[0] DISCOURS SUR LE COUPLE DE CHEVAUX ou POUR LE FILS D'ALCIBIADE. <1> 1. Ainsi donc, pour ce qui concerne le couple de chevaux, comme preuve que mon père ne l'avait point enlevé à Tisias, mais qu'il le possédait légitimement et l'avait acheté de la ville d'Argos, vous avez entendu les dépositions des ambassadeurs venus de cette ville et le témoignage de ceux qui connaissaient celle affaire. C'est pourtant de cette manière que tous mes ennemis sont dans l'usage de me poursuivre de leurs calomnies! <2> D'une part, ils m'intentent des procès pour des griefs particuliers ; de l'autre, ils m'accusent pour des affaires qui concernent la République, et consument plus de temps à insulter mon père qu'à donner la preuve des faits qu'ils ont juré d'établir; ils ont enfin un tel mépris pour les lois, qu'ils veulent me faire porter la peine des actes dans lesquels ils prétendent que mon père a lésé vos intérêts. <3> Quant à moi, je suis convaincu que les accusations qui touchent à l'intérêt public n'ont rien de commun avec les luttes particulières ; mais, puisque Tisias me fait si souvent un crime du bannissement de mon père et se montre plus occupé de vos intérêts que des siens propres, je suis forcé de me défendre sur ce terrain; je rougirais si quelqu'un de mes concitoyens pouvait me croire moins préoccupé de la gloire d'Alcibiade que de mes propres dangers. <4> 2. Quelques paroles suffiraient pour les hommes avancés dans la carrière de la vie ; ils savent tous que la démocratie a été détruite par les mêmes hommes qui ont chassé Alcibiade de sa patrie ; mais, à cause de ceux qui sont plus jeunes, qui sont nés après les événements, et qui ont souvent entendu les discours des détracteurs de mon père, je reprendrai les choses de plus loin. <5> 3. Ceux qui, les premiers, avaient dressé des embûches au peuple et constitué le pouvoir des Quatre-Cents, voyant que, malgré leurs instances, mon père refusait de s'unir à eux, qu'il s'attachait fortement aux affaires et restait fidèle à la démocratie, comprirent qu'ils étaient impuissants à changer nos institutions, s'ils n'avaient auparavant éloigné Alcibiade. <6> Sachant d'ailleurs que, pour ce qui concerne les dieux, le peuple s'irriterait surtout contre l'homme qui paraîtrait coupable de profanation envers les mystères, et, pour tout le reste, contre celui qui oserait attenter à la démocratie, ils portèrent devant le sénat ces deux accusations combinées, prétendant, d'une part, que mon père conspirait avec ses amis pour changer l'ordre établi ; de l'autre, que, réunis avec lui, dans un souper, chez Polytion, ils avaient représenté les mystères. <7> La ville s'émut à la gravité de ces inculpations ; une assemblée se réunit immédiatement. Alcibiade démontra la fausseté de ces accusations avec une telle évidence, que le peuple eût alors infligé volontiers un châtiment à ses accusateurs, et qu'il le choisit pour chef de l'expédition de Sicile. Mon père mit à la voile, se croyant à l'abri de toute calomnie ; mais ses ennemis, ayant réuni le sénat et corrompu les orateurs, réveillèrent de nouveau l'affaire et produisirent des délateurs. <8> Qu'est-il besoin de longs discours? Ils ne prirent plus de repos, qu'ils n'eussent fait rappeler Alcibiade de l'armée, mis à mort une partie de ses amis, et expulsé les autres de la ville. Quant à lui, informé de la puissance de ses ennemis et du malheur de ses amis et de ses proches, encore qu'il considérât comme un outrage qu'on ne l'eût pas jugé quand il était présent, et qu'on le condamnât absent, il ne crut pas, même dans cette position, devoir demander un asile aux ennemis de la République : <9> il prit un tel soin, encore qu'il fût exilé, de ne rien faire qui pût blesser son pays, que, retiré à Argos, il y resta dans l'inaction; tandis que ses ennemis poussèrent l'excès de la violence jusqu'à vous persuader de le bannir de la Grèce entière, d'inscrire son nom sur une colonne de proscription et d'envoyer des ambassadeurs à Argos pour demander son extradition. Alcibiade, ne sachant à quel parti se résoudre au milieu de ces calamités, repoussé de toutes parts et n'apercevant aucun autre moyen de salut, se trouva enfin dans la nécessité de chercher un asile chez les Lacédémoniens. [10] 4. Voilà les faits tels qu'ils se sont passés : et cependant l'insolence de ses ennemis est arrivée à un tel point, que c'est lorsqu'il a été exilé d'une manière si contraire aux lois, qu'ils l'accusent des actes les plus criminels; qu'ils lui reprochent d'avoir fortifié Décélie, d'avoir excité les îles à la défection, et de s'être fait le conseiller de nos ennemis. <11> Quelquefois ils feignent de le mépriser, affirmant qu'il n'est en rien supérieur aux autres hommes; et, en même temps, ils lui imputent tout ce qui est arrivé, et disent que c'est de lui que les Lacédémoniens ont appris la manière de faire la guerre, eux qui sont en état de l'enseigner aux autres. Je pourrais facilement, si le temps m'en était donné, vous montrer que, parmi ses actes, les uns sont conformes à la justice, et les autres injustement incriminés. Mais ce qu'il y aurait de plus odieux, ce serait que, mon père ayant reçu une récompense après son exil, je fusse puni à cause de ce même exil. <12> 5. Je crois, d'ailleurs, qu'un sentiment d'équité doit lui faire trouver en vous la plus grande indulgence ; car, chassés par les Trente, vous avez subi les mêmes malheurs que lui. Que chacun de vous se rappelle dans quelles dispositions il se trouvait; quels étaient ses sentiments, quels périls il n'eût pas affrontés pour mettre un terme à son exil, pour rentrer dans sa patrie, et punir ceux qui l'en avaient banni ! <13> Quelle ville, quels hôtes, quels amis n'avez-vous pas suppliés de vous ramener dans vos foyers ? Et de quel moyen vous êtes-vous abstenus pour arriver à ce but? N'avez-vous pas surpris le Pirée? N'avez-vous pas ravagé les moissons dans la campagne, dévasté le territoire, incendié les faubourgs, donné enfin l'assaut à la ville? <14> Vous étiez tellement convaincus que c'était un devoir d'agir ainsi, que vous avez montré plus de colère envers ceux de vos compagnons d'exil qui étaient restés dans l'inaction, que contre les auteurs mêmes de vos maux. 6. Il ne faut donc pas blâmer ceux qui désirent les mêmes choses que vous, ni regarder comme de mauvais citoyens les hommes qui, étant exilés, ont cherché à rentrer dans leur patrie; mais bien plutôt ceux qui, restés dans leur pays, ont tenu une conduite digne de l'exil ; et pour juger les sentiments de mon père comme citoyen, on ne doit pas se reporter à un temps où il n'existait rien de commun entre lui et la République ; <15> il faut voir ce qu'il a été pour le peuple, dans les temps qui ont précédé son exil; comment, avec deux cents hoplites, il arracha les plus grandes villes du Péloponnèse à l'alliance de Lacédémone et les fit entrer dans la nôtre; quels dangers il fit courir à Sparte, et de quelle manière il commanda nos armées en Sicile. Ce sont des faits pour lesquels vous lui devez de la reconnaissance, et c'est à ceux qui l'ont exilé que vous devez imputer vos malheurs. <16> 7. Rappelez-vous combien de services mon père, après son retour, rendit à la République, et rappelez-vous, avant tout, quelle était la position des affaires quand vous l'avez reçu parmi vous; rappelez-vous la démocratie détruite, les citoyens divisés en factions ennemies, l'armée en lutte avec les pouvoirs établis, les deux partis arrivés à un tel excès de fureur qu'il ne restait à personne aucun espoir de salut, <17> parce que les uns voyaient dans le parti qui était maître de la ville des ennemis plus odieux que les Lacédémoniens, tandis que les autres appelaient à leur aide les troupes qui occupaient Décélie, persuadés qu'il valait mieux livrer leur patrie à ses ennemis, que de donner aux hommes qui défendaient la ville une part dans le gouvernement. <18> C'est lorsque les citoyens étaient dans cette disposition funeste, que nos ennemis étaient maîtres de la terre et de la mer, que votre trésor était épuisé, que le roi de Perse payait des subsides à nos rivaux, et qu'en outre quatre-vingt-dix vaisseaux, arrivés de Phénicie à Aspendos, se préparaient à secourir les Lacédémoniens, c'est, dis-je, lorsque notre ville était plongée dans un tel abîme de maux, et qu'elle était exposée à de si terribles dangers, <19> que, les généraux ayant envoyé vers mon père, il n'essaya point de se prévaloir de la position des affaires ; mais, sans récriminer, sans chercher à s'assurer des garanties pour l'avenir, il se détermina aussitôt à tout souffrir avec son pays, plutôt que de partager les prospérités de Sparte, et rendit évident pour tous qu'il ne vous faisait point la guerre, qu'il la faisait uniquement à ceux qui l'avaient exilé ; qu'il voulait rentrer dans sa patrie, mais non pas la détruire. [20] Réuni alors avec vous, il persuada à Tissapherne de ne plus fournir de subsides aux Lacédémoniens, fit cesser la défection de vos alliés, paya de ses deniers la solde des troupes, rendit le gouvernement au peuple, réconcilia les citoyens et fit repartir les vaisseaux phéniciens. <21> L'énumération des navires dont il s'est rendu maître depuis cette époque, des batailles qu'il a gagnées, des villes qu'il a forcées, et de celles que son éloquence a conquises à votre amitié, serait un travail considérable ; il suffit de dire qu'un grand nombre de combats ayant été livrés dans ces circonstances, jamais, lorsque mon père a commandé, vos ennemis n'ont élevé un trophée sur vous. <22> Je sais que je passe sous silence un grand nombre d'exploits, mais je me suis interdit les détails, parce que la plupart d'entre vous ont conservé le souvenir de ces événements. 8. Nos ennemis cherchent en outre, avec un excès d'impudence et de témérité, à flétrir la vie privée de mon père. Ils ne rougissent pas de parler d'un homme qui a cessé de vivre, avec une audace de langage à la quelle, s'il eût vécu, ils auraient craint de s'abandonner; <23> et ils en sont venus à un tel point d'aveuglement, qu'ils croient se faire honneur près de vous et des autres Grecs, en accumulant contre lui tout ce qu'ils peuvent imaginer d'injurieux : comme si quelqu'un ignorait que les êtres les plus vils peuvent, non seulement outrager les hommes les plus estimables, mais insulter les dieux eux-mêmes ! <24> 9. Il est peut-être contraire à la raison de tenir compte de tous les discours des hommes, mais cela ne m'empêche pas d'éprouver le désir de vous présenter le tableau des mœurs et des habitudes de mon père, en reprenant les choses d'un peu plus loin, et en rappelant le souvenir de nos ancêtres, afin que vous ne puissiez, pas ignorer que nous occupons depuis longtemps, parmi nos concitoyens, la plus noble et la plus haute position. <25> 10. Alcibiade, du côté paternel, était de la race des Eupatrides, dont le nom seul suffirait pour faire reconnaître la noble origine; et, du côté maternel, il descendait des Alcméonides, qui ont laissé le plus grand monument de richesse, car Alcméon est le premier de nos citoyens qui ait remporté, aux jeux Olympiques, le prix de la course des chars. Et, de plus, ils ont montré leur dévouement pour le peuple dans les temps de la tyrannie. Parents de Pisistrate, ils vivaient avec lui, avant qu'il se fut emparé du pouvoir, dans une intimité plus grande que tous les autres citoyens, mais ils dédaignèrent de s'associer à son usurpation, et préférèrent s'exiler plutôt que d'être témoins de l'asservissement de leurs concitoyens. <26> Nos divisions ayant duré quarante ans, la haine des tyrans pour les Alcméonides surpassait à un tel point la haine qu'ils portaient aux autres citoyens que, leur parti étant devenu victorieux, non seulement ils détruisirent de fond en comble les maisons des Alcméonides, mais ils violèrent leurs sépultures; et cependant les Alcméonides jouissaient d'une telle confiance auprès de leurs compagnons d'exil, que pendant tout le cours de cette période ils furent constamment reconnus comme les chefs dû parti populaire. Enfin, Alcibiade et Clisthène, bisaïeuls, l'un paternel, l'autre maternel, de mon père, s'étant mis à la tête des exilés, ramenèrent le peuple dans la ville, chassèrent les tyrans, <27> et fondèrent cette démocratie, qui a tellement exalté les sentiments généreux dans l'âme de nos concitoyens que, les Barbares étant venus pour subjuguer la Grèce entière, seuls, ils les attaquèrent et les vainquirent; relativement à la justice, ils acquirent une telle renommée que les Grecs leur remirent le commandement sur la mer, et ils élevèrent à un si haut degré leur patrie, que les hommes habitués à donner à Athènes le nom de capitale de la Grèce, et à se servir, en parlant d'elle, de semblables hyperboles, semblent ne dire que la vérité. <28> 11. Ainsi donc, cet amour du peuple, amour antique, héréditaire, né au milieu des plus éclatants services, mon père le tenait de ses ancêtres. Resté orphelin dans sa jeunesse, car son père avait succombé à Coronée en combattant nos ennemis, il eut pour tuteur Périclès, dans lequel tout le monde s'accorde à reconnaître le plus modéré, le plus juste, le plus sage des citoyens; et je regarde comme une illustration pour celui qui était né de tels parents d'avoir été formé, nourri, élevé sous l'influence de pareils exemples. <29> Parvenu à l'âge viril, mon père ne se montra inférieur à aucun des hommes dont j'ai parlé ; il ne crut pas digne de lui de vivre dans la mollesse, et de se glorifier uniquement des vertus de ses ancêtres ; mais, dès le premier moment, il porta si haut ses pensées, qu'il regarda comme un devoir de faire revivre en lui la mémoire de leurs grandes actions. 12. Et d'abord, lorsque Phormion conduisit mille hoplites athéniens contre les Thraces, Alcibiade, ayant fait un choix des plus braves, et s'étant mis à leur tête, se distingua tellement au milieu des dangers, qu'il reçut une couronne et une armure complète de la main du général. [30] Par quels exploits, cependant, croit-on que doit se signaler celui qui aspire aux plus grandes récompenses? Ne doit-il pas mériter le prix de la valeur en combattant au milieu des plus braves? Ne doit-il pas, en luttant à la tête de nos armées contre les plus vaillants des Grecs, sortir vainqueur de tous les combats ? Eh bien ! mon père, dans sa jeunesse, a obtenu le premier de ces honneurs, et, plus avancé dans la vie, il a obtenu le second. <31> 13. C'est à la suite de ces événements qu'il épousa ma mère ; et je crois aussi voir en elle un prix offert à sa valeur. Hipponicus, le père de ma mère, était, par sa richesse, le premier des Grecs, et, par sa naissance, il n'était inférieur à aucun autre citoyen; il était le plus respecté, le plus admiré des hommes de son temps ; il donnait avec sa fille une dot immense, jointe à une noble renommée ; et c'est lorsque tous les Grecs aspiraient à cet hymen, c'est lorsque les partis les plus brillants rivalisaient pour obtenir la préférence, qu'Hipponicus choisit mon père entre tous, et voulut l'avoir pour gendre. <32> 14. Vers le même temps, mon père, voyant que la solennité d'Olympie excitait l'enthousiasme du monde entier; que les Grecs y déployaient avec ostentation leur opulence, leur force et l'élégance de leurs mœurs ; que, d'un autre côté, les athlètes étaient pour les villes un sujet de rivalité, et que celles qui avaient donné le jour aux vainqueurs acquéraient de la célébrité, comprit que les dépenses faites à Athènes au nom des particuliers n'avaient pour témoins que les citoyens de leur ville, tandis que celles qui se faisaient à Olympie au nom d'Athènes fixaient l'attention de toute la Grèce ; <33> mon père, dis-je, ayant apprécié ces considérations, bien qu'il ne le cédât à personne pour l'adresse et la force corporelles, dédaigna les luttes de la gymnastique, parce qu'il savait qu'une partie des athlètes étaient des hommes d'une origine obscure, sortis de villes sans importance, et privés d'éducation ; il entreprit d'élever des chevaux, privilège réservé à l'opulence, et auquel ne saurait prétendre un homme d'une situation inférieure ; et non seulement il surpassa ses rivaux, mais tous ceux qui, à une époque quelconque, avaient triomphé dans ces luttes. <34> Il présenta des couples de chevaux en tel nombre que, même les villes les plus puissantes ne pouvaient rivaliser avec lui, et doués d'une telle vigueur, qu'il remporta le premier, le second, le troisième prix. Ce n'est pas tout encore ; car, pour les sacrifices et les autres dépenses relatives à cette assemblée, sa magnificence et sa générosité furent si grandes que la fortune publique paraissait, chez les autres peuples, inférieure à sa fortune particulière. Enfin, il se retira de cette solennité après avoir fait paraître de peu de valeur, en comparaison des siens, les succès des vainqueurs précédents ; et, ayant découragé les rivalités de ceux qui avaient vaincu de son temps, il ne laissa désormais à ceux qui voudraient élever des chevaux aucun moyen de le surpasser. <35> J'éprouve quelque pudeur à rappeler ici et les chœurs, et les luttes gymnastiques, et les constructions de galères dont il a fait les frais; car il s'est montré tellement supérieur à tous, que ceux qui, dans l'accomplissement des mêmes devoirs, n'ont été vaincus que par lui, font de cette circonstance un texte pour les éloges qu'ils se donnent ; et que, si quelqu'un, réclamait de la reconnaissance pour des sacrifices de la même nature, il paraîtrait, à cause d'Alcibiade, exercer son éloquence sur des sujets de peu de valeur. <36> 15. Je ne dois pas non plus omettre ce qui touche au gouvernement de l'État, car mon père n'a pas négligé d'y donner ses soins ; et il a été, dans son dévouement pour le peuple, tellement supérieur aux hommes les plus renommés, que vous trouverez ceux-ci excitant des séditions dans leur propre intérêt, tandis que mon père a toujours bravé les dangers pour les vôtres. Et en effet ce n'est pas rejeté par l'oligarchie, mais lorsqu'il était appelé par elle, qu'il s'est déclaré pour le peuple ; et souvent, lorsqu'il était en son pouvoir, non seulement de partager le gouvernement avec un petit nombre d'hommes, mais de se placer à leur tête, il ne le voulut pas, et il préféra souffrir l'injustice, quand elle venait de sa patrie, plutôt que de trahir la République. <37> Cette vérité, tant que le gouvernement populaire s'est maintenu parmi vous, aucun de ceux qui vous l'ont dite n'a pu vous persuader; mais aujourd'hui les divisions qui sont survenues ont pu vous faire reconnaître avec évidence les hommes de la démocratie et les hommes de l'oligarchie, ceux qui ne veulent ni l'une ni l'autre, et ceux qui veulent un mélange des deux formes de gouvernement. Mon père, dans ces luttes, a succombé deux fois devant vos ennemis : dans la première, aussitôt qu'ils l'eurent écarté, ils abolirent le pouvoir populaire ; dans la seconde, ils ne vous eurent pas plutôt asservis, que, le premier entre tous les citoyens, ils le condamnèrent à l'exil ; tant il est vrai que notre ville a toujours recueilli le fruit des malheurs de mon père, et que mon père a toujours eu la part la plus grande dans les calamités de son pays. <38> Et cependant un grand nombre de citoyens étaient irrités contre lui, comme s'il eût aspiré à la tyrannie ; non qu'ils tinssent compte de ses actes, mais parce qu'ils considéraient d'un côté le pouvoir comme l'objet de l'ambition universelle, et que, de l'autre, ils reconnaissaient en lui l'homme réunissant au plus haut degré les conditions nécessaires pour s'en emparer. C'est pourquoi la justice vous ordonne d'avoir pour lui d'autant plus de reconnaissance, que, seul digne de faire naître un tel soupçon, il a voulu dans sa participation aux droits politiques demeurer l'égal des autres citoyens. <39> 16. Le grand nombre de choses que je pourrais dire encore à la louange de mon père me fait hésiter sur celles qu'il convient de rappeler en ce moment, et sur celles qu'il faut omettre : car ce qui n'a pas encore été dit me semble toujours avoir plus d'importance que ce qui a déjà été exposé devant vous. Je regarde comme évident pour tout le monde que l'homme le plus dévoué au bonheur de sa patrie est nécessairement celui qui a eu la plus grande part dans ses prospérités comme dans ses malheurs. [40] Or quel citoyen, au milieu des prospérités d'Athènes, a été plus heureux, plus admiré, plus digne d'envie qu'Alcibiade ? Et lorsque la fortune nous a été contraire, qui a vu s'évanouir de plus hautes espérances, disparaître plus de richesses, une gloire plus éclatante ? Récemment, sous la domination des Trente, quand les autres citoyens étaient seulement exilés de la ville, n'a-t-il pas été chassé de la Grèce entière, et les Lacédémoniens aussi bien que Lysandre n'attachaient-ils pas autant de prix à lui arracher la vie qu'à détruire votre puissance, regardant comme impossible d'espérer aucune sécurité de la part de notre ville, même en détruisant ses murailles, s'ils n'exterminaient pas celui qui pouvait les relever? <41> C'est donc par les services qu'il vous a rendus, par les malheurs qu'il a supportés pour vous, que l'on peut facilement reconnaître son dévouement à votre cause. Il est évident qu'il a défendu le peuple, qu'il a désiré le même gouvernement que vous, qu'il a eu à souffrir de la part des mêmes hommes, qu'il a été malheureux avec sa patrie, que vos ennemis et vos amis ont été les siens, qu'il a couru des dangers de toute nature, les uns de votre part, d'autres pour vous, <42> d'autres à cause de vous, d'autres avec vous ; bien différent en cela de Chariclès, le parent de notre accusateur, qui a voulu se faire l'esclave des ennemis de son pays, afin de commander à ses concitoyens; et qui, resté dans l'inaction durant l'exil, a cherché aussitôt après son retour à nuire à sa patrie. Où trouver un ami plus perfide, un ennemi plus méprisable ? <43> Et vous-même, Tisias, vous son parent, vous sénateur sous les Trente, vous osez rappeler contre les autres des souvenirs de colère ; vous n'avez pas honte de violer les traités qui vous permettent de vivre dans votre patrie, vous ne réfléchissez pas que, le jour où l'on sévirait à l'égard des anciennes injures, vous vous verriez exposé avant moi et plus que moi ? Les Athéniens sans doute ne me puniraient pas pour les actes de mon père, tandis qu'ils vous pardonneraient les crimes que vous-même avez commis ! <44> Vous ne pourriez pas d'ailleurs alléguer pour votre défense les mêmes excuses que mon père; car ce n'est pas à une époque où vous étiez exilé, c'est lorsque vous participiez au gouvernement de l'État ; ce n'est pas malgré vous, c'est de votre propre mouvement; ce n'est pas en vous défendant, c'est comme agresseur, que vous avez violé la justice à l'égard de vos. concitoyens; de sorte que vous n'auriez pas même le droit d'obtenir de leur indulgence la faculté de vous disculper. <45> 17. Relativement aux actes politiques de Tisias, j'aurai peut-être quelque jour l'occasion de le traduire devant la justice et de m'étendre davantage. Maintenant je me borne à vous demander de ne pas me livrer à mes ennemis, et de ne pas me plonger dans des malheurs irrémédiables. J'ai éprouvé d'assez grandes infortunes, moi qui, à cause de l'exil de mon père et de la mort de ma mère, suis resté orphelin, aussitôt après ma naissance ; moi qui, n'ayant pas encore quatre ans, ai couru des dangers pour ma vie à cause de l'absence d'Alcibiade, <46> et qui, encore enfant, me suis vu expulsé de ma patrie par les Trente. Enfin, lorsque les citoyens revenaient du Pirée et rentraient dans leurs possessions, moi seul, je me suis vu dépouillé, par la puissance de nos ennemis, de la terre que le peuple nous avait donnée en échange de nos biens confisqués. C'est donc après tant de malheurs, et c'est après avoir perdu deux fois ma fortune, que je me débats aujourd'hui contre une condamnation à cinq talents. L'action est dirigée contre ma fortune; mais, dans la réalité, je lutte aujourd'hui pour savoir si je puis encore vivre au sein de ma patrie. <47> Les mêmes amendes sont inscrites dans les lois; mais tous ne sont pas exposés au même péril ; pour les hommes qui possèdent des richesses, il ne s'agit que d'une amende; mais pour ceux qui, comme moi, sont réduits à la pauvreté, il s'agit du déshonneur, calamité plus grande, à mes yeux, que l'exil; car, vivre déshonoré parmi ses concitoyens est une situation plus cruelle que de vivre ailleurs au milieu des étrangers. <48> Je vous conjure donc de me secourir, et de ne pas m'abandonner aux outrages de mes ennemis ; comme aussi de ne pas permettre que, privé de ma patrie, je devienne, par un tel malheur, un objet vers lequel se portent tous les regards. Les faits seuls devraient suffire pour émouvoir votre compassion, si j'étais par mes paroles impuissant à la faire naître dans vos âmes ; car la compassion est un devoir envers ceux que menace un danger injuste ; qui combattent pour les plus grands intérêts ; qui sont dans une situation indigne d'eux et de leurs ancêtres ; qui sont déchus de la plus brillante fortune, et qui, dans leur existence, ont éprouvé les plus cruels changements. <49> Je pourrais, à beaucoup d'égards, déplorer ma destinée; mais ce qui exciterait surtout mon indignation, ce serait, d'abord, d'être puni sur les poursuites de celui que je devrais moi-même faire punir; ce serait, ensuite, d'être déshonoré à cause de la victoire de mon père à Olympie, quand, pour le même motif, je vois accorder à d'autres des récompenses ; <50> ce serait, en outre, la pensée que Tisias, qui n'a jamais fait aucun bien à son pays, serait puissant sous la démocratie, puissant sous l'oligarchie ; tandis que moi, qui n'ai jamais nui ni à l'un ni à l'autre de ces gouvernements, je serais en butte aux persécutions de tous les deux ; ce serait, enfin, lorsque toutes vos actions sont contraires à celles des Trente, que vous pussiez avoir, à mon égard, des sentiments semblables aux leurs, et qu'aujourd'hui par vous, comme alors avec vous, je fusse privé de ma patrie.