[2,4] 1. Le soleil se couchait, quand Arcombrote descendit dans les jardins du palais. Se promenant seul dans une allée écartée, il se rappela l'instant où Timoclée le reçût chez elle avec Poliarque. Il se remit, entre autres circonstances, le trouble dont parut saisi ce nouvel ami, quand il lui parla d'Argénis, il crut entrevoir dans ce moment une partie des sentiments de Poliarque pour la princesse ; mais les accidents qui étaient survenus en avaient effacé les idées. Il avait d'abord regardé ces tendres sentiments que comme des transports auxquels le vivacité de l'âge avait donné lieu, mais qui n'étaient payés d'aucun retour. Il commença à y faire une plus sérieuse attention ; il se ressouvint qu'à deux fois Poliarque avait paru interdit au seul nom d'Argénis, que deux fois, s'étant informé de l'âge et des inclinations de la princesre, il ne lui avait répondu qu'en peu de mots, et d'une manière à faire croire que ce seul nom faisait sur lui une vive impression. Livré à cette dernière pensée, les instances d'Argénis, et la manière dont elle avait tâché de justifier Arsidas, lui reviennent dans l'esprit. Il ne doute point que ce ne soit pour rendre service à Poliarque : en faut-il davantage ? Arcombrote ne se croit que trop éclairci sur la passion de ces deux amants. Il s'occupe du mérite de Poliarque, de tout ce qui a pu donner lieu à ses espérances, et toucher le coeur d'Argénis. Il s'imagine que la naissance de cet étranger, quoiqu'inconnue, n'en est peut-être pas moins illustre. Je ne suis point le seul, se disait-il, dont on ne doive pas juger de la naissance et de la fortune par tin déguisement emprunté. 2. Puis se rappelant tous les avantages dont la nature avait parue prodigue envers la princesse il ne pouvait s'empêcher d'applaudir au bonheur de Poliarque. Il commençait a louer et à admirer ce que jusqu'alors il n'avait vu qu'avec indifférence. Quelle beauté plus parfaite que celle d'Argénis ! dans qui se sont jamais rencontrées tant de grâces et de vertus ! Quand le sang ne lui aurait pas donné des droits sur la couronne de Sicile, quand le choix seul aurait lieu dans ce royaume, Argénis n'aurait-elle pas la préférence sur toute autre ? Sa sagesse, sa modestie, son esprit la mettent au-dessus de son sexe ; ses grâces et ses charmes l'élèvent au rang des déesses. Arcombrote, après avoir donné cours à ses réflexions, revenait à lui-même; il considérait que sa naissance pouvait autoriser ses prétentions. Ces différentes pensées ne servaient qu'à augmenter sa flamme, qui n'avait encore jeté que quelques étincelles. Sans s'apercevoir de ce progrès, il ne regardait ses désirs que comme des voeux simples que la raison ne désapprouvait pas. Il se laissait aller insensiblement à ces douces idées, et goûtait un plaisir qui commençait à être mêlé de quelque amertume. Il ignorait que pour conserver sa liberté, il allait se défendre des premières impressions de cet amour naissant. Plus Argénis lui paraissait aimable, plus son amitié pour Poliarque diminuait : d'abord il envia son sort, bientôt il le regarda comme un rival, il n'était plus le maître de ses sentiments. Ainsi, le coeur prévenu, et engagé dans les chaînes de 1'amour, il sortit des jardins où il était entré tranquille et libre encore. Ce qui acheva de fortifier sa passion, ce fut le remède même qu'il y chercha, il voulut souper seul : là n'écoutant en silence que l'amour, il se livra tout entier aux inquiétudes qui en sont inséparables, et fut en peu de jours réduit dans état de langueur, qu'il n'avait jamais éprouvé. 3. Tandis que le Roi songeait à faire éclater ses ressentiments, Licogène attentif au moment d'exécuter son projet, parcourait, sous différents prétextes les principales villes. Sur la fin du repas (moments qui semblent laissser plus de liberté) il tâchait d'insinuer aux premiers officiers de ne point souffrir que l'on captivât le peuple ; que la Sicile le trouvait exposée à de dangereux conseils et qu'enfin ils étaient dans un royaume, et non pas sous le joug de la tyrannie. S'il parlait du roi, c'etait dans des termes si bien ménagés, que le roi même n'aurait pu s'en offenser. Quand il s'apercevait que ses discours faisaient impression, prenant pour lors un ton plus familier, il disait hautement ses sentiments. Quelquefois il se contentait de parler à l'oreille de quelques-uns de ceux avec qui il se trouvait, mais toujours d'une manière affectée ; il laissait même échaper quelques sourires, voulant marquer par cet air intérieur et mystérieux, qu'il prévoyait en d'autres maux sur lesquels la discrétion l'empêchait de s'expliquer. Ces discours si bien conduits le firent regarder comme le ferme appui de l'état, et Méléandre comme un roi dont le jougdevenait insupportable. Ces idées se confirmèrent par les bruits que semaient des personnes mal intentionnées, qu'on augmentait incessamment les impôts ; que le roi semblait admettre plus volontiers des étrangers dans son conseil ; qu'il avait pris la résolution de se venger de l'insulte qu'il prétendait avoir reçue dans la dernière guerre. Quelques vérificateurs gagnés par argent excitèrent plus ouvertement à la révolte, et tournaient tout du côté de la religion et par des présages qu'ils supposaient, soit que le sacrifice se fit en public, ou en particulier, il se rencontrait toujours dans les victimes des prodiges qui jetaient la terreur dans l'esprit des assaillants. Le foie n'était pas entier, les artères ne se trouvaient point en leur place, tous ces présages, selon l'interprétation de ces imposteurs, marquaient que les Dieux n'approuvaient point ce qui se passait à la cour de Méléandr:e, et que les destins favorables promettaient des jours plus heureux. Parmi tant de prodiges supposés, il y en eut quelques-uns de véritables, qui semblaient menacer des derniers malheurs. Dans un endroit, il tomba des pierres du ciel, dans un autre on vit paraître deux soleils en même temps, ce qui joint à mille fictions acheva de consterner les esprits. Un poète, qui connaissait parfaitement le génie du peuple, porté de son naturel à ces superstitions grossières, fit ainsi la description de cet état malheureux : Quels démons dans les airs, quels monstres sur la terre, Par vos ordres, grands dieux, nous déclarèrent la guerre ? Ministres redoutés d'un sévère courroux, Passés chez des mortels plus coupables que nous. Et non les éléments, et toute la nature s'unissent aux Dieux et vengent leur injure. Êtres obscurcis par d'épaisses vapeurs présagent que trop le comble des malheurs. Plus d'hiver, plus d'été, les saisons derangeés En ces uniques lieux semblent être changées, La cime du soleil dans sa route incertaine Des coursiers en fureur ne sentent plus la main. Des feux vomit Etna de sa cime embrasée En mille endroits déjà la terre divisée ne présente qu'horreurs, et ses gouffres affreux laissent voir de Pluton le séjour ténébreux. Et l'effroi, pire encore que ce triste présage De nos citoyens ébranle le courage ; De peur que de leurs coeurs ils ne sauraient bannir Et leurs yeux effrayés peignent les maux à venir. Chacun croit déjà voir Bellone en furie Des fleuves de sang inonder sa patrie, Que ce soit des Destins les décrets rigoureux- Ou d'esprïts agités l'effet tumultueux : Peuple, que tardes-tu, quand le ciel te menace, Il faut, il faut du sang, c'est le prix de la grâce, Trop heureux, si ce sang répandue par tes coeurs Peut des Dieux irrités apaiser le courroux.