[3,8] CHAPITRE VIII. De la Comédie ou de la Tragédie du Monde. Voilà une belle similitude pour montrer que tout ce qui se passe parmi la troupe profane des mondains ressemble plus à la fiction d'une Comédie qu'à de véritables actons. La vie de l'homme, dit Job, est une milice sur terre. Si cet esprit prophétique eût voulu exprimer notre siècle, il l'eût excellemment fait, disant que la vie de l'homme est une comédie sur terre, dans laquelle chacun oubliant son personnage, joue celui de son voisin. Mais peut-être qu'il a voulu par cette comparaison exhorter ceux, que la terre n'a pas encore engloutis, à combattre continuellement contre leurs ennemis, car bien que les esclaves du vice, qui sont traînés aux tourments par les chaînes de leurs concupiscences pour être immolés comme des taureaux, semblent habiter la superficie de la terre avec le corps, ils ont néanmoins été engloutis par la mort, et sont descendus tout vivants dans les Enfers. Et si nous voulons l'exprimer par une autre figure, ceux dont la conversation n'est point aux cieux, et qui ne prétendent pas à la grandeur de cet Empire, ayant borné leurs souhaits aux désirs des choses de la terre, habitent toujours la terre. On ordonne donc une guerre sans interruption à ces gens, qui pour parler dans les termes des fables, portent avec eux la soif de Tantale, le Vautour de Titius, la roue d'Ixion, les urnes des Bélides et le rocher de Sisyphe, {Ovide, Les Métamorphoses, X, 42-44} tandis que leur affection empêtrée dans les bagatelles du monde ne peut venir bout de ses desseins, parce qu'elle est éloignée de Dieu, qui est la vraie fin de toutes choses. Certes leur vie est une milice, ou pour mieux dire une malice. Voulez-vous une autre interprétation de ce passage, la vie de l'homme sur terre est une tentation et quoique Dieu se soit réservé 7000 hommes de cette tentation, tout le monde presque semble remplir le rôle, pour me servir des termes de notre Pétrone, qui poursuit toujours son allégorie, et outre cela, le plus grand mal que j'y voie est que les hommes s'y attachent si fort qu'ils ne peuvent revenir à eux quand il en est question. J'ai vu des enfants contrefaire si longtemps le bégaiement, qu'alors qu'ils ont voulu parler nettement, ils ne l'ont su faire: l'usage, dit un certain désapprend et la coutume se forme en une seconde nature, "Qui reviendra toujours bien qu'à force on la chasse". {Horace, Épîtres, I, 10, 24} C'est pour cette raison que la comédie du siècle déprave les sentiments des plus grands hommes. Un certain qui prévoyait ce malheur nous a laissé ce précepte : "Choisissez une bonne façon de vivre dès le commencement de votre jeunesse, l'habitude vous la rendra agréable". C'est pour cette raison que la comédie du siècle déprave les sentiments des plus grands hommes, la différence des temps fait la variété des actes, ils jouent leur rôle dans les pièces de la fortune pendant qu'elle se joue avec eux ; car ne se joue-t-elle pas lorsqu'elle investit le premier venu d'une principauté et qu'elle établit sur le trône un homme sans mérite et sans extraction, et que tantôt elle jette dans les fers des ennemis un autre homme, qui était couronné dès le ventre de sa mère, le précipitant dans les misères extrêmes d'une honteuse servitude; ou lorsqu'elle trempe les épées des coquins ou des plus infâmes esclaves dans le sang non seulement des tyrans, mais encore des princes légitimes, dont nous n'avons que trop d'exemples. Enfin "La fortune d'un clerc peut faire un Président, Et la même peut bien par un autre accident Le renvoyer porter les sacs à la Bazoche". {Juvénal, Satires, VII, 197-198} C'est en quoi la vie des hommes tient plus de la tragédie que de la comédie ; parce que la catastrophe en est d'ordinaire funeste. Les douceurs du monde les plus grandes deviennent aigres, le deuil est toujours la queue de la réjouissance, que tous leurs chemins soient tapissés de fleurs, que toutes les prospérités accourent à l'envi pour les enrichir, que la fortune les serve à leur gré, la malicieuse à la fin leur donnera le croc en jambe et deviendra plus amère qu'elle n'était douce? "Pourquoi, dit Job, vivent les impies? Ils sont élevés et établis par leurs richesses, leur lignée demeure devant eux, la troupe de leurs parents et de leurs neveux est devant leurs yeux. Leurs maisons sont en sûreté et paisibles, la verge de Dieu n'est pas sur eux, leurs petits sortent comme des troupeaux, et leurs enfants sautent en jouant. Ils tiennent le tabourin et la harpe et se réjouissent au son de l'orgue. Ils passent leurs jours dans les biens, et, dans un moment ils descendent aux Enfers". {Job, XXI, 7 - 13} Quelle plus amère issue attendiez-vous de la joie précédente, quelle fin plus malheureuse pouvait avoir ce malheureux chemin? Voilà comment finissent ceux qui ne sont point travaillés ni fouettés avec les autres. "Certes le conseil du Seigneur les a déboutés lorsqu'ils s'élevaient". Et pour en parler sainement il lui faut plutôt attribuer ces événements, que non pas à la fortune, qui tient son être de lui, ou qui plutôt n'en a point, "Tu nommes la fortune aveugle, et ce n'est rien". {Denys Caton, Distiques, IV, 3} Homère dans ses admirables poèmes, qui sont le chef d'oeuvre et la perfection de tous les arts, n'a tenu compte de la fortune; tellement qu'il ne l'a jamais nommée en aucun endroit de ses livres. Il a mieux aimé commettre le gouvernement de l'Univers à Dieu seul, qu'il a nommé "Morphi", c'est à dire forme, que d'en laisser la moindre chose au hasard de la Fortune, que nous savons aussi bien n'être point Déesse, comme nous savons bien qu'on la nomme et qu'on la peint aveugle. On pourrait encore inférer que l'aventure n'est rien, si l'on la définit un événement imprévu, vu qu'il ne se fait rien dont la naissance ne soit précédée d'une cause légitime et d'une certaine raison, suivant ce que l'Ecclésiaste nous enseigne "qu'ici-bas il ne se fait rien sans cause". Toutefois d'autant qu'outre l'intention de ceux qui font quelque chose, il arrive quelquefois des accidents autrement qu'ils ne le pensaient, on les nomme aventures, bien que la raison de celui qui dispose tout les eût aussi bien prévues que les choses qui par la loi de la Nature semblent être attachées par quelque lien de la nécessité. Et partant ces contingents sont tellement liés à la cause primitive qu'il les faut tous rapporter à elle et que selon mon avis cette même cause consuit nécessairement à la position de toutes les choses qui sont: les plus avisés se moqueront de ma folie, qui consent que l'être de Dieu suive à l'existence de toutes les choses mais les péripatéticiens m'ont enseigné que la cause suivait de l'effet, au moins que l'existence de la cause se connaissait et se prouvait par celle de l'effet. Et les docteurs de la foi infèrent bien nécessairement de l'existence des choses que cette cause existe; de laquelle elles sont toutes, par laquelle elles sont toutes, et dans laquelle elles sont toutes, et sans laquelle rien n'a été fait ni ne peut subsister. Donc ce que nous attribuons à la fortune n'ôte rien de cette autorité absolue mais, parce que je parle aux hommes, je me sers des paroles des hommes, traitant grossièrement de chaque chose sans en rendre de subtiles raisons d'aucune. Que si l'on me reçoit à raisonner de la sorte, rien n'empêche qu'on n'écoute ce que les philosophes gentils ont écrit pour l'utilité publique. "Tout ce qui est écrit, a été écrit pour notre instruction, afin que nous ayons espérance par la patience et par la consolation que nous donnent les écritures". {Saint Paul, Lettre aux Romains, XV, 4} Car pendant que les enfants d'Adam n'ont paix ni trêve avec le malheur, étant nés pour les travaux, sujets au fouet, conçus dans les péchés, enfantés dans la peine, pendant qu'ils vont, ou que plutôt ils courent à la mort, le plus grand de tous les maux, la patience leur est bien nécessaire, et la consolation fort agréable, qui de l'huile de joie intérieure et de l'immensité de la clémence divine entretient et conforte les prédestinés par l'espérance de la béatitude eternelle. "O gardien des hommes", s'écrie Job, dépeignant en sa personne les calamités du genre humain ! "Pourquoi, m'as-tu mis contraire à toi? Pourquoi me suis-je à charge à moi-même?" {Job VII, 20} Il n'y a personne qui regardant les fautes ne trouve en soi trop de matière de douleur, vu que par le témoignage de la philosophie il arrive que chacun a ce qu'il ne voudrait pas avoir, et qu'il n'a pas ce qu'il voudrait. D'ou vient que l'âme fidèle durant le délai des joies éternelles se porte vers sa source là-haut avec le petit ruisseau d'ici-bas. Donc afin que nous donnions un bon sens aux fables des gentils: La fin de toutes choses étant tragique, notre vie est une tragédie ou une comédie, si vous trouvez ce mot plus agréable, dans laquelle vous m'accorderez, que comme dit Pétrone, "tout le monde presque fait le tabarin". Un écrivain de notre temps l'a fort excellemment exprimé, bien qu'il y ait employé des termes du paganisme : "De la troupe mortelle à des jeux amusée, La fortune fait sa risée, Et de tous nos travaux le sort injurieux, Ne fait qu'en jouet pour les Dieux". Le Théâtre étant de même étendue que toute la terre est égal à la grandeur de cette longue pièce, où fort difficilement quelqu'un peut être admis en ayant été mis dehors, ni en être mis dehors quand il y est enfermé tandis qu'il porte la robe de la chair qui n'est que fange; car il la faut dépouiller si subtilement, que l'on puisse passer par le trou d'une aiguille sans y toucher tant soit peu, autrement personne ne saurait en sortir sain et entier. Peut-être parce que ce grand théâtre est entouré du Styx qui s'épand neuf fois à l'entour. Ayant vu, dit l'Ecclésiaste, "tout ce qui était sous le Soleil, j'ai pensé incontinent, voilà que toutes choses sont vanité". {L'Ecclésiaste, I, 14} D'autant que ce qui est éloigné de l'état solide de la vérité, à laquelle toutes les créatures sont sujettes, est du ressort de la vanité, qui est la principale pièce de notre comédie. Mais encore que notre demeure soit enfermée entre neuf larges fossés, ou plutôt entre neuf globes célestes il nous en faut tous sortir un jour, et l'inexorable Caron nous passera dans la vieille barque du temps. Tous auront des successeurs, l'homme passant en individu demeure seulement en espèce, comme le fleuve dont l'eau coule sans repos, demeure toujours le même dans sou canal. "Où sont ces puissants hommes du temps passé? Où sont ces grands capitaines ? Où sont ceux qui jouent dans les oiseaux du ciel et qui amassent des monceaux d'or, en qui les hommes se confient, qui joignent un champ à un champ et une maison à une autre pour achever leur pièce, et qui ne mettent point de bornes à leur possession". {Baruch, III, 17-18} Et puis il ajoute ce que l'usage de l'expérience nous ont assez persuadé. Ils sont descendus aux Enfers, et d'autres ont succédé en leur place. Que j'estime heureux ceux qui ne sont pas transportés de ce jeu de la fortune pour être précipités dans les ténèbres extérieures, où l'on n'entend que soupirs et que grincement de dents. Que j'estime heureux ceux qui des eaux des neiges, dont Job fait mention, ne passent point à une chaleur excessive. Mais trois fois bienheureux ceux qui attendent de passer dans les Élysées, que le véritable Soleil éclaire de la présence de la justice. Mais il semble que je veuille exclure les Champs Élysées de l'enclos des choses muables; certes ils y sont en partie enfermés, et s'étendent bien au large dans les bonnes âmes, auxquelles le père des lumières a donné la grâce de s'employer de toutes leurs forces à la connaissance et à l'amour du vrai bien. Pour ce sujet le Satyrique parlant à un homme inquiété de ses désirs qui cherchait partout la béatitude : "Vous trouverez partout ce que vous cherchez tant: Même dans un désert si vous êtes content". {Horace, Épîtres, I, 11, 29-30}