[0] DISCOURS SUR LA PAIX. 1. Tous les orateurs qui se présentent à cette tribune ont pour usage d'annoncer que les affaires sur lesquelles ils vont offrir des conseils sont les plus importantes et les plus dignes de fixer l'attention du pays; si jamais un tel exorde a pu être convenablement placé, il me semble que c'est lorsqu'il s'agit des grands intérêts qui nous sont soumis aujourd'hui. (2) Nous sommes rassemblés pour délibérer sur la guerre et sur la paix; or la paix et la guerre exercent la plus grande influence sur la destinée des hommes, et ceux qui prennent sur ces deux sujets des résolutions sagement calculées obtiennent nécessairement des avantages auxquels les autres ne peuvent atteindre. Telle est la grandeur de l'objet qui nous réunit en ce moment. (3) 2. Je sais que vous n'écoutez point avec une égale impartialité ceux qui portent la parole devant vous ; qu'aux uns vous accordez une attention bienveillante, tandis que nous ne supportez pas même la voix des autres. Nous ne faites en cela rien qui doive étonner, puisque autrefois vous aviez pour habitude de chasser tous les orateurs qui ne parlaient pas dans le sens de vos désirs. (4) Mais il n'en est pas moins vrai que vous méritez de justes reproches parce que sachant que des familles puissantes ont souvent péri victimes de la flatterie, et repoussant, lorsqu'il est question d'intérêts privés, ceux qui exercent une si funeste influence, vous n'êtes pas à leur égard dans les mêmes dispositions lorsqu'il s'agit des intérêts publics : d'une part, vous blâmez ceux qui recherchent de tels hommes et qui se plaisent dans leur intimité; et de l'autre, vous accordez à ces mêmes hommes plus de confiance qu'à tous les autres citoyens. (5) C'est donc vous que l'on doit accuser, si les orateurs, au lieu de penser et de réfléchir à ce qui peut être utile à la république, ne sont occupés qu'a préparer des discours qui vous plaisent, et si maintenant ils se portent en foule vers les compositions de cette nature. Il est d'ailleurs évident que vous prenez plus de plaisir à écouter ceux qui vous exhortent à la guerre que ceux qui vous donnent des conseils de paix, (6) parce que les premiers vous font entrevoir l'espérance de recouvrer celles de nos possessions que retiennent les autres États, et de reprendre la puissance que nous avions autrefois; tandis que, loin de vous rien proposer de semblable, les seconds vous disent qu'il faut rester en repos, ne pas même souhaiter les plus grands avantages, lorsqu'ils sont en opposition avec la justice, et nous contenter de notre fortune présente, ce qui pour la plupart des hommes est la chose la plus difficile de toutes. (7) Nous avons un tel besoin d'espérance, nous sommes si avides de ce qui nous paraît un accroissement de fortune, que ceux mêmes qui jouissent des plus grandes richesses ne veulent pas se tenir pour satisfaits, et que dominés sans cesse par le désir d'acquérir, ils s'exposent au hasard de perdre ce qu'ils possèdent. Ce qui est surtout à craindre, c'est que nous nous laissions entraîner dans de pareilles erreurs ; (8) car il existe aujourd'hui parmi nous des hommes qui semblent se précipiter vers la guerre, non comme s'ils eussent reçu le conseil d'hommes sans importance, mais comme si les dieux leur avaient promis que, partout le succès couronnant nos efforts, il nous serait facile de triompher de nos ennemis. Les hommes sages ne doivent pas délibérer sur les affaires dont ils ont une connaissance complète; car c'est un soin superflu; ils doivent exécuter les résolutions qu'ils ont prises, et quant aux affaires sur lesquelles ils délibèrent, ils ne doivent pas se persuader qu'il leur appartient de connaître l'avenir, mais ils doivent procéder par conjectures, et s'en remettre pour l'événement à la décision de la fortune. (9) 3. Or vous ne faites ni l'un ni l'autre, et votre esprit s'égare au milieu de la plus grande confusion. Tous vous êtes assemblés pour choisir, entre toutes les opinions, la plus utile au pays ; et, comme si vous saviez déjà d'une manière certaine le parti qu'il convient de prendre, vous ne voulez écouter que ceux qui parlent pour vous être agréables. [10] Si vous vouliez chercher ce qui est utile à votre patrie, il faudrait écouter les hommes qui parlent contre votre opinion, plutôt que ceux qui cherchent a vous plaire; car vous n'ignorez pas que, parmi les orateurs qui montent à cette tribune, ceux qui disent les choses que nous voulez entendre peuvent aisément vous tromper (tout discours prononcé dans l'intention de vous plaire jetant (11) sur ce qu'il y a de plus utile un voile qui le dérobe à vos yeux); tandis que vous n'avez rien à craindre de semblable de la part des hommes dont les conseils n'ont pas pour but de flatter vos désirs, car ils ne peuvent nous faire changer de résolution s'ils ne rendent pas évident ce qu'il y a de plus avantageux. Comment d'ailleurs pourrait-on bien juger le passé ou prendre de sages résolutions pour l'avenir, sans rapprocher, sans comparer les discours des orateurs qui soutiennent des opinions opposées, et sans les écouter tous avec une égale impartialité ? (12) 4. Je m'étonne que les vieillards ne se souviennent plus et que les jeunes gens n'aient appris de personne que nous n'avons jamais éprouvé aucun malheur pour avoir suivi les conseils de ceux qui nous exhortaient à nous attacher à la paix, et que nous avons au contraire été précipités dans une suite de longues et cruelles calamités par les hommes qui se déterminaient facilement à la guerre. Mais ce sont des vérités dont nous ne gardons point la mémoire, et, oubliant les leçons du passé, nous sommes toujours prêts à équiper des galères, à lever des contributions, à secourir ou à attaquer les premiers qui se présentent, comme si les intérêts que nous mettons en péril étaient les intérêts d'une ville étrangère. La cause de cette erreur est que, (13) tandis qu'il serait convenable de soigner les intérêts de votre pays avec le même zèle que les vôtres, vous ne les envisagez pas de la même manière, et qu'après avoir pris pour conseillers, lorsque vous délibérez sur vos propres affaires, des hommes dont le jugement est supérieur au vôtre, le jour ou vous êtes assemblés pour traiter les affaires de la république, vous cessez de croire ces mêmes hommes, vous les poursuivez de votre jalousie, et, entourant de soins et d'égards les orateurs les plus pervers d'entre tous ceux qui montent à la tribune, vous vous persuadez que ceux qui se livrent à l'ivrognerie sont plus dévoués au peuple que les hommes sobres, les insensés plus que les sages, ceux qui partagent entre eux les revenus publics plus que ceux qui sacrifient leur fortune pour le service de l'état; de sorte qu'on aurait droit de s'étonner si quelqu'un espérait qu'une ville abandonnée à de semblables conseillers put obtenir une situation meilleure. (14) 5. Je crois qu'il est difficile de s'opposer devant vous à une opinion que vous avez adoptée, et que la liberté de parler, encore que nous vivions sous une démocratie, n'existe pas, si ce n'est, à la tribune, pour les hommes les plus insensés, pour les hommes qui vous méprisent, et, au théâtre, pour les poètes comiques. Mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est de vous voir accorder à ceux qui divulguent chez les autres Grecs les fautes de notre patrie une faveur refusée aux hommes qui vous rendent des services, et de vous voir irrités contre ceux qui vous reprennent et vous avertissent de vos erreurs, comme s'ils avaient causé quelque préjudice à l'État. (15) Quoi qu'il en soit, je ne me départirai pas de la résolution que j'ai prise. Je me suis présenté à cette tribune, non pour vous être agréable ou pour mendier des suffrages, mais pour vous dire ma pensée; d'abord, sur les objets que les prytanes ont soumis à votre délibération, ensuite sur les autres affaires de la république; car les résolutions que vous aurez adoptées relativement à la paix seront sans utilité, si vous ne délibérez pas avec une égale sagesse sur le reste de vos intérêts. (16) 6. Je dis donc qu'il faut faire la paix, non seulement avec Chio, Rhodes et Byzance, mais avec tous les peuples, et ne pas établir pour conditions celles que l'on vient de vous proposer, mais celles qui se trouvent inscrites dans le traité conclu avec le Roi et les Lacédémoniens, traité qui porte que les Grecs se gouverneront par leurs lois, que les garnisons placées dans les villes étrangères en sortiront, et que chaque peuple restera maître de qui lui appartient. Jamais nous ne trouverons de conditions plus justes, plus utiles à notre pays. (17) 7. Si je bornais là mon discours, je sais que je paraîtrais porter atteinte à notre dignité, puisque les Thébains conserveraient Platée, Thespies et les autres villes dont ils se sont emparés au mépris des serments, tandis qu'on nous verrait sans aucune nécessité sortir des villes que nous occupons ; mais, si vous voulez m'écouter avec attention jusqu'à la fin, je pense que vous condamnerez tous, comme atteints de stupidité et de folie, ceux qui croient que l'injustice est une source d'avantages, et ceux qui par la violence retiennent des villes étrangères, sans calculer les malheurs qui sont la conséquence ordinaire de pareils actes. (18) 8. Telles sont les vérités que nous essayerons de vous démontrer dans toute la suite de ce discours. Parlons d'abord de ce qui concerne la paix, et nous examinerons ensuite ce que nous devons désirer pour nous-mêmes dans l'état présent des choses. Si nous établissons ces deux points avec prudence, avec sagesse, les yeux constamment fixés vers le but que nous voulons atteindre, nous délibérerons plus sûrement sur les objets qui nous resteront à traiter. (19) 9. Ne nous suffirait-il donc pas d'habiter notre ville avec sécurité, et de vivre dans une abondance toujours croissante, de maintenir entre nous une parfaite harmonie et de posséder l'estime des Grecs? Pour moi, je suis convaincu que, si ces avantages nous étaient complètement assurés, notre patrie serait heureuse. La guerre seule nous a privés de tous ces biens ; c'est elle qui a diminué nos richesses ; c'est elle qui nous a forcés de vivre au milieu des dangers ; c'est elle qui nous a rendus odieux aux Grecs, et qui nous a accablés de calamités de toute nature. [20] Si nous faisons la paix, si nous exécutons les traités, nous vivrons dans une grande sécurité; affranchis des luttes, des combats et des troubles qui nous divisent aujourd'hui, nous ajouterons chaque jour à notre prospérité, nous cesserons de payer des contributions, d'armer des galères pour l'État, de supporter les autres sacrifices que la guerre nous impose ; délivrés de toute crainte, nous cultiverons nos champs, nous parcourrons les mers et nous reprendrons les travaux que la guerre a interrompus. (21) Nous verrons notre ville doubler ses revenus, et nous y verrons affluer les marchands, les étrangers qui viendront la visiter ou s'y établir, avantage dont maintenant elle est privée. Enfin, et ce résultat est de tous le plus important, nous compterons tous les peuples pour alliés, non par la contrainte et la violence, mais par l'ascendant de la persuasion; et, au lieu de nous accepter pour amis dans les temps de sécurité, à cause de notre puissance, sauf à nous abandonner dans le péril, ils seront en réalité pour nous ce que doivent être de fidèles alliés, de véritables amis. (22) J'ajoute que ce qu'il nous est impossible de recouvrer par la guerre et par des dépenses énormes, nous l'obtiendrons avec une grande facilité par de simples négociations. Ne croyez pas que Kersoblepte veuille nous déclarer la guerre à cause de la Chersonèse, ou Philippe pour Amphipolis, lorsqu'ils auront reconnu que nous ne convoitons plus les possessions étrangères. Aujourd'hui ils craignent, avec raison, de nous rendre voisins de leurs États, (23) parce qu'ils voient qu'au lieu d'être satisfaits de ce que nous avons, nous voulons ajouter sans cesse à notre puissance; mais, si nous changeons de système et si nous obtenons une meilleure renommée, ils s'abstiendront non seulement de toucher à notre territoire, mais ils nous donneront une partie de celui qui leur appartient, parce qu'ils trouveront, dans l'accroissement de notre puissance, l'avantage d'une garantie de sécurité pour leurs propres États. (24) Que dis-je? nous pourrons même occuper une partie de la Thrace assez grande pour nous assurer d'abondantes ressources, et pour nous permettre de procurer une existence suffisante aux Grecs que la misère force à mener une vie errante. N'est-il pas évident que, dans un pays où Athénodore et Callistrate, l'un simple particulier, l'autre exilé, ont pu fonder des villes, il nous sera possible de nous emparer, si nous le voulons, d'un grand nombre de positions qui nous offriront la même faculté? Il appartient à des hommes qui se croient dignes du premier rang parmi les Grecs, de se mettre à la tête de semblables entreprises, plutôt que de provoquer des guerres et d'entretenir des armées mercenaires, comme nous en éprouvons le désir maintenant. (25) 10. Pour ce qui touche aux propositions apportées par les ambassadeurs, ce qui précède suffit, et pourtant il serait possible d'ajouter encore beaucoup de choses. Je crois que nous ne devons nous séparer qu'après avoir non seulement décrété la paix, mais délibéré sur les moyens de la rendre durable, afin de ne pas, selon notre coutume, après quelque temps écoulé, replonger notre pays dans les mêmes embarras, et qu'ainsi nous arriverons, non à un simple ajournement, mais à la délivrance des maux que nous souffrons. (26) Aucun de ces avantages ne peut se réaliser, si vous n'êtes pas convaincus que le repos est plus profitable et plus utile que l'agitation inquiète, l'équité plus que l'injustice, le soin de vos intérêts plus que le désir d'usurper des possessions étrangères. Mais ce sont là des vérités dont jamais aucun de vos orateurs n'a osé vous entretenir; et moi, je prétends leur consacrer la plus grande partie de mes discours, car j'aperçois dans ces vérités le gage d'une félicité que nous ne pouvons obtenir avec le système que nous suivons aujourd'hui. (27) Il est indispensable toutefois pour l'orateur qui entreprend de sortir du cercle des discussions ordinaires, et qui veut vous faire adopter des opinions nouvelles, d'aborder un grand nombre de questions, de donner un plus grand développement à ses paroles, de réveiller vos souvenirs, de blâmer certaines choses, d'en louer d'autres, d'offrir des conseils sur quelques-unes, et encore c'est à peine s'il parviendra, à l'aide de toutes ces ressources, à vous inspirer des pensées plus sages. (28) 11. Telle est la vérité. Tous les hommes me paraissent désirer ce qui leur est utile, et vouloir s'assurer des avantages qui les élèvent au-dessus de leurs semblables ; mais tous ne connaissent pas les moyens d'y parvenir et diffèrent dans leurs opinions: les uns possèdent un jugement sain, capable d'apprécier ce qu'il faut faire; les autres manquent autant qu'il est possible le but qu'il faut atteindre. (29) C'est ce qui est arrivé à notre patrie. Nous nous sommes persuadés qu'en couvrant la mer de nos vaisseaux, en contraignant par la violence les villes à nous payer des tributs, à envoyer vers nous des hommes qui les représentent, nous faisions un calcul habile, et nous nous sommes gravement trompés ! Nous n'avons vu se réaliser aucune de nos espérances ; des haines, des guerres, des dépenses énormes, ont été pour nous les seuls fruits de cette politique, [30] et c'est avec raison, car, dès les premiers moments, l'ardeur qui nous portait à nous jeter au milieu des embarras et des affaires nous avait précipités dans les derniers dangers ; mais lorsque ensuite notre ville s'est montrée fidèle observatrice de la justice, et prête à secourir les opprimés, lorsqu'elle s'est abstenue de convoiter les possessions étrangères, les Grecs nous ont offert spontanément le droit de commander ces mêmes Grecs, que maintenant et déjà depuis longtemps, sans raison comme sans prudence, nous accablons de nos mépris. (31) 12. Quelques hommes en sont venus à un tel point de démence que, tout en reconnaissant que l'injustice est blâmable, ils pensent qu'elle peut être utile aux intérêts journaliers de la vie et donner d'heureux résultats, tandis que, considérant la justice comme honorable en elle-même, ils la regardent comme privée de toute utilité et pouvant plutôt servir les autres que ceux qui la possèdent; (32) ignorant apparemment que, pour accroître sa fortune, pour acquérir de la gloire, pour réussir dans ses entreprises, pour s'assurer, en un mot, le bonheur sur la terre, rien ne donne autant de force que la vertu et tout ce qui s'y rapporte. C'est par les qualités de notre âme que nous obtenons les biens dont nous sentons le besoin, d'où il résulte que ceux qui négligent le soin de leur intelligence ne s'aperçoivent pas qu'ils laissent échapper eux-mêmes le véritable moyen de penser et d'agir plus sagement que les autres. (33) Je m'étonne que l'on puisse croire que ceux qui pratiquent la piété et la justice s'y attachent et y persévèrent avec la pensée de recueillir des résultats moins utiles que les méchants, et non avec la confiance d'obtenir des avantages plus grands de la part des dieux et des hommes. Pour moi, je suis convaincu que les premiers sont les seuls qui obtiennent les biens vraiment désirables, et que les autres réussissent dans les choses où le succès ne mérite pas d'être ambitionné. (34) Je vois d'ailleurs que ceux qui préfèrent l'injustice et qui regardent comme le plus grand des biens de s'emparer de ce qui appartient aux autres, sont comme les animaux que leur voracité a attirés dans un piège : ils commencent par jouir de la chose dont ils se sont rendus les maîtres, et bientôt après ils tombent dans l'excès du malheur; tandis que les hommes qui restent fidèles à la piété et à la justice vivent dans le présent avec sécurité, et se livrent, pour l'éternité tout entière, à de plus douces espérances. (35) Si les choses ne se produisent pas toujours ainsi, du moins la plupart du temps elles arrivent de cette manière, et comme il ne nous est pas donné de reconnaître toujours ce qui doit nous être le plus utile, la prudence veut que les hommes sages choisissent ce qui réussit le plus souvent. Rien donc ne me paraît plus opposé à la raison que l'opinion de ceux qui, regardant l'équité comme une règle de conduite plus noble que l'injustice et plus agréable aux dieux, croient cependant ceux qui lui restent fidèles moins heureux que ceux qui préfèrent l'iniquité. (36) 13. Je voudrais qu'il fût également facile de louer la vertu et d'en faire observer les préceptes à ceux qui m'écoutent; mais je crains de parler en vain. Nous sommes, et depuis longtemps, corrompus par des hommes qui ne possèdent de puissance que pour tromper, et qui méprisent le peuple à tel point que lorsque, gagnés à prix d'argent, ils veulent allumer quelque guerre, ils osent lui dire qu'il faut imiter nos ancêtres, ne pas permettre qu'on se joue de notre puissance, et ne pas souffrir que la mer reste ouverte aux peuples qui refusent de nous payer des tributs. (37) 14. Je demanderais volontiers à ces hommes quels sont, parmi nos ancêtres, ceux qu'ils nous conseillent d'imiter, et s'ils nous offrent pour modèles ceux qui vivaient à l'époque des guerres persiques, ou ceux qui gouvernaient l'État dans les temps qui ont précédé la guerre de Dêcélie. Si ce sont les derniers, de tels conseils ne nous conduiraient à rien moins qu'à nous exposer de nouveau au danger d'être réduits en esclavage, (38) et s'ils nous offrent, au contraire, pour exemple les vainqueurs de Marathon ou la génération qui les a précédés, comment ne seraient-ils pas les plus impudents des hommes, puisqu'en même temps qu'ils loueraient ceux qui nous gouvernaient alors, ils nous conseilleraient d'adopter une conduite entièrement opposée à celle qu'ils ont suivie, et à commettre des fautes telles que je suis incertain sur le parti que je dois prendre, ou de dire la vérité comme je l'ai fait pour tout le reste, ou de garder le silence dans la crainte de m'attirer votre haine ? Quoi qu'il en soit, il me semble préférable de parler, encore que je ne puisse pas ignorer que vous êtes plus disposés à vous irriter contre ceux qui vous reprochent vos fautes que contre les auteurs de vos maux. 15. Je rougirais (39) de paraître plus occupé de ma renommée que du salut de mon pays ; c'est donc un devoir pour moi, comme pour tous les hommes qui prennent soin des intérêts publics, de préférer aux discours les plus agréables ceux qui ont le plus d'utilité. Vous devez savoir d'abord que, s'il existe pour les maladies du corps des moyens de guérison divers et multipliés, dont les médecins ont découvert le secret, il n'existe, pour les esprits malades, pour les âmes remplies de funestes désirs, d'autre remède qu'une parole qui ose les réprimander; [40] et que, si l'ordre des médecins suffit pour nous faire supporter, afin d'éviter de plus grands maux, des opérations qui s'accomplissent par le feu et par le fer, rien ne serait plus contraire à la raison que de rejeter un discours avant de s'être assuré s'il n'aura pas la puissance d'être utile à ceux qui l'entendront. (41) 16. Je vous ai présenté ces réflexions préliminaires parce que je dois vous entretenir avec un entier abandon, et sans rien dissimuler, sur les objets qui me restent à traiter. Quel homme arrivant d'un pays étranger, n'ayant pas encore participé à notre corruption et se trouvant tout à coup placé au milieu de nos désordres, ne nous croirait tombés dans une sorte de fureur et de délire, nous qui nous enorgueillissons des œuvres de nos ancêtres, nous qui vantons notre patrie pour les grandes choses accomplies de leur temps, et qui, loin de les imiter, (42) marchons dans une voie absolument contraire ? Nos ancêtres faisaient aux Barbares une guerre incessante dans l'intérêt de la Grèce, tandis que nous avons appelé, pour les conduire contre les Grecs, les malfaiteurs qui vivaient aux dépens de l'Asie ; nos ancêtres, en donnant la liberté aux villes grecques, en les secourant dans leurs dangers, ont mérité d'être placés à leur tête; et nous, qui réduisons les villes en esclavage, nous qui faisons des actes contraires à ceux dont ils se glorifiaient, nous nous indignons de ne pas obtenir le même honneur ! (43) Nous sommes si loin des hommes de cette époque, par nos actions comme par nos sentiments, que, lorsqu'ils n'ont pas craint d'abandonner leur patrie pour le salut de la Grèce, qu'ils ont combattu les Barbares sur terre et sur mer, qu'ils les ont vaincus partout, nous ne voulons pas même exposer notre vie dans l'intérêt de notre ambition. Nous prétendons commander à tous les peuples, (44) et nous ne voulons pas prendre les armes ; nous entreprenons la guerre pour ainsi dire contre tous les peuples, et, au lieu de nous livrer aux exercices militaires, qui pourraient nous rendre capables de la soutenir, nous remplissons nos armées de transfuges, d'hommes sans patrie, de brigands qui affluent vers notre ville et qui marcheront contre nous avec celui qui leur offrira une solde meilleure. (45) Nous éprouvons pour ces misérables une telle sympathie que, si nos enfants avaient commis quelques fautes, nous refuserions d'en accepter la responsabilité, tandis que lorsqu'il s'agit des brigandages, des violences, des excès auxquels ces hommes se livrent, et dont le blâme retombe sur nous, loin de nous irriter, nous nous réjouissons d'entendre dire qu'ils ont commis quelque crime de cette nature. (46) Nous en sommes arrivés à un tel point de folie que, manquant nous-mêmes du nécessaire de chaque jour, nous faisons les derniers efforts pour entretenir des mercenaires, et nous opprimons nos alliés, nous les chargeons de tributs pour assurer le salaire de ces communs ennemis de tous les hommes. (47) Nous sommes tellement inférieurs à nos ancêtres, non seulement à ceux qui se sont couverts de gloire, mais à ceux qui ont encouru la haine des Grecs, que, lorsqu'ils avaient décrété d'entreprendre quelque guerre, ils regardaient comme un devoir, bien que l'acropole regorgeât d'argent et d'or, de s'exposer au danger pour assurer le succès de leur résolution; tandis que maintenant, dans l'état de pauvreté où nous sommes réduits, et lorsque nous possédons une population si nombreuse, on nous voit, à l'exemple du Grand Roi, recruter nos armées avec des soldats mercenaires. (48) Lorsqu'ils armaient des galères, ils embarquaient, pour le service maritime, les étrangers et les esclaves, et envoyaient les citoyens armés combattre l'ennemi; tandis qu'aujourd'hui, couvrant les soldats étrangers de nos armures, nous forçons les citoyens à ramer sur les galères; et lorsque nous descendons sur le territoire ennemi, ces hommes, qui prétendent commander à. la Grèce, se montrent sur le rivage emportant sous leur bras le coussin du rameur, pendant que les misérables dont je viens de présenter le tableau s'avancent au combat les armes à la main. (49) 17. Si cependant on nous voyait administrer avec sagesse le gouvernement intérieur de notre ville, on pourrait peut-être s'abandonner à la confiance pour le reste de nos intérêts; mais n'est-ce pas sous ce rapport que l'on doit avant tout s'indigner? Nous nous enorgueillissons d'être nés sur la terre que nous habitons ; nous prétendons que notre ville a été bâtie avant toutes les autres, et, lorsque nous devrions offrir à tous les peuples le modèle d'un gouvernement sage et régulier, nous administrons notre ville avec plus de désordre et de confusion qu'un peuple qui viendrait de jeter à l'instant les fondements d'une nouvelle patrie. [50] Nous sommes fiers de notre origine ; nous nous croyons, à cet égard, très supérieurs aux autres peuples, et nous admettons les premiers qui se présentent à partager cette illustration avec plus de facilité que ne le font les Triballes et les Lucaniens pour leur obscure nationalité. Nous faisons une multitude de lois, et nous les respectons si peu (un seul exemple vous permettra d'apprécier tout le reste), que, dans un pays où la peine de mort est établie contre le citoyen convaincu d'avoir acheté des suffrages, nous choisissons pour commander nos armées ceux qui se sont rendus le plus ouvertement coupables de ce crime; de sorte que l'homme qui a pu corrompre le plus grand nombre de citoyens est celui que nous chargeons de veiller sur nos plus grands intérêts. (51) Nous ressentons pour la forme de notre gouvernement la même sollicitude que pour le salut de la ville entière; nous savons que la démocratie s'accroît et se perpétue dans le repos et dans la sécurité; nous savons que déjà deux fois la nôtre a péri par la guerre, et néanmoins nous éprouvons la même colère contre ceux qui désirent la paix que contre les fauteurs de l'oligarchie, en même temps que nous considérons les hommes qui nous excitent à la guerre comme dévoues au gouvernement populaire. (52) Plus que les autres nations, nous possédons le don de la parole et l'expérience des affaires, et nous avons si peu de raison que nous ne conservons pas même un jour la même opinion sur les mêmes objets ; que, réunis, nous approuvons par nos suffrages ce que nous condamnions avant de nous assembler, et qu'à peine séparés, nous condamnons de nouveau ce que nous avons voté sur la place publique. Nous avons la prétention d'être les plus sages des Grecs, et, prenant pour conseillers des hommes que tout le monde méprise, nous plaçons à la tête des affaires publiques ces mêmes hommes auxquels personne ne voudrait confier le soin de ses intérêts privés. (53) Mais voici ce qu'il y a de plus déplorable : nous considérons comme les gardiens les plus fidèles de nos intérêts les hommes qui, de notre aveu, sont les plus pervers entre tous les citoyens; et quand nous jugeons les étrangers qui viennent habiter parmi nous, d'après ceux qu'ils choisissent pour protecteurs, nous nous refusons à croire que notre réputation sera analogue à celle des hommes qui nous gouvernent. (54) Enfin nous différons tellement de nos ancêtres, que ceux-ci confiaient le commandement de leurs armées aux mêmes hommes qu'ils investissaient du gouvernement de l'État, convaincus que celui qui peut donner les meilleurs conseils du haut de la tribune prendra aussi les meilleures résolutions le jour où il agira d'après les inspirations de son génie ; nous, au contraire, (55) évitant de désigner pour généraux, comme s'ils étaient des insensés, ceux dont nous suivons les avis dans les affaires les plus importantes, nous envoyons de préférence pour commander nos armées, avec des pouvoirs illimités, des hommes que personne ne voudrait consulter ni sûr les intérêts publics, ni sur ses intérêts particuliers ; comme si, dans cette position, de tels hommes devaient être plus sages qu'ils ne le sont au milieu de nous, et qu'il leur fut plus facile d'apprécier les intérêts généraux de la Grèce que les questions discutées dans nos assemblées! (56) Mes paroles ne s'adressent pas à tous, elles s'adressent à ceux qui sont coupables des choses que je viens d'indiquer. Ce qui reste de jour ne me suffirait pas, si je voulais rechercher toutes les fautes qui ont été commises dans la conduite de nos affaires. (57) 18. Peut-être quelqu'un parmi ceux qui se sentent plus spécialement atteints par mes paroles demandera-t-il, dans son indignation, comment, lorsque nous suivons de si funestes conseils, nous échappons à leurs conséquences, et comment nous avons pu acquérir une puissance qui n'est inférieure à celle d'aucune autre ville. A cela je répondrai que nous avons des adversaires qui ne sont pas plus sages que nous. (58) Et en effet, si les Thébains, après la victoire qu'ils ont remportée sur les Lacédémoniens, avaient affranchi le Péloponnèse ; s'ils avaient donné aux Grecs la liberté de se gouverner conformément à leurs lois, qu'ils fussent ensuite restés paisibles, et que, d'un autre côté, nous eussions fait les fautes que nous avons faites, on n'aurait pas eu à m'adresser cette question, et nous eussions reconnu à quel point les conseils de la prudence sont préférables à ceux d'une ambition inquiète. (59) Aujourd'hui, la situation des affaires a tellement changé, que les Thébains nous sauvent, et que nous sauvons les Thébains ; qu'ils nous donnent des auxiliaires et que nous leur en donnons. De telle sorte que, si nous étions sages, nous nous accorderions mutuellement des subsides pour convoquer des assemblées, parce que ceux qui se réunissent le plus souvent font prospérer les affaires de leurs rivaux. [60] Les hommes, et même ceux qui ne possèdent qu'une intelligence ordinaire, ne doivent pas fonder l'espoir de leur salut sur les fautes de leurs ennemis, mais ils doivent se confier dans leurs propres ressources et dans la sagesse de leurs conseils. Le bien qui nous arrive par les fausses combinaisons de nos adversaires peut facilement cesser ou se changer en mal ; celui qui vient de nous-mêmes est plus solide et plus durable. (61) 19. Il n'est pas difficile de réfuter ceux qui critiquent au hasard; mais si quelqu'un, doué d'un esprit plus sensé, se présentait à moi, et, après avoir reconnu que je dis la vérité et que je blâme avec justice les choses qui se sont passées, ajoutait que ceux qui donnent des avis inspirés par la bienveillance ne doivent pas seulement incriminer les faits accomplis, (62) mais qu'ils doivent encore, après nous avoir indiqué ce qu'il faut faire comme ce qu'il convient d'éviter, nous donner des conseils à l'aide desquels nous puissions corriger notre opinion et notre conduite : un tel discours me mettrait dans l'embarras pour y faire une réponse, non pas vraie, non pas utile, mais qui fût de nature à vous plaire. Néanmoins, puisque j'ai entrepris de vous parler ouvertement, je n'hésiterai pas à m'expliquer, même sur ce sujet. (63) 20. Nous avons indiqué tout à l'heure les qualités qui doivent exister chez les hommes pour qu'ils puissent être heureux : la piété, la sagesse, la justice et tout ce qui constitue la vertu. Quant aux institutions qui peuvent nous conduire le plus rapidement au but, ce que je dirai sera vrai, mais pourra vous sembler sévère lorsque vous l'entendrez, et à beaucoup d'égards éloigné de l'opinion commune. (64) 21. Je crois que nous administrerons mieux notre ville, que nous deviendrons nous-mêmes meilleurs, et que nous obtiendrons des succès dans toutes nos affaires, si nous cessons d'aspirer à la suprématie sur la mer. C'est elle qui a produit les troubles au milieu desquels nous vivons ; qui a dissous la démocratie, sous l'empire de laquelle nos ancêtres ont été les plus heureux des Grecs; c'est elle qui est la cause de presque tous les maux que nous souffrons et de ceux que nous faisons souffrir aux autres. (65) Je sais qu'il est difficile de paraître s'exprimer d'une manière supportable, quand on accuse une domination objet de tous les vœux, but de tous les efforts ; mais puisque jusqu'ici vous avez consenti à entendre des paroles qui, bien qu'elles fussent vraies, pouvaient vous sembler odieuses, je vous demande de m'accorder encore la même tolérance (66) et de ne pas me condamner comme assez insensé pour avoir voulu vous entretenir d'objets aussi contraires à l'opinion générale, si je n'avais pas la vérité pour appui de mes assertions. J'ai d'ailleurs la ferme confiance de rendre évident pour tous que cette suprématie, à laquelle nous aspirons, n'est ni juste, ni possible, ni avantageuse pour nous. (67) 22. Qu'ainsi donc cette domination ne soit pas juste, instruit par vous, je puis vous instruire à mon tour. Lorsque les Lacédémoniens possédaient la suprématie sur la mer, que de paroles n'avons-nous pas fait entendre pour accuser leur domination et pour montrer que les Grecs avaient le droit de se gouverner par leurs lois ! (68) Quelle est, parmi les villes de la Grèce possédant quelque puissance, celle que nous n'avons pas exhortée à entrer dans la coalition formée en vue de ces principes? Combien de fois n'avons-nous pas envoyé des ambassades au Grand Roi pour lui représenter qu'il n'était ni juste ni utile qu'une seule ville dominât la Grèce entière ! Enfin nous n'avons pas cessé de faire la guerre et de tenter, sur terre et sur mer, la fortune des combats, aussi longtemps que les Lacédémoniens n'ont pas consenti à reconnaître par un traité l'indépendance des Grecs. (69) 23. Par conséquent, nous avons déclaré alors qu'il était contraire à l'équité que les plus forts commandassent aux plus faibles, et nous le déclarons encore aujourd'hui par la forme et la nature de notre gouvernement. Quant à l'impossibilité où nous sommes de constituer pour nous cette suprématie, je crois pouvoir l'établir en peu de mots. Si, avec dix mille talents, nous n'avons pas été en état de la conserver, comment pourrions-nous la reconquérir dans l'état d'épuisement où nous sommes, lorsque surtout les mœurs qui nous l'avaient fait obtenir sont remplacées par celles qui nous l'ont fait perdre ? [70] 24. Il me semble qu'il vous sera facile de reconnaître par ce qui suit que, lors même que cette suprématie nous serait offerte, il ne serait pas utile à la république de l'accepter. Mais je préfère auparavant vous soumettre encore quelques observations sur ce sujet ; car je crains, en multipliant les reproches, de paraître, aux yeux de quelques personnes, avoir formé le dessein d'accuser la république. (71) 25. Si j'entreprenais de m'expliquer comme je le fais devant un autre auditoire, je pourrais, avec quelque apparence de raison, encourir un tel reproche; mais c'est à vous-mêmes que je m'adresse, et je n'ai pas le désir de vous accuser devant des étrangers; mon but est uniquement de vous faire renoncer à un faux système et de vous amener, vous et les autres Grecs, à une paix durable, objet de tout ce discours. (72) Les hommes qui avertissent et les hommes qui accusent sont obligés d'employer à peu près les mêmes expressions, quoique leurs sentiments soient aussi opposés que possible. Vos dispositions ne doivent donc pas être les mêmes pour des orateurs qui disent des choses semblables; vous devez haïr comme des ennemis publics ceux qui profèrent des injures avec la pensée de vous nuire, tandis (me vous devez, louer et considérer comme les meilleurs citoyens ceux qui vous avertissent pour votre utilité. (73) Vous devez même estimer d'une manière toute spéciale celui qui peut vous montrer avec le plus d'évidence les fautes que vous avez commises et les malheurs qui en ont été le résultat; car c'est lui qui pourra le plus promptement vous amener à répudier ce qui doit l'être, à rechercher ce qui peut le mieux vous servir. Voilà ce que j'ai cru devoir vous dire sur la sévérité de mes paroles, tant pour celles qui ont été prononcées, que pour celles qui doivent l'être. Je reviens au point d'où je suis parti. (74) 26. Je disais que vous pourriez reconnaître de la manière la plus évidente qu'il ne vous serait pas avantageux de vous emparer de la suprématie sur la mer, si vous vouliez examiner quelle était la position de la république avant d'avoir acquis cette puissance, et ce qu'elle a été après l'avoir obtenue ; car si vous rapprochez les deux situations par la pensée, vous reconnaîtrez combien de malheurs cette suprématie a causés à notre pays. (75) 27. Notre système de gouvernement était, dans les temps anciens, pour l'utilité comme pour la puissance, aussi supérieur à celui qui a clé établi ensuite, qu'Aristide, Thémistocle et Miltiade étaient au-dessus d'Hyperbolus, de Cléophon et des hommes qui flattent aujourd'hui le peuple; vous trouverez en effet que le peuple qui décidait alors des intérêts publics n'était pas livré au désœuvrement, à la misère et aux vaines espérances, (76) mais qu'il savait vaincre sur le champ de bataille tous ceux qui envahissaient le territoire de la république; qu'il méritait le prix de la valeur dans les dangers auxquels il s'exposait pour l'intérêt de la Grèce ; et qu'il inspirait une telle confiance au dehors, que la plupart des villes se remettaient spontanément entre ses mains. (77) Les choses étaient dans cet état, lorsque renonçant à une politique admirée de tout l'univers, l'empire de la mer nous conduisit à un excès de licence que personne ne voudrait louer. Les citoyens formés sous cette influence, au lieu de vaincre ceux qui nous attaquaient, n'osaient plus franchir leurs remparts pour combattre l'ennemi ; (78) au lieu de la bienveillance qu'ils obtenaient de la part de nos alliés et de la renommée dont ils jouissaient parmi les autres Grecs, ce même empire de la mer les rendit l'objet d'une telle haine, que notre ville était au moment de se voir réduite en esclavage, si nous n'eussions rencontré dans les Lacédémoniens, nos anciens ennemis, des dispositions plus favorables que dans nos anciens alliés. (79) Certes, nous n'avons pas le droit d'adresser des reproches à ces derniers pour l'inimitié qu'ils nous portaient ; car ils n'avaient point été les agresseurs, ils n'avaient fait que se défendre, et c'était après avoir souffert des torts graves et multipliés, qu'ils avaient conçu pour nous des sentiments aussi hostiles. 28. Comment aurait-on pu supporter l'insolence de nos pères qui s'étaient attiré la haine des Grecs en rassemblant de toutes les parties de la Grèce les hommes les plus lâches, les plus souillés de crimes, pour en former les équipages de leurs vaisseaux ; qui chassaient des villes les citoyens les plus recommandables, et distribuaient leurs biens aux plus scélérats des Grecs? [80] Mais si je me hasardais à entrer dans le détail des faits qui se sont produits alors, peut-être, en cherchant à vous persuader de suivre aujourd'hui de meilleurs conseils, deviendrais-je moi-même l'objet de vos accusations, car vous avez, pour usage de porter moins de haine aux auteurs de vos fautes qu'à ceux qui les blâment. (81) J'ai donc lieu de craindre, en vous voyant dans une telle disposition, qu'en cherchant à nous servir je ne recueille quelque fruit amer de mon dévouement. Toutefois je ne me départirai pas entièrement de ma résolution : je passerai sous silence ce qui serait trop pénible et surtout trop blessant pour vous, et je rappellerai seulement des faits qui vous serviront à connaître la folie des hommes qui nous gouvernaient alors. (82) 29. Ces hommes mettaient un tel soin à rechercher tout ce qui pouvait exaspérer la haine, qu'un jour ils ordonnèrent, par un décret, de diviser en parties d'un talent chacune l'argent qui restait des tributs levés sur les alliés, et de le transporter, pendant les fêtes de Bacchus, sur l'orchestre, lorsque le théâtre serait rempli de spectateurs ; et en même temps qu'un tel ordre s'exécutait, ils introduisaient les enfants des citoyens qui avaient péri à la guerre, faisant voir d'une part, aux alliés, la valeur des richesses qui leur avaient été enlevées et qu'apportaient des mercenaires; de l'autre, montrant aux Grecs, dans la multitude des orphelins, les malheurs qu'avait produits une ambitieuse cupidité. (83) Et tandis qu'ils agissaient ainsi, ils vantaient le bonheur de leur patrie, qu'une foule insensée exaltait sans aucune prévoyance d'un avenir inévitable, admirant avec envie une opulence obtenue par l'injustice, et destinée à entraîner bientôt dans sa ruine les richesses légitimement acquises. (84) Ils en étaient venus à un tel point d'indifférence pour leur fortune personnelle, d'avidité pour celle des autres, qu'à l'époque où les Lacédémoniens envahissaient l'Attique, et lorsque déjà les fortifications de Décélie étaient élevées, ils équipaient des galères pour porter la guerre en Sicile, ne rougissant pas de voir leur pays dévasté et saccagé sous leurs yeux, en même temps qu'ils envoyaient une armée contre des peuples qui jamais ne nous avaient offensés : (85) leur aberration était si grande que, n'étant pas même les maîtres des faubourgs de leur ville, ils se croyaient au moment d'établir leur domination sur l'Italie, la Sicile et Carthage. Leur folie dépassait tellement celle du reste des mortels, que les malheurs qui font rentrer les hommes en eux-mêmes, qui les rendent plus circonspects, ne leur apportaient aucun enseignement. (86) Et cependant, cette suprématie maritime leur avait apporté des calamités plus grandes et plus nombreuses que celles qui avaient frappé notre ville dans tout le cours de son existence. Deux cents galères à trois rangs de rames avaient fait voile vers l'Égypte, et elles y avaient trouvé leur perte avec les équipages qui les montaient : cent cinquante avaient été anéanties autour de Cypre; dix mille hoplites, les uns citoyens d'Athènes, les autres alliés de la république, avaient trouvé la mort à Datos ; quarante mille avaient succombé en Sicile avec deux cent quarante galères, et récemment deux cents galères avaient péri dans l'Hellespont. (87) Qui pourrait compter en outre les vaisseaux perdus par cinq, par dix, ou même en plus grand nombre, les hommes tombés sous le fer de l'ennemi par mille, par deux mille? Bien plus, chaque année voyait se renouveler les cérémonies funèbres auxquelles venaient assister un grand nombre de nos voisins, ainsi que beaucoup d'autres Grecs, moins pour pleurer les morts avec nous, que pour se réjouir ensemble de nos malheurs. (88) Enfin ils ne s'apercevaient pas que, tandis que les citoyens remplissaient les sépultures publiques, les tableaux des tribus, les registres de l'État se couvraient de noms portés par des hommes que rien n'attachait à la patrie. Voici un fait qui pourrait servir à juger l'immensité de nos pertes. Les races des hommes les plus célèbres et les plus nobles familles, qui avaient échappé aux luttes contre la tyrannie et à la guerre persique, ont disparu sous l'empire de cette suprématie que nous désirons encore. (89) Si donc on voulait, par les familles dont je parle, juger des autres, on trouverait que nous sommes un peuple pour ainsi dire renouvelé. 30. Il faut considérer comme heureuse, non pas la ville qui a rassemblé au hasard dans son enceinte des citoyens empruntés à toutes les nations, mais celle qui a conservé, plus que les autres, la race de ses premiers fondateurs ; il ne faut pas porter envie à ceux qui se maintiennent par la violence en possession de la tyrannie, ou qui ont acquis une puissance excessive, mais à ceux qui, dignes des plus grands honneurs, se montrent satisfaits des récompenses que le peuple leur accorde. [90] Aucune ville, aucun homme ne pourrait obtenir une position plus noble, plus sûre, plus digne d'estime. C'était celle dont jouissaient nos ancêtres à l'époque de la guerre persique : on ne les voyait point vivre comme les brigands, tantôt dans une abondance supérieure à tous les besoins, tantôt dans la privation des premiers moyens d'existence, assiégés par leurs ennemis et en proie aux plus terribles calamités; mais ils étaient, pour la vie de chaque jour, dans un état également éloigné du besoin et d'une abondance exagérée ; ils rivalisaient de justice dans la conduite du gouvernement, de vertu dans leurs relations privées, et obtenaient ainsi une existence plus douce que le reste des mortels. (91) Ceux qui vinrent après eux, négligeant de suivre leurs traces, éprouvèrent le désir, non d'exercer une autorité légitime, mais de commander en tyrans : deux situations qui semblent avoir la même puissance, encore qu'elles soient séparées par un intervalle immense. Les souverains légitimes regardent comme un devoir d'employer tous leurs efforts pour augmenter le bonheur de ceux qui vivent sous leurs lois, tandis que les tyrans ont pour usage de se procurer des satisfactions au prix des travaux et des souffrances de leurs sujets. Ajoutons que les hommes qui se livrent aux œuvres de la tyrannie tombent nécessairement dans les malheurs que la tyrannie engendre, et souffrent des maux semblables à ceux qu'ils font souffrir aux autres. Ce malheur, notre ville l'a subi ; (92) car, au lieu de placer des garnisons dans les citadelles étrangères, nos pères ont vu leur citadelle au pouvoir de leurs ennemis ; au lieu de prendre pour otages des enfants qu'ils arrachaient à leurs pères et à leurs mères, un grand nombre de citoyens ont été contraints, pendant la durée du siège, de nourrir et d'élever leurs propres enfants d'une manière indigne de leur fortune; et, au lieu de cultiver pour eux-mêmes des terres étrangères, ils n'ont pu, et cela pendant un grand nombre d'années, apercevoir celles qui leur appartenaient. (93) 31. Par conséquent, si l'on nous proposait d'exercer la même domination pendant le même temps, à la condition de voir notre ville souffrir ce qu'elle a souffert, quel homme pourrait accepter une telle proposition, sinon quelque insensé, qui ne s'occuperait ni des choses saintes, ni de ses parents, ni de ses enfants, et qui ne tiendrait compte d'aucun intérêt, si ce n'est du temps pendant lequel il lui serait donné de vivre ? Non, ce n'est pas sur les pensées des hommes de ce caractère que nous devons régler nos sentiments, mais nous devons rivaliser avec la sagesse de ceux qui, ayant profondément médité sur de si grands intérêts, ne sont pas moins jaloux de la gloire de leur patrie que de leur propre renommée, et qui préfèrent une existence modeste d'accord avec la justice à une grande opulence appuyée sur l'iniquité. (94) Tels se sont montrés nos ancêtres, et c'est ainsi qu'en transmettant notre patrie parvenue au plus haut degré de prospérité à ceux qui les ont remplacés, ils ont laissé de leur vertu une éternelle mémoire. De là il est facile de tirer deux conséquences : la première, qu'il appartient à notre pays de produire des hommes d'une nature supérieure ; la seconde, que ce qu'on appelle le pouvoir suprême n'est en réalité qu'un malheur, et qu'il est dans son essence de corrompre tous ceux qui en sont investis. (95) 32. En voici la preuve la plus évidente : nous ne sommes pas les seuls que la puissance suprême ait corrompus ; son action s'est également exercée sur les Lacédémoniens, de sorte que les hommes accoutumés à louer leurs vertus ne pourraient pas dire que, si nous avons fait un mauvais usage du pouvoir, c'est parce que nous vivons sous une démocratie, et que, si les Lacédémoniens avaient possédé une puissance semblable à la nôtre, ils auraient fait le bonheur des autres peuples en même temps que celui de leur patrie. La suprématie, dans leurs mains, a montré beaucoup plus vite que dans les nôtres ce qu'elle est par sa nature ; car elle a, en peu de temps, ébranlé et presque détruit un gouvernement que, pendant sept siècles, aucun danger, aucun malheur, à la connaissance des hommes, n'avait encore fait chanceler. (96) Au lieu des mœurs sévères établies parmi eux, elle a rempli l'esprit des citoyens d'injustice, de mollesse, d'illégalités, d'avarice; le gouvernement, de mépris pour ses alliés, de désir d'usurper les possessions étrangères, d'indifférence pour les serments et les traités. Les Lacédémoniens ont tellement dépassé nos pères dans leurs outrages envers les Grecs, qu'aux massacres et aux séditions qui avaient lieu auparavant dans les villes, ils en ont ajouté d'autres d'où sont résultées des haines dont le souvenir est ineffaçable. (97) Ils étaient devenus si passionnés pour la guerre et les combats, eux qui, dans d'autres temps, s'étaient montrés à cet égard plus réservés que les autres peuples, qu'ils n'épargnaient pas même leurs alliés, pas même leurs bienfaiteurs; soutenus par le Roi, qui leur avait donné plus de cinq mille talents pour les aider dans la guerre contre nous, par les habitants de Chio, qui s'étaient unis avec plus d'ardeur que tous les autres alliés, à leurs dangers sur la mer, (98) par les Thébains, qui les avaient secondés avec la plus forte partie de leur infanterie, ils ne furent pas plutôt en possession de la suprême puissance qu'ils dressèrent des embûches aux Thébains, qu'ils envoyèrent Cléarque avec une armée contre le Roi, et qu'en exilant de leur patrie les principaux citoyens de Chio, ils firent sortir des arsenaux tous les navires, s'en emparèrent et les conduisirent dans leurs ports. (99) 33. Et, comme si ce n'était pas assez de ces attentats, ils ravageaient en même temps le continent, insultaient les îles, renversaient les républiques d'Italie et de Sicile pour y établir des tyrans, désolaient le Péloponnèse et le remplissaient de divisions et de guerres. Quelle ville n'ont-ils pas attaquée ? Quel peuple, parmi leurs alliés, n'a pas été en butte à leurs injustices ? [100] N'ont-ils pas enlevé aux Éléens une partie de leur territoire? N'ont-ils pas ravagé celui de Corinthe? N'ont-ils pas divisé Mantinée en bourgs, séparés les uns des autres ; assiégé les Phliasiens, envahi la terre d'Argos? Ont-ils jamais cessé de nuire aux autres peuples, et de préparer pour eux-mêmes le désastre qui les a frappés à Leuctres ? Quelques-uns prétendent que cette défaite a été l'origine des malheurs de Sparte, mais ils ne disent pas la vérité : car ce n'est pas à cause de cette catastrophe que les Lacédémoniens ont encouru la haine de leurs alliés. Les outrages que, dans les temps antérieurs, ils leur avaient fait endurer, ont été la véritable cause de leur défaite à Leuctres, et de la nécessité où ils ont été réduits de combattre pour leurs propres foyers. (101) Il ne faut pas imputer la cause des malheurs aux événements qui les réalisent, mais aux fautes qui, les premières, les préparent et les amènent. Ce serait donc avec beaucoup plus de justice que l'on rapporterait l'origine des calamités des Spartiates au jour où ils ont acquis le commandement sur la mer et une puissance hors de proportion avec celle qu'ils possédaient auparavant. (102) La suprématie sur terre, l'exacte discipline, la patience dans les travaux qui en étaient le résultat, leur avaient fait obtenir facilement l'empire de la mer, mais ils en furent bientôt privés par suite de la licence que cette autorité leur inspira. Loin d'observer désormais les lois qu'ils avaient reçues de leurs ancêtres, et de rester fidèles aux mœurs dans lesquelles ils avaient été constamment élevés, (103) ils crurent qu'ils avaient le droit de tout faire, et s'abandonnèrent à une foule de désordres. Ils ne savaient pas combien il est difficile d'user de la souveraine puissance, à laquelle tout le monde aspire, et dans quel délire elle jette ceux qui s'y attachent avec passion ; ils ignoraient que la toute-puissance est semblable, par sa nature, aux courtisanes, qui perdent par la jouissance ceux dont elles se font aimer. (104) 34. La toute-puissance a d'ailleurs montré d'une manière évidente que telle est l'action qu'elle exerce ; car on peut remarquer que la plupart des peuples qui en ont été investis sont tombés dans les plus terribles calamités, à commencer par nous et par Lacédémone. Les deux villes, dans l'origine, avaient été gouvernées avec la plus grande sagesse, et jouissaient de la plus noble renommée; mais, lorsque ensuite elles eurent acquis la toute-puissance et commandèrent à la Grèce, les conséquences qui en résultèrent furent les mêmes pour l'une et pour l'autre ; et, comme il arrive toujours à ceux qui sont dominés par les mêmes passions, ou qui sont atteints de la même maladie, elles firent les mêmes entreprises, commirent à peu près les mêmes fautes, et finirent par tomber dans les mêmes malheurs. (105) Objet de la haine de nos alliés, exposés à être réduits en esclavage, nous fûmes sauvés par les Lacédémoniens ; et les Lacédémoniens, lorsque tous les autres Grecs avaient résolu de les perdre, ayant eu recours à nous, nous furent redevables de leur salut. Comment serait-il possible de louer une suprématie qui conduit à des résultats si funestes? Comment ne pas haïr et comment ne pas fuir un pouvoir qui a porté ces deux villes à commettre un si grand nombre d'actes coupables, et les a contraintes à subir de si cruelles infortunes? (106) 35. Il ne faut pas s'étonner si, dans les temps qui ont précédé le nôtre, personne ne s'est aperçu que la toute-puissance fut une source abondante de calamités pour ceux qui la possédaient, et si cette puissance a été pour nous et pour les Lacédémoniens un objet de lutte et de rivalité. Vous trouverez généralement que la plupart des hommes se trompent dans le choix du but auquel ils aspirent, qu'ils désirent avec plus d'ardeur ce qui peut leur nuire que en qui peut leur être utile, et qu'ils prennent des résolutions meilleures pour leurs ennemis que pour eux-mêmes. (107) On en voit la preuve dans les grandes transactions politiques : ou plutôt, en fut-il jamais autrement ? N'avons-nous pas adopté un système d'action, par suite duquel les Lacédémoniens sont devenus les maîtres de la Grèce? Et, d'un autre coté, les Lacédémoniens n'ont-ils pas dirigé les affaires avec si peu de sagesse, qu'après un petit nombre d'années, nous avions reconquis la supériorité et nous étions devenus les arbitres de leur salut? (108) L'ardeur inquiète des partisans d'Athènes n'a-t-elle pas fait passer les villes de la Grèce dans le parti de Lacédémone, et l'insolence des partisans de Lacédémone n'a-t-elle pas forcé les mêmes villes à se rattacher à Athènes? N'est-ce pas la perversité des orateurs populaires qui a fait désirer au peuple l'oligarchie des Quatre-Cents? Et ne sommes-nous pas devenus tous, à cause de la frénésie des Trente, plus ardents sectateurs du pouvoir populaire que ceux qui s'étaient emparés de Phylé? (109) On pourrait enfin montrer, dans les choses d'une moindre importance, et dans ce qui touche à la vie de chaque jour, que beaucoup d'hommes préfèrent les aliments, se livrent aux habitudes qui nuisent au corps et flétrissent l'âme : qu'ils regardent comme fastidieux et incommode ce qui est utile à l'un et à l'autre ; et qu'ils considèrent comme des hommes d'énergie ceux qui persistent dans celle aberration. [110] Comment alors s'étonner que des hommes qui, dans les choses dont leur vie habituelle se compose et qui sont l'objet particulier de leurs soins, préfèrent ce qui doit leur nuire, ignorent ce qu'est l'empire de la mer, et luttent entre eux pour une suprématie dont jamais ils n'ont jugé sainement ? (111) 36. Considérez, les monarchies établies dans les villes, voyez combien de prétendants y aspirent, et combien est grand le nombre de ceux qui consentent à tout souffrir dans le but de s'en emparer ; et voyez, en même temps quelles difficultés, quels périls en sont inséparables. Ceux qui usurpent le souverain pouvoir ne se trouvent-ils pas, aussitôt qu'ils en sont les maîtres, engagés dans des difficultés telles (112) qu'ils sont forcés d'être en guerre avec tous leurs concitoyens, de haïr des hommes dont ils n'ont reçu aucune offense, de se méfier de leurs amis, de leurs compagnons, de confier la sûreté de leur personne à des mercenaires qu'ils n'ont jamais vus ; de redouter ceux qui les gardent, autant que ceux qui leur dressent des embûches ; de vivre enfin à regard de tous dans un tel état de défiance qu'ils n'abordent pas même avec sécurité leurs parents les plus proches ? (113) Et c'est avec raison, car ils savent que les hommes qui avant eux ont exercé la tyrannie ont été immolés, les uns par leurs pères, les autres par leurs enfants ; d'autres, par leurs frères ou par leurs femmes, et que leur race a disparu de dessus la terre. Néanmoins c'est par leur propre volonté qu'ils se précipitent dans de si nombreuses calamités. Lorsque des hommes qui tiennent le premier rang dans leur pays et qui jouissent de la plus haute considération souhaitent avec tant d'ardeur ce qui entraîne de si grands maux, comment peut-on s'étonner que d'autres hommes éprouvent des désirs de la même nature ? (114) 37. Je n'ignore pas que vous approuvez mon discours en ce qui touche aux tyrans, mais je sais aussi que vous écouter avec défaveur ce qui a rapport au commandement, parce que, dominés par le plus honteux et le plus lâche des sentiments, vous n'apercevez pas en vous-mêmes ce que vous voyez dans les autres. Cependant juger les mêmes choses d'après les mêmes principes, dans toutes les positions, n'est pas dans les hommes le signe le moins caractéristique d'un sens droit. (115) Mais c'est une de ces vérités dont jamais vous ne vous êtes occupés ; vous considérez la tyrannie comme un poids accablant, comme une chose funeste, non seulement pour ceux qui la subissent, mais pour ceux mêmes qui la possèdent ; et en même temps vous regardez comme le plus grand des biens l'empire de la mer, qui ne diffère en rien des monarchies, ni par ses actes ni par les calamités qu'il entraîne. Enfin vous êtes convaincus que les affaires des Thébains sont dans une situation fâcheuse, parce qu'ils oppriment leurs voisins, et, lorsque vous ne traitez pas mieux vos alliés que les Thébains ne traitent la Béotie, vous croyez suivre les lois d'une sage politique. (116) 38. Si donc vous m'accordez votre confiance, abandonnant de vaines délibérations, vous appliquerez les facultés de votre esprit à vos intérêts véritables et à ceux de votre patrie; vous rechercherez avec soin, avec sagesse, pour quelles raisons les deux villes (j'entends la nôtre et celle de Lacédémone), parties de faibles commencements, sont parvenues à commander à la Grèce ; pourquoi, après avoir acquis une puissance qu'aucun peuple ne pouvait surpasser, elles se sont vues exposées au danger d'être réduites en esclavage; (117) par quelles causes les Thessaliens, qui, avec de grandes richesses, jouissaient de la contrée la plus étendue et la plus fertile, sont tombés dans le dénuement; comment les Mégariens, dont les ressources étaient d'abord faibles et restreintes, qui ne possèdent ni terres, ni ports, ni mines d'argent, et qui cultivent des rochers, ont acquis les plus beaux établissements de la Grèce ; (118) pourquoi les Thessaliens, qui ont plus de trois mille hommes de cavalerie et une innombrable infanterie légère, voient toujours leurs forteresses occupées par l'étranger; tandis que les Mégariens, qui n'ont qu'une armée peu nombreuse, gouvernent comme il leur plaît leur république ; pourquoi, enfin, les Thessaliens sont continuellement en guerre les uns contre les autres, tandis que les Mégariens, placés entre le Péloponnèse, les Thébains et le territoire de l'Attique, vivent dans une paix constante. (119) Si vous voulez réfléchir sur ces faits et sur d'autres semblables, vous reconnaîtrez que la licence et l'orgueil sont la source de tous les maux, la modération celle de tous les biens. Vous louez la modération dans les particuliers; vous reconnaissez que la plus parfaite sécurité est le partage de ceux qui la mettent en pratique ; vous les considérez comme les meilleurs citoyens ; et, d'un autre côté, vous ne croyez pas devoir adopter cette vertu comme règle de votre conduite politique. [120] Il convient cependant aux États, plus encore qu'aux particuliers, de pratiquer les vertus et de fuir les vices. Un homme impie et méchant peut prévenir par sa mort le châtiment dû à ses crimes ; mais les villes, qui ne meurent pas, restent pour être punies par la vengeance et des hommes et des dieux. (121) 39. Pénétrés de ces vérités, vous ne devez écouter ni ceux qui cherchent à vous plaire dans le présent et qui ne tiennent aucun compte de l'avenir, ni ceux qui prétendent aimer le peuple, et qui bouleversent l'État ; comme on l'a vu autrefois, lorsque des hommes de ce caractère, après avoir usurpé l'empire de la tribune, ont poussé notre patrie à un tel excès d'égarement qu'elle a dû souffrir tous les maux que j'exposais, il y a peu d'instants, devant vous. (122) Mais ce qui surtout doit étonner, c'est de vous voir donner au peuple pour chefs, au lieu de citoyens animés du même esprit que ceux qui ont fait la grandeur de notre patrie, des hommes qui parlent et qui agissent comme ceux qui l'ont perdue; et cela, lorsque vous savez que les citoyens vertueux non seulement ont plus de puissance que les méchants pour rendre leur patrie heureuse, (123) mais aussi que, sous leur gouvernement, pendant un grand nombre d'années, notre démocratie n'a éprouvé ni secousse ni révolution; tandis que, sous le gouvernement des hommes pervers, elle a été deux fois détruite dans un court espace de temps, et que les citoyens exilés sous les tyrans et sous les Trente sont revenus dans leur pays, non avec l'appui des sycophantes, mais avec le secours de ceux qui, haïssant les hommes de ce caractère, s'étaient acquis la plus grande renommée à cause de leurs vertus. (124) 40. C'est pourtant lorsqu'il existe de semblables monuments de l'état de notre patrie sous l'un et l'autre système, que nous prenons un tel plaisir aux méchancetés des orateurs, qu'en voyant de nombreux citoyens dépouillés de l'héritage de leurs pères par suite de la guerre et des troubles dont ces hommes ont été les instigateurs, et en voyant ces mêmes hommes de pauvres devenus riches, loin de nous irriter, loin de porter envie à leur opulence, (125) nous supportons que notre ville soit accusée d'opprimer les Grecs, de les accabler par des tributs dont ces hommes seuls recueillent les fruits; et que ce peuple, auquel ils attribuent le droit de commander aux autres, soit plus malheureux que ceux qui gémissent sous le joug des oligarchies, pendant que des hommes qui ne possédaient rien s'élèvent, par l'effet de notre démence, de la position la plus humble aux plus brillantes prospérités. Avant eux, et dans un temps où il y avait déjà moins sagesse qu'avant l'établissement de notre suprématie, mais où l'État néanmoins était encore gouverné d'une manière tolérable, (126) Périclès, placé par le peuple à la tête des affaires, loin de profiter de cette position pour accroître ses richesses, laissa une fortune inférieure à celle qu'il avait reçue de son père, et fit porter huit mille talents dans la citadelle, sans compter les sommes consacrées aux dieux. (127) Mais les hommes d'aujourd'hui lui ressemblent si peu que, dans le même moment où ils ne craignent pas de dire que le soin des intérêts publics leur enlève la faculté de s'occuper de leurs propres intérêts, on voit ces intérêts, si négligés, prendre un accroissement que jamais ils n'auraient osé implorer de la faveur des dieux ; et cependant le peuple, qu'ils disent être l'unique objet de leur sollicitude, est plongé dans un tel état de souffrance qu'aucun citoyen ne jouit d'une existence douce et tranquille, et que la ville est remplie de lamentations et de plaintes. (128) Ainsi les uns sont contraints à dévoiler leur dénuement et leur misère, ou à gémir en secret ; les autres à déplorer la multitude des taxes et des fonctions publiques, les suites funestes des répartitions et des permutations. Enfin, nous en sommes arrivés à un tel excès d'infortune que la vie de ceux qui possèdent des propriétés est plus pénible que celle des malheureux condamnés à une perpétuelle indigence. (129) 41. Je m'étonne que vous ne puissiez pas comprendre qu'il n'est pas de race plus mal disposée pour le peuple que celle des orateurs pervers et des démagogues. Sans parler des autres maux dont ils sont la cause, ils voudraient, par-dessus tout, vous voir manquer des choses nécessaires à votre existence de chaque jour. Ils savent que les hommes qui peuvent subvenir à leurs besoins avec leurs propres ressources sont les hommes du pays et ceux qui parlent le mieux dans ses intérêts ; [130] tandis que ceux qui vivent des tribunaux, des assemblées et des profits qui s'y rattachent, sont forcés par la misère d'être dans leur dépendance, et d'éprouver de la gratitude pour les avantages qu'ils retirent des dénonciations, des accusations, des calomnies de toute nature, dont ces hommes sont les instigateurs. (131) Aussi verraient-ils avec plaisir tous les citoyens plongés dans une détresse qui fait leur force. En voici la preuve: loin de chercher de quelle manière ils procureront aux pauvres les moyens de vivre, ils cherchent, au contraire, comment ils parviendront a rabaisser ceux qui possèdent quelque chose au niveau de ceux qui ne possèdent rien. (132) 42. Quels seront les moyens de remédier aux maux que nous souffrons? J'ai parlé de la plupart d'entre eux, non dans un ordre suivi, mais à mesure qu'il s'est présenté pour chacun d'eux une occasion favorable ; vous les garderez mieux dans votre mémoire, si, réunissant les plus importants, j'essaye de les replacer sous vos yeux. (133) 43. Le premier moyen de relever notre patrie et de rendre sa position meilleure est de choisir pour guides, dans les affaires publiques, des hommes semblables à ceux que nous voudrions avoir pour conseillers dans nos affaires privées ; et de ne plus regarder les sycophantes comme les amis du peuple, les hommes loyaux et intègres comme les partisans de l'oligarchie, sachant bien que personne n'est par nature ami de l'oligarchie ou du pouvoir populaire, mais que chacun veut établir la forme de gouvernement qui lui offre le plus de chances pour parvenir aux honneurs. (134) 44. Le second moyen est d'agir avec nos alliés comme avec des amis ; de ne pas leur donner la liberté seulement en paroles, les livrant en réalité à la merci de nos généraux, et de nous placer à leur tête, non comme des maîtres, mais comme des alliés véritables, convaincus que, si nous sommes plus forts que chaque ville prise à part, nous sommes plus faibles (135) que toutes les villes réunies. 45. Le troisième moyen est, après la piété envers les dieux, de ne rien estimer plus qu'une bonne renommée parmi les Grecs; car, de leur propre mouvement, ils remettent la suprématie et se remettent eux-mêmes entre les mains de ceux qui sont animés de ces nobles sentiments. (136) 46. Si donc vous vous attachez, aux principes que j'ai développés, et si, de plus, vous vous montrez belliqueux, par les exercices et l'appareil militaire; pacifiques, par le soin que vous mettrez à ne rien entreprendre contre la justice, vous ferez non seulement le bonheur de votre patrie, mais celui de tous les Grecs. (137) Aucune ville n'osera essayer de leur nuire; toutes seront retenues par la crainte, toutes resteront dans une paix profonde, lorsqu'elles verront notre puissance veiller sans cesse sur le salut commun, et se tenir toujours prête à secourir les opprimés. Quelle que soit d'ailleurs la conduite que ces villes adopteront, la nôtre sera toujours aussi noble qu'avantageuse ; (138) car si les États prépondérants s'abstiennent de toute injustice, c'est à nous qu'on attribuera la cause de ce bienfait ; et, s'ils font des entreprises injustes, tous ceux qui éprouveront de leur part des craintes ou des injures se réfugieront vers nous, et nous adresseront des supplications et des prières, remettant entre nos mains, non seulement le commandement, mais leurs propres destinées ; (139) de sorte que, loin de manquer d'auxiliaires pour réprimer les tentatives criminelles, nous aurons de nombreux alliés disposés à s'unir à nous et à nous seconder avec zèle. Quelle ville, quel homme pourrait ne pas désirer d'avoir part à notre amitié et à notre alliance, lorsqu'on verra que nous sommes les plus justes des mortels et les plus puissants à la fois ; et qu'unissant à la volonté le pouvoir de sauver les autres, nous n'avons besoin du secours de personne ? [140] A quel accroissement de prospérité ne devons-nous pas nous attendre pour notre ville, lorsque des sentiments si bienveillants existeront chez tous les Grecs? Quelles richesses ne verrons-nous pas affluer vers notre patrie, lorsque la Grèce tout entière aura été sauvée par nous? Qui pourrait ne pas combler de louanges les auteurs de tant et de si grands bienfaits ? (141) Il ne m'est pas donné, à cause de mon grand âge, de renfermer dans mon discours tout ce que j'aperçois dans ma pensée ; mais, du moins, puis-je affirmer qu'il serait glorieux pour nous, au milieu des injustices et des violences des autres peuples, de donner, les premiers, l'exemple du retour à une sage modération, de nous présenter comme les gardiens de la liberté des Grecs, d'être appelés leurs sauveurs plutôt que leurs destructeurs, et, en nous illustrant par notre vertu, de faire revivre en nous la gloire de nos ancêtres. (142) 47. Pour terminer mon discours, je vous rappellerai le but vers lequel tendent toutes mes paroles, et sur lequel nous devons avoir les yeux fixés pour apprécier les actes de notre patrie. Si nous voulons détruire les accusations qui pèsent aujourd'hui sur nous, faire cesser les guerres entreprises sans motif, acquérir à notre patrie la prééminence pour toujours, il nous faut haïr tous les pouvoirs tyranniques, toutes les suprématies, nous rappeler les malheurs qu'elles enfantent, et prendre pour objet de notre rivalité comme de notre imitation la double royauté établie chez, les Lacédémoniens. (143) Les rois de Lacédémone ont, pour commettre une injustice, moins de pouvoir que les simples particuliers; et leur sort est d'autant plus digne d'envie, si on le compare à celui des princes qui maintiennent par la force un pouvoir tyrannique, que les meurtriers de ceux-ci reçoivent de leurs concitoyens les plus magnifiques récompenses, tandis qu'à Lacédémone, ceux qui n'ont pas le courage de mourir, en combattant, pour sauver la vie de leurs rois, sont converti de plus d'opprobre que ceux qui abandonnent leur rang, ou qui jettent leur bouclier. (144) C'est donc à une telle suprématie qu'il nous convient d'aspirer. Dans l'état présent des choses, nous pouvons obtenir, de la part des Grecs, le même honneur que les rois de Lacédémone reçoivent de leurs concitoyens ; il suffit pour cela qu'ils reconnaissent que notre puissance ne sera pas pour eux une cause d'esclavage, mais un gage de salut. (145) 48. De nombreux et puissants arguments pourraient encore être produits sur le sujet que j'ai traité, mais deux choses, l'étendue de mon discours et le nombre de mes années, m'avertissent que je dois cesser de parler. J'engage donc et j'exhorte ceux qui sont plus jeunes que moi, et qui ont une force que je n'ai plus, à prononcer et à écrire des discours qui puissent déterminer les États les plus puissants, comme aussi ceux qui ont pour habitude d'opprimer les autres, à diriger leurs pensées vers la vertu et la justice; car les prospérités de la Grèce sont aussi une source abondante de prospérités pour les hommes qui se vouent aux lettres et à la philosophie.