[2,00] HISTOIRE DE JACQUES AUGUSTE DE THOU. LIVRE SECOND. [2,01] Je commencerai par la guerre d'Allemagne, que l'Empereur eut à soutenir contre les puissances unies de la confédération d'Augsbourg : entreprise très difficile, dont néanmoins dans l'espace d'une année il vint heureusement à bout, et avec assez de facilité. Mais avant tout, je crois que par rapport à mon dessein il est à propos de dire quelque chose de l'Allemagne, de la constitution de l'Empire, et de l'état où il se trouvait alors. L'Allemagne est bornée du côté de l'Orient par la Vistule, la Hongrie et l'Autriche ; et à l'Occident par le Rhin, qui prend sa source au mont Bernardin {montagne des Grisons} et qui après avoir passé par Coire, et par le milieu du lac de Constance, détourne un peu son cours, et traverse la ville de Bâle. De là coulant comme du midi au nord, il se rend dans l'océan Germanique par deux bouches différentes. L'Allemagne du côté du midi confine aux Alpes des Grisons, à celles qui séparent le Tirol du duché de Bavière, à celles des Vénitiens ou du Frioul, et aux Alpes de la Carniole. Au septentrion, elle est bornée par la mer Baltique. Si ces dernières limites avaient pu être franchies, cette nation belliqueuse, dont les états sont si peuplés, les aurait passées : mais elle s'est étendue au loin au de-là des fleuves. Elle a poussé ses conquêtes au-delà de la Vistule jusqu'en Prusse et en Transylvanie. Elle a passé le Rhin du côté des Suisses et du mont Jura, les a joints à l'Empire, et s'est étendue d'un côté vers le mont de Vosges, et de l'autre dans les Pays-Bas et dans la province de Hollande, dont la dépendance était auparavant incertaine. Les Allemands s'emparèrent ainsi de ce qui faisait partie de la Gaule, et mirent en usage dans ces contrées un Allemand corrompu, que parlent aujourd'hui les Suisses, ceux de Strasbourg, de Mayence, de Spire, de Gueldres, de Trèves, de Tongres, de Clèves, de Juliers, de Cologne, du pays de Liège, d'Anvers, et de Flandres. La langue qu'on parle en Angleterre et en Ecosse est aussi dérivée de l'Allemand. Il y a lieu de croire que tous ces peuples ont emprunté leur langage des Saxons, dont ils tirent leur origine. Il est certain que ces derniers s'étant aussi étendus vers l'Orient, communiquèrent aux Prussiens, et aux Transylvains la langue Teutonique, qu'on y parle encore aujourd'hui. [2,02] La Livonie est regardée comme faisant partie de l'Allemagne, quoiqu'elle soit dans la Sarmatie d'Europe, parce qu'elle s'étend vers le couchant, et que les Vandales qui en étaient voisins l'ont occupée autrefois. Aussi l'archevêque de Riga, capitale de la Livonie, est-il compté entre les prélats de l'Allemagne. Or de même que les Germains ont laissé dans les Gaules des traces de leur domination, les Sclavons en ont aussi laissé en Allemagne. Car aujourd'hui même ceux de Moravie, de Silésie et de Bohême, qui ont toujours fait partie de l'Allemagne, parlent la langue Sclavonne, qui est en usage en Istrie, en Bosnie, en Dalmatie, et dans toute la haute Sarmatie d'Europe. L'Empire d'Allemagne, à qui la nature semblait avoir donné des bornes, s'étendit d'abord par les conquêtes jusque dans les Gaules et dans les Sarmaties ; mais ensuite il s'étendit beaucoup plus loin par des droits légitimes. [2,03] Car après que Charlemagne, prince de la seconde race de nos rois, se vit possesseur de la France, de l'Allemagne et presque de toutes les provinces d'Italie, il prit le titre d'Empereur. Ensuite le siège de l'Empire ayant été transporté en Allemagne, toute l'Italie et même quelques pays de la France, furent soumis aux lois de cette nouvelle monarchie, appelée l'Empire d'Occident, ou Germanique. De-là vient que ceux de la Franche-Comté, ceux de Metz, Toul et Verdun, la Lorraine, le pays de Luxembourg, et Namur situé en deçà du Rhin et de la Meuse, suivent les constitutions de ce grand Empire. Il faut dire la même chose des habitants du pays de Valais, de ceux de Savoye, ou Allobroges, qui sont entre le Rhône et les Alpes. Avant même que le royaume d'Arles fût réuni à la France, il était de la dépendance de l'Empire, et il en reste encore quelques vestiges. Car le peuple appelle encore royaume d'Arles le pays qui est en-deçà du Rhône, et celui qui est au-delà se nomme terre d'Empire. [2,04] Au reste, ce fut Othon I, fils de Henry l'Oiseleur, qui établit le siège de l'Empire en Allemagne. Cette dignité demeura dans sa maison inclusivement jusqu'au règne d'Othon III, son petit-fils. Celui-ci craignant que le trône, fondé et affermi en Allemagne par son aïeul et par son père, ne fût transporté dans la suite en Grèce, ou en Italie, fit à ce sujet une constitution très sage, par laquelle il n'est permis qu'aux seuls princes Allemands d'élire un Empereur. Pour obtenir plus aisément ce qu'il souhaitait, il fit un accord avec Grégoire V, son cousin, né en Saxe, qu'il avait rétabli sur le saint Siège, après avoir chassé de Rome Crescence et Jean. Ce traité aussi honteux que préjudiciable à ses successeurs portait, "Que celui qui serait élu roi des Romains, ne pourrait prendre le titre d'Empereur et d'Auguste, qu'il n'eût été auparavant couronné par le Pape". Ainsi le souverain Pontife, qui jusqu'alors avoir du sa dignité aux Empereurs, s'attribua insensiblement le droit d'établir et d'affermir des princes sur le plus auguste trône de la Chrétienté. Cet accord fut fait en l'année 997. Charles IV confirma ce traité par une constitution appelée la Bulle d'or, qu'on observe encore aujourd'hui très religieusement dans toute l'Allemagne, et qui fut publiée dans la diète de Nuremberg, le 9 janvier de l'année 1356. Charles s'aperçut, mais trop tard, des conséquences dangereuses qu'entraînait cet article de la bulle d'or. Il vit que le Pape, sous prétexte de confirmer et de couronner les Empereurs, se mettait en droit, pour prix de cette investiture, d'imposer des lois à un Souverain, duquel il en eut dû recevoir. [2,05] En effet, Innocent VI ne lui envoya la couronne impériale par ses ambassadeurs, qu'après que Charles eût juré qu'il ne demeurerait à Rome, ni dans toute l'Italie, qu'autant qu'il plairait au saint Père. Ce n'est donc pas sans raison que Pétrarque, qui vivait en ce temps-là, ne parle qu'avec étonnement et indignation de cette hauteur, qui donnait comme des entraves au protecteur de la liberté publique, et qui ôtait à un prince souverain le droit de demeurer dans ses propres Etats. Ce sont les termes dont se sert cet auteur, homme de bien, et le plus savant personnage de son temps, en écrivant à l'Empereur. [2,06] On croit communément que ce fut Othon III qui, pour empêcher les factions et les brigues, remit à six Electeurs le droit de choisir l'Empereur, et qui honora de cette éminente prérogative les archevêques de Mayence, de Cologne, et de Trèves, le comte Palatin du Rhin, le duc de Saxe, et le marquis de Brandebourg. On dit aussi qu'il ajouta à ces électeurs le duc de Bohême, qui porte aujourd'hui le titre de roi, et qui n'a droit de suffrage, que lorsque les voix des six autres sont partagées. Mais les plus savants rejettent ces suppositions, et soutiennent que les Rois et les Empereurs d'Allemagne, suivant l'ancien usage, ont été élus par les peuples, et par les princes de l'Empire, longtemps encore après Othon III et avant le règne de Frédéric II, qui mourut en 1250. Ils ajoutent qu'en parcourant l'histoire, on ne trouve aucun auteur qui fasse mention des sept Electeurs, avant Frédéric II, qu'au contraire tous les historiens s'accordent à dire que les diètes convoquées pour le choix d'un Empereur étaient composées de tous les princes de l'Empire, ecclésiastiques et séculiers. On doit conclure de là que les sept Electeurs ont été institués entre 1250 et 1280. Il y a même lieu de conjecturer que cette institution commença vers le temps de cette fameuse diète de l'Empire, où Rodolphe comte d'Aspurg, tige de l'auguste maison d'Autriche, fut créé Empereur, après un long interrègne. Onuphre Panvini croit que le droit des sept Electeurs fut confirmé dans le second Concile de Lyon tenu sous le pontificat de Grégoire X, né à Plaisance. D'un autre côté, Nicolas Cisnerus grand jurisconsulte, fort versé d'ailleurs dans l'histoire ancienne de l'Allemagne, semble dire le contraire, dans un discours qu'il fait sur l'empereur Othon, et sur l'établissement des Conseils généraux de l'Empire. Au reste, ce qu'on dit communément, que le roi de Bohême ne peut donner sa voix que quand les six autres électeurs sont partagés entre eux, parait suspect à plusieurs ; puisque suivant la teneur de la bulle d'or, il doit dire sou avis le troisième. Mais cette prérogative que Charles IV, qui était en même temps empereur et roi de Bohême, se donna à lui-même par la bulle, n'a point passé aux rois de Bohême, ses successeurs. [2,07] Ce qu'on appelle l'Empire est comme partagé en trois membres. L'Empereur est le chef et le premier de tous les princes. Après lui viennent les Électeurs dont nous venons de parler, l'archevêque de Magdebourg primat de Germanie, et ceux de Salzbourg, de Brème, et de Riga, qui ont sous eux et pour suffragants environ 45 évêques. ll faut ajouter à ces Princes ecclésiastiques les évêques de Misne, de Bamberg, et de Ratisbonne, qui ne reconnaissent point de métropolitain. On compte aussi parmi les princes ecclésiastiques plusieurs abbés et abbesses. Outre le comte Palatin, le duc de Saxe, et le marquis de Brandebourg ; le collège des Princes est composé encore de plusieurs Palatins, ducs, marquis, landgraves, burgraves, comtes, seigneurs et barons : dans chacune de ces différentes classes quatre seigneurs principaux tiennent le premier rang. Au reste le nombre de tous ces princes n'est pas fixe et limité, parce qu'il dépend de l'Empereur de l'augmenter ou de le diminuer à son gré, et suivant la conjoncture des temps. Tous ces princes, même ceux d'Italie, rendent foi et hommage à l'Empereur ; et s'ils venaient à désobéir aux mandements impériaux ou qu'ils entreprissent une guerre contre les lois et les constitutions de l'Allemagne, ils seraient mis au ban de l'Empire et privés de leurs états. Quand ils meurent sans héritiers mâles, presque tous leurs biens reviennent de droit au chef de l'Empire. [2,08] Les villes libres constituent le troisième membre du corps Germanique. On en comptait autrefois plus de quatre-vingt-dix ; au lieu qu'ils n'y en a aujourd'hui qu'environ soixante. Telle est la forme de cette grande république. On peut à bon droit l'appeler ainsi car quoique l'Empereur, les autres princes, et les villes libres aient chacun leur territoire, leurs coutumes, et des sujets sur lesquels ils ont droit de vie et de mort, comme néanmoins ces souverainetés sont soumises au corps de l'Empire, et que l'Empereur lui-même, qui en est le chef, est tenu d'obéir à ses lois, toutes ces puissances considérées ensemble, représentent comme un gouvernement républicain. [2,09] Mais comme tant de domaines voisins sont quelquefois si mêlés et confondus, qu'il est impossible qu'il ne naisse souvent entre eux de grands différends sur leurs droits et leurs limites, on a sagement établi un Conseil commun dans chacun des dix Cercles de l'Empire. Ce fut en l'année 1522 que toutes les provinces de l'Allemagne furent ainsi distribuées ; au lieu qu'on n'en comptait que six avant ce temps. On rapporte quelques autres raisons de l'établissement de ces dix Conseils. On prétend que ce fut pour former dans ces tribunaux différents des sujets qui devinssent capables de remplir les places vacantes dans la chambre impériale, qui avait alors une souveraine autorité. On ajoute encore que ces dix Conseils furent créés pour maintenir la tranquillité publique et pour faire exécuter les lois et les jugements de l'Empire. Car ces Conseils, à proprement parler, n'ont aucune véritable jurisdiction. Leur pouvoir ne s'étend qu'à délibérer sur les moyens d'exécuter ce qu'on a établi, à donner les ordres nécessaires pour assembler les troupes, et à faire fournir à chaque puissance son contingent en cas de guerre. [2,10] Le premier Cercle contient la Franconie, où sont trois évêchés. Le second, l'archevêché de Salzbourg et la Bavière, où sont six évêchés. Le troisième, l'Autriche, et le comté de Tirol, où il y a six évêchés. Le quatrième, la Souabe, où l'on compte trois évêchés, le duché de Vittemberg et plusieurs villes libres. Le cinquième Cercle renferme la basse Alsace, où sont onze évêchés. Les duché de Savoye et de Lorraine sont aussi compris en ce Cercle ; car la haute Alsace dépend de l'Autriche. Le sixième comprend le Palatinat du Rhin, où sont les trois électeurs ecclésiastiques. On a mis dans le septième la Vestphalie, où sont huit évêchés, la Frise orientale, les duchés de Juliers et de Clèves, et le comté de Valdec. Le huitième Cercle est composé du duché ou électorat de Saxe, du duché de Poméranie, du marquisat ou électorat de Brandebourg, de la principauté d'Anhalt, de la ville de Dantzic, et de quelques autres cités. Le neuvième contient la basse Saxe, où sont les archevêchés de Brème, et de Magdebourg, et cinq évêchés. Le roi de Dannemarc est compris en ce Cercle, à cause des terres qu'il y possède, et du duché de Holstein; les ducs de Brunswic, de Meckelbourg et de Lunebourg y sont aussi comptés. Enfin le dixième cercle renferme le comté de Bourgogne, où est l'archevêché de Besançon. Ce dernier Cercle a été depuis peu ajouté aux autres par les Empereurs de la maison d'Autriche, à qui la Franche-Comté appartenait. Les plus grands seigneurs des Pays-Bas ont aussi voulu être compris dans l'Empire. C'est toujours un prince ou un seigneur d'une haute naissance, qui préside au conseil de chacun de ces Cercles et on lui donne quatre conseillers ou assesseurs. Au reste pour terminer les différends qui s'élèvent entre les princes et les villes de l'Allemagne, on a jugé à propos de créer une chambre impériale à Spire. Un Prince, un baron, ou un comte en sont les présidents. Aujourd'hui l'Empereur donne à ce chef cinq assesseurs, dont il y a toujours trois qui sont comtes, ou barons et qui président. Les sept Électeurs ont droit d'envoyer aussi à cette chambre dix conseillers. L'Autriche y en nomme un, le comté de Bourgogne un aussi ; les six anciens cercles, dix-huit, et les quatre autres cercles, six. C'est l'Empereur qui nomme le chef de ces quarante et un assesseurs, et on le nomme le juge de la chambre impériale.