[0] HISTOIRE universelle de Jacque-Auguste de Thou depuis 1543 jusqu'en 1607. Tome premier (1543 - 1550). PRÉFACE A HENRI IV. [1] SIRE, Lorsque je commençai l'Histoire de notre temps, je n'ignorais pas que cette entreprise m'attirerait des censeurs de quelque maniere que je m'en acquittasse : mais comme je ne me proposais que de dire vrai, sans aucun motif de vaine gloire, le témoignage de ma conscience me rassurait. J'espérais d'ailleurs, que les haines venant à se calmer avec le temps, nous verrions renaître un jour l'amour de la Verité parmi nous ; principalement sous un Roi, qui par une protection visible du Ciel, ayant étouffé le monstre de la Rebellion et éteint les factions, a rendu la paix à l'Etat, et dans cette paix a su concilier deux choses, qu'on jugeait incompatibles ; la liberté et la souveraine puissance. [2] Outre cela, j'ai travaillé dans un temps où je voyais avec douleur que l'ambition des particuliers entretenait la guerre civile, et que l'esprit du gouvernement nous ôtait toute espérance de paix. Je croyais alors qu'il m'était permis de dire librement ce qui s'était passé, sans dessein cependant d'offenser personne. [3] Mais après avoir conduit jusqu'au temps présent, parmi l'embarras du Palais, des voyages et des affaires, un Ouvrage commencé au milieu des armées et des actions de la guerre, continué depuis à la Cour de votre Majesté, je me suis trouvé dans des sentiments différents de ceux que j'avais eûs d'abord, lors qu'ayant l'esprit attaché à la grandeur des choses que j'avais à raconter, et cherchant du soulagement à la douleur que me causaient les malheurs publics, j'étais entierement occupé à méditer et à écrire. [4] J'ai fait réflexion que je devais craindre que ce que j'avais écrit pendant le tumulte des armes, et qui pour lors était peut-être capable de plaire, ou du moins d'être excusé, non seulement ne plût moins aujourd'hui, que nos troubles sont appaisés, mais qu'il ne vînt encore à blesser les oreilles délicates de quelques personnes difficiles et chagrines ; car c'est le défaut de tous les hommes d'être plus portés à faire le mal qu'à vouloir écouter le recit des mauvaises actions. [5] Mais cette réflexion n'a pu m'arrêter, et puisque la première Loi de l'Histoire est de ne rien publier de faux, et de dire hardiment la verité, je n'ai point épargné mes peines pour la tirer des obscurités qui la cachent et où l'aigreur qui règne entre les partis, la tient souvent comme captive. Après l'avoir reconnue, je l'ai transmise à la postérité plus fidélement que j'ai pu, persuadé que si je trahissais sa cause par une fausse politique, je ferais tort aurare bonheur de votre Règne, qui donne à chacun la liberté de penser ce qu'il veut, et de dire ce qu'il pense. [6] Ceux qui me connaissent bien, savent que je suis incapable de déguiser mes sentiments; je n'ai pas mené une vie si obscure que l'innocence de ma conduite n'ait pu paraître par des actions publiques même aux yeux des personnes les moins équitables. Depuis que votre valeur et votre clémence ont pacifié nos différends, j'ai tellement oublié les injures personnelles, j'y suis présentement si peu sensible, tant en public qu'en particulier, que je puis dire avec confiance, qu'en ce qui regarde le souvenir de ce qui s'est passé, on n'aura pas sujet de me reprocher que je manque de modération et d'équité. J'en appelle même à témoins ceux-que je nomme souvent dans cet Ouvrage, qui, s'ils ont eu besoin de moi dans l'emploi dont votre majesté m'a honoré, m'ont toujours trouvé prêt à leur rendre service dans les choses justes, avec toute l'intégrité possible. [7] Ce que les bons Juges doivent donc faire, lorsqu'ils délibèrent sur la vie et sur les biens des particuliers, je l'ai fait en écrivant cette Histoire. J'ai consulté ma conscience; j'ai examiné avec attention si quelque reste de resentiment m'écartait du droit chemin ; j'ai adouci autant que j'ai pu les faits odieux par mes expressions ;-j'ai été retenu dans mes jugements ; j'ai évité les digressions, et me suis` servi d'un style simple et dénué d'ornements pour me montrer aussi dégagé de haine et de saveur que de déguisement et de vanité. [8] J'exige à mon tour, tant de nos Français que des 'Etrangers, qui liront cet Ouvrage, de n'apporter aucuns préjugés a cette lecture, et de n'en donner leur jugement qu'après qu'ils l'auront achevée. J'avoue que ce que j'ai entrepris était au-dessus de mes-forces, et je ne nie pas que pour le bien exécuter, il n'eût fallu avoir des qualités qui me manquent; mais l'utilité publique, et l'ardent desiir de rendre service à mon srécle et à la Poslérité l'ont emporté sur toutes les autres considérations. Dans cette vue, j'ai mieux aimé qu'on m'accusât de témérité que d'ingratitude. [9] Au reste je suis moins en peine de ce qu'on pensera de ma sincérité sur laquelle je n'ai rien à me reprocher ; ni de ce qu'on pourra juger de ma maniere d'écrire, dont j'espère que votre bonté, SIRE, et l'équité de mes lecteurs, excuseront les défauts, que je ne le suis du chagrin que je pourrai causer en plusieurs endroits à la plupart de ceux qui, se croyant hors de tout danger, ne jugent des malheurs d'autrui que par passion ou se soucient peu d'y remédier. [10] Outre tous les maux qui affligent ce siècle ennemi de la vertu, il est encore troublé par les différends de la Religion, qui depuis près de cent ans ont agité le monde Chrétien par des guerres continuelles. Ces différends ne cesseront point d'y causer de nouveaux désordres, si ceux qui ont le principal interêt à les appaiser, n'y apportent des remèdes convenables et plus propres, que ceux dont ils se sont servis jusqu'ici. [11] L'expérience nous apprend assez que le fer, les flammes, l'exil et les proscriptions sont plus capables d'irriter que de guérir un mal, qui ayant sa source dans l'esprit, ne se peut soulager par des remèdes qui n'agissent que sur le corps. Il n'en est point pour cela de plus utiles qu'une saine doctrine et une instruction assidue, qui s'impriment aisément dans l'âme, quand elles y sont versées par la douceur. Tout se soumet à l'autorité souveraine des Magistrats et du Prince : la Religion seule ne se commande point ; elle n'entre dans les esprits que lorsqu'ils y sont bien préparés par l'amour de la Vérité, soutenue par la grâce de Dieu : les supplices n'y servent de rien; loin de persuader le coeur ou de le fléchir, ils ne sont que l'aigrir, et le rendre plus opiniâtre. [12] Ce que les Stoïciens ont dit de leur sagesse avec tant de faste, nous le pouvons dire à meilleur titre de la Religion. Les tourments paraissent légers à ceux que son zèle anime ; la constance que cette prévention leur inspire, étouffe en eux le sentiment de la douleur ; rien de ce qu'il faut souffrir pour elle, ne les étonne ; tout ce qui peut arriver de mal aux hommes, ne leur fait point de peine; la connaissance qu'ils ont de leurs forces, les rend capables de tout supporter, pendant qu'ils se persuadent que la grâce de Dieu les soutient. Que le bourreau soit devant eux, qu'il expose à leurs yeux le fer et les flammes, ils n'en seront point ébranlés ; et sans s'inquiéter de ce qu'ils auront à souffrir, ils ne songeront qu'à ce qu'ils doivent faire ; tout leur bonheur est dans eux-mêmes, et ce qui vient du dehors ne fait sur eux qu'une légère impression. [13] Si Épicure, dont la philosophie est d'ailleurs si décriée chez les autres philosophes, a dit du Sage, que quand il serait dans le taureau ardent de Phalaris, il ne laisserait pas de s'écrier : "Ce feu ne m'est point sensible, ce n'est pas moi qu'il brûle"; croit-on avoir trouvé moins de courage dans ceux qu'on a fait mourir pour la Religion depuis près de cent ans, par diverses sortes de supplices, ou croit-on en trouver moins à l'avenir, si l'on continue la persécution? C'est une chose digne de remarque, que ce que dit et que fit l'un d'eux, lorsqu'on le liait à un poteau pour être brûlé. Étant à genoux, il commença à entonner un Psaume, qu'à peine la fumée et la flamme purent interrompre; et comme le bourreau mettait le feu par derrière, de peur de l'effrayer: "Viens", lui dit-il, "et l'allume par-devant; si j'avais craint le feu, je ne serais pas ici; il n'a tenu qu'à moi de l'éviter". [14] C'est donc en vain qu'on prétend étouffer dans les tourments l'ardeur de ceux qui veulent introduire des nouveautés dans la Religion. Cela ne sert qu'à leur inspirer la confiance, et les rendre capables de faire de plus grands efforts, Quand des cendres de ceux qu'on a fait mourir, il en renaît de nouveaux, quand leur nombre s'augmente, leur patience se change en fureur; de suppliants, ils deviennent pressants et hardis ; et si d'abord ils ont fui les supplices, ils ne se font plus de scrupule de prendre les armes. [15] C'est ce que nous voyons en France depuis quarante ans et ce qu'on a vu depuis dans les Pays-Bas. Tout y est enfin réduit à de si grandes extrémités, qu'on espérerait en vain d'arrêter le cours du mal par le supplice d'un petit nombre, comme, peut-être on aurait pu le faire dans le commencement : désormais qu'il est répandu sur des peuples et sur des Nations entières, qui composent la plus grande partie de l'Europe, il n'est plus temps d'employer l'épée du Magistrat; on ne se doit servir que du glaive de la parole de Dieu; il faut par des conversations modérées et par des conférences pacifiques, tâcher d'attirer doucement ceux qu'on ne peut plus contraindre. [16] C'est ce que fit saint Augustin en écrivant à Proculien évêque du parti Donatiste. Il pria même Donat, Proconsul d'Afrique, qu'on ne fît point mourir ceux de cette secte, persuadé qu'il convenait à des Orthodoxes de demeurer fermes dans leur résolution de surmonter le mal par le bien. C'est dans cet esprit qu'il écrit au gouverneur Cécilien, qu'il vaut mieux guérir par des menaces la présomption sacrilège des Schismatiques que de la corriger par des supplices. Il ajoute dans une excellente épître, qu'il adresse à Boniface, que dans les schismes où il ne s'agit pas de la perte d'une ou de deux personnes, mais où il va de la destruction de tout un peuple, il faut se relâcher de la rigueur, et prévenir par la charité des maux plus considérables : sentiments qui ont tellement prévalu dans l'église; que dans le Décret de Gratien ils se trouvent plus d'une fois. [17] C'était donc l'avis de ce saint Docteur, dont l'esprit était rempli d'humanité : Que le cours de ces sortes de maux ne se doit point arrêter par la rigueur, par la violence, par l'autorité : qu'on avance plus par les instructions que par les commandements ; par la modération que par la terreur : Que c'est ainsi qu'on doit agir, lorsque c'est le plus grand nombre qui est coupable ; et qu'il ne faut être sévère que lorsqu'il n'est question que d'un petit nombre: Que si ceux qui ont l'autorité en main sont obligés quelques-fois d'user de menaces, ils ne le doivent faire qu'à regret, et n'intimider que par des passages de l'Écriture sainte, afin de faire plutôt craindre Dieu qui menace par leur bouche, que de se rendre eux-mêmes redoutables par leur propre puissance. Ce sont les paroles de S. Augustin, dans l'épître à l'évêque Aurelius. [18] Et certes, si nous voulons convenir de la vérité, on ne trouve dans l'ancienne église aucun exemple approuvé du supplice des hérétiques ; elle a toujours eu en horreur l'effusion du sang ; ou si l'on s'est porté quelques-fois à cet excès, les évêques qui avaient une piété véritable, l'ont hautement détesté. [19] On en voit la preuve dans la condamnation de Priscilien, qui ayant répandu dans les Gaules, et surtout dans l'Aquitaine, ses pernicieuses erreurs, fut puni du dernier supplice avec ses sectateurs, dans la ville de Trèves, environ l'an 383. Il y fut condamné par l'Empereur Maxime (assez bon prince d'ailleurs mais usurpateur de l'empire sur Gratien, qu'il fit mourir à Lyon) quoique S. Martin eut tiré parole de cet empereur, qu'on ne concluerait point à la mort contre les coupables, et qu'il eut fortement exhorté Itacius, et les autres évêques délateurs, à se désister de leurs accusations. Aussi les autres prélats désapprouvèrent tous cette procédure comme très inique; et quoique Itacius, après avoir causé cette persécution par ses artifices, eut fait son possible pour éviter les censures il ne laissa pas d'être condamné par Theogniste. Ce ne fut même qu'à l'extrémité, et comme par force, que S. Martin consentit de communiquer avec le parti des Itaciens. [20] Nous voyons pareillement que S. Ambroise envoyé dans ce temps-là vers Maxime, par l'empereur Valentinien II, frère de Gratien, témoigne dans sa relation, que pendant son séjour à Trèves, il s'abstint de la communion de ces évêques, partisans d'Itacius, qui voulaient qu'on punît les Hérétiques de mort et lorsque ces évêques furieux eurent obligé Maxime d'envoyer en Espagne des commissaires armés, avec plein pouvoir de rechercher les hérétiques, de confisquer leurs tiens et de les faire mourir, le même S. Martin obtint de l'empereur la révocation de cet ordre inhumain ; tant ce bon évêque avait à coeur, non seulement de conserver les chrétiens orthodoxes, qu'on eût pu persécuter sous ce prétexte, mais ausi de ménager les hérétiques; prévoyant bien que si l'on ne détournait cet orage, il pourrait emporter une grande partie des fidèles. Et certainement on trouvait alors peu de différence entre les orthodoxes et les hérétiques : on jugeait plutôt de ces derniers par l'air de leur visage et par leurs habits que par leur doctrine. [21] Au reste l'hérésie de Priscilien ne fut point éteinte par sa mort ; au contraire elle s'affermit davantage et se répandit de tous côtés : ses sectateurs qui l'avaient honoré comme un Saint, pendant sa vie, le révérèrent enfin comme un Martyr. Ils reportèrent en Espagne les corps de tous ceux qu'on avait fait mourir avec lui, et leur firent de magnifiques obsèques : ils poussèrent même Ieur superstition si loin, qu'ils regardèrent comme le serment le plus religieux, celui qu'ils faisaient par le nom de Priscilien. Cela causa depuis dans les Gaules une si longue division entre les évêques, qu'à peine put-elle être assoupie après des contestations qui durèrent plus de quinze ans, et qui exposèrent le peuple de Dieu et les gens de bien à l'insulte et à la raillerie. [22]Toutes les fois que je lis cette relation dans Sulpice Sévére, qui a écrit l'Histoire de son temps avec autant d'élégance que de bonne foi, je me remets en mémoire ce qui se passait parmi nous dans mon enfance, lorsque les troubles de la Religion étant survenus, on marquait d'un coup d'oeil, comme dignes de la mort, une infinité de personnes suspectes, non par leurs moeurs ou par leur conduite, mais par l'air de leurs visages ou par leur habillement. Alors dans la chaleur des disputes, la haine, la faveur, la crainte, l'inconstance, la paresse et l'orgueil de ceux qui étaient dans le gouvernement, fomentaient les factions, et après avoir mis le trouble dans l'Etat, exposaient la religion aux plus grands périls. [23] Depuis le temps de S. Martin, l'église eut plus de modération pour les hétérodoxes. On se contenta de les bannir, ou de les mettre à l'amende; mais on ne les punit point du dernier supplice. Nous lisons que l'an 1060, quelques-uns des sectateurs de Béranger archidiacre d'Angers, ayant semé sa doctrine dans le pays de Liège, de Juliers, et en d'autres endroits des Pays-Bas, Brunon archevêque de Trèves se contenta de les bannir de son diocèse; mais qu'il ne les fit point mourir. On ne voit point que l'église ait usé depuis d'une plus grande sévérité, jusqu'au temps des Vaudois. [24] On se servit inutilement contre ces derniers des supplices les plus cruels : le mal s'aigrit par ce remède, qu'on employa mal à propos. On leva contre eux de puissantes armées, et on leur fit la guerre avec autant d'appareil, qu'on l'avait faite auparavant aux Sarrazins. Ils furent taillés en pièces, dépouillés de leurs biens et de leurs charges, chassés et dispersés de toutes parts ; mais ils ne furent ni convaincus ni convertis. [25] Enfin comme ces malheureux, qui avaient eu recours aux armes pour se défendre, se virent eux-mêmes vaincus par les armes, ils s'enfuirent dans la Provence, et dans cette partie des Alpes, voisine de notre France : ils y trouvèrent, dans des lieux écartés, une retraite pour eux et pour leur doctrine. Une partie se retira dans la Calabre, où ils se maintinrent longtemps, même jusqu'au pontificat de Pie. IV. Une autre passa en Allemagne, et s'établit dans la Bohême, dans la Pologne, et dans la Livonie ; d'autres enfin se retirèrent en Angleterre. [26] On croit que de ces derniers sortit Jean Wiclef, professeur en théologie à Oxford, qui après bien des disputes et des oppositions sur ses sentiments de religion, mourut enfin d'une mort naturelle, il y a environ trois cents ans : car ce ne fut que longtemps après sa mort, que le magistrat songea à lui faire son procès, et à faire brûler ses os publiquement. Depuis il a paru plusieurs autres sectes jusqu'à notre temps. En vain pour les réprimer on a tenté la rigueur des supplices : on en est venu des disputes à des guerres ouvertes, et des Nations entières se sont soulevées. C'est ce que nous voyons en Allemagne, en Angleterre, et en France. [27] Où l'on ne peut dire qui y a plus souffert, de la tranquillité publique, ou de la religion. Le schisme s'est formé, et s'est affermi par la paresse et la négligence de ceux qui pouvaient et qui devaient y apporter le reméde. Au reste, je ne parle pas ainsi, comme si je voulais agiter de nouveau cette question tant de fois traitée : Si l'on doit punir les hérétiques de mort. Cela ne convient ni au temps où nous sommes, ni à ma profession. Mon but est de faire voir que les princes, qui ont préféré la douceur à la force des armes, pour terminer les guerres de religion, même à des conditions désavantageuses, ont agi avec prudence, et conformément aux maximes de l'ancienne église. [28] L'Empereur Ferdinand, prince très sage, comprit bien l'importance de cette vérité. Pendant les grandes et longues guerres qu'il conduisit en Allemagne, sous son frère Charles-Quint, il apprit par lui-même le mauvais succès des armes qu'on avait prises contre les protestants. Aussi ne fut-il pas plutôt parvenu à l'Empire, qu'il établit la paix de la religion par un décret solennel, qu'il confirma depuis à diverses fois ; et comme il reconnut que les différends sur cette matière se terminaient plus heureusement par des conférences pacifiques, suivant l'essai qu'on en avait fait dans les diètes que l'empereur son frère avait tenues à Worms et à Ratisbonne, il résolut un peu devant sa mort, et immédiatement après la célébration du concile de Trente, de suivre l'avis de son fils Maximilien, qui était un prince d'une rare prudence. Pour satisfaire les protestants qui ne s'étaient point trouvés à cette assemblée, il voulut bien encore leur accorder une nouvelle conférence. Dans cette vue il choisit George Cassander, homme également savant et modéré, afin d'examiner amiablement avec les docteurs protestants, les articles contestés de la confession d'Augsbourg. Mais la mauvaise santé d'un homme si sage, et la mort précipitée de l'un et de l'autre, privèrent l'Allemagne des fruits qu'on avait lieu d'en espérer. [29] A l'exemple des Allemands, les grands de Pologne firent chez eux le même règlement. Emanuel-Philibert duc de Savoye, fut le seul, qui rétabli dans ses états à la faveur de notre alliance, s'engagea mal à propos dans une guerre ruineuse, avec les habitants des vallées de Piémont ; soit qu'il eût pris cette résolution pour se rendre considérable en Italie, soit qu'il voulut plaire à quelques-uns à ses propres dépens. Il reconnut bientôt la faute qu'il avait faite : il accorda enfin la liberté de conscience à ces pauvres peuples, d'une vie d'ailleurs innocente, et garda depuis religieusement la paix qu'il leur avait donnée. [30] Je viens à présent à ce qui nous regarde, et je vais découvrir une plaie encore si récente, que je crains fort que la seule pensée d'y toucher ne me suscite des affaires. Mais, SIRE, puisque j'ai commencé, je vais poursuivre, et je dirai en un mot et naturellement (puisqu'il est pernmis de le dire sous votre règne) que la guerre n'en pas un moyen légitime de remédier au schisme de l'église. Les protestants de ce royaume, qui diminuaient en nombre et en crédit pendant la paix, se sont toujours accrus pendant la guerre et parmi nos divisions. Ainsi ceux qui gouvernaient l'état, ont fait une dangereuse faute, toutes les fois que pour suivre les mouvements d'un zéle indiscret et de leur ambition, ou pour se rendre nécessaires pendant les troubles, ils ont rallumé une cruelle guerre finie et recommencée tant de fois sous des auspices funestes à la patrie, et au grand préjudice de la religion. [31] Qu'est-il besoin de paroles, la chose parle d'elle-même. Les protestants s'étant saisis, à la faveur des troubles, de plulieurs villes du Royaume, et les ayant rendues depuis par la paix de 1563, ne fut-ce pas une merveille de voir renaître tout d'un coup la tranquillité ? Que ce calme, qui dura quatre ans, fut doux aux gens de bien, et utile en même temps à la religion, qui fut mise en sûreté par les lois, que fit faire celui qui avait alors la première charge de la robe ! Lois dont la France n'aura jamais lieu de se repentir, si elle est assez sage pour les observer. Mais par une conduite ennemie de notre bonheur, nous nous lassames de la sûreté publique qu'elles avaient rétablie. [32] Et rejetant les conseils de paix, nous nous engageames dans une nouvelle guerre, également funeste et au peuple et à ses auteurs. Ceux qui savent ce qui se passa à la fatale entrevue de Bayonne, entendent bien qui sont ceux dont je veux parler; car depuis ce temps-là tout se tourna chez nous à l'artifice et à la guerre, par l'illusion que nous firent les conseils pernicieux des étrangers. [33] Ce fut alors que le duc d'Albe, envoyé en Flandre avec une puissante armée, ôta d'abord l'autorité à la duchesse de Parme, qui gouvernait ces Provinces avec une grande modération, porta partout ensuite le fer et le feu, bâtit des citadelles de tous côtés, chargea ces pays libres d'impôts extraordinaires, pour fournir aux frais de la guerre, et ruinant la liberté des villes opulentes, les réduisit dans un état pareil à celui d'un corps robuste qu'on priverait de sa nourriture. Ces conseils violents et précipités furent suivis du désespoir, et enfin du soulèvement des peuplés. On crut pouvoir y remédier pour quelque temps mais le succès trompa les espérances. La plus granet la meilleure partie de ces Provinces et la plus commode pour la navigation, source de la grande richesse du pays, s'est comme arrachée du reste du corps. Elle se gouverne aujourd'hui par les États-Généraux, qui depuis ont toûjours fait la guerre avec d'heureux succés, tant contre les autres Provinces, que contre toute la puissance d'Espagne. [34] Pour prévenir ce malheur, François Baudouin d'Arras, l'un des plus célébres jurisconsultes de son temps, avait longtemps auparavant conseillé aux états de ces Provinces de présenter une requête à Philippe II et de lui demander la liberté des protestants persécutés de toutes parts, avec la surséance des supplices et de l'inquisition. Il en écrivit même un traité en français, qui prouvait par de solides raisons, qu'on pourrait mieux appaiser les différends de la religion par des conférences pacifiques, et laissant chaque parti dans ses droits, que par la force et par la voie des armes ; que si l'on continuait la violence, il prévoyait que les Protestants, qui n'avaient encore que des forces médiocres et qui d'ailleurs étaient divisés entr'eux, fe réuniraient, et qu'enfin des disputes de paroles, on en viendrait aux armes et à la révolte. [35] J'allègue d'autant plus volontiers, et surtout à VOTRE MAJESTÉ, ce présage d'un étranger sur les affaires de son pays, que ce savant homme ayant d'abord embrassé la doctrine des Protestants, mais l'ayant ensuite abandonnée, après une exacte lecture des pères, conserva néanmoins la même modération d'esprit ; et loin d'entrer dans des sentiments de haine contre ceux dont il avait quitté le parti, comme font la plupart des autres, sa propre erreur lui fit comprendre qu'on devait être touché de compassion pour celle d'autrui : exemple de charité rare dans ce siècle ici. Il s'appliqua depuis fortement à corriger, par l'étude des anciens docteurs, un mal introduit par l'amour des nouveautés et par la témérité. Pénétré de ces sentiments pleins de prudence et de religion, il repassa d'Allemagne en France; il en conféra avec le sérénissime roi, père de VOTRE MAJESTÉ, et n'eut pas de peine à les lui inspirer. Il tint toujours depuis un rang honorable à la cour de ce Prince, il eut quelquefois part à ses confeils, et fut mis auprès du Prince, votre frère naturel, pour avoir soin de fon éducation. [36] Qu'on cesse donc de nous tant vanter le zèle de ces étrangers ambitieux, qui pour paraître plus attachés que nous à la vraie religion, ont fait si longtemps vanité, dans le dessein d'insulter à notre nation, de n'avoir jamais souscrit de traité de paix avec les hérétiques. Qu'ils voyent maintenant à quoi se sont terminés tous leurs beaux conseils : Qu'ils pleurent à loisir la perte de tant de belles provinces et la funeste dissipation de leurs propres richesses. Ne voudraient-ils pas aujourd'hui de tout leur coeur avoir été sages comme nous, qu'ils condamnaient autrefois avec tant de malignité? Ne rachèteraient-ils pas volontiers, par ce qu'ils ont de plus précieux, tant d'années perdues dans les guerres civiles? S'ils les eussent employées contre l'ennemi commun de la chrétienté, ils l'eussent aisénient chassé de la Hongrie et de l'Afrique: ce qui eût autant tourné à leur gloire, qu'à leur utilité. [37] Mais je crains que cette imprudence, que nous blâmons dans les autres, ne nous puisse être justement reprochée. Nous-mêmes, animés par notre propre fureur, ou par les mauvais conseils de ceux dont nous venons de parler, avons donné lieu à une infinité de troubles. Nous avons vu piller nos villes, démolir nos temples épargnés dans les premières guerres, désoler nos provinces, renouveller les haines assoupies par la paix, augmenter les défiances, reprendre enfin les armes, qu'on n'avait quittées pour quelque temps, que pour se faire la guerre ensuite avec plus d'animosité. [38] Il est vrai qu'on fit enfin la paix : mais plus elle devait être agréable et précieuse, plus elle devint funeste par son infraction et par un noir attentat, dont nous devons souhaiter que la mémoire soit ensevelie dans un éternel oubli. J'entends cette horrible boucherie, qui se fit deux ans après, dans laquelle peu s'en fallut, SIRE, que VOTRE MAJESTÉ, destinée par le ciel au rétablissement de la France, ne se trouvât enveloppée. [39] A peine étions-nous échappés d'un écueil si terrible, que dans l'espace de deux ans il s'en rencontra de nouveaux, contre lesquels nous allâmes faire naufrage avec la même imprudence. La vengence divine nous poursuivit de près, et punit le crime de la France par la mort de son roi, qui moins par son inclination que par de mauvais conseils, avait commis ce grand crime. [40] Que fit ensuite son successeur ? A son retour de Pologne, au lieu de profiter des sages avis de l'empereur Maximilien et du sénat de Venise, chez lesquels il s'arrêta, il préfera le parti de la guerre, dont ils avaient tâché de le détourner à celui de la paix, que les protestants lui demandaient avec soumission : mais s'en étant bientôt repenti, il leur accorda trois ans après un édit de pacification, dont depuis il se fit toujours honneur, l'appellant son édit. Pendant sept ans entiers cette profonde paix ne fut troublée que par de légers mouvements, et par quelques courses de gens de guerre, tantôt dans un endroit et tantôt dans un autre : mais on ne vit point de prise d'armes considérable; jusqu'à ce que des esprits remuants, qui ne pouvaient souffrir que la France se passât d'eux dans la paix, excitèrent à contre-temps une guerre funeste, à laquelle ce prince se laissa entraîner par un aveuglement fatal, et par les mauvais conseils de ceux qui approchaient alors de sa personne. Quoiqu'il parût d'abord que ce fut à vous, SIRE, qu'on en voulait, ce fut pourtant sur lui que retomba bientôt tout le poids des armes. Je frémis encore d'horreur au souvenir de ce détestable parricide, qui a couvert la France d'un opprobre éternel, comme il doit couvrir à jamais de confusîon et d'infamie ceux qui en témoignèrent alors tant de joie. [41] Ce malheur aurait entraîné l'État et la religion dans une ruine sans ressource, si par une faveur inesperée du ciel, VOTRE MAJESTÉ, que Dieu, qui veillait pour notre salut, avait réservée à notre temps, n'eût servi de colonne et d'appui à l'état ébranlé, et n'eût fait cesser par ses exploits ces malheurs déplorables, sous lesquels le Royaume était prêt de succomber. En cette occasion, votre exemple illustre nous a été une grande preuve, que quoique tout soit assujetti aux lois humaines, la religion seule, comme je l'ai déjà dit, ne veut être ni contrainte ni commandée. [42] Car ayant été dès votre enfance exposé à tant de périls pendant les guerres civiles, ayant été comme assiégé par plusieurs armées tout à la fois; après tant de batailles gagnées ou perdues, lorsque par le malheur des temps il était également funeste de vaincre ou d'être vaincu, vous avez, au milieu des guerres, persévéré dans vos premiers sentiments pour la religion, comme un homme qui combat de pied ferme; vous ne vous êtes laissé ni flatter par l'espérance ni ébranler par la crainte : mais enfin, quand vous avez vu que tout cédait à votre valeur, vous vous êtes rendu de vous-même aux très humbles prières de vos sujets, et vous étant laissé vaincre au milieu de vos victoires, vous êtes enfin revenu par un effet de la grâce â la religion de vos ancêtres. [43] Depuis ce temps-là, votre modération naturelle vous a toujours fait garder à l'égard de vos sujets la même équité, dont vous aviez vous-même éprouvé les avantages. Vous avez révoqué tous les édits que le roi votre prédécesseur avait publiés malgré lui contre les protestants et contre vous. Après une glorieuse paix, tant avec vos sujets qu'avec les étrangers, vous avez confirmé par un troisiéme édit les édits précédents donnés en faveur des protestants; vous les avez rétablis dans leurs maisons, dans leurs biens, dans leurs honneurs; vous en avez même avancé quelques-uns aux premieres dignités de l'état dans l'espérance que les haines et les animosités venant à se calmer, la concorde prescrite par vos édits, se rétablirait plus aisément, que les esprits reprendraient leur premiere sérénité, et qu'ayant dissipé le nuage des patrons, ils seraient plus capables de choisir ce qui est le meilleur dans la religion, je veux dire ce qu'on trouve de plus conforme à l'antiquité. [44] Aussi est-ce la voie que les plus excellents d'entre les pères ont toujours cru qu'ils devaient suivre pour ramener à la communion de l'église ceux qui s'en étaient séparés par quelque entêtement d'erreur ou de passion : ce qui fait voir que ces sages docteurs étaient moins animés par le désir de les vaincre que par la charité. C'est dans cet esprit que saint Augustin traite toujours les Pélagiens de frères, et qu'Optat de Milève traite de même les Donatistes. C'est ainsi que saint Cyprien disait avant eux qu'il exhortait et qu'il souhaitait qu'aucun des fidèles ne périt, s'il était possible ; et que l'église, cette bonne mère, eût toujours la joie d'enfermer tous ses enfants bien unis dans son sein. [45] En effet, parmi: ceux qui sont aujourd'hui d'un autre sentiment que nous, il s'en trouve plusieurs qui, pour me servir des paroles de saint Augustin, reviendraient volontiers dans l'église, si la tempête était appaisée ; au lieu que la voyant continuer, et craignant même qu'elle ne renaisse, ou qu'elle n'augmente après leur réunion, ils conservent la volonté de fortifier ceux qui sont faibles. Ainsi sans quitter leurs assemblées partitulières, ils font connaître, jusqu'à la mort, par leurs paroles et par leur témoignage, qu'ils approuvent la saine doctrine qu'ils savent qui s'enseigne dans l'église catholique. Ils souffrent cependant avec patience et en faveur de la paix, les injures qui se font de part et d'autre et montrent par leur exemple avec quelle sincérité, quelle ardeur, quelle charité, il faut servir Dieu. [46] Comme ces considérations, SIRE, et ce que j'ai appris de l'expérience, aussi bien que de l'exemple de VOTRE MAJESTÉ, m'ont fait juger que je devais de tout mon pouvoir contribuer à la paix de l'église, j'ai affecté de ne parler mal de personne. J'ai parlé même des protestants avec estime, principalement de ceux qui se sont distingués par leur savoir. D'un auire côté, je n'ai point dissimulé les défauts de ceux de notre parti; persuadé avec des personnes très vertueuses, qu'on se trompe extrêmement, si l'on s'imagine que la malignité et les esprits artificieux des sectaires donnent plus de cours et de forces aux hérésies, qui troublent aujourd'hui le monde par leur nombre et par leur diversité, que nos vices et nos scandales. [47] J'estime donc que le vrai moyen de remédier, tant aux égarements du parti opposé qu'à nos propres vices, est de bannir de l'état toute force d'honteux traftc, de récompenser le mérite, d'établir pour conducteurs de l'églife des personnes de savoir, de pieté, d'une vie exemplaire, d'une prudence, et d'une modération déjà éprouvées ; d'élever aux dignités de l'état, non des gens de néant, que la faveur ou l'argent y pourraient conduire ; mais ceux qui s'en rendront dignes par une intégrité reconnue, par une solide pieté, par un vrai désintéressement, en un mot, par la seule recommendation de leur vertu. Autrement la paix ne peut durer. Il faut nécessairement que les états se ruinent, si dans la distribution des charges les souverains ne savent pas distinguer les bons d'avec les méchants, etsi, selon le proverbe des anciens, "ils laissent manger aux frélons ce qui n'appartient qu'aux abeilles". [48] Rien n'est plus opposé à la fidélité, que nous devons premièrement à Dieu, et ensuite à VOTRE MAJESTÉ ; rien n'est plus contraire à ce que nous tous, qui sommes dans les dignités et dans les charges, devons à votre peuple, que l'espérance d'un profit honteux. Si nous entrons par là dans nos emplois, il est fort à craindre que nous ne tournions enfin toutes nos vues de ce seul côté, comme vers notre pôle, et que nous laissant aveugler par l'avarice, sans considérer ce qui est juste, nous ne faussions toutes les promesses que nous avons faites à Dieu et aux hommes. L'avarice est un monstre cruel et insatiable, qu'on ne doit point souffrir; elle ne dit jamais "c'est assez" ; quand on lui donnerait, avec les immenses richesses de la France, les. montagnes d'or de Perse et les trésors des deux Indes, on ne rassasierait pas son avidité. [49] Les vices ne gardent point de mesure, et ne se peuvent borner. Leur progrès ressemble à celui des corps, qui roulent dans un précipice; rien ne les arrête que leur propre ruine. Mais la vertu, selon la pensée de Simonide, ressemble à un cube ; elle résiste, par la fermeté de sa base, à toutes les révolutions du monde et de la fortune. Comme elle s'accommode aux différents états de la vie, elle tient l'esprit de l'homme dans une incorruptible liberté; elle est contente d'elle-même, propre à tout par elle-même. Puisqu'elle est donc d'un si grand usage, si dans un état on la considère, si on lui donne le rang qu'elle mérite, on trouvera, sans surcharger l'épargne, et même en soulageant les peuples, de quoi faire des libéralités à ceux qui s'en rendront dignes. [50] Pour le gouvernement de l'église, quoiqu'il ne regarde VOTRE MAJESTÉ qu'indirectement, il est pourtant digne de ses soins. Qu'elle prie, qu'elle presse, qu'elle interpose même son autorité envers ceux qui y préfident, afin qu'on s'y conduise de la même manière. Que VOTRE MAJESTÉ, SIRE, aspire à cette nouvelle gloire qu'elle pense continuellement que cet heureux loisir, dont nous jouissons, ne peut durer, si l'on ne l'employe à avancer la gloire de Dieu, qui nous l'a donné ; si l'on ne s'applique fortement à terminer les différends de la religion. Il semble que c'est un grand dessein que je vous propose ; plusieurs personnes même, contentes de la douceur présente de leur condition, et peu touchées des conseils qui peuvent être salutaires à l'avenir, jugeront qu'il ne doit pas être formé témérairement dans le temps où nous sommes. [51] Mais si l'entreprise est grande, la récompense y sera proportionnée. Un grand génie, tel qu'est celui que Dieu vous a donné, ne peut ni ne doit s'attacher à rien de médiocre. Et certes, après avoir réprimé les dépenses superflues et l'impunité des brigandages, après avoir appris aux particuliers à régler leur entretien, suivant leurs moyens (obligation que la France vous a et vous doit avoir éternellement) rien n'est plus digne de l'élévation où vous êtes, que de rétablir l'ordre et la discipline dans les lois divines et humaines, où les guerres précédentes ont jeté tant de confusion. Votre MAJESTÉ y trouvera cet avantage, que la colère de Dieu étant apaisée et tant les prélats que les juges, s'acquittant dignement de leurs devoirs, la vérité triomphera du mensonge, la candeur et la charité sincère détruiront l'artifice et la dissimulation, les lois enfin réprimeront à la fin l'avarice et le luxe ; vices qui, tout opposés qu'ils sont, ne laissent pas de se trouver ensemble dans ce siècle corrompu. Les bonnes moeurs seront cultivées ; la pudeur et la modestie, dont on se moquait ouvertement, reviendront en estime; la vertu reprendra son prix ; et au contraire, perdra le crédit et l'autorité excessive, que la corruption des coeurs lui avait acquise. Ce sont-là vos voeux, SIRE ; j'ai souvent oui dire à votre MAJESTÉ qu'elle voudrait avoir acheté ce bonheur par la perte d'un de ses bras. Ce sont les voeux de tous vos sujets et c'est aussi, si je l'ose dire, mon sentiment touchant le bien public. Si je m'y suis étendu, si j'en ai parlé trop librement, je supplie votre MAJESTÉ d'excuser la franchise d'un homme, qui élevé dans la liberté que votre règne à rendue à la patrie, s'est cru obligé, pour prévenir l'envie et la médisance, d'abuser de votre temps par une si longue préface. [52] Je devrais la finir ici, après tout ce que je viens d'établir pour défendre ou pour excuser mon ouvrage ; mais quelques-uns de mes amis m'ont averti qu'on ne manquerait pas de dire, que j'aurais pu me dispenser d'entrer sitôt dans le détail de ce qui concerne nos Libertés, nos Immunités, nos Lois et nos Privilèges : qu'on jugera même que ce que j'en ai dit contribue moins à votre gloire et à celle de l'Etat, qu'il n'est propre à chagriner quelques étrangers. Quoique je pusse répondre bien des choses à cette objection, je craindrais, en m'y étendant, d'être regardé comme un homme qui prend plaisir à se former des fantômes pour les combattre. D'un autre côté je crains, en ne disant rien, de donner lieu à la censure de mes ennemis. Voici donc en peu de mots ce que je pense sur ce sujet. C'est une maxime que j'ai reçue par une tradition héréditaire, non seulement de mon père, qui était d'une probité généralement reconnue et fort attaché à l'ancienne religion, mais aussi de mon grand-père et de mon bisaïeul, qu'après ce que je dois à Dieu, rien ne me devait être plus cher et plus sacré que l'amour et le respect dû à ma patrie et que je devais faire céder toutes les autres considérations à celle-là. J'ai apporté cet esprit à l'administration des affaires, persuadé, selon la pensée des anciens, que la patrie est une seconde divinité, que les lois viennent de Dieu, et que ceux qui les violent, de quelque prétexte spécieux de religion qu'ils se couvrent, sont des sacrilèges et des parricides. Si donc il se trouve parmi nous des esprits dangereux (plût à Dieu qu'il n'y en eût point) qui ne pouvant ruiner le royaume à force ouverte, tâchent par des voies sourdes et obliques, de l'ébranler, en violant les lois qui en sont l'appui, et qui l'ont élevé jusqu'à ce degré de puissance et de grandeur où nous le voyons, en vérité nous serions indignes de porter le nom de Français, et de passer pour de bons citoyens, si, principalement sous votre règne, nous ne nous opposions de toutes nos forces à un mal qui se glisse insensiblement. [53] Nos ancêtres, qui étaient si pénétrés de la religion et de la piété, ont toujours regardé ces lois comme le gage sacré de la conservation publique, et comme le Palladium de notre France. Ils ont cru que tant que nous le garderions, nous n'aurions rien à craindre des étrangers ; que si nous le laissions perdre, nous n'aurions rien qui fût en sûreté contre leurs entreprises ; que s'il nous est ravi par notre lâcheté ou par notre négligence, nous devons craindre que l'Ulysse, qui nous l'aura volé par ses artifices, ne suborne quelque Sinon, qui introduise dans l'Etat un cheval fatal, pour détruire le plus beau pays de l'Europe, par un embrasement aussi funeste que celui de Troie mais un si grand mal ne peut nous arriver, tandis qu'il plaira à Dieu de nous conserver votre personne sacrée, et celle de Monseigneur le Dauphin. [54] Ce serait ici le lieu de m'étendre sur les louanges et sur les glorieux exploits de votre MAJESTÉ ; à qui nous sommes redevables de notre vie, de notre patrie, et de nos biens. C'est ce qu'attendent de moi ceux qui font plus d'attention à la grandeur de vos actions et à l'abondante matière de vos louanges qu'à la médiocrité de mon génie : mais outre que mon dessein n'a point été de faire ici un panégyrique, je sais d'ailleurs que votre MAJESTÉ prend plus de plaisir à mériter les louanges qu'à les entendre. Votre MAJESTÉ est descendue de la plus illustre et de la plus ancienne maison qui ait jamais porté le sceptre. Né dans les monts Pyrénées, vous vous êtes avancé au milieu des difficultés et des guerres ; vous avez heureusement évité tous les pièges dressés contre votre berceau. Dans votre adolescence et dans votre âge parfait, vous avez, par votre vertu, repoussé les efforts de vos ennemis ; vous avés été conduit comme par la main de Dieu du fond de l'Aquitaine et appelé auprès du feu roi dans un temps de discorde et de confusion, afin que nul autre que le successeur légitime, ne pût s'emparer du trône qui devait bientôt demeurer vacant. Parvenu à la couronne, vous avez tempéré l'autorité souveraine par la douceur, aimant mieux par vos bienfaits gagner les coeurs aliénés que de les ramener au devoir par la crainte : aussi vos ennemis ont pris une telle confiance en vous, qu'ils ont cru trouver plus de sûreté dans votre clémence que dans la force de leurs armes ; moins fâchés en quelque sorte d'être vaincus que ravis de vous reconnaître pour leur vainqueur. De suppliants devenus tout d'un coup vos amis, ils ont été reçus dans votre maison où on les voit plus pénétrés du souvenir de leurs fautes que vous n'y aviez été sensible : la facilité que vous avez à pardonner, les a fait repentir de ne vous avoir pas plûtôt demandé pardon. [55] Mais voyant la rapidité de vos victoires et que rien ne vous résistait, le meilleur parti pour eux a été de se soumettre et de recourir à votre clémence, plutôt que d'hasarder des combats contre un monarque, qui a porté la valeur à un si haut point, que le sort de la guerre ne se déclarait plus qu'en sa faveur, et que la victoire semblait avoir oublié sa légèreté pour ne s'attacher qu'à suivre ses étendards. Ce bonheur inséparable de vos armes s'est soutenu d'ailleurs par votre vigilance, par vos travaux infatigables, par votre confiance à supporter les rigueurs des saisons, et par votre habitude à vous contenter de la nourriture la plus simple. Vous exposant le premier à la tranchée, n'interrompant point les fatigues du jour par le repos de la nuit, marchant à toute heure par les pluies et sur les glaces, ne dormant que légèrement et par reprises, sans altérer votre santé, tantôt sur un cheval, tantôt sur la terre, enveloppé d'un simple manteau. Ainsi par l'exemple, qui est la meilleure manière de commander, vous établissiez parmi vos troupes une exacte discipline, que d'autres chefs ont peine à faire observer par l'autorité du commandement. [56] Ces avantages vous rendaient si redoutable à vos Ennemis, qu'ils n'osaient paraître devant vous. Souvent supérieurs par le nombre de leurs troupes et de leurs munitions, ils se tenaient à couvert dans des places fortes, persuadés qu'il leur était aussi glorieux de se défendre qu'il vous est glorieux de les vaincre. Il n'esi donc pas étonnant qu'après tant d'attentats sur votre autorité, ils aient saisi avec tant d'empressement l'occasion de faire leur paix, voyant d'un côté leur grâce assurée en recourant à votre clémence, et n'osant espérer de l'autre un retour favorable de la victoire qui vous accompagnait toujours. Si la guerre vous rend si terrible à vos ennemis, le repos ne vous rend pas moins cher à vos sujets. Vous avez encouragé tout le monde à cultiver les Beaux Arts, qui sont les fruits de la paix, par les grâces et les récompenses que vous leur avez attachées. C'est ce que témoignent hautement ces somptueux et durables édifices, qu'on a vus s'élever de tous côtés en si peu de temps; ces statues d'un ouvrage admirable, ces excellentes peintures, ces riches tapisseries travaillées avec tant d'art, qui seront autant de monuments pour la postérité, de l'étendue de votre génie et de votre amour pour la paix : mais ce qui est plus considérable, et dont nous devons vous féliciter, c'est le rétablissement des Belles-Lettres, dans les lieux d'où les fureurs de la guerre les avaient bannies. L'Université de Paris a repris son premier lustre sous votre protection ; vous l'avez même embellie d'un rare ornement ; en y appelant l'illustre Casaubon, l'une des grandes lumières qu'ait aujourd'hui la république des Lettres; vous avez confié à juste titre à ce savant homme la garde de votre magnifique Bibliothèque. [57] Tant d'actions si mémorables, tant de lauriers que vous avez cueillis, loin de vous animer à étendre vos conquêtes, n'ont servi qu'à vous faire entretenir plus fidèlement la paix avec vos voisins, et à faire goûter la douceur du repos à vos sujets fatigués des guerres précédentes. Persévérez, SIRE, dans vos généreux desseins; rendez aux lois leur juste autorité, comme vous avez commencé de le faire si heureusement. Conservez à vos peuples cette paix que vous leur avez acquise au prix de tant de travaux. N'oubliez jamais cette maxime que la force et l'appui d'un état, ce sont les lois et que-comme dans le corps humain, les parties qui le composent ne peuvent agir que par l'esprit qui les anime, ainsi dans le corps politique il n'y a que les lois, qui en sont l'âme, qui le puissent faire agir et subsister : les magistrats et les juges n'en sont que les ministres et les interprètes, et nous devons tous leur obéir avec soumission, si nous sommes véritablement jaloux de notre liberté. Dans la confiance du retour de cette liberté, sous votre règne, et dans les premiers avantages que j'en ai déjà ressentis, j'ai composé l'Histoire de notre temps dont je mets présentement la première partie en lumière. J'ose la dédier à votre majesté pour des raisons qui me regardent, autant que l'ouvrage même. Je ne pourrais oublier, sans une noire ingratitude, qu'ayant commencé à entrer dans les charges sous le roi votre prédécesseur, votre majesté m'a encore élevé plus haut ; et comme mes emplois m'ont obligé d'être continuellement dans vos armées et à la cour, que même votre majesté m'a confié plusieurs importantes négociations, j'ai acquis dans leur maniement les connaissances nécessaires à l'ouvrage que j'entreprends. Par le commerce des personnes illustres, qui ont vieilli à la cour, j'ai examiné avec attention, et sur la règle de la vérité, ce qui se trouvait répandu touchant nos affaires, dans les écrits de quelques-uns de nos auteurs inconnus. [58] A la suite de votre majesté, et dans le temps de mes emplois, j'ai toujours cultivé ces connaissances, jusqu'à ce qu'enfin le devoir de ma charge m'a attaché au palais. J'ai l'honneur, SIRE, d'être connu de votre majesté, depuis longtemps. Il y a vingt-deux ans, que le feu roi m'ayant envoyé vers vous en Guyenne, avec quelques-autres députés du parlement, le bon accueil de votre majesté me fit espérer dès lors, que vous agréeriez un jour les fruits de mon esprit, s'il était capable d'en produire. Une autre raison m'oblige encore à vous dédier mon ouvrage; c'est que comme mon entreprise est fort délicate et qu'elle peut m'exposer à la calomnie, il me faut un puissant appui contre la médisance et la malignité. J'ai besoin, principalement pour examiner la vérité des choses passées, de cette vive pénétration de votre majesté, qui sait si bien ordonner celles qu'il faut faire. [59] C'est à ses lumières que j'ai résolu de me soumettre, soit que vous m'autorisiez à mettre le reste au jour, soit que vous jugiez qu'il faille supprimer cette première partie. Je la donne moins présentement au public, que je ne vous la présente à examiner comme un essai de tout l'ouvrage ; prêt à déférer, comme à un oracle, à ce qu'il vous plaira d'en ordonner et sûr de l'approbation publique, si je puis mériter la vôtre. Que si malgré votre agrément il se trouve encore des critiques, ce seront sans doute ces personnes, qui élevées dans un degré éminent par le caprice de la fortune, et dans cette élévation n'ayant rien fait qui ne soit digne de mémoire, prendront comme un affront, un récit simple et exact de la vérité : mais puisque leurs mauvaises qualités ont presque toujours été funestes à la patrie, je trahirais ma conscience et je ferais tort à ma réputation, si la crainte de leur déplaire m'empêchait d'en instruire la postérité. [60] Il est temps de finir cette préface par des voeux ardents. Grand Dieu, auteur de tous les biens, qui avec votre Fils unique, et le Saint-Esprit, êtes Dieu en trois personnes, mais un seul Dieu en bonté, en sagesse, en miséricorde et en puissance ; qui étiez avant les siècles, qui êtes, et qui serez toujours tout en toutes choses, qui par votre sagesse présidez aux empires légitimes, sans quoi, ni les familles, ni les états, ni les peuples, ni le genre humain, ni la nature même, que vous avez tirée du néant, ne peuvent subsister : je vous supplie, au nom de toute la nation, qu'il vous plaise de nous conserver, comme le plus grand des biens, ce que vous avez donné à la France, et même à toute la chrétienté; que vous le mainteniez par votre grâce, et qu'un bienfait si précieux pour nous ne finisse jamais. Accomplissez ce souhait si simple : tous nos autres voeux y sont compris. Conservez le roi, conservez le dauphin; de là dépend notre paix, notre union, notre sûreté, notre bien, tout notre bonheur. Inspirez au roi de salutaires conseils pour bien régir cet Empire, qu'il a sauvé d'une ruine évidente. Que le dauphin cependant croisse comme un arbre heureux et de bon augure, planté sur les bords d'un fleuve agréable; qu'il puisse un jour, après une longue suite d'années, servir d'ombre à notre postérité, et qu'il la fasse jouir d'un loisir tranquille, pour favoriser le progrès des beaux Arts, des Belles-Lettres, et de la pieté. Laissez régner longtemps l'un et l'autre sur les Français, dans l'ordre le plus agréable aux gens de bien. Que sous leur règne l'ancienne foi et religion, les anciennes moeurs, les coutumes de nos ancêtres, les lois de l'état, soient rétablies. Que les monstres des nouvelles sectes, les religions inventées depuis peu, toutes les productions de l'oisiveté, pour faire illusion à l'esprit, soient abolies et qu'ainsi le schisme et les divisions cessant, la paix soit dans la maison de Dieu, le repos dans les consciences, et la sûreté dans l'Etat. Enfin, grand Dieu, je vous prie et vous conjure, par la grâce de votre Saint Esprit, sans laquelle nous ne sommes ni ne pouvons rien, que tous ceux, qui maintenant, et à l'avenir, lirons l'Histoire que je leur présente, soient persuadés d'y trouver la vérité; qu'ils y découvrent ma liberté, ma bonne soi et comme je n'écris point par contrainte, qu'ils ne puissent jamais soupçonner mon ouvrage de partialité ni de flatterie.