[1, 21] Il saut avouer encore qu'en remontant jusqu'à l'origine des Rois de Navarre, de Castille et d'Aragon, on la trouve dans une illustre famille de Bigorre ; et ce fut par le secours des Français que ces princes se signalèrent dans leurs guerres contre les Sarrasins, comme on le peut prouver par les plus anciens monuments de leur pays. Pour ce qui regarde les rois de Portugal, que l'on sait descendre d'un certain Henri de Limbourg, de qui sont sortis, dit-on, Jean I, Alfonse V, Emmanuel et Jean III, dont les conquêtes et la gloire se sont étendues jusques dans l'Afrique, l'Asie, et les Indes Orientales, on sait maintenant par des preuves certaines, que ces rois tirent leur origine de Henri, le plus jeune des fils de Robert, duc de Bourgogne, fils de Robert, roi de France, et petit-fils de Hugues Capet, chef de la dernière race de nos rois. [1, 22] Que ne pourrais-je pas dire de l'expédition de la Palestine commencée sous Philippe I, de Godefroi de Bouillon et de ses frères Eustache et Baudouin; de Hugues, comte de Paris, frère de Philippe I, de Robert comte de Flandres ; de Baudouin de Mons, d'Etienne de Blois, de Raimond de Toulouse ; de Robert duc de Normandie, de Boémond de la Pouille, de la Maison des princes normands, qui a donné tant de rois à la Syrie, à l'île de Chypre et à la Grèce ? Enfin, que ne dirais-je pas de l'Empire de Constantinople longtemps possédé par des princes Français ? Je ne parle point de nos guerres avec les Anglais, dont les succès ont toujours été si balancés, qu'on peut leur appliquer ce que Tite-Live dit des guerres de Rome et de Carthage, que le vainqueur était souvent plus en danger que le vaincu. Mais je ne puis passer sous silence ce qui arriva sous le règne de Charles V. Ce prince, après avoir procuré la paix et la tranquillité à la France, troublée si longtemps par les guerres des Anglais, qui avaient défait et pris prisonnier son père, envoya en Espagne le connectable Bertrand du Guesclin avec une armée, sous prétexte de faire la guerre aux Sarrasins, mais en effet pour occuper hors de ses états les gens de guerre, qui y avaient causé jusqu'alors de grands désordres, et pour mettre à la raison Pierre, roi de Castille. Ce prince, ayant épousé Blanche de Bourbon, soeur de la femme de Charles V, se comportait indignement à son égard, enivré des charmes séduisants de Marie de Padille, sa maîtresse, Blanche étant morte sur ces entrefaites, soit naturellement, soit par l'effet de la méchanceté de Marie de Padille, du Guesclin entra en armes dans la Castille, détrôna Pierre, et mit en sa place son frère Henri le Bâtard, que Pierre avait dépouillé de toutes les terres que leur père commun lui avait données, du consentement de Pierre même. Celui- ci soutenu par les Anglais, chassa Henri à son tour et remonta sur le trône ; mais la France, ayant fourni ensuite des troupes à Henri, Pierre fut vaincu et tué, et son frère devint paisible possesseur de la couronne. Sa postérité a toujours régné depuis sur la Castille jusqu'à Isabelle, qui épousa Ferdinand V, roi d'Aragon, aïeul des empereurs Charles V et Ferdinand I. Alors la gloire du nom Français commença à être éclipsée par la grandeur et les prospérités de l'Espagne; en sorte qu'on peut dire que cette monarchie n'a commencé à être puissante que lorsque la France a commencé à l'être moins. Au reste, ce n'est ni un amour aveugle de ma patrie, ni une haine injuste pour les Espagnols, qui me fait parler de la sorte. Il ne conviendrait pas à un écrivain, qui fait profession de candeur et de sincérité, de vouloir rien ôter à une nation aussi sage et aussi belliqueuse que la nation Espagnole. Mais comme j'aurai souvent à parler de sa grandeur et de sa puissance, j'ai crû devoir exposer ici son origine et ses progrès sans avoir dessein ni de la flatter, ni de la rabaisser. [1, 23] Il est certain que les empires, ainsi que les hommes, ont leur commencement, leur accroissement, leur décadence et leur fin et que la Providence a fixé certaines bornes, que ni la force ni la prudence ne peuvent franchir. Cependant, lorsque je considère ce qui a pu élever l'Espagne à ce point de grandeur où nous la voyons aujourd'hui, voici les principales causes auxquelles je l'attribue. Comme la vraie religion, c'est-à-dire la chrétienne, devait être annoncée par toute la terre avant la consommation des siècles, Dieu semble avoir voulu qu'il y eût dans le monde une nation, qui, appuyée de ses seules forces, entreprît sur mer des voyages longs et difficiles, et se transportât dans des pays éloignés, parmi des peuples barbares, que la lumière de la vérité n'avait point encore éclairés ; ce qui n'eut pas été facile aux Français, ni aux autres nations du Septentrion ou de l'Occident, et ce qui était bien plus aisé aux Espagnols, les peuples les plus occidentaux du continent de l'Europe et les moins éloignés de l'Amérique. D'ailleurs cette nation supporte plus aisément que les autres la chaleur, le travail et la faim ; elle a plus de patience et de prévoyance, et pense plus profondément ; tout cela est nécessaire, quand il s'agit d'entreprises périlleuses, et d'expéditions dans des pays reculés et inconnus. Quoique tout le monde sache que les Espagnols ont plûtôt été guidés dans ces voyages par la cupidité que par le zéle de la religion, on doit néanmoins regarder comme un grand avantage que le nom de Jésus-Christ ait été annoncé, quoiqu'assez mal, dans des climats où l'antiquité ne croyait pas seulement qu'il y eût des terres. Car dans la plupart des choses humaines, et surtout dans celles, qui peuvent intéresser la religion, Dieu sait servir à sa gloire et à l'utilité des hommes nos passions corrompues, et les dérèglements de nos volontés. [1, 24] Mais pour revenir aux affaires qui regardent la France, s'il est permis à un homme de parler des secrets divins, je crois que la seule cause pour laquelle Louis XII, ce roi sage et courageux, si zélé pour le salut et la gloire de la France, si recommandable par ses vertus, et si digne d'une meilleure fortune, a été néanmoins si malheureux, est qu'il s'était trop étroitement lié avec le pape Alexandre VI et qu'il avait en quelque sorte fomenté la cruauté, l'impudicité et la perfidie de l'abominable fils d'un si détestable père. Car si les Français eussent été heureux en Italie, nos prospérités eussent produit sans doute l'élévation de la maison de Borgia ; et alors que ne devait pas craindre toute l'Italie, ou plutôt toute la chrétienté ? Mais nos mauvais succès dans le Dauphiné et la mort inopinée d'Alexandre VI, ayant ruiné toutes les espérances du duc de Valentinois, il perdit d'abord tout ce qu'il possédait dans la Romagne et dans le duché de Spolète ; et enfin cet homme, qui n'avait été fidèle à personne, s'étant trop légèrement confié à la foi de Gonzalez de Cordoue, fut par une louable et heureuse trahison, envoyé en Espagne et mis en prison, d'où s'étant sauvé quelque temps après, il finit ses jours misérablement et d'une manière peu digne de l'éclat où il avait vécu. [1, 25] Il s'en faut bien que Louis entretînt les mêmes liaisons avec le pape Jules II, qui au lieu d'être son ami, comme il le devait par reconnaissance, fut au contraire son ennemi irréconciliable. Leur animosité éclata même de manière que ce pontife, l'ayant excommunié témérairement et sans sujet, le roi jugea à propos d'assembler d'abord à Lyon un concile des prélats de son royaume, où il fit citer le pape ; ensuite par le moyen de quelques cardinaux assemblés à Milan, il fit indiquer la tenue d'un concile à Pise, pour y traiter de la réformation de l'état ecclésiastique, et informer contre le chef et les membres, conformément au décret du dernier concile de Constance célébré sous l'empereur Sigismond. Il fit plus : sans avoir égard aux remontrances réitérées de plusieurs personnes, auxquelles il avait coutume de déférer, il opposa courageusement aux vains foudres d'un vieillard décrépit et mourant une dénonciation et un appel au futur concile et il fit en même temps frapper une monnaie d'or, qui se voit encore aujourd’hui, où d'un côté était son effigie, avec les titres de roi de France et de Naples, et au revers, les armes de France avec ces mots : "Perdam Babylonis nomen" : J'éteindrai le nom de Babylone. Mais après la mort de Jules, ébranlé par les plaintes et les remontrances qu'on lui fit et surtout par celles de sa femme, qui était une princesse impérieuse, il renonça au concile de Pise et souscrivit enfin (mais avec peine, et à certaines conditions) à celui de Latran, pour complaire au pape Leon X, quoique, suivant l'idée de plusieurs personnes, il eût bien fait de persévérer plutôt dans le louable dessein qu'il avait conçu de réformer la discipline ecclésiastique, que dans la haine constante des Suisses, qui furent pour lui de très redoutables ennemis. [1, 26] Telles furent donc les causes de la décadence de ce royaume et des malheurs de Louis, qui se voyant entièrement chassé de l'Italie et sans enfants mâles, après avoir perdu sa femme Anne de Bretagne, qui ne lui avait laissé que deux filles, résolut de se remarier, quoiqu'il fût déjà fort avancé en âge. Ainsi ayant fait la paix avec le roi d'Angleterre, qui avait commencé à se rendre formidable à la France par la prise de Térouenne et de Tournay, et ayant satisfait les Suisses qui avaient assiégé Dijon avec une puissante armée, et à qui les offres avantageuses de la Trimouille n'avaient pu faire abandonner cette entreprise ; il épousa la fille du roi d'Angleterre, princesse d'une grande beauté. Mais se livrant trop à ses nouvelles amours, et ne ménageant ni son âge ni sa faiblesse, il contracta une fièvre violente, dont il mourut peu de jours après, le 1er jour de janvier de l'an 1515. Guiciardin lui a donné le surnom de Juste; aussi fut-il beaucoup aimé de son peuple et encore aujourd'hui, lorsqu'il s'agit, ou dans le conseil du roi, ou dans les cours de parlement, ou dans l'assemblée générale des états, du bien public, et de la réformation du gouvernement, on fait toujours l'éloge du règne de Louis XII et de la sagesse de ses ordonnances. [1, 27] François, premier de ce nom et premier prince du sang royal, qui avait épousé la princesse Claude, fille de Louis, fut son successeur, selon les lois du royaume. Ce prince donna d'abord de grandes espérances, par son air noble et majestueux, par la vivacité de son esprit, par son amour pour les lettres, par son affabilité, et la douceur de ses moeurs et par une habileté dans les affaires, rare dans les princes de son âge; car à son avènement à la couronne à peine avait-il vingt ans. Il commença par confirmer la paix conclue par son prédécesseur avec l'Angleterre et avec Charles d'Autriche, roi d'Espagne, âgé alors de 15 ans. Les tuteurs de ce jeune Prince, et entre-autres Chièvres, redoutant le nouveau roi de France, à qui la fortune semblait avoir prodigué ses faveurs, jugèrent que son amitié était nécessaire à leur pupille durant le temps de sa minorité. Ils savaient que les peuples des provinces des Pays-Bas, dont la plus considérable partie touche la France, souhaitaient avec ardeur qu'on entretînt la paix avec elle, et qu'en leur faisant prendre les armes contre nous, on courait risque d'allumer parmi eux une guerre civile. Quoique François prît le titre de duc de Milan, il dissimulait ses projets et se comportait de manière, qu'on ne pouvait soupçonner qu'il eût dessein de recouvrer le Milanais. [1, 28] Cependant Octvien Frégose, prévoyant que les Français rentreraient quelque jour dans la possession de cet état, résolut de pourvoir à sa sûreté et à celle de sa patrie et sans avoir sait part de son dessein au pape Léon X, avec qui néanmoins il était très lié, il convint avec le roi, que sans blesser la liberté de Gênes, il y commanderait au nom de ce Prince. Alors François ayant conclu un traité d'alliance avec les Vénitiens, et ayant vainement essayé d'en faire autant avec l'empereur et avec le roi Ferdinand, entreprit malgré le roi d'Angleterre, qui tâcha de le détourner de cette résolution, de passer les Alpes maritimes, du côté de la Provence, avec son armée et son artillerie. Il fit d'abord prisonnier, par le moyen de la Palisse, Prosper Colonne, général de l'armée ennemie, tandis qu'il dînait à Ville-Franche; et ensuite après avoir ravagé tout le territoire d'Alexandrie, il passa le Pô; et Pavie s'étant rendue à lui volontairement, il vint camper à Marignan, près de Milan. Là les Suisses, qui s'étaient ligués avec l'empereur et avec le roi Ferdinand, enflés de tant d'avantages qu'ils avaient depuis quelque temps remportés sur les Français, après de vaines négociations, où le duc de Savoye et d'autres puissances s'entremirent, cédèrent enfin aux sollicitations du cardinal de Sion et résolurent de nous attaquer. Mais ils eurent lieu de s'en repentir, et ils furent entièrement défaits. Le combat sut très sanglant; il commença le soir, dura toute la nuit et continua encore le lendemain : on ne put savoir précisément le nombre des morts. Nous eûmes peu de soldats tués mais nous perdîmes plusieurs officiers généraux de la première distinction, tels que François de Bourbon, duc de Chatellerauld, Brimeu d'Humbrecourt, Charles de Bueil, comte de Sancerre, Charles de la Trimouille, prince de Talmond, Jacque Buffi d'Amboise, Jean de Moui de la Meilleraye et Jean-François Orsino, fils du comte de Petigliano. Les Suisses perdirent beaucoup de monde mais peu d'officiers de nom. Dans le temps de leur retraite après la perte de la bataille, le roi entra dans Milan, et bientôt après, la citadelle, où s'était sauvé Maximilien Sforce, se rendit par capitulation. [1, 29] Dès que le pape Léon, qui n'avait en vue que d'élever en Italie la Maison de Médicis, eut appris la nouvelle de cette victoire, il envoya faire des excuses au roi, de ce que Julien son frère, et Laurent, fils de Pierre de Médicis, l'un chef des troupes de l'église, et l'autre de celles de Florence, s'étaient joints aux Espagnols. Il lui fit entendre qu'ils n'avaient pris ce parti que pour satisfaire à d'anciens traités, qu'au reste on avait donné ordre à l'un et à l'autre de ne rien entreprendre d'important contre les Français, qu'il avoir souhaité depuis longtemps qu'on joignît l'amitié et l'alliance à l'affinité qui était entre le roi et lui. Car Julien avait épousé Phileberte, soeur de Charles, duc de Savoye, et tante du Roi. Ils résolurent donc l'un et l'autre de conférer ensemble et choisirent Bologne pour le lieu de leur entrevue. Là, après les cérémonies ordinaires de part et d'autre, ils conclurent une ligue et résolurent secrètement d'attaquer le royaume de Naples : le pape s'engagea à aider le roi dans cette entreprise, dès que la trêve qu'il avait conclue avec Ferdinand serait expirée. Il ajouta à ces promesses une grâce singulière, pour être comme le gage de leur nouvelle alliance ; ce fut l'abolition de l'ancienne coutume des élections aux dignités ecclésiastiques ; coutume établie par Jésus-Christ et par ses apôtres et de tout temps en usage dans l'église. Il abandonna donc au roi la nomination aux évêchés, aux abbayes et aux prieurés de son royaume, à condition qu'il lui présenterait par ses ambassadeurs les sujets qu'il aurait pourvus et que le pape de son côté serait obligé de les agréer et de leur expédier des Bulles. [1, 30] L'auteur de cette fameuse innovation fut Antoine du Prat, chancelier de France, depuis cardinal et légat perpétuel du Saint Siège dans le royaume. Le prétexte fut que les moeurs étaient alors si dépravées que les élections ne se faisaient plus que par brigues ou par argent; ce qui produisait des querelles et des procès, à la honte de l'état ecclésiastique; que ce mauvais exemple avait répandu dans toute la France un esprit de chicane, dont tous les tribunaux étaient infectés ; que pour arrêter le cours scandaleux de la simonie et la vente publique des bénéfices, le seul moyen était de les remettre au pouvoir et à la discrétion du roi très chrétien et du Souverain Pontife, qu'on ne pourrait espérer de corrompre. Cet accord se fit entre eux par un traité public, qui parut si odieux à tous les ordres du royaume que le parlement de Paris, à qui, selon un ancien usage, il appartient de délibérer sur ces matières et dont le suffrage est nécessaire, consentit avec peine, après des jussions réitérées, à enregistrer cet acte et le fit sans l'approuver. Plusieurs ont cru que ce même acte avait été funeste à François, à sa race, et à du Prat même et qu'il avait causé tous leurs malheurs. Il a paru à ce sujet plusieurs écrits où la mémoire du roi et de son chancelier a été déchirée. Mais dans ce temps-là on rejeta tout le blâme de cette action sur le pape. On disait que ce n'était pas une chose nouvelle et sans exemple que les rois de France eussent le pouvoir de disposer des bénéfices, surtout dans la première et dans la seconde race; de nommer des évêques, et même de les déposer, du consentement de ceux de la province : mais que c'était une chose inouïe et déraisonnable que le Pape, qui était lui-même élu par ses confrères, voulût ravir le droit d'élire les évêques et les autres prélats à ceux qui le tenaient de Dieu et des saints décrets de l'église et que la trahissant si indignement par cette injuste prévarication, il osât vendre à un prince chrétien un droit sacré qu'il n'avait jamais eu.