[1,6,0] CHAPITRE VI. De la Musique, de ses diverses espèces, des instruments, et du fruit qu'ils apportent. [1,6,1] Mais que par une injuste calomnie on ne mette pas la musique au rang de ces vanités, bien qu y ait quantité de mouches de cour, qui n*ont autre recommandation que celle qu'elle leur donne : c'est un art libéral et soit que Pythagore, soit que Moïse ou Tubal, que l'écriture appelle le père des chantres sur la lyre, en soit l'autheur, son origine est noble, et par sa puissance, par la diuersité de ses espèces, et par les nombres qu'elle emploie comme il lui plaît, elle embrasse la discordante multitude de toutes les choses qui se sont et qui se disent, et par la beauté de ses proportions les met d'accord, par une loy inégale d'egalité. [1,6,2] Selon cette loi les choses célestes sont temperées, et celles d'icy bas sont gouvernées. Dans l'harmonie des instrurnents, il y a des instructions pour les moeurs, lorsqu'elle embellit une voix articulée ou inarticulée, au grand étonnement de la Nature, et qu'elle la reuêtit de la douceur des consonances et des agréments des mesures ; mais elle n'a pas besoin de notre approbation, apres les louanges des saints pères. Sa vertu miraculeuse arrêtait autrefois la violence des esprits malins, et maintenant nous voyons qu'elle rabaisse quelque chose de leur puissance dans les possédés. [1,6,3] Quand le mauvais esprit du seigneur envahissait Saul, David touchait sa harpe jusqu'à tant qu'il cessât de tourmenter le roi. Mais quoique nous n'ayons pas le sens parfait, qui est caché sous la lettre de ce passage, il est bien raisonnable que l'âme se laisse adoucir à ce qui a de l'affinité avec elle, et qu'elle revienne en soi-même, quand l'harmonie dont elle tire son origine, réveille en elle les principes secrets de la nature. [1,6,4] Je parle selon l'opinion de plusieurs qui la composent de consonances musicales. Car Platon (qui est prince de la Philosophie, si les sectateurs d'Aristote ne s'y opposent) l'ayant composée d'une substance divisible et indivisible, d'une nature même et diverse, a cru qu'elle ne pouvait siibsister, s'il n'assemblait la dissemblance des limites que produisait la diverse section de l'unité par les proportions sesquialtère, sesquitierce et sesquioctave, [1,6,5] y appliquant celle du semiton mineur, et de la neuvième partie du ton; pour montrer en peu de mots par cette distance et mutuelle concorde des choses répugnantes, qu'il y a de l'alliance entre l'âme et la Musique; de là vient que par de certains conduits, et comme par des mines inconnues elle pénètre partout, pousse les pointes de sa vivacité,et se conforme a chaque naturel, et selon que la faveur Diuine nous est plus ou moins libérale, semble faire en chacun de nous une harmonie de raison, de vie, et de sentiment. [1,6,6] Elle distribue du plaisir à tous, et paraît en chacun d'eux dans sa pureté, si la pesanteur et la massc du corps ne l'étouffent ; ou si le bruit de dehors ne choque la tranquillité de l'esprit. Et pour lors que peut-on goûter de plus agréable que cette harmonie, laquelle s'il faut dire ainsi, rappelle au dedans avec ses voix naturelles, l'âme que le bruit attirait au dehors? Est-il tien de plus semblable à l'esprit que voix? [1,6,7] laquelle bien qu'elle se forme en un seul endroit trouve un passage aisé, mais invisîble et inconnu pour aller remplir les oreilles de tous ceux qui sont à l'entour, et pour pénétrer par son énergie la densité des corps solides, dans lesquels comme avec la main elle meut secrètement nostre âme, tantôt l'abbaissant, tantôt la haussant comme il lui plaît. Assurément quoique la voix ne sois en aucune façon esprit, elle porte néantmoins l'esprit qui est tantôt humain, tantost diuin, et d'autre fois Pithonique. [1,6,8] Mais quand elle est parée de toutes ses grâces, elle charme les humeurs les plus farouches, dissipe la tristesse par une gaieté qu'elle produit, et chasse de l'âme tous les tourbillons et les brouillards qui noircissent ses pense`es. C'est pourquoi les saints pères quand l'église s'est élargie, ont été d'avis qu'on se servit de voix et d'instruments dans le service divin pour l'instruction des moeurs, et pour entretenir vne sante joie dans l'esprit des chrétiens durant les prières. Si l'authorité de l'église militante n'est pas d'assez grand poids, écoutez la musique de la triomphante. Saint Jean le fils de tonnerre n'en a-t-il pas vu et montré les anciens, dont les voix étaient semblables à des harpes touchées par des sauants maîtres. [1,6,9] Si vous ne les avez pas encore entendus, écoutez le royal musicien qui saute de joie, il vous fera particicipant de son royaume et de sa réjouissance. "Prenez", dit-il, "un luth , donnez un psalterium avec une harpe". Pourquoi? "Pour faire sonner les louanges du seigneur dans un concert de voix, d'orgues et de luths". {Psaumes, LXXX, 3} Voilà quel devrait être le seul, ou du moins le principal usage de la symphonie. [1,6,10] Car la mesure Phrygienne, et les autres delicatesses qui n'ont été ïnstituées que pour le vice, témoignent assez la corruption de ceux qui s'en servent. Un art si divin n'a-il pas raison de se plaindre et de soupirer de ce que la débauche des hommes l'abâtardit, et que l'on a appliqué du fard sur sa beauté genereuse pour l'accommoder en courtisane, elle qui embrasait les hommes courageux de l'amour de la Vertu. C'était autrefois un crime pour un homme d'authorité de chanter des chansons amoureuses, et maintenant c'est une louange pour les plus sérieux de chanter aucc plus de grâce ces airs, qui ne sont à proprement parler que des badineries. [1,6,11] Maintenant la musîque profane le sacré culte de la religion, lors qu'en présence de sa majesté divine, dans le milieu du sanctuaire elle tâche de ramollir les faibles âmes qu'elle tient par les oreilles, avec une voix lascive et une vaine ostentation de fredons : quand vous viendrez à ouïr les concerts de ceux qui commencent, de ceux qui répondent, de ceux qui chantent, de ceux qui contrechantent, et répondcnt avec Ies souspirs et les syncopes, vous croirez entendre plutôt des sirènes que des hommes.Vous admirerez la facilité qu'ils ont de manier leur voix en sorte, que ni le rossignoI, ni le serin n'en sauraient approcher, [1,6,12] Tant ils la savent bien hausser et baisser, lui donner tant d'inflexions, diminuer ou doubler les notes, mêlant avec une si douce harmonie les basses et les dessus, la haute-contre et la taille, que leurs charmes ne laissent pas aux oreilles la liberté d'en pouvoir juger : alors l'esprit enchanté d'une si puissante douceur, ne saurait méditer ce qu'il écoute des concerts si mignards. [1,6,13] Ils exciteraient plutôt une démangeaison â la volupté, qu'une ardeur à la dévotion : mais quand ils ne sont point dissolus, ils détournent les soins de I'âme, ou les en chassent, appaisent la trop grande inquiétude des choses temporelles, communiquent je ne sais quel repos, et par une joiee en dieu dont l'âme est doucement saisie, transportent l'esprit humain dans le choeur des anges. [1,6,14] Mais, ce direz-vous, qui donnera Ies règles de cette modération ? ce sera le prophète: "Mes lèvres se réjouiront quand je chanterai pour vous". {Psaumes, LXX, 23} Si donc de l'abondance du coeur votre bouche entonne les louanges de dieu, si votre esprit chante avec votre langue, enfin si vous chantez sagement, quand mêmee vous n'entendriez pas ce que vous chantez, vous observez la règle de modération. C'est lorsque le cantique de votre âme mérite l'attenrion du ciel, plutôt que ne fait celui de votre bouche ; c'est lorsque vous arrêtez le bras du toutpuissant. Mais celui qui tâche d'exprimer la passion qu'il a pour le plaisir ou pour la vanité, qui prostitue la beauté de sa voix â sa concupiscence, et qui veut tirer de la musique des services de maquerelle, ne sait point le cantique du seigneur, il ne sait que des chansons Babylonniennes qu'il fredonne en une terre étrangère. [1,6,15] Et je ne sais pourquoi l'on les trove plus agréables, si ce n'est que "La défense d'un mal en fait croître l'amour", {Ovide, Les Amours, III, 4, 17} et que les viandes dérobées, et le pain caché, sont de bien meilleur goût. La mesure Phrygienne et toutes celles qui débanchent les esprits, et les poussent peu à peu dans la lasciveté, et dans le luxe, furent bientôt bannies de la cour de Grèce par le décret des philosophes. [1,6,16] Les femmes de Thrace et les jeunes mariées tournèrent-elles pas Ieur furie sur Orphée, qu'ils envoyèrent aux Enfers, parce qu'il débauchait les plus beaux garçons avec les charmes lascifs de son luth : elles le traitèrent si mal, que les Parques impitoyables en eurent quelque pitié; il est vrai qu'il fléchit les ombres et qu'il ramollit la dureté de Pluton, qui lui rendit son Euridyce, mais ce fut avec une malheureuse condition. Ce qui nous montre que le gain de ces gens-là n'a d'ordinaire que mauvaise issue, peut-erre pource que "Un profit sans honneur ne saurait être utile". {Ovide, Les Amours, I, X, 48} [1,6,17] Notre siècle envoiee quérir de toutes parts ce qui peut corrompre les moeurs, et efféminer les esprits ; bien qu'il ait assez de vices sans en rechercher dauantage. Si vous en trouvez quelqu'un de cette sorte qui soit sage, modeste, et pudique, contez-le hardiment entre les plus grands hommes du siecle, car c'en un Phoenix. [1,6,18] Pour ce sujet un homme de ce temps, vénérable pour sa sainteté, directeur de plus de 7000 Nonnains {nonnes} a ordonné que dans tous ses monastères les Psaumes se prononcent déuotement sans aucune inflexion de voix. La mignardise cousine germaine de la volupté lui a été suspecte, parce que la volupté est la mère des appétits déreglés. [1,6,19] Est-ce pas la musique qui donne des pointes aux médisances, comme si les poisons n'étaient pas mortels s'ils n'étaient sucrés? Quoi jeter du bois dans la fournaise, verser de l'huile dans le feu, et donner du venin à un serpent, est-ce pas une manie : car il n'y a point de différence entre les choses qui ont même substance, quoiqu'on les déguise de diverses paroles ; ce que les Grecs nomment Symposion, compotation , ou buvette, nous l'appellons par un plus honnête nom convives. [1,6,20] A cause qu'il semble qu'une assemblée de convives, qui veut dire de gents vivants enseruble, est plus honnête qu'une compotation, qui dit une assemblée de buveurs. Les banquets ont-ils pas assez de folies sans dire encor excités par des chansons. Dieu ne le défend-il pas par ces paroles : "Malheur à vous qui vous levez du matin pour ivrongner, qui beuvez depuis le soleil levant jusques au soleil couchant, pour vous noyer dans le vin. [1,6,21] La harpe, le luth, le tabourin, les hautbois, et le vin sont dans vos banquets, et vous ne regardez pas l'ouvrage du seigneur , ni ne considérez pas les ouvrages de ses mains. {Isaie, V, 11-12} Quoi ? le roi de Babylone ne vit que durant le banquet cette effroyable main qui écrivait "Mane Thecel Phares", qui signifie royaume compté pesé et divisé. {Daniel, V, 25} [1,6,22] Car par arrêt divin, celui qui expose pour la vaine réjouissance de la volupté les vaisseaux humains du seigneur, je veux dire les corps, et qui ouvre le cabinet nuptial du céleste époux aux impuretés de l'esprit malin, est déclaré incapable de la couronne. "Argus qui de cent yeux eut la tête éclairée", {Ovide, Les Métamorphose, I, 625} les perdit tous par la douceur d'une flûte ; ses lumières furent aussitôt éteintes qu'assoupies: [1,6,23] en avez-vous davantage, pour vous assurer que vous serez plus circonspect et plus vigilant ?