[4,3] CHAPITRE III. Que le prince est le ministre des prêtres et moindre qu'eux. En quoi consiste la bonne administration de l'état. Le prince prend cette épée de la main de l'église, bien qu'elle n'en tienne point de sanglante, celle-ci pourtant lui appartient, mais elle s'en sert par la main du prince, auquel elle a conféré le pouvoir de punir les corps, s'étant réservé dans ses prélats l'autorité des choses spirituelles. Le prince est donc comme le ministre du sacerdoce, qui exerce cette partie des offices sacrés qui semble indigne de la main des prêtres. En effet l'office des lois sacrées est entièrement religieux et plein de piété, mais la partie de cet office qui s'occupe à la punition est moins noble que les autres et représente je ne sais quelle image de boucherie et de bourreau. Pour ces raisons Constantin, le plus religieux des empereurs Romains, ayant convoqué le Concile de Nicée, n'osa prendre la première place ni se mêler dans l'assemblée des prêtres, mais s'assit après eux dans la dernière place. Il respecta les sentences qu'ils donnèrent comme des jugements prononcés par la bouche de Dieu. Il les honorait tant, qu'un jour ayant reçu des évêques des libelles d'accusation qui contenaient les fautes des uns et des autres, il les mit dans son sein, et, après qu'il eut ramené ces prélats à la charité et à la concorde fraternelle, leur dit qu'il ne lui était pas permis, n'étant qu'homme et sujet au jugement des prêtres, d'examiner la cause des Dieux, qui ne peuvent être jugés que de Dieu seul, il jeta leurs mémoires dans le feu sans les avoir ouverts, craignant de publier les crimes ou les médisances des prélats et d'encourir la malédiction de Cham, ce méchant fils qui ne couvrit pas la honte de son père. On lit encore dans les écrits du pape Nicolas, qu'il ajouta ce beau mot, véritablement, si j'avais vu de mes veux un prêtre ou quelqu'un de ceux qui portent l'habit ecclésiastique commettre une action honteuse, j'étendrais mon manteau pour le couvrir. Mais Théodose le Grand fut-il pas interdit de sa charge impériale et de l'exercice de sa puissance pour une faute qui n'était pas si grande, en suite de quoi il se soumit avec beaucoup de patience à la pénitence solennelle qui lui fut enjointe. En un mot, pour me servir du témoignage du docteur des gentils, celui qui bénit est plus grand que celui qui est béni, et celui qui a l'autorité de conférer une charge, surpasse en honneur celui à qui elle est conférée. Enfin selon le droit celui, qui peut vouloir, peut aussi ne vouloir pas, et celui, qui peut conférer, peut ôter. Ainsi vous voyez que Samuel donna la sentence de dégradation contre Saül pour cause de désobéissance et qu'il lui subrogea dans la grandeur du royaume le petit fils d'Isaïe. Mais si celui, qui est établi prince, s'acquitte fidèlement de son ministère, il lui faut déférer autant d'honneur et de révérence que la tête a de prééminence sur tous les membres. Le prince fait bien son devoir quand, se souvenant de sa condition, il vient à penser qu'il représente la communauté de tous ses sujets, qu'il reconnaît qu'il leur doit sa vie et non pas à lui-même et qu'en effet il leur partage entre eux par une affection bien réglée. Il se doit tout à Dieu, il doit beaucoup à sa patrie, beaucoup à ses parents et à ses alliés et fort peu aux étrangers, mais pourtant quelque chose. Il est donc débiteur aux sages et aux fous, aux petits et aux grands. Cette dette oblige aussi les prélats et ceux qui ont charge d'âmes, ou qui exercent la iurisdicton séculière. Cest pourquoi Melchisédech que l'écriture nous montre pour le premier roy et pour le premier prêtre tout ensemble (pour ne point parler ici qu'il préfigurait Jésus-Christ, qui dans la terre est né sans père et sans mère dans le ciel) n'eut ni père ni mère dont l'écriture fasse mention, non pas qu'en effet il fût venu au monde sans l'un et l'autre, mais parce que la chair et le sang ne produisent pas de leur chef les droits du royaume ni du sacerdoce et que le respect des parents ne doit pas emporter, au-dessus du mérite de la vertu, des dignités qui ne sont dus qu'aux souhaits salutaires des sujets bien fidèles. Quelqu'un se voit-il établi dans l'une de ces charges qu'il oublie aussitôt l'affection du sang pour faire seulement ce que demandera de lui le salut de ses sujets. Que pour ces raisons il leur serve de père et de mari et qu'il leur témoigne encore quelque plus tendre affection s'il en peut trouver. Qu'il travaille à se faire aimer, plutôt qu'a se faire craindre et qu'il se montre tel en leur endroit, que s'étant tous dévoués pour son service, ils préfèrent sa vie la leur propre par cette considération que son salut est une vie commune à tout le peuple. Toutes choses pour lors se passeront à son contentement, s'il est besoin il passera hardiment sur le ventre à une grande armée avec une petite troupe. Car l'amour est fort comme la mort, un bataillon serré par les chaînes de l'affection n'est pas aisé a enfoncer. Les Doriens prêts à livrer bataille aux Athéniens apprirent de l'oracle qu'ils les vainceraient, pourvu qu'ils ne tuassent pas leur roi. Ils défendent donc sur le point du combat que surtout on ne touche pas le roi. C'était Codrus, qui étant bien informé de la réponse de l'oracle et de la défense des ennemis, changea d'habits, se chargea de sarments de vigne et entra dans le camp des ennemis, là où une multitude confuse le voulant arrêter, il fut tué par un soldat qu'il avait frappé exprès de sa faux. Les Doriens n'eurent pas sitôt reconnu le corps du roi, qu`ils se retirèrent sans combattre et de cette sorte les Athéniens furent délivrés d'une cruelle guerre par la vertu de leur roi, qui s'offrit comme une victime à la mort pour le salut de sa patrie. Lycurgue dans les institutions de Lacédémone affermit mutuellement l'état par la dévotion du peuple envers les princes, et par la justice des princes sur les méchants, il ôta l'usage de l'or et de l'argent monnayé avec les appâts des crimes. Il donna au sénat la garde des lois et laissa au peuple la puissance d'élire le sénat. Il ordonna que les femmes ne portassent point de dot à leur mari, afin qu'on choisît des femmes et non pas de l'argent. Il voulut que les vieillards reçussent un grand honneur selon les degrés de leur âge, et véritablement la vieillesse n'a point eu de place plus honorable en un lieu du monde. Ensuite pour rendre ses lois éternelles, il obligea la ville par serment à n'y rien changer jusqu'a tant qu'il revint; puis il s'en alla en Candie et y demeura en exil tout le reste de ses jours et commanda à l'article de la mort qu'on jette ses os dans la mer, de peur que si on les rapportait à Lacédémone les citoyens crussent être quittes de leur serment, pour rompre les lois qu'il leur avait imposées. Je me sers d'autant plus volontiers de ces exemples, que je trouve que S. Paul s'en servit en prêchant aux Athéniens : cet éloquent prédicateur tâcha de leur mettre dans l'esprit Jésus-Christ crucifié, en leur faisant connaître par l'exemple de plusieurs gentils que la liberté du monde avait été rachetée par l'ignominie de la croix, et leur persuadant que semblables rachats n'avaient accoutumé d'être accomplis que par le sang des justes et de ceux qui tenaient le gouvernement du peuple mais qu'iI ne s'en était pu trouver d'autre suffisant pour la délivrance des juifs et des gentils que celui a qui les nations ont été données en possession, et à qui toute la terre a été assignée pour apanage. Il leur remontrait encore que le libérateur ne pouvait être autre que le Fils de Dieu Tout-puissant, vu qu'il n'y a que lui seul qui ait soumis sous sa puissance toutes les nations de terre. Ainsi cet excellent orateur prêchant l'ignominie de la croix pour convaincre peu à peu la folie des gentils, éleva insensiblement la parole de la foi et le sens de sa prédication jusqu'au verbe et à la sagesse de Dieu, et le porta jusqu'aux pieds du trône de la majesté divine. Et de peur que la vertu de l'évangile ne fût méprisée par le scandale des Juifs et par la folie des gentils, il leur exposa les oeuvres miraculeuses du crucifié, confirmées par le témoignage de la renommée universelle, qui faisait voir à tout le monde que Dieu seul pouvait opérer de telles merveilles. Mais parce que la renommée publie souvent des faussetés pour favoriser l'un ou l'autre parti, il était besoin qu'elle fût soutenue par l'expérience visible des miracles encore plus grands que faisaient les disciples de Jésus-Christ, à l'ombre desquels les malades recevaient guérison de quelque infirmité qui les travaillât. Quoi plus ? la résurrection d'unmort confutait les subtilités d'Aristote, les pointes de Chrysippe, et tous les arguments captieux des philosophes. La mémoire célèbre encore les Decius capitaines Romains, qui se dévouèrent pour le salut de leurs armées. Jules César disait d'ordinaire que le capitaine, qui ne s'étudie pas à se faire chérir de ses soldats, ne sait pas les aimer, ignorant que la douceur du général vers son armée est effroyable à ses ennemis ; jamais il ne commanda à ses soldats allez-là, mais venez-y ; il avait remarqué que le travail qu'ils partagent avec leur capitaine leur semble moindre de la moitié ; il leur conseillait d'éviter la volupté, leur remontrant que les mêmes blessures que les épées font au corps durant la guerre, les voluptés les font à l'âme durant la paix. Ce vainqueur de l'univers reconnut bien que la fuite était le plus facile moyen de vaincre les voluptés, lorsque les attraits d'une reine impudique l'enchaînèrent dans les liens de l'amour.