[4,2] CHAPITRE II. La définition de loi. Que le prince bien qu'il soit affranchi de la loi est néanmoins serviteur de la loi et du droit qu'il représente tout l'état et qu'il peut répandre le sang sans être meurtrier. Je supplie ici les princes de ne penser pas qu'on fasse tort à leur autorité si l'on ne croit que les ordonnances de leur justice le doivent emporter sur celles de la justice divine, qui est éternelle et dont la loi est le parfait original de l'équité. Mais l'équité, comme la définissent les jurisconsultes, est la convenance des choses qui égale tout par la raison, et en pareils cas désire pareils droits, se proportionnant envers tous et rendant à un chacun ce qui lui appartient: la loi est son interprète, comme celle à qui la volonté de la justice et de l'équité ont été déclarées pour ce sujet. Chrysippe a assuré qu'elle disposait des choses divines et humaines, et partant qu'elle était au-dessus des bons et des mauvais, comme la souveraine et la guide tant des choses que des hommes. Papinien, savant jurisconsulte et Démosthène, excellent orateur, semblent le soutenir et lui soumettre tous les hommes, d'autant que la loi est une invention et un bienfait de Dieu envers les hommes, un arrêt des sages, une bride des excès de la volonté, un ordre qui police les cités et qui bannit les crimes, suivant lequel sont obligés de vivre tous ceux qui demeurent dans l'étendue du gouvernement politique. Cette obligation lie tous les hommes, si peut-être il ne se trouve quelqu'un à qui la licence de mal faire soit accordée. Néanmoins l'on tient que le prince n'est point astreint aux rigueurs de la loi, savez-vous en quel sens? ce n'est pas que les choses injustes lui soient permises, mais on entend qu'il doit être tel que sans crainte de la punition et par le seul amour de la justice il chérisse l'équité, procure le bien commun et préfère toujours l'intérêt du public à sa volonté particulière. Mais il ne faut point parler de la volonté du prince dans les affaires publiques, vu qu'en ce cas il ne lui est permis de rien vouloir que ce que veut l'équité et ce que l'intérêt de son peuple lui ordonne. Sa volonté dans ces affaires-là passe pour un jugement définitif, et ce qui lui plaît a le crédit et la valeur de loi, d'autant que l'on présume que son ordonnance ne répugne point à l'intention de l'équité. "Que mon jugement", dit le Prophète, "parte de ton visage et que tes yeux regardent l'équité", {Psaumes, XVI, 2} voulant dire que le juge qui par une contemplation assidue rend des arrêts sur le modèle de l'équité ne saurait être corrompu. Le prince donc est le ministre de l'utilité publique et le procureur de l'équité, qui représente la personne du public, en ce que par l'entremise de la justice il répare les injures et les dommages que souffrent ses sujets et punit les crimes qu'ils commettent. Sa verge et son bâton, modérés par la sagesse, ramènent au chemin de l'équité tous les contrastes et les fautes de ses sujets; de sorte que l'esprit prophétique se réjouit à bon droit avec lui en ces termes : "Votre verge et votre bâton m'ont consolé". {Psaumes, XXII, 4} Son bouclier est bien fort, aussi est-il le bouclier des faibles, qui doit mettre les innocents à couvert des traits des méchants. Sa charge aide beaucoup à ceux qui n'ont pas beaucoup de force, elle empêche aussi puissamment les desseins de ceux qui veulent nuire. Ce n'est donc pas sans sujet qu'il porte une épée, avec laquelle il répand innocemment le sang du coupable, pourvu qu'il ne soit point homme de sang et qu'à toute heure il n'immole pas des hommes à sa passion, dont il contracterait le nom de meurtrier et commettrait le crime d'homicide. Car David, comme le remarque S. Augustin, ne fut pas appelé homme de sang à cause de ses guerres, mais a cause du meurtre d'Urie. Et Samuel n'est point nommé dans l'écriture homme de sang, ni homicide pour avoir tué le gros Agag, roi des Amalécites. L'épée de justice dans la main des princes est l'épée de la colombe qui se bat sans fiel, qui frappe sans colère, et qui dans le combat ne conçoit point d'amertume. De cette sorte la loi poursuit les fautes, sans haïr les personnes et le bon prince punit les criminels, sans aucun mouvement de colère, mais seulement au gré de la loi qui traite ses sujets avec douceur. Car bien que le prince semble avoir ses exécuteurs, il faut croire qu'il est le seul ou le principal exécuteur, auquel il est permis de frapper par une main supposée. Les stoïciens qui recherchent fort curieusement l'étymologie des noms, enseignent que "Lictor", qui veut dire en notre langue "exécuteur" de justice, est ainsi nommé "quasi legis ictor", le frappeur de la loi, parce que son office est de frapper ceux que la loi veut être frappés. Et de fait anciennement les officiers par la main desquels le juge punissait les coupables, lorsqu'ils étaient prêts de frapper le condamné, lui disaient, "Obéis à la loi", ou bien "accomplis la loi", afin que pour le moins la douceur des mots amoindrit la rigueur du supplice.