". Si néanmoins il arrive qu'un prince pour avoir d'autres grandes vertus soit dispensé d'avoir des lettres, il est au moins nécessaire, s'il veut bien gouverner, qu'il se conduise par le conseil des hommes savants. Que Nathan le prophète et Sadoch le prêtre et les fidèles enfants des prophètes l'assistent, qu'ils ne permettent jamais qu'il s'éloigne de la loi diuine, et que les discours des hommes lettrés lui fassent entrer le sens de la loi dans l'âme par les oreilles, comme par une porte, puisque lesyeux n'en ont pas lu le texte. Que l'entendement du prince lise dans les remontrances des prêtres et qu'il porte autant de respect à ce qu'il trouvera d'excellent dans leurs moeurs qu'il en rendrait à la loi divine. Les mceurs et le discours des prêtres sont un livre de vie ouvert devant les yeux des peuples. C'est peut-être pour cette considération qu'il est commandé au prince de prendre l'exemplaire de la loi des prêtres de l'ordre Lévitique, parcequ'il doit manier le gouvernail qui lui a été commis selon leurs instructions. Ainsi, s'il écoute avec croyance ce que les autres lui lisent, il ne sera pas tout à fait privé des fruits de la lecture quoiqu'il ne lise pas en effet, mais s'il ne veut ni lire, ni écouter, comment pourra-t-il observer exactement les préceptes de la loi, s'il les méprise, et prendre accroissement dans la vertu et dans la félicité. Oui, dans la félicité; car l'acquis de la sagesse apporte avec soi la possession de tous les biens et l'accomplissement de tous les souhaits. Ptolémée, bien qu'il fut idolâtre, n'estima-il pas qu'il manquait encore quelque chose au comble de sa béatitude, jusqu'à tant qu'il eut communiqué la loi du Seigneur aux Grecs, ayant pour cet effet assemblé les Septante. Les histoires Grecques, s'il m'en souvient bien, racontant les qualités et les actions les plus mémorables de Philippe de Macédoine, comme ses guerres, ses triomphes, la magnificence de sa table, son humanité, ses joyeuses rencontres, ses paroles obligeantes et surtout l'amour qu'il avait pour les lettres rapportent qu'il eut soin principalement de laisser à son fils, qu'il espérait devoir succéder à sa couronne et à son bonheur, le bien dans lequel il excellait lui-même pour fondement de tous les autres biens dont il serait héritier. Pour cette raison il trouva bon d'écrire en semblables termes à Aristote, qu'il voulait donner pour gouverneur â son fils Alexandre qui venait de naître. "PHILIPPE A ARISTOTE, Salut. Sache qu'il m'est né un fils : j'en remercie les Dieux, mais non pas tant de ce qu'il est né comme de ce qu'il a été si heureux que de naître durant le temps de ta vie, car j'espère que par ta bonne nourriture et par tes sages instructions il se rendra digne de nous et de la succession de nos états". Il ne me souvient point d'avoir lu qu'aucun des empereurs ni des capitaines Romains, hormis un ou deux, ait ignoré les lettres durant que la grandeur de cet empire a subsisté. Et je ne sais par quel accident la discipline militaire et la gloire des armes s'est abâtardie, ni comment les plus grosses racines de la principauté, pour user de ces termes, ont été coupées depuis que les bonnes lettres n'ont plus trouvé d'estime chez les princes, ne vous en étonnez pas, les principautés ne sauraient subsister longtemps sans la sagesse; aussi la sagesse divine leur a déclaré en ses termes : "Sans moi vous ne pouvez rien faire". Socrate qui fut prononcé le plus sage des hommes par l'oracle et qui l'emporta sans contredit sur les sept sages de la Grèce, non pas seulement par la science mais aussi par la vertu, prononça hardiment que les républiques seraient heureuses quand les philosophes en prendraient le gouvernement, ou que leurs gouverneurs embrasseraient la philosophie. Si vous ne tenez compte de l'autorité de Socrate: "Par moi", dit la sagesse, "règnent les rois et les législateurs établissent de justes décrets, par moi les princes commandent, et les puissants rendent la justice; j'aime ceux qui m'aiment et ceux, qui veillent du matin après moi, me trouveront; les richesses, la gloire, les superbes moyens et la justice sont avec moi. Mon fruit est meilleur que l'or et que la pierre précieuse, mes boutons sont plus précieux que de l'argent affiné. Je chemine dans les voies dans le milieu des sentiers du jugement, afin que j'enrichisse ceux qui m'aiment et que je remplisse leurs trésors". {Proverbes VIII, 15 à 21} Elle ajoute : "Le conseil est à moi, l'équité, la prudence et la force m'appartiennent". {Proverbes VIII, 14} En un autre endroit elle dit : "Recevez la discipline et non pas l'argent, choisissez la doctrine plutôt que l'or, la sagesse est meilleure que toutes les richesses les plus précieuses, rien de désirable ne lui peut être comparé". {Proverbes VIII, 10-11} Les païens, bien qu'ils eussent des dieux pour chaque chose, sans l'assistance desquels ils n'entreprenaient rien, voyant que la sagesse seule gouvernait tout, l'adoraient comme une divinité souveraine qui commandait à tous les autres dieux. D'où vient que les anciens philosophes furent d'avis de mettre l'image de la sagesse sur les portes de tous les temples avec cette inscription : "Fille de la mémoire et de l'expérience, J'ai nom Sophie en Grec, en Latin Sapience". {Aulu-Gelle, XIII, 8, 3} Ils lui donnaient encore cette autre : "Je hais les fous et les oeuvres lâches, les opinions des philosophes". {Aulu-Gelle, XIII, 8, 4} Ils eurent quelque raison de se figurer cette divinité, et bien qu'ils n'eussent pas une entière connaissance de la vérité qu'ils cherchaient, ils en approchèrent néanmoins en quelque façon, en ce qu'ils reconnurent la sagesse pour chef et pour maîtresse des bonnes actions: ils avaient raison, vu qu'elle-même se donne sans vanité la gloire d'avoir dès le commencement tenu le premier rang parmi toutes les nations et foulé sous ses pieds la tête des orgueilleux et des puissants. Salomon avoue encore qu'il l'a plus aimée que sa propre vie et que les plus charmants objets de la nature, reconnaissant qu'elle lui avait amené à sa suite tous les biens qu'il eût su désirer.