[3,12] CHAPITRE XII. De ceux qui manient la bourse et les secrets des grands? Que l'amitié n'est qu'entre les bons, que les grands sont plutôt familiers qu'amis. Que leur familiarité est périlleuse, bien qu'elle semble utile. Or si vous continuez de prendre le devant dans le crédit de celui que vous voulez gagner, et de surpasser ceux qui le marchandent avec des promesses et des présents, et que vous vous mêliez de gouverner ses affaires, épargnez sa bourse, un agent qui traite doucement les deniers de son maître ne peut déplaire au père de famille qui ne songe qu'à son profit. Vos vices lui seront agréables si vous récompensez vos défauts par votre ménage. Le meilleur revenu, si vous ne le savez-pas, dit Cicéron, est l'épargne. Un homme qui n'a pas beaucoup de fonds s'enrichit aisément quand il est bon ménager, un riche qui est prodigue s'épuise encore plus aisément. Le plus grand coffre a un fond, quelque grande que soit la quantité de l'eau, dont un vaisseau est rempli, elle s'écoule bientôt par un petit trou. On tarit la fontaine si l'on coupe la source. Une bouteille se vide en peu de temps par une bouche assez étroite. Ainsi le prodigue, si par miracle son argent ne se multiplie, trouve bientôt le bout de ses richesses en les épuisant continuellement par de grandes dépenses. La plus ample succession se dissipe par la soustraction des petites sommes. "Des trésors amassez avec grand ménage Le luxe fait ravage. Mais l'indigence ayant les pieds nus, les yeux bas Accompagne ses pas". {Claudien, Contre Rufin, I, 35} Il faut donc épargner ce qui sera nécessaire et ajouter quelque chose au monceau qui décroit toujours par la déduction de ses parties. Et bien que le besoin en fasse nécessairement écouler quelques parcelles, le soigneux père de famille est bien aise qu'on les arrête sur les comptes: ce qui lui échappe sans qu'il le sache lui semble doublement perdu. Et puis "de quelque pratique que vienne le profit l'odeur en est toujours bonne. Sache que le profit vaut mieux que le savoir, Le plus homme de bien et Jupiter lui-même En chérissent l'odeur, c'est le bonheur suprême, Il n'importe comment, mais il en faut avoir". {Juvénal, Satires, XIV, 207} Si vous nous employez à ce ménage, vous lierez un homme riche des plus fortes chaînes de l'obligation, fût-il plus bigearre que Prothée ; ou si véritablement vous n'acquérez pas tout à fait ses bonnes grâces, par ce moyen vous en jouerez au moins plus familièrement. Au reste, bien que vous ne puissiez pas parvenir tout ensemble au maniement de ses secrets et à celui de sa bourse, ingérez-vous dans sa confidence à quelque prix que ce soit ; savez-vous pas que ceux qui continuent dans ce dessein règnent assurément sur les rois? "Pour être redoutés et toujours nécessaires Ils veulent s'ingérer dans toutes les affaires". {Juvénal, Satires, III, 113} Et pour cet effet il faut chercher plus curieusement les secrets qu'on prend plus de peine à cacher. Car il est certain "Que Verrès doit aimer ceux dont le témoignage Pourrait en jugement lui nuire davantage". {Juvénal, Satires, III, 53-54} Si toutefois il peut y avoir de l'amitié entre les méchants, car après qu'on a eu longtemps agité cette question on est demeuré d'accord que non, il y a bien une grande habitude entre les mauvais et entre les impudiques, mais elle est aussi différente de l'amitié que les ténèbres le sont de la lumière et quoique les méchants aussi bien que les bons puissent bien se lier par l'union des volontés, ils ne doivent point pour cela prétendre le nom 'amitié. C'est pourquoi Salluste, le plus excellent des historiens latins et Cicéron même ont appelé brigue entre les méchants ce consentement qu'on nomme amitié parmi les bons. Mais bien que la méchancete empêche un homme vicieux d'être parfait ami, néanmoins si par la confidence des secrets il peut se rendre redoutable à un homme coupable, il le retiendra par la crainte s'il ne peut le retenir par l'amitié. Juvénal a merveilleusement bien exprimé cette vérité : "Celui qui vous ayant découvert ses secrets, Ne craint point que par là vous le rendiez infâme Ne vous retiendra point à force de bienfaits, Puis qu'à tous comme à vous il peut ouvrir son âme". {Juvénal, Satires, III, 51 - 52} Il y a même longtemps que l'on doute si les riches aiment quelqu'un et l'on a passé enfin pour maxime que cela ne s'est point vu ou qu'il s'est vu rarement et surtout dans de certains sujets, dans lesquels ils semblent s'aimer mieux que les autres, en voulez-vous la raison? Deux contraires ne peuvent durer dans un même sujet, et partant les riches ayant beaucoup de convoitise n'ont point d'amitié, car ces deux affections se combattent directement. Et puis s'il est vrai, comme a dit quelqu'un, que tout homme riche soit méchant, ou bien héritier d'un méchant, il est malaisé que les richesses ne lui échappent s'il ne les attache à soi par un amour et par une convoitise bien puissante. La vigilance et le travail les acquièrent, mais un soin encore plus pénible les retient et les conserve. "Ce n'est moindre vertu de garder son partage, Que d'acquérir encore un nouvel héritage, Il faut pour le garder employer beaucoup d'art Et pour en aquérir avoir que du hasard". {Jérôme (saint), Lettre CXX, 1} Puisqu'il appelle celui-ci un art et l'autre un hasard, qui les pourrait conserver sans y avoir appliqué les forces de son esprit ? c'est un vieux proverbe : "Que l'oeil est fiché sur l'objet de l'amour et que le cœur est fermement attaché au but où l'esprit se porte". C'est pourquoi le prophète défend d'y mettre son coeur, lorsqu'en dépit de nous elles abordent de tous côtés pour nous accabler. Le docteur des Gentils nous avertit, que ceux qui souhaitent des richesses, "tombent dans les filets et dans les tentations du diable". {Paul, Lettre I à Timothée, 6} Un plus grand docteur que tous ces deux, j'entends le premier né des morts et le souverain des rois nous enseigne qu'on ne peut servir à Dieu et à Mammone {Luc, XVI, 13} tout ensemble parce que "L'argent sert ou commande à celui qui l'amasse". Mais il sert bien rarement ou jamais au riche, d'où vient que les riches sont plus souvent méchants que leurs héritiers? Comment donc régnerait la charité où le vice gouverne, le riche sait bien être familier mais il n'est jamais ami. Je ne l'entends pas de celui qui a des richesses mais de celui qui les aime. Cette considération nous doit apprendre, que nonobstant le crédit que l'on pense avoir auprès des grands à cause de la familiarité qu'ils témoignent, leurs inférieurs s'en doivent soigneusement prendre garde, ou qu'autrement cette amorce leur donnera a la fin "plus d'absinthe que de miel". {Juvénal, Satires, VI, 150} Mais il sert de beaucoup pour les intrigues d'être bien avant dans les secrets. Pourquoi non? Vous vous mettez en plus grande considération, votre autorité s'accroît, les incommodités sont chassées de votre maison, le profit y vient de toutes parts, le nombre des amis s'augmente, votre suite grossit à vue d'oeil, la dévotion de ceux qui vous adorent devient plus fervente, et la fortune vous semble donner le vent en poupe comme à son favori. Au reste les extrémités de tant de bonheurs sont plus amères que de l'absinthe, et si elles ne le semblent pas du commencement, elles ne doivent pas moins être soupçonnées d'amertume. C'est un périlleux métier de participer aux secrets des grands, s'il leur en échappe quelqu'un par mégarde, qui en sera accusé que le confident? La calomnie accuse aussitôt celui, qui a eu quelque part dans le conseil, d'avoir découvert un secret que leurs valets de chambre, leurs bouffons, leurs violons, ou quelques autres de ces marauds, dont leur délicatesse ou leur manie ne se saurait passer, auront semé dans une taverne, ou divulgué parmi le peuple pour faire croire qu'ils sont du cabinet des grands. Si vous avez envie de connaître les remuements de l'avenir, éventez un peu les cabarets, ou demandez- en avis aux goujats de l'armée, il n'y a rien de si secret qu'il ne leur soit découvert de quelque endroit. Si vous ne m'en croyez-pas, écoutez notre satyrique : "Ne pense pas qu'un grand puisse avoir des secrets, Ses marbres, ses tapis, ses chiens et ses mulets? Quand il pourrait forcer ses valets à se taire, Les publieront partout quoiqu'il y puisse faire. Que la porte fermée et les châssis bien joints aient banni la lumière avec les mensonges : Le prochain cabaret du mystère qu'on celle, Dès la pointe du jour aura su la nouvelle". {Juvénal, Satires, IX, 102-108} Je dis bien davantage, si un grand avait enfoui son secret dans la terre, un roseau croissant sur la fosse publierait et ferait entendre parmi l'air à la première haleine de vent, "Midas sous ses cheveux a des oreilles d'âne". {Perse, Satires, I, 121} Pallas ne sut même pas bien coucher son Erichthonius que le babil de la corneille ne le découvrit et cet oiseau pour avoir décelé le secret que sa maîtresse lui avoit confié perdit la beauté de sa couleur et n'acquit que la réputation de babillard. J'ajoute que les confidents des grands sont comme leurs chevaux de bas et comme leurs mulets à qui l'on fait porter la charge des secrets qui est bien la plus pesante, le déshonneur de toutes les sottises du maître retombe toujours sur eux, sinon lorsqu'on l'estime si méchant que son conseil ne saurait être pire que lui. Si sa méchanceté est reconnue, et s'il est partout dans la réputation d'homme fourbe et trompeux, il ne manque pas à s'en purger aux dépens de l'honneur des siens. Comme si la douleur de tête était amoindrie par celle des côtés qui en est la cause. Autrement si son gouvernement est estimé trop doux et trop peu sévère, ses domestiques portent bien comme des sommiers sur leurs épaules toutes ces négligences mais la seule bonté et la clémence du prince emportent l'honneur de tout ce que le peuple goûte de doux dans son gouvernement; au contraire s'il se voit menacé de quelque choc un peu trop rude, il ne marchandera pas à donner votre vie comme il ferait "une peau pour une autre peau", afin de sauver son honneur. Ainsi se déchargeant de sa faute sur vous, il ne fera point de conscience de vous livrer aux bourreaux pour les crimes qu'il a commis, et mêm ce que j'y trouve de plus étrange, se réjouira en son âme d'avoir trouvé l'invention de payer vos services et vos peines, de vous récompenser en vous rendant infâme, et en vous chargeant d'un crime véritable, ou vous en supposant un dont vous aurez le blâme au préjudice de votre innocence, à cause qu'il ne se commet point de fautes dans l'état qu'on n'attache aux conseillers du prince, toutes les excuses qu'ils peuvent apporter sont vaines ; ils ont beau dire que la souveraineté fait agir les autres offices à sa volonté, on leur répond qu'un sage ne doit point flotter longtemps dans le conseil des imprudents, puisqu'il a le don de discerner et de juger parfaitement de toutes choses. Pensez-vous que celui dont vous pouvez produire la honte en public et à la lumière du monde, puisse reposer en sureté dans sa conscience? Certes le méchant haït la lumière et craint d'être découvert, parce que tout ouvrage porte je ne sais quel caractère de son ouvrier. Le plâtre des courtisanes veut être toujours dans l'obscurité de peur d'être reconnu, les visages peints craignent de paraître encore plus laids qu'ils ne sont, s'ils se présentent en plein midi et au jour d'une fenêtre. Tout le bien de leur artifice est de faire voir aux yeux une beauté qu'elles n'ont point et d'aveugler en quelque façon ceux qui voyent trop clair; il est bien autrement des choses qui s'assurent sur leur couleur naturelle. "L'une paraît la nuit et l'autre en plein midi, , Montre aux yeux les plus clairs un visage hardi." {Horace, L'art poétique, 363-364} Il est donc vrai qu'encore que la communication des secrets semble ajouter quelque chose à la félicité, elle en ôte beaucoup plus de la sureté du repos. Il serait bien malaisé, ou peut- être impossible de compter tous ceux qui par ce penchant se sont précipités à la mort, ou qui ont soupiré de se voir dans de nouveaux et étranges supplices. "Hélas regard trop curieux! Malheureux crime dont mes yeux Sont les auteurs et les complices, Que tu me causes de supplices!" {Ovide, Les Tristes, II, 1, 103} Ce dit Ovide, qui peut-être fut banni pour avoir eu la connaissance de quelque secret, s'il ne le fut pour ses propres fautes, mais quoiqu'il en soit, il est certain qu'il n'est point bon de connaître les crimes d'autrui. Toutefois soit qu'on les sache ou non, l'on ne saurait avoir de plus sûre garde que sa propre innocence. Le philosophe a été d'avis qu'il fallait vivre parmi ses ennemis, comme parmi ses amis, et parmi ses amis comme au milieu de ses ennemis. Le satyrique nous donne cet avis : "Le principal sujet, qui sur tous vous convie, A vouloir de reproche exempter votre vie, Est le babil de ceux qui mangeant votre pain, Sont prêts à vous plonger un poignard dans le sein; Car d'un mauvais valet la langue babillarde, Est mortelle souvent, si vous n'y prenez garde". {Juvénal, Les satires, IX, 118-121} Il faut pratiquer ce conseil, non pas seulement pour la crainte des langues des valets, mais encore pour celle des poignards, des boucans et des embûches des grands.