[51] Mais si l'entreprise est grande, la récompense y sera proportionnée. Un grand génie, tel qu'est celui que Dieu vous a donné, ne peut ni ne doit s'attacher à rien de médiocre. Et certes, après avoir réprimé les dépenses superflues et l'impunité des brigandages, après avoir appris aux particuliers à régler leur entretien, suivant leurs moyens (obligation que la France vous a et vous doit avoir éternellement) rien n'est plus digne de l'élévation où vous êtes, que de rétablir l'ordre et la discipline dans les lois divines et humaines, où les guerres précédentes ont jeté tant de confusion. Votre MAJESTÉ y trouvera cet avantage, que la colère de Dieu étant apaisée et tant les prélats que les juges, s'acquittant dignement de leurs devoirs, la vérité triomphera du mensonge, la candeur et la charité sincère détruiront l'artifice et la dissimulation, les lois enfin réprimeront à la fin l'avarice et le luxe ; vices qui, tout opposés qu'ils sont, ne laissent pas de se trouver ensemble dans ce siècle corrompu. Les bonnes moeurs seront cultivées ; la pudeur et la modestie, dont on se moquait ouvertement, reviendront en estime; la vertu reprendra son prix ; et au contraire, perdra le crédit et l'autorité excessive, que la corruption des coeurs lui avait acquise. Ce sont-là vos voeux, SIRE ; j'ai souvent oui dire à votre MAJESTÉ qu'elle voudrait avoir acheté ce bonheur par la perte d'un de ses bras. Ce sont les voeux de tous vos sujets et c'est aussi, si je l'ose dire, mon sentiment touchant le bien public. Si je m'y suis étendu, si j'en ai parlé trop librement, je supplie votre MAJESTÉ d'excuser la franchise d'un homme, qui élevé dans la liberté que votre règne à rendue à la patrie, s'est cru obligé, pour prévenir l'envie et la médisance, d'abuser de votre temps par une si longue préface. [52] Je devrais la finir ici, après tout ce que je viens d'établir pour défendre ou pour excuser mon ouvrage ; mais quelques-uns de mes amis m'ont averti qu'on ne manquerait pas de dire, que j'aurais pu me dispenser d'entrer sitôt dans le détail de ce qui concerne nos Libertés, nos Immunités, nos Lois et nos Privilèges : qu'on jugera même que ce que j'en ai dit contribue moins à votre gloire et à celle de l'Etat, qu'il n'est propre à chagriner quelques étrangers. Quoique je pusse répondre bien des choses à cette objection, je craindrais, en m'y étendant, d'être regardé comme un homme qui prend plaisir à se former des fantômes pour les combattre. D'un autre côté je crains, en ne disant rien, de donner lieu à la censure de mes ennemis. Voici donc en peu de mots ce que je pense sur ce sujet. C'est une maxime que j'ai reçue par une tradition héréditaire, non seulement de mon père, qui était d'une probité généralement reconnue et fort attaché à l'ancienne religion, mais aussi de mon grand-père et de mon bisaïeul, qu'après ce que je dois à Dieu, rien ne me devait être plus cher et plus sacré que l'amour et le respect dû à ma patrie et que je devais faire céder toutes les autres considérations à celle-là. J'ai apporté cet esprit à l'administration des affaires, persuadé, selon la pensée des anciens, que la patrie est une seconde divinité, que les lois viennent de Dieu, et que ceux qui les violent, de quelque prétexte spécieux de religion qu'ils se couvrent, sont des sacrilèges et des parricides. Si donc il se trouve parmi nous des esprits dangereux (plût à Dieu qu'il n'y en eût point) qui ne pouvant ruiner le royaume à force ouverte, tâchent par des voies sourdes et obliques, de l'ébranler, en violant les lois qui en sont l'appui, et qui l'ont élevé jusqu'à ce degré de puissance et de grandeur où nous le voyons, en vérité nous serions indignes de porter le nom de Français, et de passer pour de bons citoyens, si, principalement sous votre règne, nous ne nous opposions de toutes nos forces à un mal qui se glisse insensiblement. [53] Nos ancêtres, qui étaient si pénétrés de la religion et de la piété, ont toujours regardé ces lois comme le gage sacré de la conservation publique, et comme le Palladium de notre France. Ils ont cru que tant que nous le garderions, nous n'aurions rien à craindre des étrangers ; que si nous le laissions perdre, nous n'aurions rien qui fût en sûreté contre leurs entreprises ; que s'il nous est ravi par notre lâcheté ou par notre négligence, nous devons craindre que l'Ulysse, qui nous l'aura volé par ses artifices, ne suborne quelque Sinon, qui introduise dans l'Etat un cheval fatal, pour détruire le plus beau pays de l'Europe, par un embrasement aussi funeste que celui de Troie mais un si grand mal ne peut nous arriver, tandis qu'il plaira à Dieu de nous conserver votre personne sacrée, et celle de Monseigneur le Dauphin. [54] Ce serait ici le lieu de m'étendre sur les louanges et sur les glorieux exploits de votre MAJESTÉ ; à qui nous sommes redevables de notre vie, de notre patrie, et de nos biens. C'est ce qu'attendent de moi ceux qui font plus d'attention à la grandeur de vos actions et à l'abondante matière de vos louanges qu'à la médiocrité de mon génie : mais outre que mon dessein n'a point été de faire ici un panégyrique, je sais d'ailleurs que votre MAJESTÉ prend plus de plaisir à mériter les louanges qu'à les entendre. Votre MAJESTÉ est descendue de la plus illustre et de la plus ancienne maison qui ait jamais porté le sceptre. Né dans les monts Pyrénées, vous vous êtes avancé au milieu des difficultés et des guerres ; vous avez heureusement évité tous les pièges dressés contre votre berceau. Dans votre adolescence et dans votre âge parfait, vous avez, par votre vertu, repoussé les efforts de vos ennemis ; vous avés été conduit comme par la main de Dieu du fond de l'Aquitaine et appelé auprès du feu roi dans un temps de discorde et de confusion, afin que nul autre que le successeur légitime, ne pût s'emparer du trône qui devait bientôt demeurer vacant. Parvenu à la couronne, vous avez tempéré l'autorité souveraine par la douceur, aimant mieux par vos bienfaits gagner les coeurs aliénés que de les ramener au devoir par la crainte : aussi vos ennemis ont pris une telle confiance en vous, qu'ils ont cru trouver plus de sûreté dans votre clémence que dans la force de leurs armes ; moins fâchés en quelque sorte d'être vaincus que ravis de vous reconnaître pour leur vainqueur. De suppliants devenus tout d'un coup vos amis, ils ont été reçus dans votre maison où on les voit plus pénétrés du souvenir de leurs fautes que vous n'y aviez été sensible : la facilité que vous avez à pardonner, les a fait repentir de ne vous avoir pas plûtôt demandé pardon. [55] Mais voyant la rapidité de vos victoires et que rien ne vous résistait, le meilleur parti pour eux a été de se soumettre et de recourir à votre clémence, plutôt que d'hasarder des combats contre un monarque, qui a porté la valeur à un si haut point, que le sort de la guerre ne se déclarait plus qu'en sa faveur, et que la victoire semblait avoir oublié sa légèreté pour ne s'attacher qu'à suivre ses étendards. Ce bonheur inséparable de vos armes s'est soutenu d'ailleurs par votre vigilance, par vos travaux infatigables, par votre confiance à supporter les rigueurs des saisons, et par votre habitude à vous contenter de la nourriture la plus simple. Vous exposant le premier à la tranchée, n'interrompant point les fatigues du jour par le repos de la nuit, marchant à toute heure par les pluies et sur les glaces, ne dormant que légèrement et par reprises, sans altérer votre santé, tantôt sur un cheval, tantôt sur la terre, enveloppé d'un simple manteau. Ainsi par l'exemple, qui est la meilleure manière de commander, vous établissiez parmi vos troupes une exacte discipline, que d'autres chefs ont peine à faire observer par l'autorité du commandement. [56] Ces avantages vous rendaient si redoutable à vos Ennemis, qu'ils n'osaient paraître devant vous. Souvent supérieurs par le nombre de leurs troupes et de leurs munitions, ils se tenaient à couvert dans des places fortes, persuadés qu'il leur était aussi glorieux de se défendre qu'il vous est glorieux de les vaincre. Il n'esi donc pas étonnant qu'après tant d'attentats sur votre autorité, ils aient saisi avec tant d'empressement l'occasion de faire leur paix, voyant d'un côté leur grâce assurée en recourant à votre clémence, et n'osant espérer de l'autre un retour favorable de la victoire qui vous accompagnait toujours. Si la guerre vous rend si terrible à vos ennemis, le repos ne vous rend pas moins cher à vos sujets. Vous avez encouragé tout le monde à cultiver les Beaux Arts, qui sont les fruits de la paix, par les grâces et les récompenses que vous leur avez attachées. C'est ce que témoignent hautement ces somptueux et durables édifices, qu'on a vus s'élever de tous côtés en si peu de temps; ces statues d'un ouvrage admirable, ces excellentes peintures, ces riches tapisseries travaillées avec tant d'art, qui seront autant de monuments pour la postérité, de l'étendue de votre génie et de votre amour pour la paix : mais ce qui est plus considérable, et dont nous devons vous féliciter, c'est le rétablissement des Belles-Lettres, dans les lieux d'où les fureurs de la guerre les avaient bannies. L'Université de Paris a repris son premier lustre sous votre protection ; vous l'avez même embellie d'un rare ornement ; en y appelant l'illustre Casaubon, l'une des grandes lumières qu'ait aujourd'hui la république des Lettres; vous avez confié à juste titre à ce savant homme la garde de votre magnifique Bibliothèque. [57] Tant d'actions si mémorables, tant de lauriers que vous avez cueillis, loin de vous animer à étendre vos conquêtes, n'ont servi qu'à vous faire entretenir plus fidèlement la paix avec vos voisins, et à faire goûter la douceur du repos à vos sujets fatigués des guerres précédentes. Persévérez, SIRE, dans vos généreux desseins; rendez aux lois leur juste autorité, comme vous avez commencé de le faire si heureusement. Conservez à vos peuples cette paix que vous leur avez acquise au prix de tant de travaux. N'oubliez jamais cette maxime que la force et l'appui d'un état, ce sont les lois et que-comme dans le corps humain, les parties qui le composent ne peuvent agir que par l'esprit qui les anime, ainsi dans le corps politique il n'y a que les lois, qui en sont l'âme, qui le puissent faire agir et subsister : les magistrats et les juges n'en sont que les ministres et les interprètes, et nous devons tous leur obéir avec soumission, si nous sommes véritablement jaloux de notre liberté. Dans la confiance du retour de cette liberté, sous votre règne, et dans les premiers avantages que j'en ai déjà ressentis, j'ai composé l'Histoire de notre temps dont je mets présentement la première partie en lumière. J'ose la dédier à votre majesté pour des raisons qui me regardent, autant que l'ouvrage même. Je ne pourrais oublier, sans une noire ingratitude, qu'ayant commencé à entrer dans les charges sous le roi votre prédécesseur, votre majesté m'a encore élevé plus haut ; et comme mes emplois m'ont obligé d'être continuellement dans vos armées et à la cour, que même votre majesté m'a confié plusieurs importantes négociations, j'ai acquis dans leur maniement les connaissances nécessaires à l'ouvrage que j'entreprends. Par le commerce des personnes illustres, qui ont vieilli à la cour, j'ai examiné avec attention, et sur la règle de la vérité, ce qui se trouvait répandu touchant nos affaires, dans les écrits de quelques-uns de nos auteurs inconnus. [58] A la suite de votre majesté, et dans le temps de mes emplois, j'ai toujours cultivé ces connaissances, jusqu'à ce qu'enfin le devoir de ma charge m'a attaché au palais. J'ai l'honneur, SIRE, d'être connu de votre majesté, depuis longtemps. Il y a vingt-deux ans, que le feu roi m'ayant envoyé vers vous en Guyenne, avec quelques-autres députés du parlement, le bon accueil de votre majesté me fit espérer dès lors, que vous agréeriez un jour les fruits de mon esprit, s'il était capable d'en produire. Une autre raison m'oblige encore à vous dédier mon ouvrage; c'est que comme mon entreprise est fort délicate et qu'elle peut m'exposer à la calomnie, il me faut un puissant appui contre la médisance et la malignité. J'ai besoin, principalement pour examiner la vérité des choses passées, de cette vive pénétration de votre majesté, qui sait si bien ordonner celles qu'il faut faire. [59] C'est à ses lumières que j'ai résolu de me soumettre, soit que vous m'autorisiez à mettre le reste au jour, soit que vous jugiez qu'il faille supprimer cette première partie. Je la donne moins présentement au public, que je ne vous la présente à examiner comme un essai de tout l'ouvrage ; prêt à déférer, comme à un oracle, à ce qu'il vous plaira d'en ordonner et sûr de l'approbation publique, si je puis mériter la vôtre. Que si malgré votre agrément il se trouve encore des critiques, ce seront sans doute ces personnes, qui élevées dans un degré éminent par le caprice de la fortune, et dans cette élévation n'ayant rien fait qui ne soit digne de mémoire, prendront comme un affront, un récit simple et exact de la vérité : mais puisque leurs mauvaises qualités ont presque toujours été funestes à la patrie, je trahirais ma conscience et je ferais tort à ma réputation, si la crainte de leur déplaire m'empêchait d'en instruire la postérité. [60] Il est temps de finir cette préface par des voeux ardents. Grand Dieu, auteur de tous les biens, qui avec votre Fils unique, et le Saint-Esprit, êtes Dieu en trois personnes, mais un seul Dieu en bonté, en sagesse, en miséricorde et en puissance ; qui étiez avant les siècles, qui êtes, et qui serez toujours tout en toutes choses, qui par votre sagesse présidez aux empires légitimes, sans quoi, ni les familles, ni les états, ni les peuples, ni le genre humain, ni la nature même, que vous avez tirée du néant, ne peuvent subsister : je vous supplie, au nom de toute la nation, qu'il vous plaise de nous conserver, comme le plus grand des biens, ce que vous avez donné à la France, et même à toute la chrétienté; que vous le mainteniez par votre grâce, et qu'un bienfait si précieux pour nous ne finisse jamais. Accomplissez ce souhait si simple : tous nos autres voeux y sont compris. Conservez le roi, conservez le dauphin; de là dépend notre paix, notre union, notre sûreté, notre bien, tout notre bonheur. Inspirez au roi de salutaires conseils pour bien régir cet Empire, qu'il a sauvé d'une ruine évidente. Que le dauphin cependant croisse comme un arbre heureux et de bon augure, planté sur les bords d'un fleuve agréable; qu'il puisse un jour, après une longue suite d'années, servir d'ombre à notre postérité, et qu'il la fasse jouir d'un loisir tranquille, pour favoriser le progrès des beaux Arts, des Belles-Lettres, et de la pieté. Laissez régner longtemps l'un et l'autre sur les Français, dans l'ordre le plus agréable aux gens de bien. Que sous leur règne l'ancienne foi et religion, les anciennes moeurs, les coutumes de nos ancêtres, les lois de l'état, soient rétablies. Que les monstres des nouvelles sectes, les religions inventées depuis peu, toutes les productions de l'oisiveté, pour faire illusion à l'esprit, soient abolies et qu'ainsi le schisme et les divisions cessant, la paix soit dans la maison de Dieu, le repos dans les consciences, et la sûreté dans l'Etat. Enfin, grand Dieu, je vous prie et vous conjure, par la grâce de votre Saint Esprit, sans laquelle nous ne sommes ni ne pouvons rien, que tous ceux, qui maintenant, et à l'avenir, lirons l'Histoire que je leur présente, soient persuadés d'y trouver la vérité; qu'ils y découvrent ma liberté, ma bonne soi et comme je n'écris point par contrainte, qu'ils ne puissent jamais soupçonner mon ouvrage de partialité ni de flatterie.