[2,18] CHAPITRE XVIII. Du fondement de la Mathématique reprouvée ; De l'exercice des sens ; Des forces de l'âme, du progrès de la raison et de l'efficace des Arts libéraux. Fasse le ciel que l'erreur des Mathématiciens se puisse aussitôt éloigner des plus beaux esprits, que les démons qui causent les illusions s'enfuient promptement devant la foi d'une véritable et saine conscience. Mais leur tromperie est d'autant plus dangereuse , que paraissant être appuyée sur les solides effets de la Nature et sur la force des raisons, elle arrête ceux qui la voudraient choquer par cette considération que c'est une témérité de contredire aux lois de la Nature et une sottise d'être sans sujet en désaccord avec la raison. Ils commencent donc par des choses bien avouées, afin que marchant plus longtemps par des vérités ils se précipitent eux et leurs sectateurs dans le piège et dans la chausse-trappe de la fausseté. Ils jettent donc la science que l'on appelle "Mathesis", dont la pénultième est brève pour fondement de leur doctrine, parce que la raison et la nature l'ont rendue probable, afin de mener leurs sectateurs insensiblement et avec quelque raison par ce penchant qui les abîmera dans la Mathèse censurée, dont la pénultième est longue. En effet ils examinent premièrement tous les êtres de la nature, et considèrent tantôt comme ils sont composés de leurs parties et tantôt comme ils ont la matière et la forme. Et pour ce faire, ils pèsent les actions des sens et la force de l'entendement et, voyant que la faiblesse des sens ne peut monter au dessus des choses corporelles, ils s'élèvent plus haut par le moyen de l'entendement, car la vue n'a pour objet que les couleurs, les quantités et les figures du corps, encore faut-il qu'il soit présent, l'oreille n'est frappée que par le son, le goût ne juge que des saveurs, l'odorat que des senteurs, l'attouchement discerne le dur, le mol, le poli, le rude, le pesant, le léger, le chaud, le froid, l'humide et le sec. Il peut quelquefois aussi juger de la figure et de la quantité, et de plus est sensible à la douleur et au plaisir et ce dernier est répandu presque par toutes les parties du corps sensible, et est si fort attaché à l'âme que sa perte semble être celle de la vie du corps. Que si les corps dont vous recherchez les propriétés sont absents, l'imagination pourra vous les représenter par une similitude tirée des choses que le sens a commis et vous servira en cela d'autant plus fidèlement que la similitude en sera plus expresse. D'où vient que Tityre dans Virgile se plaint que son imagination le trompa par faute d'avoir rencontré la similitude de la chose qu'elle lui figurait : "Cette grande Cité que vous appelez Rome, Je me l'imaginais ignorant et pauvre homme, Semblable à notre bourg d'où sortent des troupeaux Que nous menons aux champs au son des chalumeaux". {Virgile, Les Bucoliques, I, 19-20} Mais dit le même berger, "Des autres encore plus la grandeur elle passe, Qu'au prix d'un haut Cyprès la viourne n'est basse". {Virgile, Les Bucoliques, I, 24-25} Et lorsque cette imagination représente une plus expresse similitude de la chose, elle est fidèle et véritable. Telle est celle d'Andromaque chez le même poète : "O de mon fils défunt le seul portrait vivant! Car il avait ainsi le geste et le visage, Et vous seriez tous deux aujourd'hui de même âge". {Virgile, L'Énéide, III, 489-491} Mais quand il faut se tourner du côté des êtres incorporels, la raison et l'entendement y sont nécessaires, car sans intelligence on ne les peut comprendre, ni en porter un vrai jugement sans raison. L'entendement donc déploie ses forces là où les autres facultés sont en défaut et du donjon de l'âme où il est logé, comprend tout ce qui est au-dessous de lui, au contraire des sens inférieurs qui ne peuvent comprendre les supérieurs, il contemple maintenant les choses comme elles sont et maintenant les prend d'un autre biais. Les regarde tantôt simples et tantôt les voit composées, tantôt il conjoint celles qui sont séparées et d'autrefois il sépare celles qui sont conjointes. L'entendement procède simplement quand il conçoit un homme ou un cheval, il procède par composition quand il embrasse plusieurs choses ensemble, par exemple, lorsqu'il appréhende un homme ou un cheval blanc qui courent, il conjoint celles qui sont séparées, à savoir lorsqu'il joint à la tête d'un homme l'encolure d'un cheval qu'iI couvre de plumes de tous côtés; de sorte comme dit Horace : "Qu'un montre composé d'une étrange façon, De femme par en haut se termine en poisson". {Horace, L'Art poétique, 1-3} Les poètes dépeignent ces assemblements quand ils dépeignent un cerf volant, un centaure et une chimère. Il divise celles qui sont conjointes, comme quand il appréhende la forme sans matière, vu qu'elle ne peut être naturellement sans cet appui, si peut-être ce n'est la forme qui est l'idée de être et les formes des formes qui sont avec elle, desquelles ont procédé celles qui sont dans la matière et qui composent le corps. Mais quand il considère les choses en sorte qu'il les assemble autrement qu'elles ne sont, parce qu'il ne voit pas bien clair et qu'il s'écarte de la vérité, il penche vers l'erreur, et s'il assure que ce qu'il considère ainsi, soit ou ne soit pas, il est dans une pure opinion, mais quoiqu'il les divise autrement qu'elles ne sont, pourvu qu'il le fasse simplement, son opération n'est pas inutile, parce qu'elle ouvre un chemin sort aisé pour la recherche de la sagesse, car l'abstraction est l'instrument de toute la philosophie qui aiguise la pointe de l'esprit et qui distingue les choses les unes des autres par la propriété de la nature. Si vous l'ôtiez de I'inteIlect, vous ôteriez le magasin des Arts libéraux, qui sans son aide ne sauraient être bien apprises ni bien enseignées. Cette opération prend la matière sans la forme, comme elle prend la forme sans la matière et ce que l'entendement ne peut comprendre par sa capacité, il le comprend quelquefois par sa faiblesse, comme quand il voit les ténèbres par le non voir, et le silence par le non ouïr. On sait bien qu'il n'est point d'homme qui ne soit blanc ou noir, ou qui ne participe de l'une et de l'autre couleur et qu'il n'en est point encore qui ne soit déterminément un tel homme, car c'est même choie d'être un tel et d'être un en nombre. Néanmoins l'entendement regarde l'homme sans descendre au singulier, faisant une notion universelle de ce qui ne peut être réellement que singulier. Car il y a plus de façon d'entendre les choses aussi bien que de les apprendre et de les signifier, qu'il n'y a réellement dans les choses de façons d'être : par ainsi l'homme qui ne peut exister que singulier est embrassé dans la conception universelle de l'entendement, la raison après que l'entendement l'a conçu le définit ainsi, "animal raisonnable mortel" , laquelle définition ne convient qu'aux seuls intérieurs de cette espèce, comme il est aisé de voir. Donc pendant qu'il amasse les similitudes et les dissimilitudes et qu'il examine profondément les convenances des choses différentes et les différences des choses convenantes, pendant qu'il recherche ce que chacune a de commun avec plusieurs et avec peu, qu'il examine ce qui est nécessairement avec une chose et ce qui ne s'en peut séparer, il trouve ainsi à part soi plusieurs états des choses, les uns universels et les autres singuliers qu'il définit à sa volonté, et qu'il divise en plusieurs membres et par ce moyen sa vue perce jusqu'aux secrets de la nature qui n'a rien de caché à ses lumières. Et premièrement il contemple de plus près la substance qui est la base de toutes choses, dans laquelle se reconnaît l'excellente main de nature, qui est la grande ouvrière, qui l'a revêtue de diverses propriétés et de formes successives comme de divers habillements et qui l'a couverte d'accidents sensibles, afin qu'elle soit plus aisément comprise par l'esprit humain. Donc ce que les sens aperçoivent et ce que les formes perfectionnent, est la première et singulière substance, mais ce sans quoi elle ne peut être ni s'entendre est substantiel et s'appelle ordinairement la seconde substance, et cc qui se trouve avec la substance et qui peut en être séparé sans qu'elle périsse, s'appelle accident, singulier s'il n'appartient qu'a une substance et s'appelle accident universel s'il est commun a plusieurs par une conformité qui se rencontre entre les singuliers. Ce qu'on pourrait peut-être plus aisément rencontrer dans l'entendement que dans la nature, dans lequel les genres, les espèces, les différents, les propres et les accidents, qui sont des notions universelles se trouvent sans difficulté, vu que c'est un travail plein de chicane et de peu de profit de chercher la réalité des substances universelles, qui se trouvent facilement et utilement dans l'esprit. Car si la convenance des choses différentes seulement en nombre se présente a l'entendement, elle fait l'espèce; si la convenance des différentes en espèce s'y rencontre, elle fait le genre. Enfin lorsqu'il aperçoit la conformité des choses que la nature a fait conformes, soit en substance, soit en accidents, cela s'appelle une notion universelle. Mais tant plus qu'il agite expressément les différences des choses semblables, tant plus il approche des oeuvres singulières de la nature. S'il considère la substance revêtue de ses propriétés, il ne s'égare point de l'ordinaire procédé de la nature ; que s'il la dépouille de ses formes, lui ôtant son espèce, il exerce sa pointe, contemplant l'essence des choses, ce qu'elles sont en soi, ce qu'elles sont en autrui : examinant et distinguant séparément leur substance, leur quantité, leur relation, leur qualité, leur situation, leur avoir, les accidents qu'elles tiennent du lieu et du temps, leur action et leur passion. Et quoique toutes ces choses ne puissent pas exister séparément, on peut pourtant les considérer séparément. Cette spéculation encore dans laquelle on résout la nature de la grandeur et de la multitude, lesquelles embrassent et environnent tout l'univers, est de grand usage pour abréger le travail de la philosophie. L'abstraction vous semble-t-elle inutile durant toutes ces opérations, lesquelles élèvent l'esprit par les degrés des arts libéraux au trône de la parfaite philosophie. L'entendement fait deux membres de la multitude, qui par sa puissance d'elle croît jusqu'à l'infini ; comme au contraire, la grandeur décroît de même, la considérant tantôt absolument et par elle-même et tantôt au regard d'autrui: desquelles parties il en donne une a l'Arithmétique et l'autre à la Musique. Il coupe aussi la grandeur en deux espèces, dont il assigne l'immobile aux géomètres et la mobile aux astrologues. Toute la Mathèse, c'est-à-dire la doctrinale, (s'il est permis d'user de ce mot) consiste en ces quatre espèces et comprend dans ses quatre limites toute l'étendue de la science qu'on peut avoir touchant le monde. Le premier degré emprunte de l'Arithmétique la propriété des nombres. Le second tire de la Musique la grâce des proportions. Le troisième obtient de la Géométrie la science des mesures. Le quatrième et le dernier nous montre par l'Astrologie la vraie position des astres, et la vertu des corps célestes. Or de ceux qui professent la science des astres, les uns comme Hygin se sont amusés à en conter des fables. Les autres se sont contentés de faire agir là-dessus leur imagination, réservant au jugement des plus doctes de connaître la vérité, et n'ont buté qu'a se satisfaire par quelque vraisemblance. Il y en a d'autres encore qui dans la spéculation des astres cherchent bien la vérité mais qui s'arrêtent à la seule connaissance de la situation et du mouvement des étoiles et à regarder de quelle façon les signes célestes sont composés.