[0] HISTOIRE universelle de Jacque-Auguste de Thou depuis 1543 jusqu'en 1607. Tome premier (1543 - 1550). PRÉFACE A HENRI IV. [1] SIRE, Lorsque je commençai l'Histoire de notre temps, je n'ignorais pas que cette entreprise m'attirerait des censeurs de quelque maniere que je m'en acquittasse : mais comme je ne me proposais que de dire vrai, sans aucun motif de vaine gloire, le témoignage de ma conscience me rassurait. J'espérais d'ailleurs, que les haines venant à se calmer avec le temps, nous verrions renaître un jour l'amour de la Verité parmi nous ; principalement sous un Roi, qui par une protection visible du Ciel, ayant étouffé le monstre de la Rebellion et éteint les factions, a rendu la paix à l'Etat, et dans cette paix a su concilier deux choses, qu'on jugeait incompatibles ; la liberté et la souveraine puissance. [2] Outre cela, j'ai travaillé dans un temps où je voyais avec douleur que l'ambition des particuliers entretenait la guerre civile, et que l'esprit du gouvernement nous ôtait toute espérance de paix. Je croyais alors qu'il m'était permis de dire librement ce qui s'était passé, sans dessein cependant d'offenser personne. [3] Mais après avoir conduit jusqu'au temps présent, parmi l'embarras du Palais, des voyages et des affaires, un Ouvrage commencé au milieu des armées et des actions de la guerre, continué depuis à la Cour de votre Majesté, je me suis trouvé dans des sentiments différents de ceux que j'avais eûs d'abord, lors qu'ayant l'esprit attaché à la grandeur des choses que j'avais à raconter, et cherchant du soulagement à la douleur que me causaient les malheurs publics, j'étais entierement occupé à méditer et à écrire. [4] J'ai fait réflexion que je devais craindre que ce que j'avais écrit pendant le tumulte des armes, et qui pour lors était peut-être capable de plaire, ou du moins d'être excusé, non seulement ne plût moins aujourd'hui, que nos troubles sont appaisés, mais qu'il ne vînt encore à blesser les oreilles délicates de quelques personnes difficiles et chagrines ; car c'est le défaut de tous les hommes d'être plus portés à faire le mal qu'à vouloir écouter le recit des mauvaises actions. [5] Mais cette réflexion n'a pu m'arrêter, et puisque la première Loi de l'Histoire est de ne rien publier de faux, et de dire hardiment la verité, je n'ai point épargné mes peines pour la tirer des obscurités qui la cachent et où l'aigreur qui règne entre les partis, la tient souvent comme captive. Après l'avoir reconnue, je l'ai transmise à la postérité plus fidélement que j'ai pu, persuadé que si je trahissais sa cause par une fausse politique, je ferais tort aurare bonheur de votre Règne, qui donne à chacun la liberté de penser ce qu'il veut, et de dire ce qu'il pense. [6] Ceux qui me connaissent bien, savent que je suis incapable de déguiser mes sentiments; je n'ai pas mené une vie si obscure que l'innocence de ma conduite n'ait pu paraître par des actions publiques même aux yeux des personnes les moins équitables. Depuis que votre valeur et votre clémence ont pacifié nos différends, j'ai tellement oublié les injures personnelles, j'y suis présentement si peu sensible, tant en public qu'en particulier, que je puis dire avec confiance, qu'en ce qui regarde le souvenir de ce qui s'est passé, on n'aura pas sujet de me reprocher que je manque de modération et d'équité. J'en appelle même à témoins ceux-que je nomme souvent dans cet Ouvrage, qui, s'ils ont eu besoin de moi dans l'emploi dont votre majesté m'a honoré, m'ont toujours trouvé prêt à leur rendre service dans les choses justes, avec toute l'intégrité possible. [7] Ce que les bons Juges doivent donc faire, lorsqu'ils délibèrent sur la vie et sur les biens des particuliers, je l'ai fait en écrivant cette Histoire. J'ai consulté ma conscience; j'ai examiné avec attention si quelque reste de resentiment m'écartait du droit chemin ; j'ai adouci autant que j'ai pu les faits odieux par mes expressions ;-j'ai été retenu dans mes jugements ; j'ai évité les digressions, et me suis` servi d'un style simple et dénué d'ornements pour me montrer aussi dégagé de haine et de saveur que de déguisement et de vanité. [8] J'exige à mon tour, tant de nos Français que des 'Etrangers, qui liront cet Ouvrage, de n'apporter aucuns préjugés a cette lecture, et de n'en donner leur jugement qu'après qu'ils l'auront achevée. J'avoue que ce que j'ai entrepris était au-dessus de mes-forces, et je ne nie pas que pour le bien exécuter, il n'eût fallu avoir des qualités qui me manquent; mais l'utilité publique, et l'ardent desiir de rendre service à mon srécle et à la Poslérité l'ont emporté sur toutes les autres considérations. Dans cette vue, j'ai mieux aimé qu'on m'accusât de témérité que d'ingratitude. [9] Au reste je suis moins en peine de ce qu'on pensera de ma sincérité sur laquelle je n'ai rien à me reprocher ; ni de ce qu'on pourra juger de ma maniere d'écrire, dont j'espère que votre bonté, SIRE, et l'équité de mes lecteurs, excuseront les défauts, que je ne le suis du chagrin que je pourrai causer en plusieurs endroits à la plupart de ceux qui, se croyant hors de tout danger, ne jugent des malheurs d'autrui que par passion ou se soucient peu d'y remédier. [10] Outre tous les maux qui affligent ce siècle ennemi de la vertu, il est encore troublé par les différends de la Religion, qui depuis près de cent ans ont agité le monde Chrétien par des guerres continuelles. Ces différends ne cesseront point d'y causer de nouveaux désordres, si ceux qui ont le principal interêt à les appaiser, n'y apportent des remèdes convenables et plus propres, que ceux dont ils se sont servis jusqu'ici.