[4,0] LIVRE IV. AVANT-PPROPOS. Il est bien difficile de faire profession de la vérité, qui le plus souvent est corrompue par la négligence et par la lâcheté de ceux qui la professent, ou par les ténèbres des erreurs qui l'obscurcissent, dans lesquelles il est impossible de la discerner entre tant de choses, que l'on ne saurait connaître par faute de lumière. Or la connaissance laissant errer par des sentiers égarés celui qui la méprise, attire les pointes de la justice sur la tête de ceux qui malgré ses instructions s'abandonnent aux plus lourdes fautes. Si vous me demandez quels sont les degrés de cette connaissance qu'on appelle philosophie, sachez que le premier est d’éplucher les genres et les propriétés de chaque chose, pour connaître avec prudence les vérités qui se rencontrent dans chacune d'elles, et le second est de les déclarer fidèlement après les avoir découvertes. Ce grand chemin des philosophes est seulement ouvert pour les âmes généreuses, qui du royaume de la vanité appellent hardiment à la liberté chrétienne dont jouissent parfaitement ceux que la vérité a délivrés. Ceux, dis-je qui servant à l'esprit ont tiré leur tête de dessous le joug de l'iniquité et de l'injustice. Et comme l'esprit de Dieu apporte la liberté partout où il domine, la crainte servile, qui s'accorde lâchement avec les vices, extermine le saint esprit. Cet esprit puissant fait tonner la vérité aux oreilles des princes, il ne rougit point pour les aborder, il préfère ou pour le moins égale aux rois ceux que l'évangile appelle pauvres d'esprit. Et pour le dire mieux, il enseigne à ceux qui reçoivent ses mouvements les moyens de connaître, de dire et d'exécuter la vérité. Si quelqu'un ne la veut pas entendre, dites assurément qu'il est éloigné de cet esprit. Mais poursuivons et voyons maintenant en quoi le tyran diffère du prince. [4,1] CHAPITRE I. La différence du prince et du tyran. L'unique et très grande différence d'entre le tyran et le prince est que celui-ci rend obéissance à la loi, au gré de laquelle il gouverne le peuple dont il se croit le ministre et par bénéfice de la même loi s'attribue le premier lieu, pour exercer les charges de la république et pour en supporter le plus grand fardeau, de fait pour cette raison il est préféré à tous en particulier; d'autant que chacun d'eux, n'étant obligé qu'a certaine charge, le prince seul porte le fardeau de toutes les charges ensemble. Voilà pourquoi la puissance de tous les sujets lui est conférée à bon droit, afin qu'il ait assez de suffisance de lui-même pour rechercher et procurer l'utilité de tous en général et en particulier, et que le prince et les sujets, étant par un rapport réciproque membres l'un de l'autre, l'état de la république soit bien disposé. En quoi nous suivons la nature, sage maîtresse de bien vivre, qui a placé dans la tête seule tous les sens de l'homme, miraculeux abrégé de cet univers, ayant tellement assujetti tous les autres membres à celui-là, que tous leurs mouvements sont bien règlés tandis qu'ils suivent le commandement de leur tête, je l'entends quand elle est parfaitement saine. Et par conséquent la souveraineté est relevée et embellie d'autant de privilèges qu'elle a cru elle-même lui être nécessaires avec raison certes, puisqu'il n'est rien de plus utile au peuple que de contenter le prince dans les choses nécessaires, pourvu que sa volonté ne se trouve pas directement opposée à la justice. Vous inférez de là que le prince selon la définition ordinaire est la puissance publique et l'image vivante de la majesté divine. Il reluit sans doute je ne sais quelle puissance surnaturelle dans les princes, dont nous voyons les effets quand les hommes ploient sous leurs commandements, quand ils baissent la tête sous le tranchant de leurs épées, et que par un mouvement d'en-haut tel les redoute, qui leur est redoutable. Je ne pense pas que ces miracles puissent arriver sans une particulière assistance du ciel; car toute puissance vient de Dieu, Seigneur de toutes les créatures, elle sera toujours avec lui, et avant les temps dans l'éternité elle était le modèle et le principe des souverainetés de la terre. Et partant la puissance du prince vient tellement de Dieu, qu'elle ne le quitte pas, mais qu'il s'en sert par une main qu'il commet à cet office, nous montrant dans les princes des exemples de sa clémence ou de sa justice. Il est donc certain que le rebelle qui résiste à la puissance, résiste à l'ordre établi de Dieu, lequel seul à droit de la conférer, ou de l'ôter, ou de l'amoindrir. Les puissances n'ont pas droit de tourmenter leurs sujets quand il leur plaît, il n'appartient qu'à la volonté divine de les punir, ou de les exercer par l'injustice des mauvais princes. Pour cette raison un saint évêque ayant demandé à Attila durant la persécution des Huns, qui il était, sitôt que ce barbare lui eut répondu: "je suis le fléau de Dieu", il respecta en lui la divine majesté. Et lui dit: "Que le ministre de mon Dieu soit le bienvenu. Bénit celui qui vient au nom du seigneur" et dès aussitôt il ouvrit les portes de l'église à ce persécuteur, dont la cruauté lui fit gagner la couronne du martyre. Ce religieux prélat n'osait pas fermer la porte au fléau de Dieu, parce qu'il savait que le père fouette son fils quand il l'aime bien et que la puissance des verges ne vient que du ciel. Si cette puissance est vénérable aux bons, lors même qu'elle afflige les élus, qui osera refuser celle qui est instituée de la main de Dieu pour la punition des méchants et pour le soulagement des bons et qui rend une obéissance religieuse à l'autorité des lois. C'est une parole, dit un empereur, digne de la majesté d'un souverain que d'avouer qu'il est attaché aux lois. Parce que l'autorité du prince ne dépend que de celle du droit. Et véritablement il a quelque chose de plus grand que son trône lorsqu'il le soumet aux lois: en telle sorte qu'il tienne pour maxime que rien ne lui est permis si l'équité ne lui accorde.