[3,10] CHAPITRE X. Que certaines personnes sont appariées: de sorte qu'elles perdent leur rang, quand on les sépare, comme on le voit par l'exemple de Cléopâtre; que les Romains sont addonnés à la flatterie; quelle est la fin des flatteurs. Au reste dans ces jeux de fortune les personnages sont appariés ensemble, et s'ils se faussent compagnie, tout l'acte change de face, comme si vous ôtiez Glicerius ou Pamphilus, l'un desquels étant ôté, le nom de l'autre périt, et si vous tirez de la comédie les amoureux et un vieillard soupçonneux, Davus n'est plus rien, ou n'est qu'un personnage inutile. "Ce brave Labienus qui lorsqu'il s'est tenu Du parti de César s'est si bien maintenu, Ayant honteusement changé de capitaine, Est le jouet du sort qui partout le promène". {Lucain, La Pharsale, V, 345-347} Car si vous désassemblez les personnes qui se sont unies par quelque habitude, et qui s'entre-accomplissent mutuellement le décret de la fortune, il arrive d'ordinaire que l'une ni l'autre ne semble plus propre pour jouer son rôle et perd la grâce de son personnage, comme si elle en avait été démise. Les charmes de Cléopâtre furent sans pouvoir dès lors qu'elle ne trouva plus un Jules César, ni un Marc-Antoine. Il est vrai quelle vainquit par présents César le vainqueur de l'univers, et que sa beauté lascive et son visage affecté ployèrent le courage indomptable d'un homme qui avait toujours été victorieux. Lucain, après nous avoir dépeint les artifices de ses attraits, ajoute : "Sa beauté secondait la douceur de sa langue, Et son oeil éloquent achevait sa harangue". {Lucain, La Pharsale, X, 105} Mais quand Jules fut hors du monde, celle, qui avait eu l'honneur d'être femme d'un tel empereur, osa bien encore tenter de réduire en servitude un autre prince Romain. Ce qui lui réussit heureusement, ayant trouvé Antoine disposé à tout souffrir, car elle crut qu'il ne lui manquerait rien de la gloire impériale, si elle entrait dans le lit de celui, qui, ayant pris la place de Pompée, et succédé, se disait-il, aux droits de César, s'assurait plus sur la grandeur d'une fortune changeante, que sur les forces de sa propre vertu. Mais après que l'effronterie de cette femme impudique eut en vain sollicité Auguste, étant déchue de son espérance, elle prit pour affront l'amour qu'il avait pour l'honnêteté, appela sa chasteté du nom de superbe, et crut qu'il fallait déclarer la guerre à celui qu'elle avait rencontré plus courageux que Jules. Elle tenta donc tous les moyens de le ruiner, mais s'étant ruinée elle-même, elle se prosterna toute captive qu'elle était aux pieds de ce jeune vainqueur pour le solliciter par les derniers efforts de sa beauté. Mais quand elle vit que ses attraits étaient trop faibles, et qu'il la gardait pour l'ornement du triomphe, ayant trompé ses gardes, elle se retira dans son mausolée, et là, s'étant parée selon sa coutume de ses plus somptueux habits, et parfumée des plus rares odeurs, elle monta dans son trône, éclatant des plus précieuses richesses de l'Orient, s'assît auprès de son Antoine, et se faisant mordre aux mamelles par des aspics, fut emportée d'une mort pareille a un sommeil. Digne mort d'une d'une femme plus venimeuse que ses serpents, qui semblait être née pour corrompre les moeurs et pour débaucher la pudicité des princes. Elle qui avait auparavant régenté les empereurs, étant réduite dans un état piteux, mais non pas digne de pitié, se prépara une catastrophe qui fut bien tragique pour elle-même, mais qui fut comique seulement pour l'empire Romain qu'elle avait dessein de ruiner. La constance invincible qu'Auguste témoigna à son abord est contée entre ses plus généreuses actions et parmi ses titres les plus glorieux. Celle de Scipion l'Africain ne lui cède guère, qui, après la mémorable victoire qu'il remporta sur Annibal, s'acquit la palme d'une pareille continence. Car après qu'Annibal eut fait une si grande boucherie de l'armée Romaine qu'il éteignit sa soif dans le sang et commanda à ses soldats de ne plus tuer, et que Rome sans doute eut trouvé la sépulture de sa grandeur dans la bataille de Cannes, si le Carthaginois eut su poursuivre sa victoire, comme il savait vaincre ; pour venger tant de pertes le sénat envoya Scipion l'Africain, qui depuis les Pyrénées jusqu'aux colonnes d'Hercule et jusqu'à l'océan, regagna avec tant de félicité les provinces que les Romains avaient perdues, qu'on aurait de la peine à juger s'il vainquait avec plus de vitesse ou avec plus de facilité. Ce chaste prince rendit aux barbares des jeunes garçons et des filles d'excellente beauté qu'il avait prises sur eux et ne voulut jamais permettre qu'on lui en fît voir aucune, afin qu'il ne semblait pas seulement avoir cueilli avec les yeux quelque chose de leur virginité. Mais s'il fut chaste, il ne fut pas moins modeste. Dans la gloire d'un si grand triomphe il ne souffrait jamais d'être appelé seigneur, ni vainqueur, sinon par Annibal et par quelques siens complices qui avaient trompeusement rejeté les conditions équitables de la paix par la rupture du traité. Il chassa même de l'armée, comme criminels de flatterie et ennemis du salut public ceux qui après en avoir été châtiés ne voulaient pas obeïr à ses défenses. Mais toutefois la race d'Énée n'a pu se défaire de cette délicatesse d'oreille qui se laisse chatouiller aux flatteries. Les histoires nous fourniront de célèbres témoignages qu'elle a toujours été tachée de ce vice, bien que du commencement elle eut une gravité bien différente de la légèreté Asiatique. De cette délicatesse est venu le reproche qu'on leur fait que "tout Romain aime à flatter les autres ou à être flatté lui-même". Et pour dire vrai, il n'en est pas un qui ne puisse être gagné par des présents, s'il ne l'est par des paroles. Et si quelqu'un ne se laisse pas prendre à des petites gratifications, il se laisse prendre aux honneurs. Romulus qui consacra sa ville par les malheureux auspices d'un parricide, se voyant tourmenté par l'ombre de son frère, dont il venait de répandre le sang, l'appaisa d'un honneur imaginaire, faisant semblant de lui communiquer le pouvoir de la souveraineté. Le peuple Romain, après avoir assassiné méchamment ses empereurs, les déifiait encore avec plus d'impiété, couvrant sa perfidie manifeste d'un soulagement du tout inutile aux morts, comme si elle eût présenté des breuvages sacrés à ceux à qui elle venait de porter le poignard ou le poison dans le cœur. Ainsi ses mensonges effrontés les faisaient passer dans la conition des Dieux, comme si la main du Tout-puissant n'était pas assez forte pour soutenir le monde sans adopter des tyrans. Nous lisons que l'infidélité de ce peuple faisait des "Diues", des "Indigetes" et des "Heroes" de ceux qu'elle avait estimés indignes de condition d'homme. C'est de là que des empereurs illustres au reste en vertu et éclairés de la foi chrétienne ont osé retenir le nom de "Divus", qu'ils prennent plaisir d'entendre parmi les titres qu'on donne à leur grandeur. La vieille coutume, bien que vicieuse et contraire à la foi catholique, étant restée en son entier pour ce point là. Si nous en venons aux termes de la flatterie, le Romain a de beaucoup surpassé les Grecs à en inventer de nouveaux, il a si bien montré le honteux métier de flatter que les peuples susceptibles de ces lâchetés les ont facilement apprises ; cette nation a enseigné de mentir devant les grands en honorant leur personne qui n'est qu'une du titre pluriel, ce qu'elle a communiqué à ses voisins et à ses enfants. Vous trouverez l'origine de cette coutume dans le temps que César, faisant le dictateur ou plutôt le souverain et lui seul exerçant toutes les charges, se saisit par ce moyen de toute la République. L'image de ce temps là se présente souvent devant mes yeux, lorsque je vois maintenant que les plus faibles disposent leurs affaires et leurs desseins, même à l'appétit du plus puissant, et s'apprêtent, bien qu'à contre-coeur, de prononcer contre eux-mêmes l'arrêt de mort ou de bannissement. Par ce moyen la puissance d'un particulier devient épouvantable, la crainte qui se loge dans le coeur des peuples fait trembler les plus assurés. Celui qui est dans ce degré de puissance tire à soi l'autorité de toutes les charges ensemble. Tellement que les prêtres cachent les commandements de la loi divine, les plus vieux ignorent la sagesse, le juge oublie le droit, le prélat son autorité, le sujet la discipline de sa patrie, le libre ne tient compte de sa liberté, et tout le peuple se défait de la douceur du repos et de la paix. Et pendant que tous les membres se meuvent par la volonté de celui qui gouverne, ils se privent tous en général et en particulier de la liberté de leurs sentiments. La face des affaires du temps présent n'est-elle pas semblable à celle de ce temps-lâ? "Auquel la lâcheté d'un servile sénat Ayant fait banqueroute à son premier éclat, Fut prête d'ordonner par un édit bien ample, L'honneur de la Couronne avec celui du Temple, Au tyran qui venait perdre leur liberté, De lui tendre la gorge, et s'il l'eût souhaité, En souillant leur honneur par des taches infâmes De livrer aux soldats leurs filles et leurs femmes". {Lucain, La Pharsale, III, 109-111 et V, 307} Et si quelque chose pour lors sauva ces malheureux citoyens, ce fut "Que le tyran eût honte d'en tirer Ce que sans honte ils pouvaient endurer". Les maximes de ce tyran sont passées à ceux qui lui ont succédé dans la tyrannie, car ils pensent que les lois tiennent à plus grand honneur d'être abrogées par eux, que d'être gardées par leurs inférieurs. Sous une telle domination l'ombre de la liberté se conserve seulement par les feintes que l'inférieur pratique, pour témoigner qu'il désire ce qu'on lui demande, il faut absolurnent qu'il fasse, ou pour le moins qu'il semble faire de nécessité vertu: prêtant son consentement à la violence, et se forçant à recevoir les commandements à bras ouverts. Mais pensez-vous que dans cette contrainte il reste quelque parcelle de la véritable et franche liberté, lorsque la flatterie gouverne et que la vanité dispose de tout, et ne laisse rien au pouvoir de la vérité ni de la vertu? Ne croyez pas que la flatterie marche sans la trahison. Gnatho qui chez le comique représente les flatteurs, le confesse effrontément : "Mon triomphe est plus grand quand ma fourbe est plus grande". Car si la fin de l'orateur est de persuader par le bien dire, et celle du médecln de guérir par son traitement, la fin du flatteur est de tromper par ses paroles emmiellées : "On pipe les oiseaux au doux son de la flûte". {Denys Caton, Distiques I, 27} On sait avaler les poisons dans du sucre. Mais "Toujours le médecin n'achève pas sa cure". {Ovide, Les Pontiques, I, 3, 17} Ainsi, bien que le flatteur ne trompe pas toujours, et ne triomphe pas quelquefois de son ami; néanmoins s'il n'omet aucune de ses ruses il ne laisse pas d'avoir son but. Ulysse n'évita pas les enchantements des Sirènes pour ce qu'il leur manquât quelque douceur attrayante, mais parce qu'il avait opposé les forces d'une généreuse vertu aux appâts de la volupté et aux flatteurs allèchements de ces beaux monstres. Le Pharisien qui vint pour tenter Jésus-Christ et l'espion de la part d'Hérode n'oublièrent aucun des artifices de la flatteuse tromperie pour surprendre en paroles celui dans la bouche duquel ne se trouva jamais de mensonge. "Maître", dit l'un, "nous savons que vous êtes véritable et que vous enseignez le chemin de dieu en vérité, et que vous ne vous souciez d'aucun, vous ne faites point de choix des personnes". {Matthieu, XXII, 16} Qu'y a-t-il de plus obligeant en apparence? mais l'interrogation suivante découvrit bien où tendait leur malicieuse finesse et quel but avait leur envie. "Est-il permis de payer la taille à César ou non?" {Matthieu, XXII, 17} Voyez le piège qu'ils dressent sur le passage de l'innocent, voyez comme "l'iniquité tend ses filets pour le surprendre". S'il répond qu'il faut payer la taille, il soumettra à la servitude des Gentils le peuple appartenant à Dieu, la nation libre, le fief noble du Seigneur qui n'est obligé seulement qu'aux décimes, aux prémices et aux cérémonies légales. S'il leur conseille de refuser le tribut à ceux qui veillaient pour le salut et le repos de tout l'univers, les partisans auront quelque droit de le saisir comme séditieux et criminel de lèse-majesté. Mais c'est en vain qu'on jette les filets devant les oiseaux qui volent trop haut. Jésus-Christ sait bien développer les embûches de leur calomnie, lorsque, s'étant fait apporter une pièce de monnaie de celles qu'on payait pour le tribut, il répondit, qu'il fallait rendre à un chacun son image, et que partant il fallait rendre à César ce qui appartient à César, en telle sorte que Dieu ne soit jamais frustré de ses droits. Mais c'est une faveur que tout le monde n'a pas que de pouvoir échapper de ces flatteuses caresses: quelques-uns ne les aperçoivent pas, et les autres ne peuvent les éviter après les avoir aperçues. Je vous puis bien au moins assurer d'une chose, que ceux qui sont infectés de ce vice ont aussi peu d'affection pour la vertu que des souillons de cuisine ont de bonne senteur.