[4,8] CHAPITRE VIII. De la modération que le prince doit apporter en sa clémence et en sa justice, et qu'il est nécessaire pour le bien de l'état de les tempérer 1'une par l'autre. Ainsi que le prince soit obligé à cette loi qui oblige tout le monde. Que dans l'état personne ne cherche ses propres intérêts, mais ceux du public. Mais que la mesure de cette affection dont le prince doit embrasser ses sujets comme ses frères soit retenue par la modération, il doit les aimer de façon qu'il corrige leurs fautes, et qu'il considère en eux la chair et le sang pour les assujettit à l'esprit. Imitant en cela les prudents médecins qui, ne pouvant guérir une maladie par des fomentations et par des remèdes faciles, la combattent avec les plus rudes, et la déracinent avec le fer et le feu, mais n'emploient jamais ces rigueurs sinon lorsqu'ils n'ont point d'espérance de rappeler la santé par un traitement plus doux. A leur exemple le souverain, voyant qu'une main trop douce n'avance rien à la guérison des vices, est obligé, quoiqu'à regret, de verser sur la plaie l'aigreur des peines pour en nettoyer l'ordure, et de tourmenter les méchants par une pieuse cruauté pour conserver les bons : mais qui pourrait sans un grand sentiment de douleur se couper les membres du corps. Le souverain endure donc une grande douleur, lorsque les crimes de ses sujets lui arrachent un supplice, que sa main droite n'exécute qu'avec regret (j'ai dit la main droite, car il na point de main gauche) il rend le service et l'obéissance qu'il doit à la loi en soupirant de tristesse de se voir obligé à mettre à la gène les membres d'un corps dont il est la tête. On rapporta un jour à Philippe que Physcias bon homme de guerre avait perdu l'affection qu'il avait pour son service et qu'il l'aurait désormais pour ennemi, parce qu'ayant beaucoup de peine, à cause de sa pauvreté, à nourrir trois filles qu'il avait, il se plaignait tout haut de l'ingratitude du roi qui ne l'assistait point; mais il répondit à ses amis qui lui conseillaient de s'en défaire : Quoi, si j'avais une partie du corps malade la couperais-je plutôt que je ne la guérirais ? Un peu après il envoya quérir ce Physcias en secret, et l'ayant interrogé sur l'incommodité de son ménage, lui donna suffisamment de quoi se retirer de la pauvreté, et par ce moyen le regagna et le rendit plus fidèle et meilleur qu'il n'était auparavant qu'il crût avoir été offensé par l'ingratitude du roi. Car comme dit excellemment un bon auteur, un prince doit d'être vieil en ses moeurs, suivre des conseils plus modérés, et se comporter comme les médecins qui guérissent les maladies tantôt par détraction dans les corps trop replets, et tantôt par réfection dans ceux qui sont trop évacués, appaisant la douleur quelquefois par liniments et d'autrefois par remèdes caustiques. Il faut encore qu'il soit affable en son entretien, libéral dans ses bienfaits, entier dans son autorité, et vénérable par l'intégrité de ses moeurs : un discours obligeant et une parole de bonne grâce lui acquîèrent la réputation de prince débonpaire, les bienfaits tirent des coeurs les plus endurcis un amour accompagné de constance et de fidélité et conservent et maintiennent celui qu'ils ont fait naître, et l'integrité des moeurs engendre le respect dans l'esprit de ses sujets. Que je trouve belle la réponse que fit Trajan, le meilleur des empereurs Romains, à ses amis, qui le reprenaient de ce qu'il se montrait trop doux à tout le monde au préjudice de la grarideur impériale. "Je veux", dit-il, "être a l'endroit des hommes privés, tel que j'eusse voulu que les empereurs l'eussent été envers moi si j'eusse été homme privé". Suivant cette maxime, ayant été informé de l'innocence des chrétiens par Pline le jeune, qu'il avait destiné avec beaucoup dautres pour les persécuter, il modéra l'édit qu'il avait publié contre eux, et fit remettre dans le fourreau l'épée qu'on avait preparée pour répandre le sang des chrétiens, qu'il eut peut-être traités plus doucement si les édits et les exemples de ses prédécesseurs, les avis de ceux qui semblaient les plus sages, et l'autorité des juges ne l'eussent incité à exterminer une secte d'hommes, que l'opinion publique avait décriés comme superstitieux et mortels ennemis de la religion. Je ne veux pas ici justifier absolument un homme, qui ne connaissait point Jésus-Christ, mais j'amoindris sa faute, parce qu'il la commettait à la sollicitation des autres et se portait aux bienfaits et au pardon de son propre mouvement. La clémence lui était naturelle envers tous, il n'usa de rigueur qu'envers deux ou trois, auxquels il n'eut su pardonner leur crïmes sans en commettre un. Tellement que durant tout son règne bienqu'il s'en trouvât beaucoup dans le sénat et parmi les nobles de la ville qui l'offensaient grièvement, il n'y en eut pourtant qu'un seul de condamné, encore ce fut par le sénat, et sans qu'il en eut connaissance. Il estimait qu'un homme eut éte hors du bon sens, qui eut mieux aimé s'arracher les yeux s'il ses avait chassieux, que d'essayer de les guérir. Il disait que si les ongles égratignaient il les fallait rogner, et non pas les décerner. Car si un excellent joueur de luth ou de quelque autre inllrument travaille avec beaucoup de soin à corriger le défaut d'une corde qui détonne et s'efforce de l'accorder avec les autres pour faire une agreable consonance de divers accords, ne voulant pas rompre ses cordes, mais les hausser ou les rabaisser à proportion. Quelle peine doit prendre un prince à modérer son gouvernement, tantôt par la rigueur de la justice et tantôt par la douceur de la clémence, afin que toute l'étendue de son état soit d'aussi bonne intelligence qu'une seule famille, et qu'il puisse faire de tous ses suiets, quoique différents en rang et en profession, une grande et parfaite harmomie dans les oeuvres de paix et de charité mutuelle. Mais il est bien certain qu'il y a moins de danger d'abaisser un peu les cordes que de les monter trop haut; car l'adresse du musicien tire bien du son de celles qu'il a abaissées et leur fait tenir leur partie dans la pièce qu'il veut jouer, mais celles qui sont une fois rompues, ne se peuvent raccommoder par aucune adresse. Que s'il veut les monter par force à un ton où elles ne peuvent aller, il perd sa peine, et les met plutôt en état de ne point rendre de son, que de rendre celui qu'il leur demande avec trop de violence. Lisez ces beaux vers : "Un roi sera toujours s'il veut se maintenir, Prompt à récompenser- et tardif à punir: Si pour le châtiment il doit prendre les armes, Il verse moins de sang qu'il ne verse de larmes". {Ovide, Les Pontiques, I, 2, 121-122} L'un provient de sa justice, et l'autre de sa piété, vertus si nécessaires que quiconque s'ingère dans la souveraineté ou dans les autres charges sans être pourvu de toutes deux se moque de soi-même, et attire sur lui la risée, le mépris et la haine de tous les autres, "Que la vérité et la miséricorde ne vous abandonnent point, mettez-les autour de votre gorge et les écrivez dans les tables de votre coeur,et vous trouverez grâce et bonne discipline devant Dieu et les hommes". {Proverbes III, 3-4} Car la grâce est due à la rniséricorde et la discipline à la justice. Certes la créance et l'amour des sujets, vrais effets de la grâce diuine sont des instruments propres pour bien conduire toutes les affaires, mais l'amour sans correction est inutile, parce que le peuple se débauche aisément s'il n'est retenu par la sévérité de la justice: Le prince médite donc la sagesse continuellement et apprend d'elle à faire justice; de sorte que la loi de la clémence est toujours sur la Iangue, et tempère sa clémence par la rigueur de sa justice, de sorte que sa langue ne parle que des jugements, sa charge change la justice en jugement, mais avec tant de nécessité, qu'il n'en peut relâcher sans se destituer lui--même de l'honneur qu'on lui a conféré. Car l'honneur du roi aimee le jugement, et punit les fautes sans perdre la tranquillité de son âme. On dit que Plutarque écrivit une lettre touchant la modération des magistrats qu'il intitula "Archigrammaton", et qu'il enseigna la patience et la justice au magistrat de sa ville par ses discours et par ses exemples. Or ce philosophe fit un jour dépouiller et fouetter pour je ne sais quelle faute un de ses esclaves, méchant homme, rebelle et désobéissant, mais passablement versé dans les lettres et dans les disputes de philosophie. Les coups commençaient à tomber un peu rudement sur sa peau, mais il niait toujours sa faute, disant qu'il n'avait rien fait de mal, et qu'il n'avait mérité d'être battu que pour ses bons services; enfin voyant qu'il ne gagnait rien, il commença a crier et à jeter non seulement des plaintes et des cris mais encore des paroles piquantes, reprochant à Plutarque qu'il ne se comportait pas en philosophe, qu'il était bien vilain de voir en colère celui qui avait fait de si beaux discours du mal qu'apporte cette passion, et qui avait composé un livre de la patience, qu'il dérnentait sa doctrine par ses actions, et que s'étant laissé emporter à la colère, qui lui aveuglait la raison, il avait tort de faire déchirer un innocent à coups de fouet: A tous ces reproches Plutarque répondit avec beaucoup de gravité et sans s'émouvoir: Te semble-il, maraud, que je sois en colère à cause que je te fais fouetter, appelles-tu passion le juste châtiment que tu reçois, mes yeux, ou mon visage, ou ma voix, ou ma couleur, ou mes paroles témoignent-elles que je sois transporté. Je n'ai point que je pense les yeux égarés, ni la bouche pleine d'écume, ni la voix enrouée à force de crier, ni le visage en feu. Je ne dis rien digne de honte, ni de repentir, je ne tremble ni ne saute de colère. Voilà si tu ne le sais pas tous les signes de cette passion. Et puis se tournant vers celui qui le fouettait. Cependant, dit-il, que celui-ci et moi disputons, achèves et réprimes, quoique je ne sois pas en colère l'opiniâtreté de ce coquin et lui apprenez plutôt à se corriger qu'à me haranguer. Cette action de Plutarque peut servir d'une belle instruction à ceux qui sont élevés en quelque dignité.