[9] JACQUES. — Nous ferons l'un et l'autre en sorte, Paul, que tout aille bien. Mais revenons, en donnant un autre point départ à notre entretien, revenons à cette même enfance dont nous avons tant de fois déjà recommencé de parler, afin que par une autre voie, par un autre sentier, nous la conduisions mieux à la vertu ; car jusqu'à présent les choses que nous avons dites sur la vertu, quoique très véritables, notre jeune homme les croit sans les comprendre. Ce troisième sentier où nous faisons en quelque sorte entrer l'adolescence, plus parfait que les autres, la conduira au contraire vers l'endroit où elle ne peut imiter les pas d'autrui, mais d'où elle pourra voir elle-même, comme d'un lieu élevé, où et par où elle doit aller, étant la maîtresse de son jugement et de sa volonté. Donc, aussitôt que l'enfant pourra parler facilement, exprimer distinctement sa pensée par ses paroles, qu'il commencera à jeter quelques étincelles de son intelligence enfantine, le père aura soin de lui inspirer l'idée et le désir d'apprendre à lire. Ce qui ne sera pas difficile si, ayant fait venir des enfants un peu plus âgés, qui aient déjà fait quelques progrès dans la lecture, il les écoute avec attention lire à haute voix, et donne, en présence de son fils, des éloges à ceux qui s'en acquittent bien, les embrasse tendrement et les gratifie de quelque présent, de quelque récompense. Il excitera ainsi dans l'âme de son fils la volonté de les imiter dans les mêmes études, qu'il verra leur mériter l'approbation de son père. Il demandera de lui-même, il brûlera d'avoir les mêmes livres et de se livrer au même exercice. Les livres qu'on lui donnera devront être beaux et agréables par eux-mêmes, et de plus imprimés en beaux caractères, afin que tout puisse attirer cet âge vers l'amour, vers la passion de la lecture. Il faudra toujours avoir grand soin que ce désir soit si dominant dans l'enfant, que le dégoût de la lecture ne puisse jamais le suivre. Quoique le père soit de ceux qui connaissent les lettres et tous les beaux-arts; quoiqu'il puisse instruire et élever son fils dans toute espèce de sciences, je pense néanmoins qu'il doit choisir un maître capable qui, se vouant à cette fonction et n'ayant pas d'autres affaires, ni d'autres occupations, soit entièrement appliqué au soin d'instruire son fils, chose dont souvent un père de famille serait nécessairement détourné, tant par les affaires du dehors, que par celles de la maison. Notre précepte qu'il faut un maître pour enseigner les enfants est approuvé de Cicéron, dont le génie, les lettres, toutes les sciences brillaient d'un éclat si glorieux, qu'il semblait avoir plutôt lui-même orné et enrichi l'éloquence que d'avoir reçu d'elle quelque ornement. Cependant, pour instruire son fils, il se servit de maîtres étrangers. Mais si la chose est facile à conseiller et à commander, elle est excessivement difficile à réaliser, à pratiquer. Ils sont rares, en effet, et, si rares qu'ils soient, que ne puissions-nous en trouver néanmoins quelques-uns ! Ils sont rares, ceux qui auraient compris dans leur âme ce que c'est que le vrai savoir ; qui connaîtraient quel est le lien qui unit entre eux tous les arts de l'humanité, pour cette unique sagesse pour laquelle nous espérons former et élever un fils. Ceux-là ne s'adonneraient pas à apprendre chaque art, soit par ostentation, soit pour gagner de l'argent, soit pour s'attirer la faveur du peuple, si toutefois c'est apprendre que d'ignorer la fin qu'on doit se proposer en apprenant. Mais parce que dans notre livre, qui traite de l'éloge de la philosophie, nous avons assez parlé de cette erreur vulgaire et presque commune, et que nous en parlerons encore ailleurs, revenons à cet enfant que nous avons entre les mains. Donnons-lui un maître sorti d'une école de belles-lettres, estimé pour ses moeurs, et connu pour son aptitude dans l'enseignement. Qu'il exige chaque jour de l'enfant un devoir de lecture et d'écriture, sans se montrer sévère en rien, sans user de menaces ni de violence ; car il faut prendre garde que l'enfant ne commence par haïr les lettres qu'il ne peut pas encore aimer pour elles-mémes. On devra plutôt l'exciter à l'étude par l'espérance et les éloges, et régler son temps de manière qu'après plusieurs heures de récréation dans les jeux de son àge, il en consacre une à son maître. L'enseignement de la lecture et de l'écriture est donc le premier pour l'enfance, et le premier rudiment que l'enfant doit apprendre facilement et promptement. Il doit sans hésitation, ou en hésitant le moins possible, connaître les lettres, soit par elles-mêmes, soit jointes ensemble dans les syllabes et dans les mots. Il ne doit pas seulement les connaître, mais encore les prononcer d'un ton de voix simple et juste, avec une expression ni trop faible, ni trop forte. Il doit lire couramment tout écrit qu'on lui présente, et cela de gauche à droite et de droite à gauche, en sens contraire; car ces choses, quoique paraissant peu importantes, comme elles n'en sont pas moins les fondements des autres, doivent étre établies plus solidement ; et l'on doit s'y arrêter un peu plus longtemps, jusqu'à ce qu'elles soient bien assises et enracinées. Or ce qui a été dit des lettres, ou plutôt des éléments et des caractères des lettres, nous voulons qu'on le comprenne non seulement pour le latin, mais aussi pour le grec; car nous voulons que celui qu'on élève pour la belle espérance d'une suprême vertu apprenne ces deux langues. Elles ont produit l'une et l'autre de très grands et de très savants auteurs ; elles nous ont transmis tous les genres de sciences. La prudence, la sagesse, l'éloquence y ont une puissance souveraine. Elles sont toutes les deux si unies ensemble, elles se comtiennent mutuellement si bien, que si l'on en comprenait l'une sans l'autre, il semble qu'on aurait acquis quelque chose de défectueux et de tronqué. Il font donc, dès le commencement, façonner aussitôt l'enfant au discours grec et latin par la lecture et l'écriture des lettres. Ce qui est encore louable avant tout, c'est l'habitude qu'on a d'inculquer dans l'esprit de l'enfant, en même temps que les caractères des lettres, les éléments de la religion chrétienne; car, comme nous l'avons dit, il n'y a ni vertu, ni science, ni espéranc d'une vie honorable ou heureuse, si la religion ne s'y trouve et ne l'accompagne. On doit alors loi proposer les graves maximes des meilleurs auteurs pour la sainteté de la vie et pour l'exemple des choses qu'il faut fuir ou rechercher, afin que ces maximes se gravent bien dans son esprit encore tendre, et qu'il les porte avec soi pendant tout le reste de la vie. Mais l'art de la grammaire suit incontinent et familièrement cette habitude de lire et d'écrire. Son nom tiré des lettres ne parait pas, à la vérité, avoir une grande signification ; mais son pouvoir a plus d'importance; car non seulement elle s'occupe et traite des lettres, des noms, des verbes et de toutes les autres parties du discours, mais aussi de la connaissance des poètes, des orateurs, de telle sorte qu'elle semble vouloir y laisser peu de place à d'autres arts. Ce qui, à mon avis, n'est pas tant le propre de la grammaire que de ceux qui, pour faire parade de leur talent et de leur science, ont voulu abuser du nom de cet art. Un grand nombre de savants en ont écrit, tant Grecs que Latins. Quelques-uns l'ont fait d'une manière brève et concise, plusieurs avec trop d'abondance, à moins toutefois de ne pas croire nécessairement que Didyme a écrit sur l'art de la grammaire plus de trois mille livres. Chez les Grecs, Apollonius et Hérodien sont les plus estimés; chez nos Latins, Donat a mérité une grande célébrité, ainsi que Servius qui fut son émule, et beaucoup d'autres après eux. Mais ce n'est pas à nous de faire le dénombrement de ces écrivains; voyons plutôt comment et jusqu'à quel point la grammaire doit étre enseignée à l'enfant : ne considérons, pas toute la puissance de l'art, mais l'aptitude de cet àge. S'il y a dans cet art des choses difficiles et ardues, embarrassées de discussions moins nécessaires que subtiles, qu'elles soient renvoyées pour le temps où l'adolescent, muni de beaucoup d'autres connaissances, pourra employer son loisir à des questions de ce genre qui alors s'offriront à lui d'elles-mêmes et seront plus facilement débattues à l'aide d'une autre science. Il n'est vraiment pas sage de charger de difficultés le faible esprit d'un enfant. A quoi lui servira de connaître cette controverse, si le participe est une partie du discours, ou s'il est compris dans le verbe? ou bien si, dans la dénomination des choses, il vaut mieux se servir du mot vocable ou du mot nom, et beaucoup de choses semblables qui ne peuvent pas même être utiles à ceux qui les comprennent? J'aime mieux lui faire apprendre clairement et simplement les choses qui sont d'un usage nécessaire; à distinguer les lettres; à connaître que les unes sont les voyelles, celles qui forment un son par elles-mêmes ; les autres les consonnes, lesquelles forment un son étant unies et composées avec celles-là; que de plus, parmi les consonnes, il y en a de semi-vocales, celles dont le son commence par une voyelle; d'autres muettes, dans lesquelles cesse le son de la voix. Qu'il sache môme que les bissonnes, que les Grecs appellent g-diphthonggous (diphthongues), sont composées de deux voyelles; qu'ils apprennent enfin à prononcer toutes ces choses d'une manière convenable. D'un autre, côté, qu'il soit introduit dans l'assemblage des mots, de manière à savoir sans confusion les huit parties usitées du discours. Il devra connattre les propriétés de chacune de ces parties, et en quelque sorte, certaines marques qui lui fassent distinguer leur différence. Il saura, par exemple, que le nom est ce qui marque la nature et la quàlité permanente d'une chose; qu'il se décline en cas, se divise en espèces, se change en nombres; qu'il prend différents genres et se distingue par les désinences; que le verbe est ce qui désigne une chose en mouvement, soit activement, soit passivement ; qu'au lieu de se décliner en cas, il se conjugue en temps; que le participe, tenant à la fois au verbe et au nom, reçoit du verbe le temps et le mouvement, et suit le nom dans le reste ; que le pronom est ce qui tient la place du nom, à savoir, dans les noms propres, et qu'il indique une personne déterminée; quant aux adverbes et aux prépositions, que les premiers n'ont aucune force s'ils ne sont ajoutés au verbe; que les secondes sont séparées des noms et précèdent presque toujours celui qui est leur régime; ou bien, étant jointes aux noms et aux verbes dans leur composition, augmentent, diminuent ou changent le sens des mots qu'elles composent; que les conjonctions lient entre elles les cinq parties supérieures du discours, en en joignant deux ou trois ensemble; que l'interjection, au contraire, interrompt la course et le sens d'une période, en interposant quelque mot qui exprime une affection de l'âme, l'espérance, la joie, la crainte, la douleur, la gaieté, l'admiration et autres choses semblables. Mais tout cela s'enseigne plus facilement à un enfant quand on fait son éducation, et nous ne devons en parler ici que d'une manière succincte, car nous ne faisons qu'indiquer la voie et nous n'enseignons pas l'éducation elle-même. Viennent ensuite les inflexions des quatre premières parties du discours, dont trois se déclinent en cas, et dont le verbe seulement se conjugue en temps, choses qui doivent étre exactement et entièrement confiées à la mémoire. Il faut que l'enfant en connaisse très facilement et très familièrement la différence; et, de plus, quel cas suit chaque verbe, de quel cas il est précédé; car, à mon avis, la plus importante propriété de la grammaires c'est de savoir arranger, composer le discours au moyen des cas, du nombre, du genre, des temps, de manière qu'il n'y ait ni trouble, ni désordre, rien qui ne soit bien uni et bien assorti. Ce que la grammaire doit faire observer tant dans les vers que dans la prose, la connaissance de la quantité des syllabes et du pied qui convient à chaque vers étant aussi la propriété de cet art. Quant aux noms et aux verbes qui se sont écartés de l'analogie commune, et ont revêtu des formes en opposition à la règle de leurs semblables, ce n'est pas tant par des préceptes rigoureux et difficiles qu'il faut en acquérir l'usage et la connaissance, que par la fréquente lecture des bons auteurs. On doit en dire autant de l'art d'écrire correctement, qu'on appelle du grec l'orthographe. Les enfants l'apprennent avec peine et difficulté, si on le leur enseigne par des préceptes et par des règles; l'usage assidu de lire et d'écrire le grave bien mieux dans leur esprit. En un mot, tout l'art de la grammaire a principalement pour base la commune coutume du langage et l'autorité des anciens auteurs. Son but final, c'est de savoir construire et cimenter le discours d'une manière convenable, pour qu'il n'y ait rien de discordant ni de désordonné ; et cela, dans la prose comme dans les vers, dans lesquels il faut de plus considérer la quantité des syllabes. Lorsque l'enfant pourra mettre cet art en pratique avec aisance, intelligence, et sans aucune hésitation, comme il est en quelque sorte l'unique fondement des autres arts, au point que, s'il est faiblement compris, il faut que tout le reste de l'édifice chancelle, on ne doit rien négliger pour que l'enfant le possède le mieux possible. Lorsque, dis je, l'enfant le comprendra et connaîtra bien, on devra plus hardiment charger son intelligence de tous les fardeaux qu'on voudra; car lui-même, se sentant débarrassé de ces noueuses et minutieuses difficultés qui ne sont pas un médiocre travail d'esprit pour un enfant, et ne lui donnent presque aucun plaisir, pareil à un cheval nouvellement dompté, il brûlera de courir dans de plus libres espaces, et de faire quelque essai de ses forces et de son intelligence. Aussi les choses qui suivront ne seront pas pénibles pour lui ; mais il y trouvera du plaisir et de l'agrément. Il devra donc tout de suite être initié aux préceptes et aux exercices de la rhétorique, qui traite le même sujet que la grammaire, à savoir, des noms, des verbes, de la forme et de la composition du discours, mais d'une autre manière. En effet, comme nous l'avons dit, il suffit à la grammaire que la structure du discours soit liée et bien ordonnée par les personnes et les temps, ou que le vers, dans sa composition, ait ses pieds et sa mesure, après quoi, ayant rempli sa tàche, elle se repose, n'ayant pas de motif pour aller plus loin. Or la rhétorique reçoit d'elle ces connaissances comme lui étant nécessaires; mais ce n'est pas dans les choses nécessaires que se trouve la beauté. Aussi bien, ce qu'elle a reçu, elle le perfectionne et l'embellit de telle façon, que rien ne saurait être plus admirable que cet ornement, que cet arrangement du discours.