[2,15] CHAPITRE XV. Les espèces de songes. Leurs causes. Leurs figures et leurs significations. Or les espèces des songes sont diverses, leurs causes sont en grand nombre, leurs figures et leurs significations sont différentes. Car ils sont ou rêverie, ou fantôme, ou Songe ou Oracle ou vision. Les rêveries proviennent fort souvent de la fumée du vin pris avec excès, des passions du corps, des mouvements tumultueux de l'âme et de l'impression que font nos pensées. C'est pourquoi l'esprit des malheureux amants n'est jamais sans rêverie. Virgile touche cette vérité fort à propos dans le 4ième de l'Énéide : "Quels songes importuns tiennent ma fantaisie, De crainte et de douleur également saisie: Pour ce prince étranger mon esprit combattu Me fait voir jour et nuit sa grâce et sa vertu: Son discours, son maintien, son port et son visage Si fort dans tous mes sens ont gravé leur image, Qu'ils ne me laissent plus un moment de repos". {Virgile, Énéide, IV, 3-5} En effet, la douleur, la joie, la crainte ou l'ardeur de quelque désir dérèglé tourmentent l'imagination par de pareilles rêveries. fantôme est un songe qui représente des images de choses inconnues, différentes du naturel en qualité, en quantité, en figure ou en nombre de parties : "Comme lorsque la tête au reste ne ressemble, Que la jambe et le bras ne s'accordent ensemble, Et qu'un spectre bâti d'une étrange façon, De femme par en haut se termine en poisson." {Horace, L'art poétique, 3-4} Ces grotesques images témoignent seulement une infirmité de corps et d'esprit, comme disent les médecins, qui n'en regardent que les causes sans en tirer des présages pour l'avenir. Dans cette espèce ils content l'incube, c'est une incommodité dans laquelle le malade croyant être éveillé, bien qu'en effet il dorme d'un sommeil plein d'inquiétudes s'imagine que quelqu'un lui foule sur l'estomac, à cause de l'oppression qui l'étouffe. Ces infirmités doivent être plutôt traitées par un médecin, que dans ce discours, puisque de pareils songes n'ont rien de véritable, sinon qu'ils sont de trop véritables et de trop fâcheuses maladies. Songe, dont le nom est commun à toutes les autres espèces, quoi qu'il ait sa propre définition, porte une signification enveloppée sous quelques couvertures, dans lesquelles consiste principalement la doctrine des conjectureurs. Et maintenant chacun a son propre songe, maintenant il en a pour un autre, tantôt pour plusieurs, et quelquefois pour le public. Mais dans tous les songes il faut exactement observer la qualité des personnes, des choses, et des temps. Car, comme dit Nestor, quand il est question des affaires d'état on doit croire le songe du roi ou de celui qui tient le magistrat présentement ou qui est prochainement destiné pour le tenir. { - - -} J'ai dit que la révélation se faisait à un magistrat présentement établi dans la charge ou destiné prochainement pour y être établi: ainsi la prise de Numance fut déclarée au jeune Africain comme il n'était encore que simple soldat. Lorsque l'automne est sur son déclin les songes ont moins d'efficacité, d'autant qu'on les estime vains durant la chute des feuilles. Virgile semble être de cet avis dans ce livre où il a caché tous les secrets de la Nature, quand il a comparé la multitude des songes, qui étaient dans les enfers, aux feuilles qui tombent des arbres, {Cfr. Virgile, L'Énéide, VI, 283} la diverse situation des lieux produit diverses figures durant le sommeil, les uns étant plus propres que les autres pour former ou des espèces en général ou de certaines espèces. Car un lieu désert ou marécageux ou fort élevé est plus fertile en ces images fantastiques. Remarquez encore que la chose est quelquefois plus, quelquefois moins clairement découverte que maintenant elle se présente à l'esprit elle-même et maintenant qu'elle y ess rapportée par le moyen d'une autre espèce. Mais quand elle s’insinue plus clairement et plus immédiatement, elle s'appelle vision parce que la parfaite et véritable espèce de la chose semble être présente à nos yeux. Ainsi Alexandre le Grand reconnut Cassandre qui le devait empoisonner, quoiqu'il ne l'eût jamais vu qu'en songe. Enfin, des visions les unes sont plus manifestes, comme celles qui portent la claire image de la chose et les autres moins intelligibles, comme celles qui sont voilées de figures. De cette espèce fut le songe de César, lorsqu'ayant passé le Rubicon en dessein de faire la guerre à sa patrie, pour lui montrer l'épouvante de ses concitoyens qu'il allait malheureusement opprimer : "Une image à ses yeux de sa triste patrie, Dont l'auguste beauté par la crainte flétrie" lui dénonçait qu'il n'eût pas à la ruiner par des guerres civiles. {Lucain, La guerre civile, I, 186} Car cette image était un signe que la frayeur était publique et que la ville était abattue de crainte pour les armes de César. Que si quelqu'un doute qu'il y eût pour lors effectivement une image qui représentait la république, les histoires l'en éclairciront parce qu'elles disent que les principaux de Rome, voulant honorer la majesté de leur état, firent fondre une statue en bronze de singulier artifice, qui représentait une femme tenant un monde dans sa main droite et que, comme elle fut achevée, étant d'une excellente beauté, d'une belle grandeur et d'une juste proportion dans toutes ses parties, digne d'être plutôt admirée de tout le peuple que contrôlée ; quelques-uns y trouvèrent ce défaut que les jambes étaient trop menues pour soutenir une si pesante masse, auxquels le statuaire répondit qu'elles dureraient bien jusqu'à tant qu'une vierge enfantât, il voulait dire éternellement, prenant l'enfantement d'une vierge pour une chose du tout impossible. Mais sa prédiction fut bientôt accomplie autrement qu'il ne l'entendait, sa statue tomba et se brisa en pièces à la naissance de Jésus-Christ pour nous montrer que l'étendue de l'empire de Dieu est la diminution de celui des hommes. Le songe est appelé oracle, quand par le rapport de quelque personne honnête et véritable, il nous découvre quelque chose secrète. Car comme dit un certain, "L'Oracle est la volonté divine annoncée par la bouche d'un homme". Sous ce nom d'homme il faut comprendre tout ce qui apparaît en forme d'homme, soit homme, soit ange, soit Dieu, soit quelque autre créature. La personne est honnête et vénérable par nature, comme celle des père et mère par condition, comme celle du Seigneur par profession, comme celle d'un religieux par fortune, comme celle d'un magistrat par religion, comme celle de Dieu, celle d'un ange, ou d'un ecclésiastique : d'où vous pouvez juger que dans l'art de conjecturation on comprend sous ce mot de vénérable, non seulement des personnes honnêtes mais encore des personnes détestables, qui ont quelque apparence de vénération. Car comme les prêtres catholiques rendent à Dieu une pieuse vénération selon les cérémonies de leur charge, de même les hérétiques et ceux qui tiennent une fausse religion exerçant leurs sacrifices exécrables et leur culte superstitieux, rendent non pas tant une révérence qu'un honteux esclavage à leurs faux Dieux ou plutôt à leurs véritables démons. Les livres des Gentils nous en instruisent amplement. Énée trouva l'Italie que la promesse des oracles lui avait fait chercher avec tant de peine, où ensuite il établit sa demeure, plutôt par la volonté des démons que par celle de Dieu, et il sema dans un jardin, qui agréait à ces malins esprits, la graine féconde de cette nation Romaine. C'est à quoi l'incitaient Anchise par tes songes et Apollon et Jupiter par leurs Oracles. Ce n'est donc rien d'étrange que d'une telle semence soit provenue une race infectée d'un poison mortel, impie envers Dieu, cruelle aux hommes, acharnée à la persécution des saints, qui n'a que fort peu de foi et beaucoup de perfidie, qui s'est rendue servile en ses moeurs, tyrannique en son orgueil, sordide en son avarice, insatiable en ses cupidités bouffie d'arrogance et pour dire en un mot insupportable pour tous les vices imaginables, puisque son auteur fut homicide dès le commencement, et déserteur de la venté, ayant percé mortellement tout le genre humain du trait envenimé de son envie. C'est pour cette raison que ceux qui sont descendus d'un tel père tâchent à l'imiter de plus près qu'ils peuvent, bien qu'ils ne puissent pas égaler la mesure de ses méchancetés. Je ne veux néanmoins pas dire qu'il ne se trouve dans ce jardin quelques plantes, qui étant arrosées par la prédication des apôtres, rapportent des fruits vertueux, qui nous prouvent assez qu'elles ont été greffées par la main de notre Seigneur. Mais si quelqu'un veut prendre la peine de feuilleter leur Histoire, depuis la fondation de Rome jusqu'à maintenant , il trouvera que l'ambition et l'avarice les ont possédés plus qu'elles n'ont fait toutes les autres nations et qu'ils ont incessamment affligé le monde de querelles et de calamités. Eux-mêmes ont ressenti si souvent des pertes causées par leur tyrannie et par leurs séditions que fort peu de leurs princes ont eu une fin naturelle, tellement que ces vers du Satyrique leur sont merveilleusement bien appropriés : "Le gendre de Cérès entre les trépassés Compte peu de Tyrans, qui sans être forcés Soient descendus là-bas par leur mort naturelle." {Juvénal, Satires, X, 112-113} On trouve encore plusieurs oracles dans les saintes écritures, comme lorsque Joseph apprend de l'ange en dormant ce qu'il doit faire, lorsqu'il est défendu aux mages de s'en retourner vers Hérode et lorsqu'il est enseigné à S. Pierre par ce linge plein de reptiles immondes d'amasser la multitude des Gentils sous la bannière chrétienne. On lit aussi que les apôtres ayant visité l'empereur Constantin dans si maladie, l'étendard de la croix fut arboré sur la forteresse de l'empire, que la paix fut restituée aux églises, que la grandeur de l'univers entendit résonner partout la voix publique des greffiers, des avocats et des juges, qui proclamaient que toute la victoire, le royaume et le commandement appartenaient à Jésus-Christ. Mais parce que les deux premières espèces de songes n'ont aucune signification, et que les deux dernières présentent la vérité dans une espèce claire et visible, nous traiterons plus exactement de celle du milieu, qui nous couvre la vérité sous un voile brodé de figures.