[3,13] CHAPITRE XIII. Qu'une chose acquise par flatterie se peut revendiquer. De ceux qui font trafic de la pudicité des femmes et de la leur propre, et du supplice auquel ils sont condamnés. Le flatteur ne le saurait pratiquer, puisqu'il ne cherche qu'à complaire par sa propre personne s'il peut, sinon il en interpose un autre, comme sa femme, ou quelqu'une qui le touche de parenté ou d'affection; l'affection toutefois est plus puissante, les ressorts en sont beaucoup plus naturels, et ce qui est conjoint par ses liens s'unit avec l'âme plus étroitement. Il n'est assurément point de plus dangereuse flatterie que celle qui tient ce procédé. Dans cette espèce sont les maris qui embrassent leurs rivaux avec plus de caresses, se communiquent à eux plus familièrement, convient bien souvent à souper les galants de leurs femmes, pendant que, comme dit le proverbe, cet ami sans être sur ses gardes, croit plus à la pudicité de sa femme qu'aux yeux infidèles de son rival. Cet homme n'est-il pas assez dupé de préférer à sa vue l'assurance que lui donne sa femme, qui le trompe en cela d'autant plus souvent qu'elle y est moins souvent surprise. La pie qui jase sur l'oreiller est bien persuasive. Et comme l'on dit ordinairement une corneille de nuit est plus éloquente que tous les orateurs ensemble. Elle peint le visage de quelque action que ce soit de telle couleur qu'il lui plaît et, tant plus elle a de finesse, il s'en faut défendre avec plus de prudence. Au reste le droit civil casse les contrats que la fraude a causés et révoque tout ce qui en pourrait provenir, jusque là même qu'il oblige les héritiers du défunt solidement et pour toujours à restituer ce qu'ils en auraient touché. Qui a-t-il de plus frauduleux qu'un flatteur? Vous m'objecterez peut-être que je ne les connais pas tous, vous dites vrai, mais l'exemple de plusieurs m'a appris quels sont les moeurs de tous en général. Duellius déjà vieux et tout usé, n'ayant pas un moindre tremblement de coeur que du reste du corps, parce qu'on lui avait reproché en compagnie la puanteur de son haleine, s'en alla chez lui et tança rudement sa femme de ne l'avoir jamais averti de remédier à cette incommodité mais cette vertueuse dame répondit qu'elle l'eût fait, si elle n'eût cru que l'haleine de tous les hommes sentait de même: vous pourrez louer la pudicité de cet heureux mariage et admirer encore plus la vertu de cette femme, qui supporta si patiemment le défaut de son mari, qu'il le reconnût plutôt par la médisance de son ennemi que par le dégoût de sa femme. Et moi je réponds touchant les flatteurs la même chose que fit cette femme, je pense qu'ils ont tous même senteur, ils puent la fourberie et la tromperie, et de quelque côté qu'ils se tournent ils soufflent cette mauvaise odeur dans le nez des honnêtes gens: la justice veut donc que tous les acquis qui proviennent de cette cause puissent être justement arrachés par l'héritier d'entre les mains des flatteurs, et je ne pense pas qu'on puisse empêcher les demandeurs de revendiquer ce qu'ils leurs ont donné, s'ils l'osent faire. Mais qui serait assez hardi pour les choquer, vu que dans toutes les grandes maisons et dans toutes les assemblées il y en a si grande abondance, "Qu'un nombre si puissant fait une grosse armée". {Juvénal, Les satires, II, 46} Certes pendant qu'un honnête homme, n'ayant pour appui que sa conscience, ni pour emploi que des offices de vertu, languit de faim et de soif et qu'il tremble de froid exposé à toutes les injures de la fortune qui le rabroue. "Un servile flatteur sur le pourpre étendu, Se vautre indignement dans le vin répandu". Cette crue de délices n'a pas le ventre assez grand pour goûter tous les bons morceaux qu'on lui sert et par divers artifices accommode la température de l'air à ses voluptés. Il a les premières places aux festins et les premiers sièges dans les assemblées. On ne le nomme jamais sans faire sonner devant son nom quelque magnifique épithète. Il a les premiers coups de chapeau, les premiers avis dans les jugements, les louanges qu'il donne à quelque chose semblent les meilleures et ses conseils dans la délibération passent pour les plus salutaires. Toutes ses paroles sont des perles; toutes ses actions sont la justice ou la libéralité même. Allez faire le compagnon avec ces gens là, vous verrez tout aussitôt fondre sur vous une troupe de leurs semblables, qui comme des juifs par leurs crieries vous contraindront de prendre place parmi eux. La multitude et l'artifice les garantissent, tellement que les princes et les rois ne les sauraient exterminer. N'est-ce pas une merveilleuse invention qu'une bande lâche et toute nue face la loi à des gens armés, quelle gourmande les grands capitaines et qu'elle renverse par ses lascives intrigues les choses même les plus fortes. J'avais néanmoins fait dessein de ne parler point de ces abominables marchands, qui me semblent autant indignes d'être nommés qu`ils sont dignes d'être consumés par le feu. Le respect qu'on doit aux bonnes moeurs n'impose silence, un esprit à qui reste tant soit peu d'honnête honte détourne les yeux de dessus cette infamie par un secret instinct de nature. Quand je n'en dirais pas davantage "Mon esprit parlerait au défaut de ma plume". Ceux-ci ont érigé en art les moyens de violer ou d'attaquer la pudicité des autres et de prostituer la leur et non pas simplement la leur, puisqu'ils déshonorent les lois sacrées du mariage, et que le mari procure l'adultère de sa femme. Quand elle sortira du lit, ne prenez pas son mari pour son compagnon dans la couche mais pour son couratier. Il la produit et l'expose aux marchands et s'il voit luire quelques rayons d’espérances sur des pistoles, la prostitue à quelqu'un qu'il fait semblant d'affectionner particulièrement. S'il a une fille un peu jolie ou quelque autre visage qui plaise dans sa famille, il en fait une marchandise qu'il expose au plus offrant. Mais encore que ceux qui se font des compagnons de lit ou qui les souffrent, soient en quelque façon gênés par un juste déplaisir, ils en soulagent, ou pour le moins dissimulent ce supplice par le profit qu'ils en tirent. Car, s'il faut considérer la chose de prés, laissant à tous la liberté d'en juger sans intérêt. Il n'est point de douleur sensible comme celle d'un homme qui voit sa moitié polluée par l'impudicité d'un étranger, les autres péchés sont au dehors du corps, "Mais qui commet fornication pèche contre son corps. Elle est os de mes os, et chair de ma chair, de sorte que l'homme et la femme étant conjoints dans une même chair, de deux qu'ils étaient deviennent un seul". {Genèse, II, 23-24} Cette chair ne saurait être coupée sans grande douleur, ni communiquée sans regret. "Le trône ni l'amour n'ont point de compagnons". {Lucain, La Pharsale, I, 92} Si la puissance souveraine ne trouve point de foi dans deux compagnons, la couche en a encore bien moins. Il est bien plus aisé de céder un empire que l'affection dune femme. Mais ces infâmes ne sont pas maris, ils ne sont que marchands, qui veulent faire croire aux grands qu'ils leur exposent tous leurs biens et qu'ils ne sauraient leur donner une foi plus assurée de leur service qu'en violant celle du mariage. Mais pourquoi employer tant de plaintes contre ceux qui prostituent leurs femmes et leurs filles, quoique les droits le défendent, la nature le permet en quelque façon. Mais que dirais-je de ces autres, qui comme des géants combattent la nature à guerre ouverte et présentent leurs fils à Vénus et les font marcher devant les filles pour faire une offrande de poupées, je dis qu'ils les font marcher devant, car on attend dans celles-là que leur virginité mûrisse mais dans ceux-ci il suffit que la volupté d'un sale marchand y puisse être assouvie. Oserais-je dire et le pourrais-je sans rougir de honte que des hommes plus avancés dans l'âge et dans la raison ne se de dégagent pas d'une si détestable abomination et qu'en dépit de la nature, qui les a formés du plus noble sexe, ils font tout ce qu'ils peuvent par leur exécrable saleté pour se transformer dans le pire. Ainsi ne pouvant pas devenir femmes par le bienfait de la nature, ils s'efféminent par le vice et par la corruption de leurs mœurs. Quand la lubricité d'un riche marchand se prépare pour exécuter sa passion, un petit mignon frisotté et poudré le reçoit, plus affecté qu'une courtisane, habillé comme un comédien, ajusté comme un fiancé, paré comme une jeune fille, avec un ornement de triomphe comme les princes, maniant les pieds et les cuisses pour ne parlez pas du reste avec ses mains délicates, dans lesquelles il a toujours porté des gants pour les rendre plus douces en faveur de son serviteur. Et puis la licence croissant peu à peu, sa main se promène par tout le corps pour gratter la démangeaison qu'elle a saite et pour réveiller les feux languissants de son amoureux. Mais il ne faut pas tant remuer ces cendres de Sodome, elles doivent plutôt être couvertes de fange et de crachats, et j'aurais honte d'en avoir parlé dans ce lire, si l'apôtre écrivant aux Romains n'en avait plus clairement parlé. Disant que "leurs femmes ont changé leur visage naturel en celui qui est contre nature et que les mâles ayant laissé l'usage naturel de la femme ont brûlé l'un pour l'autre, les mâles assouvissant leur détestable fureur sur les mâles, pour être livrés au sens réprouvé, et faire ce qui était contre la nature et attirer l'indignation de Dieu et toutes les pointes du foudre sur eux s'étant rendus coupables de tous les vices". {Paul, Rom. I, 27-28} Il faisait sonner ces menaces aux oreilles des Romains par la trompette apostolique, lorsque Néron, le plus abominable des empereurs, transporté d'une exécrable paillardise, tâcha de métamorphoser en femme le jeune garçon Sporus. En ce temps naquit le prouerbe que l'usage des beaux est un abus, et celui qui dit que cette faveur de la beauté est d'autant moins agréable au sage que la corruption en est plus plaisante à celui qui le débauche. Car ce que plusieurs souhaitent est plus difficilement gardé par de si jeunes et de si faibles défenseurs. Un trompeur le dérobe plus facilement à qui n'est pas sur ses gardes, ou un voleur l'arrache avec plus de violence. C'est néanmoins un point, défini il y a longtemps par les pères de l'église, que la pudicité ne peut être ôtée si la corruption de l'esprit ne précède. Parce que comme dit le grand S. Augustin, "ce que le corps souffre par force sans que l'âme ait été auparavant occupée par un désir déshonnête, se doit plutôt appeler une persécution qu'une corruption". {Augustin, Du mensonge, VII, 10} On peut garder la pureté dans l'âme qui ne peut souffrir de corruption contre sa volonté, et l'intégrité de l'intention peut éternellement garder celle de chasteté. Ce n'est pas un grand avantage de conserver la pureté de la chair quand l'esprit est pollué par une puante corruption. Mais maintenant "Qu'un amant trompeur par force ou par caresse, Ne cueille pas ces fleurs de leur tendre jeunesse", L'on nourrit si mal les jeunes gents, que d'eux-mêmes ils sollicitent les corrupteurs par leurs œillades lascives, par des signes de visage, par des gestes attrayants, par un habit fait exprès, et par une afféterie qui serait même excessive dans une courtisane. Ils n'ont ni respect ni crainte pour les lois, qui ne sont pas en petit nombre contre eux et qui ordonnent qu'il les faut rigoureusement punir. En voici une de l'empereur Théodose. "Quand l'homme par un mariage désordonné se transmue en femme pour donner des faveurs, qu'il désirerait cueillir, quand le sexe a perdu son lieu naturel, qu'on ne tient plus pour crime une action qui ne doit point être sue; quand Vénus se change en une autre forme; quand on cherche l'amour sans le trouver, nous voulons que les lois s'élèvent et que la justice s'arme contre ce crime, afin que par un glaive vainqueur et par des peines extraordinaires elles exterminent les infâmes qui en sont ou qui en seront coupables". Il punit encore ceux qui y consentent pat un supplice capital et avec raison, puisque la loi divine ordonne que ceux qui consentent soient traités de même que ceux qui commettent le crime : il détermina de l'avis du grand prélat, S. Ambroise, que ceux qui ne révèlent pas ce crime quand ils le connaissent ou qui le dissimulent quand ils le peuvent corriger, en sont estimés les consentants. Qu'est-il besoin d'étendre sur ces détestables un discours qui parlant de leur infamie ne saurait être qu'odieux et honteux tout ensemble puisque le seigneur pour finir leur sort par une digne catastrophe "pleuvera sur eux des filets afin qu'ils n'échappent pas à sa vengeance, que le feu et le soufre et la violence des tourbillons seront la part de leur calice et qu'ils seront une puanteur éternelle aux siècles des siècles avec leurs complices que le feu de Sodome a dévorés". {Psaumes X,7} Que leur servira pour lors la faveur des riches, quel sera l'usage de leurs biens temporels, et que deviendra la volupté qui sera engloutie dans une si grande. douleur et dans une telle confusion?