[1,4,0] Chapitre IV. De ceux qui ont inventé la chasse; de ses espèces; et quand l'exercice en est permis ou défendu. [1,4,1] Les Thébains, s'il en faut croire l'histoire, furent les premiers qui ordonnèrent que tous participassent à ce plaisir. Jugez comme il doit être suspect puisqu'une nation ensanglantée par des parricides, polluée par des incestes, infâme par ses tromperies et détestable par ses parjures, est celle qui première a fait des préceptes et réduit en forme d'art ce métier ou plutôt ce maléfice qu'aussitôt après elle envoya aux Phrygiens, peuple perdu dans les délices, lâche et impudique tout ensemble. Les Athéniens et les Lacédémoniens, peuples plus sages, se moquèrent de leur folie enveloppant les gestes de l'histoire, les moeurs et la nature des peuples sous l'écorce de leurs fictions mystérieuses. De telle sorte néanmoins qu'ils profitaient au public en faisant ainsi fuir le mal ou qu'ils donnaient du plaisir par la douceur de la poésie. [1,4,2] Poésie, qui dit que le chasseur Ganymède fut enlevé par un aigle pour aller servir au gobelet de Jupiter d'où il devait passer à des embrassements que l'honneur et la nature abhorrent. Ingénieuse fiction ! qui représente la légèreté des chasseurs par le ravissement que fit cet oiseau et qui enseigne que la volupté, ennemie de la sobriété, n'a point de honte de se prostituer à l'appétit du premier venu. Actéon, ayant vu toute nue la déesse qu'il avait servie avec tant d'ardeur, comme il commençait de retirer son affection de cette erreur, se sentit transformer en bête, ayant encore le raisonnement humain, et se vit changé en cerf pour servir de curée à ses propres chiens, quoiqu'il tachât de les chasser par ses gestes et par sa voix pitoyable, payant de sa propre chair la peine due à cette mauvaise habitude. [1,4,3] Peut-être que les poètes font présider une déesse sur les chasseurs parce qu'ils ne veuelent pas faire cette injure aux dieux de les tacher de cette mollesse ou plutôt de cette malice. Si Venus pleure son Adonis déchiré par un sanglier c'est qu'elle a toujours commerce avec la chasse même avec la plus laborieuse. Virgile, se plaisant à dépeindre industrieusement le séjour d'Énée chez Didon, n'a su mieux ajuster les souhaits de ces deux amants qu'en leur ouvrant un antre fort secret au milieu des forêts, dans une partie de chasse, après avoir écarté tous les veneurs. [1,4,4] Il l'a peut-être fait ainsi parce que cet amour se sentant coupable d'ordure fuit le jour, comme au contraire, l'honnête joie d'une couche légitime fait marcher devant elle les flambeaux solennels dont elle est éclairée. Me pourriez-vous donner quelque homme illustre, qui se soit fort attaché à ce plaisir ? Hercule "Bien qu'il ait mis par terre une biche volante, Et donné le repos aux forêts d'Érimanthe" {Virgile, L'Énéide, VI, 802-803} eut plus d'égard à l'utilité publique qu'à son propre plaisir. [1,4,5] Je veux que Méléagre ait tué le sanglier, qui ravageait la Calydoine, il ne s'est donné ce contentement que pour ôter un ennemi à sa patrie. Que le père des Romains ait abattu des cerfs çà été pour la nourriture de ses compagnons et non pas pour un vain passe-temps. Les actions de ces trois héros sont justifiées par leur événement et par leur intention, car une chose est louable quand elle est précédée d'une cause honnête. Mais qu'on me dise lequel de tous ceux-là dressa jamais une armée d'hommes ou de chiens pour combattre des bêtes par une force empruntée plutôt que par la sienne propre. Avec combien d'apprêts tache-t-on aujourd'hui de forcer un lièvre peureux, qui n'est qu'un petit animal. Que si le travail des chasseurs se signale par quelque plus grande prise, comme est celle d'un ours ou d'un sanglier, il se fait une huée insupportable, les veneurs sautent de joie, ils portent devant eux en triomphe la tête de leur prise et ces dépouilles illustres. [1,4,6] Qui ne croirait qu'ils ont pris le grand Cham à entendre les cors et les hautbois qui donnent de toutes parts comme pour un signal de victoire. La prise d'une femelle et même celle d'une plus noble proie surprise plutôt par ruse que par force leur impose un triste silence. Un lièvre et un chevreuil ne sont pas matière de triomphe. D'avantage depuis le huitième degré du capricorne jusqu'aux jumeaux la fanfare de leurs cors cesse, si ce n'est par un notable ennemi tel qu'un lion, un tigre ou un léopard. mais, Dieu merci, ceux de nos quartiers ont peu souvent la gloire de telles prises et, cependant, ils passent toute l'année en diverses espèces de chasse. [1,4,7] Les Albanais dans l'Asie ont une race de dogues plus forts que les lions, qu'ils prennent comme des petits animaux sans défense, par la force de leurs chiens et par l'industrie des gens du pays. Il n'est point de bête sauvage ni plus forte ni plus courageuse que ces chiens là. Hercule, après la défaite de Geryon à trois têtes, les fit passer d'Italie en Asie et leur laissa comme en héritage la vertu de terrasser les lions. Ce n'est pas tout, il faut un art pour les dépecer et il y en a un. Le veneur s'escrime tantôt de son épée avec mille beaux gestes {Juvénal, Satires, V, 121} et tantôt fait des tours de passe-passe avec son poignard, vous serez étonné si d'aventure vous vous rencontrez à pareilles cérémonies mais prenez garde à ne pècher pas contre les termes de l'art, vous auriez le relais ou pour le moins vous passeriez pour ignorant dans toutes les bonnes choses si vous ne savez toutes ces bagatelles. [1,4,8] Voilà les beaux exercices des gentilshommes de notre temps; voilà l'alphabet de leurs vertus; voilà le chemin qui mène ces bienheureux par le plus court à la béatitude où nos ancêtres nous avaient montré qu'il fallait monter par les degrés d'une vertu laborieuse. Les Français se moquent des Lombards et des Génois parce qu'ils font leur testament, assemblent leur voisinage et courent aux armes pour combattre une tortue, s'ils la voient dans leurs choux. [1,4,9] Cette gausserie procède de ce que jamais une rencontre de combat ne les surprend sans leurs armes. Mais les nôtres pourraient-ils bien s'exempter de ce reproche, vu qu'ils déclarent solennellement la guerre aux bêtes avec beaucoup plus de bruit et de frais. Ils poursuivent toutefois avec moins d'hostilité celles dont la malice mérite à juste raison d'être haï des hommes, pendant qu'ils chassent les autres bêtes, les loups, les renards, les ours et les bêtes les plus nuisibles ont trêve avec eux et n'ont point de crainte d'exercer leurs dégâts à la vue des chasseurs. Hannibal, comme on dit, fit tuer un prisonnier Romain, qui par son commandement avait en duel combattu et vaincu un éléphant, parce que (disait-il) celui, qui peut être forcé à combattre une bête, est indigne de la vie, quoiqu'en effet il y ait plus d'apparence que par jalousie il ne voulut pas qu'un captif remportât la gloire d'une victoire inouïe et qui eût fait mépriser ses éléphants qui avaient apporté de la terreur à toute l'Europe. [1,4,10] Comment doc estimons nous digne de la vie celui qui ne la sait employer à d'autre usage qu'à persécuter des bêtes par une vaine occupation. Ceux qui prennent plaisir à la fauconnerie, si vous la voulez appeler chasse, n'ont pas à mon avis justement tant de folie que les précédents mais ils n'ont pas moins de légèreté. [1,4,11] Ils trouvent dans ces anciennes histoires qu'Ulysse est l'auteur de cet exercice. Ce fut lui qui le premier à son retour de Troie fit voir à la Grèce des oiseaux qu'il avait dressés par une invention agréable et merveilleuse à faire la guerre à leurs semblables. Ceux-là vraiment font bouclier d'un grand personnage "Qui vit tant d'hommes de caractères différents et visita tant de cités" {Horace, l'Art poétique, 142} dont la prudence ne fut jamais surprise, dont les ennemis ne purent jamais éviter les embûches et dont la façon de faire la guerre sans coup férir avança plus les affaires des Grecs qu'une flotte de mille voiles. Mais Ulysse n'en attribue-t-il pas l'invention à cette Circé, qui dans les poètes change les corps et les esprits des hommes par ses enchantements et par ses breuvages, parce que son artificieuse éloquence et sa grâce pleine de charmes, attirait les esprits pour en faire ce qu'il lui plaisait; par ce moyen elle fit prendre aux Grecs le venin de la volupté mais le sage Ulysse aussitôt qu'il en eut goûté ne le voulut point l'avaler de peur qu'il ne fût contraint honteusement de se rendre infâme et lâche esclave d'une courtisane. [1,4,12] Mais parce que la sagesse connaît bien l'usage et l'application de toutes choses, ce prince fort adulé, n'étant point à son retour connu de sa Pénélope ni de son fils Télémaque, voulut pourvoir aux moyens de divertir un peu la tristesse que la Grèce avait conçue de la perte de tant d'hommes que ses longs voyages avaient consumés. A ce propos je louerais l'admirable fidélité d'un chien, lequel seul d'une si grande famille, ne perdit point le souvenir de son maître par l'espace de vingt ans et lui fit caresse à son retour, si ce n'est que ces louanges pourraient en quelque façon retourner aux chiens de chasse. [1,4,13] Ce grand capitaine ne voulut pourtant pas que son fils apprît ce nouveau divertissement, qu'il avait apporté seulement pour adoucir la fâcherie de ceux qui se ressentaient des malheurs de la guerre par la perte de leurs parents. C'est d'où je tire une conjecture que cette occupation est inutile puisqu'un si grand personnage ne la pas voulu permettre à son fils. Ajoutez à cette raison que les femelles sont meilleures pour la fauconnerie que les mâles. [1,4,14] Vous feriez reproche à la nature d'un si mauvais choix, si vous ne connaissiez que les pires animaux sont les plus enclins à la rapine car elle n'a que peu de plaisir avec beaucoup de peine et ne fait jamais monter les profits aussi haut que les frais, quoique plusieurs s'adonnent à la chasse afin que sous ce prétexte ils fassent moins de dépense chez eux mais d'ordinaire à la table de leur voisin, ils se dérobent des compagnies, ils courent autour des étangs et des marécages et brossent dans les forêts. Ils se contentent de viandes assez sobres et des plus simples habits et cependant de cette malheureuse image de volupté repaissent leurs valets et leurs camarades, harassés par les trop grandes fatigues et desséchés par la faim et par la nudité. La ville d'Athènes tomba en captivité au même temps qu'elle relâcha l'édit qui défendait la chasse. [1,4,15] Virgile demanda un jour à Marcellus, qu'il voyait entièrement adonné à la fauconnerie, s'il aimait mieux qu'il lui dressât un oiseau pour voler des oiseaux ou qu'il lui fît une mouche pour exterminer les mouches. Ce jeune prince, par l'avis de son grand-père Auguste, choisit plutôt une mouche pour exterminer hors de Naples les autres mouches et délivrer la ville de ces ennuyeux insectes. [1,4,16] Son souhait fut incontinent accompli ; ce qui nous montre que l'utilité publique est préférable au plaisir d'un particulier. Si l'on ajoute foi à tous les contes des Grecs, Achille instruit dans l'antre de Chiron le Centaure à toucher le luth et de là, poussé dans les forêts parmi le sang et la boucherie des bêtes sauvages, s'accoutuma à une façon de vivre inhumaine et perdit ainsi l'humanité et la crainte de la mort, si naturelle aux hommes. Ainsi ceux qui s'attachent trop ardemment à cet exercice ou plutôt à cette fainéantise deviennent brutaux et dépouillant la meilleure partie de l'homme se changent en monstres par la corruption de leurs moeurs. [1,4,17] Car, après qu'ils sont corrompus par la légèreté, ils le sont encore facilement par la lasciveté et puis, s'étant plongés dans une volupté dérèglée, ils s'abîment dans tous les vices imaginables. Car ils cherchent l'oisiveté après ce mauvais travail et la réjouissance des choses même défendues leur est plus douce après cette occupation si pénible, car il semble que la nature répare plus avidement ce qu'elle avait évacué en trop grande abondance. Tous les chasseurs tiennent encore de l'institution des Centaures. [1,4,18] Il est rare d'en trouver quelqu'un qui soit continent mais je pense qu'on n'en trouvera point de sobre, ils ont tous été formés de la main de ces monstres, dont les banquets sont si funestes qu'on n'en revient point sans blessure. Que si les histoires que les poètes ont embrouillées par leurs fables ne méritent pas d'être crues, il est nécessaire au moins de croire celle, qui pour être écrite du doigt de la vérité éternelle, a obtenu une autorité invincible. [1,4,19] Le premier dont elle fait mention, c'est Nemroth qu'elle nomme "robuste chasseur devant le seigneur". Vous n'oseriez douter que ce ne fut un méchant homme puisque tous les saints docteurs l'ont condamné. Cet homme-là monta jusqu'à un tel degré d'orgueil et d'insolence qu'il osa bien violer les droits de la nature en ce qu'il réduisit cruellement en servitude ses confrères que la nature avait créés avec la marque de liberté. Voyez que la grandeur de la tyrannie érigée au mépris de celle de dieu commence par un chasseur, elle n'a point eu d'autre auteur que celui, qui se souillant dans le carnage et se vautrant dans le sang, avait appris à mépriser son seigneur. [1,4,20] Il commença d'être puissant sur la terre car l'écriture le dit ainsi parce qu'il n'attendit pas que son souverain l'investit de la puissance. "Le commencement de son royaume fut Babylone et il s'étendit sur la terre de Sennaar" (cfr. Daniel I, 2) où toute la terre n'ayant qu'un langage, la tour de Babel fut élevée contre le ciel, étant bâtie de briques au lieu de pierre et maçonnée de bitume au lieu de ciment, c'est-à- dire n'ayant point pour fondement cete pierre "par la solidité de laquelle tout bâtiment est appuyé sur le seigneur" (cfr. Paul, Lettre aux Éphésiens, II, 21). [1,4,21] Par ce moyen sa témérité criminelle, se séparant de l'unité, coupa l'unité du langage et fut justement punie la première par une confusion pour s'être plutôt glorifiée de sa suffisance que de la bonté de son créateur. De là vint le proverbe "Nemroth robuste chasseur devant le seigneur", peut-être parce qu'il fut si insolent, que le supplice encore tout récent du déluge ne le peut empêcher de montrer son orgueil aux yeux de dieu et de s'attribuer par effrontée usurpation le service que les hommes devaient à leur légitime seigneur alors qu'il est établi que la confusion des langues précéda le déluge. [1,4,22] Et Babylone encore, qui ennuie toute la terre avec sa coupe d'or et plante ses pavillons contre la Jérusalem céleste, doit-elle pas périr puisque tous ceux qui combattent pour elle sont condamnés par une continuelle malédiction de saints ? Esaü, qui fut aussi grand chasseur, mérita d'être débouté de la bénédiction paternelle : ce malheureux n'amassa par les bois que la faim afin que par sa gourmandise immodérée un plat de lentilles fût le vil prix de sa primogéniture et qu'il imposât à ses descendants le joug d'une servitude insupportable, après avoir ployé lui-même sous la puissance de son cadet qui avait gardé la maison. [1,4,23] Ses mains étaient effroyablement couvertes de poil car comment eut pu être doux au dehors celui dont les moeurs étaient si sauvages; celui, dis-je, qui avait laissé au logis ses beaux habits, c'est-à-dire, qui par la manie qu'il avait pour la chasse s'était dépouillé des ornements de la vertu. Il poursuivait la mort de son frère et, quoiqu'il connut bien que par une grâce spéciale de dieu il eût été préféré dans la bénédiction, il n'eut point de honte de s'en faire adorer après qu'il en eut reçu des présents. [1,4,24] Je sais bien qu'ils veulent faire passer Macchabée pour auteur de la fauconnerie, qui, s'employant à de plus grandes choses, mena une vie, comme on croit, exempte de ce plaisir car il fit la guerre en grand capitaine, restitua la liberté à sa nation, établit des lois, renouvella les anciennes cérémonies, nettoya le "sancta sanctorum" et embellit de couronnes d'or la façade du Temple, dont il croyait qu'était procédé le bonheur de ses victoires. "Jamais la volupté de soi-même amoureuse, Ne prit par ses douceurs cette âme généreuse". {Lucain, La guerre civile, II, 390-391} [1,4,25] Enfin il mourut l'épée à la main pour sa patrie et laissa ses frères héritiers d'une guerre légitime. Regardez dans le premier âge du monde les patriarches à qui la nature avait donné les lois de la raison. Dans la loi écrite, passez à ceux qui ont conduit le peuple, descendez aux juges, voyez les rois, considérez tout l'ordre des prophètes, examinez les exercices et les emplois du peuple fidèle. Qui trouverez-vous jamais dans tout le vieux testament qui se soit adonné à la chasse? Les Iduméens et les Ismaélites peut-être et des peuples qui ne connaissaient point le vrai dieu. Où sont, dit le prophète, ou, si vous l'aimez mieux, le secrétaire du prophète, mais étant ravi en esprit, "ceux qui se jouent dans les oiseaux du ciel" {Baruch, III, 17}, comme s'il voulait dire tacitement, ceux dont la vie n'a été qu'un passe-temps. [1,4,26] Ils se sont évanouis avec leurs oiseaux et de fait il dit incontinent après qu'ils sont descendus aux enfers. Demandez à vos pères, faites parler vos aïeuls, ils vous répondront qu'ils n'ont point vu de chasseur qui fut saint. Que si vous flattiez cette profession de ce que dieu par le prophète promet qu'il enverra des chasseurs pour relancer les impies dans les forts et dans les bois de haute futaie, consacrés aux idoles, sachez qu'il taxe la vie des brutaux et qu'il n'autorise pas la vanité de la chasse. Que l'exemple de Placidas, autrement appelé Eustache, illustre martyr de Jésus Christ, ne vous flatte point tant, quoique l'histoire pieuse et non pas toutefois canonique, vous assure que dieu lui apparut à la chasse. Si peut-être vous n'approuvez la rage des persécuteurs de l'église de laquelle Saint Paul fut appelé à l'apostolat. [1,4,27] Mais qu'il y ait eu des hommes illustres qui, ayant aimé ce plaisir, comme des Alexandres et des Césars, les philosophes et les sages l'ont-ils aimé ? Socrate, Platon, Aristote, Sénèque, Soranus et celui qui surpassa toutes les merveilles, non pas de sa ville mais de l'univers, cet Architas Tarentin, qui attira sur soi l'administration des hommes par sa sagesse et par sa vertu ? Et pour revenir aux nôtres, quelqu'un de ceux qui nous ont éclairés par la vérité de la doctrine, par l'exemple de leur vertu et par l'autorité de leur foi, tels qu'ont été les Jérômes, les Augustins, les Laurents, les Vincents et pour dire en un mot quelqu'un de toute cette troupe glorieuse, fut-il jamais transporté de cette manie ? Les exemples lamentables de notre siècle nous enseignent bien à quitter là cette inquiétude ; la colère divine a frappé de diverses mais véritables plaies plusieurs de nos princes lorsqu'ils étaient à la chasse. Ils ont trouvé une fin de bêtes après qu'ils ont vécu brutalement tant qu'ils ont pu. [1,4,28] La main de dieu n'a pas épargné même les rois, elle a exercé sur eux une digne et remarquable vengeance. Si nous taisons leurs noms, ce n'est pas par faute d'exemples, si ce n'était par celle que l'abondance engendre mais c'est de peur seulement que nous ne semblions rouvrir les plaies qui saignent encore et toucher l'ulcère des esprits, qui ont été blessés par ces tristes accidents. [1,4,29] Car nous n'en avons, hélas!, que trop d'exemples domestiques. Quelques-uns en sont allés jusqu'à une telle manie, transportés par l'appétit de cette volupté, qu'ils en sont devenus ennemis de la nature et dépouillant leur épée en mépris des jugements divins ont gêné par divers supplices l'image vivante de dieu pour venger la mort d'une bête. Ils n'ont point eu de honte de perdre pour l'amour de quelque petit animal un homme que le fils de dieu a racheté par son sang. [1,4,30] L'oppression des hommes ose s'approprier les bêtes qui sont de droit de nature et qui sont au premier occupant; elle les met dans ses possessions en quelque endroit qu'elles puissent être, comme si elle avait enceint tout avec ses rets. Et ce qui vous étonnera d'avantage, tendre des pièges, déployer des pantières, se servir d'appâts ou de quelque autre invention que ce soit, est le plus souvent par édit déclaré crime punissable ou par confiscation des biens ou par punition corporelle. [1,4,31] Vous aviez entendu de l'écriture "Les poissons de la mer et les oiseaux du ciel" {Psaumes VIII, 8, 9} sont un bien commun mais aujourd'hui ils appartiennent au fisc en quelque part qu'ils aillent. Retenez vos mains, abstenez-vous de cette prise, si vous-mêmes ne voulez être la proie des chasseurs en punition du crime de lèse- majesté. Il faut que les laboureurs cèdent leurs clos aux bêtes sauvages afin qu'elle aient liberté de se promener; qu'ils leur quittent leurs champs pour leur augmenter leurs pâtures; que les bouviers et les bergers n'osent toucher à leurs herbages et que les troupeaux leur réservent les fleurs des prairies. Je ne sais comment on n'a pas ôté la liberté aux abeilles d'en faire du miel. [1,4,32] Bon dieu! quelle fureur et néanmoins ils ne peuvent par leur autorité ni par leur puissance chasser des petits insectes qui tourmentent ces bêtes, qui font leurs délices. Un moucheron, armé pour la vengeance de l'homme, exerce bien ses piqûres contre elles. Si vous êtes donc de ce pays, vous serez contraints tous les ans de racheter les levées de vos terres, choisissez mais c'est le droit que vous en perdiez les biens ou la vie. [1,4,33] Si quelque veneur passe auprès de votre maison, présentez-lui promptement avec beaucoup de respect tout ce que vous avez chez vous; achetez ce que vous trouverez chez votre voisin pour son usage, de peur que la licence de l'édit ne lui fasse emporter ce qu'il lui plaira ou que vous ne soyez assigné pour crime de lèse- majesté à la gruerie ou devant le lieutenant du roi ou devant le conseil d'état, comme si le domaine s'accroissait quand les officiers de la gruerie consument en frais quelque malheureux. [1,4,34] Mais de peur que je ne semble déclamer contre la chasse et contre les autres vains passe-temps de la cour, avec moins de jugement que d'animosité, je consens volontiers que la chasse soit du nombre des choses indifférentes pourvu qu'elle n'abâtardisse pas avec trop de volupté le courage de l'homme et qu'elle ne frappe point le fondement de la raison; mais quand elle l'aurait fait dans quelques-uns, elle n'en serait pas pour cela tout à fait condamnée puisque le vin rejette la faute de l'étourdissement qu'il cause sur celui qui le prend avec excès et que le vieillard retombe en enfance, le plus souvent par sa faute que par celle de son âge. La chasse donc peut être estimée honnête et utile mais il faut regarder le temps, la sorte, le lieu, la personne et la cause. [1,4,35] La personne rend l'exercice honnête s'il est de son emploi et nul emploi ne sied mieux que celui que l'on exerce sans entreprendre sur son voisin. Aristote définit ce qui est bienséant à chaque personne en trois mots "Ce qui appartient le plus à un chacun lui sied le mieux". [1,4,36] Qu'avons-nous donc affaire ni vous ni moi de cette occupation; il est ridicule de laisser la sienne pour en prendre une autre. Qu'a donc à démêler avec un exercice particulier et rustique celui qui porte les enseignes de la justice. Que le peuple suive son chef, que le docteur sème ses instructions, que le juge punisse les criminels, que la libéralité du prince récompense les hommes excellents, que les personnes privées soient employées à de moindres affaires que celles de libre condition, ayant des occupations plus honnêtes, et que les esclaves en aient de plus serviles. Ainsi les membres du corps ont chacun leur office et ne sont pas tous employés à la même fonction. "Car ce que les gens de probité, un Titius, un Seius, eussent crû indigne d'eux, est assurément le plus bel endroit de la vie de Crispinus". {Juvénal, Satires, IV, 13} [1,4,37] Pourquoi ne laissons-nous donc pas la chasse au veneur ? pourquoi empiétez-vous sur son emploi ? Vous moqueriez-vous pas d'un piqueur qui aspirerait à la papauté ou à l'empire ? il sera donc encore plus indigne que quelqu'un s'abbaisse de ces dignités aux indignités et au carnage de la chasse. [1,4,38] Car l'amour du bien qui nous est naturel se porte de soi en haut; le vice, au contraire, descend toujours dans le précipice. La cause pourra l'excuser, si elle est nécessité, de profit ou d'honnêteté, puisque la seule intention est celle qui donne la forme à toutes les oeuvres car "ton intention", selon le dire du sage, "impose le nom à ton ouvrage" {Ambroise, De officiis, I, 147}. [1,4,39] Esau ne peut être blâmé d'avoir été à la chasse du commandement de son père pour obtenir la bénédiction qu'il lui avait promise, car si l'on ne pouvait chasser qu'avec péché, un si grand patriarche n'y eut pas envoyé son fils qu'il voulait faire per le moyen de sa bénédiction le chef d'une nation entière ; mais peut-être qu'il se rendit coupable pour y avoir demeuré trop longtemps et pour avoir exercé plus qu'il n'est permis une oeuvre, bien que permise, d'où il avait contracté une mauvaise habitude et une affection dérèglée. [1,4,40] Celui que la nécessité contraint de maintenir sa vie par un exercice qui n'est point défendu ne pèche aucunement. Pareillement ceux qui évitent la fainéantise, qui disposent leurs membres au travail par cette habitude et qui craignent de devenir trop replets et trop pesants, pourvu qu'ils observent la dignité de leur rang, ne sont pas sujets à cette juste repréhension. [1,4,41] Une action n'est pas crime de soi mais par sa cause et celle qui a le plaisir pour principe, ne peut être rendue honnête, quelque fausse couleur de vertu qu'elle fasse paraître ; je n'entends pas ici ce plaisir qui est le fils de la paix, de la patience, de la longanimité et de la joie du saint esprit mais celui qui ne plaît que dans les festins, dans les beuveries, dans les chansons, dans les jeux, dans des habits trop somptueux, dans des impudicités et dans des ordures, un tel plaisir ramollit les esprits les plus fermes et faisant honte à la nature, rend les hommes plus efféminés que les femmes mêmes. [1,4,42] Le temps aussi diminue la faute et fait que cet exercice est recommendable. Il peut être, comme il l'est en plusieurs endroits, une occasion de traiter d'autres affaires. Mais la chasse est hors de saison, quand le culte de la religion ou la nature des choses ou le devoir d'une charge qui ne doit point être négligé ni postposé à d'autres occupations obligent une personne. [1,4,43] Mais c'est assez parlé de cette matière, parce que je n'ai pas entrepris d'écrire de la chasse mais de me moquer des vanités des courtisans. Il faut avoir aussi égard à ce que le lieu soit des terres de celui qui chasse et non pas de celles d'un autre ou qu'il soit public ou commun, pourvu toutefois qu'on ne fasse point de tort à ses compagnons et que le lieu par sa sainteté et par sa révérence n'en doive pas être exempt. [1,4,44] Car celui qui entreprend sur la possession d'autrui est punissable selon le droit. La façon en est louable quand on l'exerce avec prudence et modération et s'il se peut avec utilité en telle sorte que vous suiviez ce précepte du comique "RIEN DE TROP" car "La vertu dans l'excès souvent passe pour vice, La trop grande rigueur est nommée injustice, Et pour être trop sage on devient insensé". {Horace, Épîtres, I, VI, 15} Il n'y a rien de plus vilain ni qui fasse plus rire à gorge déployée ceux qui vous voient que de se mêler trop avidement d'un métier que vous ne savez pas sans avoir dessein de l'apprendre, comme si vous bégayiez par bouffonnerie une langue que vous ne sauriez pas. [1,4,45] Des personnes, il y en a quelques-unes que la bienséance a reculé non seulement de cet exercice mais encore de tous ceux qui tiennent un peu trop de la légèreté et du plaisir, du nombre desquels sont les ecclésiastiques et les magistrats les plus relevés. Car ce qui ne serait qu'une légère faute pour les autres est bien souvent un crime pour eux. Il le faut bien dire ainsi puisque les obstacles qui rompent les contrats déjà passés doivent être plus grands que ceux qui les empêchent seulement. [1,4,46] Or, par le droit canon, la chasse ne ferme pas seulement la porte des ordres sacrés à ceux qui l'exercent mais encore les interdit de la dignité du sacerdoce quoiqu'ils l'aient déjà acquise. L'équité de Thémistocle parut en ceci comme en toute autre chose quand il voulut que les magistrats soient écartés des jeux et à des bagatelles de peur, disait-il, que la gravité de la république ne semblât jouer avec des enfants et témoigner par là sa décadence. [1,4,47] Néanmoins si les plus sérieuses occupations les laissent en repos, ce qui n'arrive que rarement, il leur est permis, principalement dans la jeunesse, de relâcher quelque chose de leur gravité par le privilège de leur âge et d'être un peu plus indulgents envers eux-mêmes des plaisirs dont ils récompenseront la république quand ils auront atteint la maturité de leurs années. Ce sont ses paroles. [1,4,48] Et plût à dieu qu'il fût écouté des chrétiens et qu'au moins dans l'age viril ils apprissent à préférer leurs charges à leurs jeux d'enfant, lors tout le corps de la république serait entier et vigoureux en toutes ses parties, lors il prendrait un embonpoint et une agréable beauté "Si chaque chose était bien mise dans son rang" {Horace, L'Art poétique, 92}, si l'on distribuait les emplois sans les confondre et nous verrions ce bon règlement si nous nous laissions guider à la nature qui nous enseigne parfaitement bien les règles de la vie. "Mais aujourd'hui les artisans se piquent d'être courtisans. Aujourd'hui les maçons guérissent, come les médecins bâtissent". {cfr. Horace, Épîtres, II, 1, 116} L'on tire maintenant des hommes de la chasse et des emplois les plus abjects et peut-être que l'on prend même de ceux qui professent le crime pour remplir les sièges des souverains magistrats et par ce désordre l'ignorance téméraire des hommes privés s'ingère de manier les affaires publiques.