[3,11] CHAPITRE XI. De ceux qui flattent par présents et par promesses. Qu'il n'est pas séant à un homme d'honneur de faire souvent des promesses. La plus grande finesse de cet art consiste à sembler prendre un soin particulier des affaires d'un autre sans se soucier des siennes propres: parlez peu souvent, ou point du tout de votre intérêt, mais toujours du sien, ne touchez pas aux présents qu'on lui fait, même à ceux qu'on lui apporte contre sa volonté, "jusqu'à tant que tout le Jourdain soit coulé dans sa bouche". {Job, XL,18} La convoitise qu'il a pour toutes choses fait que toutes lui sont propres. De même que la gourmandise de certains animaux insatiables porte envie à la commune pâture des autres, jusqu'à tant qu'elle se soit saoulée jusqu'à rendre gorge, tant elle a peur que ce qu'ils mangent ne les affame. Ainsi le riche croit qu'on lui dérobe ce qu'on donne à un autre à quelque titre que ce soit. Crassus était de cette humeur, comme lui reprocha un soldat, qui l'ayant trouvé parmi les morts dans la bataille de Carres où il fut défait, lui coupa la tête et la remplit d'or fondu; parce qu'il avait en lui seul ou plus que tous les autres ensemble une soif insatiable pour ce métal. Jugurtha désarma plusieurs fois et rompit l'armée Romaine et même ébranla la majesté du sénat par les grands présents qu'il fit beaucoup moindres que ses promesses.Mais la promesse n'appartient qu'à ceux qui sont en possession d'exercer des libéralités. Dans d'autres personnes elle ne sert de rien à gagner un esprit, au contraire elle étouffe bien souvent la faveur qu'on s'était déjà acquise, et l'éteint d'autant plus vite que celui avec qui l'on traite est homme de plus grande gravité et de plus forte prudence. Pour la simplicité elle est découverte aux embûches de ceux qui la veulent surprendre et se laisse aisément attirer par cette vaine espérance. Pour ce sujet celui qui a rempli tout le monde de ses lascives amourettes, donne cette instruction aux galants qui assiègent les jeunes filles : "Promettez librement à toutes vos maîtresses, Qu'importe, il est aisé d'être riche en promesses". {Ovide, L'art d'aimer, I, 443-444} A ce conseil est contraire celui du philosophe, qui nous assure qu'il n'est pas à propos de promettre et que l'on ne le doit faire que rarement et pour un juste sujet; car si le moyen vous manque d'accomplir votre promesse, c'est une témérité de promettre ce que vous ne pouvez tenir, et si vous en avez la puissance sans la volonté, vous passerez pour un menteur et n'acquerrez pas le mérite du bienfait par une simple promesse. Que si vous laissez de l'intervalle entre la promesse et l'accomplissement, la grâce du présent et les agréments du plaisir s'envieillissent et se flétrissent en quelque façon, parce que celui qui diffère, semble durant ce délai n'avoir pas la volonté de faire ce qu'il a promis. "Le délai du bienfait amoindrit le mérite, Celui que l'on n'a point promis, Bien que sa valeur soit petite, Est plus doux et fait plus d'amis". Et puis quelqu'un est-il certain de l'avenir, pour savoir s'il pourra s'acquitter de ce qu'il diffère? Le conseiller de la vérité, l'arc-boutant de la foi, le vaisseau de l'élection, j'entends le docteur des Gentils, ne put tenir ce qu'il avait promis aux fidèles qu'il avoit longtemps repus de l'attente de sa venue. Que veut dire autre chose son excuse, par laquelle il leur mande qu'il a été en sa puissance, mais qu'il n'y est plus, protestant qu'il n'a point en cela commis de légèreté, s'il n'a pas pu ce qu'il voulait, Dieu l'en ayant empêché? Quel homme sage ose promettre assurément ce qui dépend du moindre changement, vu que plusieurs causes l'en peuvent aisément empêcher. Outre cela, qui que ce soit peut changer de volonté pour un juste sujet: tel en certain temps semble digne d'un bienfait qu'on reconnaît à la longue en être indigne. Comme aussi tel semble ne le pas mériter qui prenant un meilleur train de vie, arrache même d'une main étrangère, comme l'on dit, un bienfait par ses nouveaux mérites. En semblables cas c'est plutôt vertu que crime de changer de résolution. Car s'il vous plaît que nous prenions instruction des fables, Thesée n'eut jamais perdu son fils unique s'il eût voulu changer son souhait. Et Phoebus n'eut jamais été réduit par le ressentiment de la mort de Phaeton à être banni du ciel, et à garder les vaches chez Admète, s'il lui eût été permis de se dédire de la promesse qu'il avait faite à son fils trop ambitieux, et confirmée par un serment irrévocable. Si vous méprisez l'instruction des fables, apprenez de l'évangile, qu'Hérode se fut mieux trouvé de rompre le serment, qu'il avait fait contre la foi et contre la raison, que d'ensanglanter sa table, de souiller son banquet et de profaner sa majesté royale en éteignant le flambeau du monde et en tuant le héraut de la vérité et le précurseur de la grâce, pour immoler tant de choses sacrées à son inceste et les soumettre à l'appétit d'une baladine. C'est une règle de morale qu'il ne faut pas accomplir toutes sortes de promesses, si elles doivent être dommageables à celui qui les recevra ou pernicieuses à celui qui les tiendra. C'est aussi une loi reçue dans l'amitié, qu'il n'est permis de demander à ses amis que des choses honnêtes. Il est même défendu par le droit d'accomplir aucune promesse dont l'issue puisse être funeste ou honteuse. En dernier lieu la promesse éteint ou diminue la grâce du bienfait qu'elle précède et comme les traits qu'on apperçoit venir frappent bien moins, et qu'au contraire ceux desquels l'on ne se prend pas garde blessent davantage : ainsi l'on reçoit avec moins de plaisir le bienfait que la promesse avait déjà montré. Au contraire celui qui se présente inespérement nous touche d'un ressentiment bien plus fort et bien que la seule promesse ne donne point sujet d'action, comme disent les jurisconsultes, néanmoins quiconque promet, touche dans la main de la vérité et si l'obligation du droit civil n'y est pas, celle de la foi naturelle n'y est pas moins. Mais quel demandeur vous traitera plus rudement que la foi, si elle se rend partie? si la conscience vous accuse, qui vous absoudra? "Le méfait du coupable est le premier supplice, Que lui-même au dedans se rend bonne justice, La conscience en est le juge et le bourreau". {Juvénal, Satires, XIII, 1-3} Mais si elle vous justifie, qui vous condamnera ? Si nos oeuvres accusent notre âme, appellant la conscience à témoin devant la verité, qui examine la cause équitablement. Quel plus rude supplice pourrait ordonner un prévôt contre un assassin que celui qui sera ordonné contre elle se trouve criminelle et convaincue de mensonge ? Le juge déroge bien souvent a la sentence que le droit a portée, bien qu'il en soit appellé la vive voix. Mais la sentence que la verité prononce ne peut se rétracter. "Sa justice est une justice éternelle et sa loi est toujours équitable", bien différente de celle des justices ordinaires, où souvent la rigueur du droit fait commettre d'extrêmes injustices. Il est donc certain que quiconque promet contacte une dette et qu'il est contraint par l'arrêt de la vérité de payer ce qu'il a stipulé. Mais ce que la nécessité tire par force perd beaucoup de sa grâce. Le Philosophe considérant ces raisons a prononcé la maxime sumante "Ne te hâte pas de promettre de peur que le pouvoir ne manque à ta volonté ou que ta volonté ne se change pour des causes raisonnables quand tu en aurais encore le pouvoir, ou que même quand tu t'aquitteras de ta promesse, la grâce du bienfait ne soit perdue, ou diminuée, d'autant que tu t'étais déjà engagé de parole". Il arrive nonobstant des occasions dans lesquelles il n'est pas seulement permis mais encore bien à propos de promettre. Je n'en rapporteraa point d'autres exemples pour le présent que celui de Jésus-Christ, qui promit le saint Esprit et l'envoya à ses disciples. Le même encore leur promit des sièges dans l'autre génération et la puissance de juger avec lui lorsqu'ils lui demandèrent quelle récompense il ferait à ceux qui avaient tout quitté pour l'amour de lui. Ce qui nous témoigne que la cause peut rendre la promesse recommandable, et qu'il faut quelque-fois déroger a la maxime du Philosophe.