[3,9] CHAPITRE IX. Que le monde a ses Champs Elysées. Que la foi chrétienne est la même que celle des anciens patriarches. Que les hommes vertueux sont les spectateurs de la comédie que le monde joue. Ce monde n'est donc pas sans Elysées. Et nous savons qu'il a son soleil et ses astres. La vertu est un rayon du soleil, coulant de la fontaine de la clarté pour l'usage de tous les hommes, qui donne du lustre par sa splendeur à tout ce qu'il touche. De là vient que ceux que la beauté de ce rayon a éclairés, comme par une répercussion de sa lueur paraissent aussitôt illustres aux yeux de leurs inférieurs, et deviennent en quelque façon glorieux par le titre de la vertu. J'ai dit en quelque façon, car je n'ai garde d'appeler quelqu'un véritablement glorieux, sinon celui qui se glorifie au Seigneur. Ce n'est pas l'homme qui se loue par sa bouche, ou qui est loué par la bouche d'un autre, mais celui que Dieu loue, qui mérite cette louange due à la seule vertu, et non pas à son apparence quelque grande qu'elle soit. Ce que les Philosophes se promettent d'excellent dans les moeurs par la faveur de la nature et par l'exercice de l'esprit sans le secours de la grâce, n'est autre chose que cet image : mais ils se sont perdus dans la vanité de leurs pensées, pour s'être trop fiés à leur libre arbitre; tellement qu'en se disant sages, ils sont devenus fous, et ont fait paraître qu'ils l'étaient. De ce nombre était celui qui disait : Je prierai Jupiter, dont la toute puissance Selon sa volonté ses faveurs nous dispense, Qu'il me verse des jours et des biens de là-haut, Pour mon intérieur je sais bien ce qu'il faut". {Horace, Épîtres, I, 18, 111} Et cet autre : "Quiconque a la prudence a tous les Dieux ensemble: Mais notre faible esprit, qui toujours de peur tremble, A mis une fortune au rang des immortels, Et pour se l'acquérir lui dresse des autels". {Juvénal, Satires X, 365-366} Caton encore bien qu'il n'eût pas reconnu le vrai Dieu, et qu'il suivît les superstitions des gentils, méprisa néanmoins lors qu'il était en Lybie les Oracles de Jupiter qu'il adorait, et s'estima assez sage pour conduire ses affaires. Et certes l'image de la vertu a bien quelque éclat de gentillesse et de beauté: de sorte que tout ce qui paraît en elle semble gentil et beau par son mérite. Il ne l'est pourtant pas absolument, puisqu'il est obscurci par les ténèbres de l'ignorance, et que personne ne saurait éclater que dans la foi de celui qui est la vraie lumière, qui illumine tout homme venant en ce monde. En suite de quoi il est visible que sans la connaissance du culte du vrai Dieu, il n'est point aussi de vraie vertu. La vision d'Ézéchiel nous l`a montré, lorsqu'elle assure que c'est même confession de ceux qui ont précédé Jésus-Christ, et de ceux qui le suivent. Car la foi des saints du vieil Testament, et celle des saints du nouveau n'est distinguée qu'en ce que ceux du nouveau se réjouissent de l'accomplissement des mystères que ceux du vieil attendaient et souhaitaient de voir accomplir. Que l'image de la vertu soit donc vénérable, pourvu que l'original n'en puisse être sans la foi et la charité. Et plût à Dieu se trouvât-il parmi nous quelqu'un qui du moins portât cette belle image. "Qui de nous aujourd'hui chérit la vertu même". Qui en a seulement les ombres qui faisaient éclater les gentils? bien que sans Jésus-Christ ils n'aient pu cueillir le fruit de la béatitude. Qui de nous imite la diligence de Thémistocle, la gravité de Fronton, la continence de Socrate, la foi de Fabrice, l'innocence de Numa, la pudicité de Scipion, la constance d'Ulysse, la frugalité de Caton et la piété de Titus? Qui ne les honore pas avec admiration ? car on a de coutume "De louer la vertu qu'on laisse toute nue". {Juvénal, Satires, I, 74} Enfin ces grands hommes et plusieurs de leurs semblables ont paru comme des étoiles qui éclairaient leurs siècles, et qui montraient à ceux, qui vivaient pour lors, le chemin de la justice et de la vérité que la divine providence leur avait communiquée. Ainsi le peuple fidèle n'a jamais eu faute d'étoiles, qui de temps en temps ont chassé les ténèbres de sa nuit, et les ennuis de son aveuglement. J'entends des hommes nobles par leur vertu, illustres par les marques de leurs belles actions, et dont les exemples ont incité les autres à l'amour de la justice. Abel enseigna-t-il pas l'innocence, comme Enoch la pureté des actions; manqua-t-il à Noé quelque degré de patience dans l'espérance et dans l'exécution de sauver le reste du monde ? Manqua-t-il à Abraham quelque point d'une parfaite obéissance? Isaac nous a montré un courage infatigable dans les travaux. Joseph récompensant ses frères qui l'avaient vendu, nous a donné cette instruction, que les bons doivent rendre le bien pour le mal. Moïse a signalé mille fois sa douceur parmi un peuple incrédule, dont l'endurcissement irritait la colère de Dieu à tous moments. La générosité de Josué s'est confiée en Dieu durant le choc des adversités. Job est un bel exemple de patience, et saint Jean le précurseur de la grâce, qui baptisa Jésus-Christ, pendant qu'il prêche la pénitence, qu'il donne la chasse aux vices, et qu'il fait sonner hautement la vérité, aiguise-t-il pas les langues de tous les fidèles, pour reprendre une injustice et pour condamner une violence. Vous rapporterai-je les pères du Nouveau Testament, dont les exemples nous forment aux bonnes moeurs, et nous fournissent des règles pour l'institution de la vie. Ces grands saints sont du nombre des 7000 que Dieu s'est réservés de peur qu'ils ne courbent le genou devant Baal et qu'ils ne prostituent leurs âmes précieuses aux appétits d'aucune vanité. Ce sont eux que les insensés déclarent fous, parce qu'ils dédaignent de participer à leurs folies, ils croient que leur fin sera sans honneur, parce qu'ils ne veulent pas souiller la dignité de la nature par l'habit des Bâteleurs du monde. Ce sont peut-être aussi ceux qui du trône des vertus voient au-dessus d'eux le théâtre du monde, et qui ne faisant point d'état des jouets de la fortune ne sont attirés par aucunes amorces à suivre les grotesques vanités de cette comédie. Ils jouissent déjà de leurs Élysées, ils voient beaucoup de choses pour leur profit, et les convertissent toutes à leur usage. Quand une âme sainte s'élève hors de terre elle attire toute à elle. Ils considèrent la comédie humaine avec celui qui de là-haut regarde sans cesse les hommes, leurs actions et leurs desseins; car puisque tous jouent un certain rôle il faut bien que quelqu'un en soit le spectateur. Qu'aucun donc ne se plaigne que ces mouvements ne sont vus de personne, puisqu'il agit devant Dieu et devant les anges, et qu'il a pour spectateurs ce peu d'hommes sages qui considèrent les jeux de ce cirque. Qu'il rougisse plutôt si dans une si belle assemblée il fait quelque action malfaisante et s'il se déshonore par quelque personnage odieux.