DISCOURS ARÉOPAGITIQUE. VII 1. [1] Un grand nombre d'entre vous se demandent peut-être avec étonnement quelle est ma pensée en me présentant à la tribune pour vous entretenir des moyens de sauver notre patrie, comme si elle était entourée de dangers ; que ses affaires fussent dans une situation incertaine ; qu'elle ne possédât pas une flotte de plus de deux cents vaisseaux; qu'elle ne fût pas en paix sur terre et maîtresse de la mer ; [2] qu'elle n'eut pas de nombreux alliés prêts à lui offrir des secours si elle en avait besoin, et des tributaires plus nombreux encore qui obéissent à ses ordres. Ne pourrait-on pas, au contraire, dans un tel état de choses, dire que, les périls étant loin de nous, il est naturel de nous livrer à la sécurité, et que c'est à nos ennemis qu'il appartient de craindre et de délibérer sur leurs moyens de salut? 2. [3] Je sais que, vous plaçant à ce point de vue, vous éprouvez un sentiment de dédain en me voyant paraître à la tribune ; et qu'armés d'une si grande puissance, vous nourrissez l'espoir de soumettre la Grèce ; mais, pour moi, cette puissance même est un motif de redouter l'avenir ; car les villes qui se croient dans la position la plus prospère suivent les plus funestes conseils, et celles qui se livrent le plus à la sécurité sont les plus environnées de périls. On en trouve la raison dans cette vérité, [4] que jamais les biens et les maux ne se présentent isolément chez les hommes ; que l'imprudence unie à la licence des moeurs marche, pour ainsi dire, de conserve avec les richesses et la puissance; tandis que la sagesse et la modération accompagnent la faiblesse et la pauvreté ; [5] en sorte qu'il serait difficile de reconnaître lequel de ces deux états on voudrait, de préférence, transmettre à ses enfants. Nous voyons, la plupart du temps, sortir d'une position qui paraissait désespérée des circonstances qui l'améliorent, de même que nous voyons habituellement celle qui semblait offrir les chances les plus heureuses subir de funestes changements. [6] Je pourrais produire de cette vérité un grand nombre d'exemples tirés de la vie privée (car c'est dans la vie privée que les inconstances de la fortune se manifestent le plus fréquemment), mais nous en trouvons de plus grands, de plus frappants encore, dans notre histoire et dans celle de Lacédémone. 3. Notre ville avait été détruite de fond en comble par les Barbares ; mais, comme nous avons agi alors avec une sage circonspection et donné toute notre attention à la conduite de nos affaires, nous nous sommes trouvés bientôt placés à la tête de la Grèce; lorsque ensuite nous avons considéré notre puissance comme invincible, nous nous sommes vus au moment d'être réduits en esclavage. [7] Les Lacédémoniens, sortis dans les temps anciens de villes pauvres et obscures, s'étaient rendus les maîtres du Péloponnèse par l'ascendant de la discipline militaire et d'une vie sage et réglée ; dominés plus tard par un excès d'orgueil, et après s'être emparés du commandement sur terre et sur mer, ils ont été exposés à des dangers semblables aux nôtres. [8] Par conséquent. celui qui, ayant la connaissance de telles vicissitudes et de l'anéantissement rapide de foi ces si considérables, se confie dans le présent, est un insensé; surtout quand la position de notre patrie est beaucoup moins favorable qu'elle ne l'était alors et quand la haine des Grecs et l'inimitié du Roi, qui avaient fait notre perte, se sont rallumées contre nous. 4. [9] Je ne sais si je dois penser que vous n'avez aucun souci des intérêts publics, ou si, lors même que vous vous en occupez, vous n'êtes pas arrivés à un degré d'indifférence tel qu'il ne vous permet pas de reconnaître dans quel désordre notre patrie est tombée. Vous ressemblez à des boni mes qui seraient dans l'une ou dans l'autre de ces dispositions, puisque, après avoir perdu toutes les villes de la Thrace, après avoir dépensé sans résultat plus de mille talents pour solder des troupes mercenaires, [10] calomniés chez les Grecs, traités en ennemis par le Barbare, obligés de sauver les amis des Thébains, privés enfin de nos alliés, nous avons déjà deux fois offert aux dieux, pour de si brillants avantages, des sacrifices d'actions de grâce; et nous nous réunissons pour délibérer sur ces graves événements, avec plus d'insouciance que des hommes heureux dans toutes leurs entreprises. [11] Or il est naturel, lorsque nous agissons ainsi, que nous recueillions les fruits de notre imprudence, car rien ne peut réussira ceux qui n'ont pas réglé l'ensemble de leur politique sur les conseils de la sagesse, ou si quelquefois ils ont obtenu des résultats avantageux, soit par une faveur de la fortune, soit par l'ascendant d'un homme de génie, il est certain qu'ils sont, peu de temps après, retombés dans les mêmes difficultés. On peut s'en convaincre par les faits qui remplissent notre histoire. 5. [12] La Grèce entière avait fléchi sous la puissance d'Athènes après le combat naval livré par Conon et après l'époque où Timothée commandait nos armées ; mais nous n'avons pas su maintenir nos prospérités ; nous les avons bientôt sapées et détruites. En effet, nous n'avons pas, nous ne cherchons pas sincèrement à avoir un gouvernement qui se serve avec sagesse des ressources qu'il possède. [13] Cependant nous savons tous que la prospérité s'obtient et se conserve, non pas en entourant les villes de hautes et magnifiques murailles, ou en réunissant beaucoup de soldats dans une même enceinte; mais en gouvernant avec prudence et habileté les affaires. [14] L'âme d'un État n'est pas autre chose que son organisation politique, dont la puissance est semblable à celle que la raison exerce sur l'homme. C'est l'organisation politique qui donne la vie à toutes les délibérations, qui garantit les prospérités, qui écarte les malheurs. Les lois, les orateurs, les simples citoyens doivent se régler sur elle, et leur sort dépend nécessairement de leur fidélité à s'y conformer. [15] Mais nous n'avons aucun souci de la dégradation où la nôtre est tombée ; nous ne cherchons pas à la relever ; assis dans nos ateliers, nous accusons l'état présent des choses ; nous disons que jamais notre démocratie n'a été plus mal organisée ; et si l'on en vient aux faits, si l'on descend dans le fond de nos pensées, nous préférons cette démocratie à celle qui nous avait été transmise par nos ancêtres. C'est donc en faveur de celle-ci que je vais prendre la parole, et tel est le motif pour lequel j'ai demandé de paraître à la tribune. 6. [16] Je n'aperçois qu'un seul moyen de détourner les dangers qui nous menacent et de nous affranchir des maux que nous souffrons, c'est de prendre la ferme résolution de rétablir la démocratie dont Solon, que personne n'a surpassé dans son zèle pour les intérêts du peuple, a été le législateur, et que Clisthène, qui a chassé les tyrans et ramené le peuple dans la ville, a replacée sur ses fondements. [17] Nous ne pourrions trouver une démocratie plus populaire plus, utile pour le pays. Ceux qui ont vécu sous son empire nous en offrent la preuve la plus évidente ; car, après avoir fait un grand nombre d'actions glorieuses et avoir rempli la terre du bruit de leur renommée, ils ont reçu spontanément de la main des Grecs le droit de les commander ; tandis que les partisans de la démocratie actuelle, haïs de tous, accablés de revers terribles, n'ont échappé qu'avec peine aux derniers malheurs. [18] Comment louer et aimer un gouvernement qui, dans le passé, a causé tant de maux, et qui, chaque année, est entraîné vers une détérioration nouvelle? Comment ne pas craindre qu'un si grand mal croissant toujours, nous ne finissions par tomber dans des calamités plus redoutables encore que celles qui nous ont frappés? 7. [19] Mais afin que vous puissiez faire un choix et porter un jugement, non sur de simples indications, mais avec une connaissance exacte, il importe que vous donniez à mes paroles votre attention tout entière ; de mon côté, je m'efforcerai de rendre le plus court possible l'examen de ces deux organisations politiques. 8. [20] Les hommes qui gouvernaient alors la république n'avaient pas établi une forme de gouvernement qui ne fût modérée et populaire que de nom, mais qui, dans l'application, parût d'une nature différente à ceux qui lui étaient soumis ; qui apprît aux citoyens à croire que la démocratie est la licence ; la liberté, le mépris des lois; l'égalité, l'insolence; la félicité, le droit de s'abandonner à tous les désordres. Repoussant et haïssant les hommes qui professaient de semblables maximes, un tel gouvernement rendait tous les citoyens meilleurs et plus sages. [21] Ce qui contribuait le plus au bonheur de la république, c'est que, de deux égalités, l'une qui accorde sans distinction les mêmes avantages à tous, l'autre qui donne à chacun ce qu'il a droit d'obtenir, les Athéniens n'ignoraient pas quelle est la plus utile ; que, répudiant comme contraire à la justice celle qui reconnaissait aux bons et aux méchants les mêmes droits, [22] ils donnaient la préférence à celle qui punit et récompense chacun selon son mérite, et que, gouvernant d'après ce système, ils ne confiaient pas l'administration de l'État à des magistrats tirés au sort entre tous les citoyens, mais désignaient d'avance avec discernement, pour tous les emplois, les hommes à la fois les plus honnêtes et les plus capables. Ils espéraient que les citoyens deviendraient ainsi semblables à ceux qui seraient investis de l'autorité. [23] Ils regardaient ce système comme plus avantageux pour le peuple que celui qui donne les emplois au sort; parce que, si le sort est seul consulté, c'est le hasard qui décide, et souvent les magistratures deviennent la proie des hommes qui aspirent à l'oligarchie, tandis que si un premier choix désigne les hommes les plus estimés, le peuple est le maître de préférer ceux qui sont le plus sincèrement attachés au gouvernement établi. 9. [24] Ce qui rendait ce système populaire et empêchait en même temps les magistratures d'être un objet de lutte, c'est que les Athéniens avaient appris à travailler, à vivre d'économie, à ne pas négliger le soin de leurs affaires pour dresser des embûches à la fortune des autres, à ne pas chercher dans les revenus de l'État des ressources personnelles, mais à subvenir, quand cela était nécessaire, avec leur propre fortune, aux besoins du pays ; enfin à ne point connaître les profits que l'on pouvait tirer des emplois publics, mieux que les revenus de leurs propriétés. Ils étaient si peu avides de la fortune publique, [25] qu'on avait alors plus de peine à trouver des citoyens qui voulussent occuper des emplois, qu'on n'en éprouve aujourd'hui à rencontrer des hommes qui ne sollicitent rien; ils considéraient l'administration, non comme un trafic, mais comme une charge, ils ne s'occupaient pas dès le premier jour à rechercher si ceux qui les avaient précédés n'avaient pas négligé quelque profit, mais si quelque affaire urgente n'avait pas été mise en oubli. [26] Pour tout dire en peu de mots, ils avaient admis comme principe que le peuple, maître absolu, devait élire ses magistrats, punir ceux qui manquaient à leur devoir, juger dans les cas controversés; et que, d'un autre côté, les citoyens qui pouvaient avoir du loisir et possédaient une fortune suffisante, devaient soigner les intérêts du peuple comme s'ils étaient ses esclaves ; [27] être loués, s'ils administraient loyalement, et se contenter de cette récompense ; mais s'ils se rendaient coupables de quelque malversation, ils devaient subir, sans aucun ménagement, les châtiments les plus sévères. Pourrait -on trouver une démocratie plus juste et plus assurée que celle qui, chargeant du soin de ses affaires les hommes les plus puissants, leur donnait le peuple pour maître ? 10. Tel était, chez les Athéniens, l'ordre établi dans l'organisation de lu république, et il est facile d'en conclure que, dans leur vie de chaque jour, ils observaient constamment les lois et les règles de la probité. Car lorsqu'on a posé des principes sages sur l'ensemble, ces principes influent nécessairement sur chacune des parties. 11. [29] Et d'abord, pour parler de ce qui concerne les dieux (car il est juste de commencer par la divinité), nos ancêtres ne les honoraient point, ne solennisaient point leurs fêtes sans ordre et sans régularité ; on ne les voyait point immoler par caprice jusqu'à trois cents boeufs à la fois, et négliger ensuite, pour les causes les plus légères, les sacrifices institués par leurs ancêtres ; on ne les voyait pas non plus célébrer avec magnificence les fêtes accompagnées de festins, importées de l'étranger, et se borner, pour subvenir aux sacrifices dans les temples les plus saints, au produit de la location de leur enceinte; [30] mais ils apportaient le plus grand soin à n'abolir aucun des usages établis par leurs pères, comme aussi à ne rien ajouter aux anciens règlements. Ils ne faisaient pas consister la piété dans le luxe des sacrifices, mais ils la plaçaient dans la fidélité à ne rien changer aux coutumes que leurs ancêtres leur avaient transmises. Aussi les bienfaits des dieux, sous le rapport des saisons, ne se répandaient pas sur eux d'une manière désordonnée et confuse, mais dans les temps les plus propices à la culture de la terre comme à la récolte des fruits. 12. [31] Nos ancêtres suivaient à peu près les mêmes principes dans leurs rapports particuliers. Ils n'étaient pas seulement animés d'un même esprit dans le soin des intérêts publics, mais ils s'entraidaient pour leurs intérêts privés avec une prévoyance mutuelle, comme il convient à des hommes sages, citoyens d'une même patrie. Les plus pauvres étaient si loin de porter envie aux plus riches, [32] qu'ils soignaient les intérêts des maisons puissantes comme ceux de leurs propres familles, convaincus que l'opulence des riches était pour eux une source d'abondance ; de leur côté, ceux qui possédaient des richesses, non seulement ne méprisaient pas ceux qui vivaient dans l'indigence, mais, voyant une honte pour eux dans la misère de leurs concitoyens, ils soulageaient leurs besoins, soit en leur donnant des terres à cultiver pour un prix modéré, soit en les employant au dehors pour leurs affaires commerciales, soit enfin en leur fournissant les moyens de se livrer à d'autres occupations. [33] Loin d'éprouver la crainte d'être exposés à perdre la totalité de leurs capitaux, ou de n'en recouvrer qu'avec peine une partie, ils vivaient dans la même sécurité pour les fonds qu'ils avaient placés au dehors, que pour ceux qu'ils conservaient dans leurs maisons. Ils voyaient, en effet, que les juges chargés de prononcer sur la validité des contrats, au lieu de s'abandonner à une indulgence abusive, se conformaient strictement aux lois; [34] qu'au lieu de se ménager, à travers les contestations des parties, la faculté de manquer à la justice, ils s'irritaient contre les auteurs d'une spoliation plus que ceux qui en étaient les victimes, et considéraient ceux qui altéraient la fidélité des transactions comme faisant plus de tort aux pauvres qu'aux possesseurs de grandes richesses, parce que ceux-ci, lorsqu'ils cessent de prêter, ne perdent qu'un médiocre intérêt, tandis que les autres, privés de leur secours, tombent dans le dernier degré de la misère et du besoin. [35] Par suite de ce sentiment, personne ne dissimulait sa fortune et personne n'hésitait à prêter ses capitaux; les prêteurs voyaient même avec plus de faveur ceux qui empruntaient que ceux qui se libéraient, parce qu'ils réunissaient, en prêtant, deux choses qu'ambitionnent les hommes sensés : ils étaient à la fois utiles à leurs concitoyens et rendaient leurs capitaux productifs. Pour résumer en un mot ce qui faisait parmi nous l'honneur de la vie sociale, les propriétés étaient assurées dans les mains de ceux qui les possédaient justement, et l'usage en était rendu commun à tous ceux qui en ressentaient le besoin. 13. [36] On me blâmera peut-être d'avoir, dans ce qui précède, loué les actes des temps anciens, sans indiquer pour quelles raisons les hommes alors vivaient entre eux dans des rapports si honorables et administraient l'État avec une si noble loyauté. Je crois avoir déjà dit quelque chose à cet égard, mais je vais essayer de m'expliquer avec plus d'étendue et de clarté. 14. [37] Les Athéniens, à cette époque, n'étaient pas, dans leur première jeunesse, entourés d'une foule d'instituteurs, pour être ensuite abandonnés à la fougue de leurs passions lorsqu'ils étaient parvenus à l'âge d'homme ; mais ils devenaient l'objet de plus de soins dans leur virilité que dans leur enfance. Nos ancêtres étaient animés d'un zèle si ardent pour la vertu, qu'ils avaient chargé le sénat de l'aréopage de veiller sur le maintien des moeurs; et nul ne pouvait être admis à en faire partie sans être d'une naissance illustre et sans avoir déployé, dans tout le cours de sa vie, une grande vertu et une grande sagesse ; de sorte qu'il ne faut pas s'étonner si le sénat de l'aréopage l'emportait sur tous les conseils de la Grèce. 15. [38] On peut juger par ce qui se passe de nos jours de ce que devait être alors cette institution; bien que le choix des membres de l'aréopage ne soit en réalité maintenant l'objet d'aucun soin, d'aucune épreuve, nous voyons cependant des hommes, dont la conduite était intolérable dans d'autres positions, craindre, lorsqu'ils montent à l'aréopage, de suivre l'impulsion de leur nature, et se conformer aux règles établies dans cette assemblée, plutôt que de persévérer dans leurs écarts, tant est grande la terreur que nos ancêtres ont su imprimer aux méchants; tant est admirable le monument de sagesse et de vertu qu'ils ont laissé dans cette enceinte ! 16. [39] C'était, ainsi que je l'ai dit, à une telle magistrature que nos ancêtres avaient confié le pouvoir de veiller sur les moeurs, et elle regardait comme une erreur de croire que les meilleurs citoyens se rencontrent dans les pays où les lois sont faites avec le plus de soin ; car rien n'empêcherait alors que tous les Grecs fussent égaux en vertu, puisqu'il leur serait facile d'emprunter réciproquement les uns chez les autres les lois inscrites sur les registres publics. [40] Ce n'est pas dans les lois, c'est dans les moeurs qui règlent la conduite de chaque jour, que la vertu peut trouver son accroissement, car les hommes, en général, se modèlent sur les moeurs au milieu desquelles leur éducation s'accomplit. La multiplicité des lois, comme le soin avec lequel elles sont rédigées, est l'indication d'une mauvaise organisation de l'état social, car elles prouvent la nécessité d'opposer par le grand nombre des lois un rempart à la multitude des crimes. [41] Les peuples sagement gouvernés ne doivent pas couvrir de lois leurs portiques, mais ils doivent avoir la justice dans le coeur. Ce ne sont pas les lois, ce sont les moeurs qui assurent la félicité des États, et les hommes nourris dans de mauvais principes oseront toujours transgresser les lois les plus habilement rédigées ; tandis que ceux qui auront été élevés dans des principes sages, voudront toujours obéir aux lois, même les plus simples. [42] Nos ancêtres, convaincus de ces vérités, ne cherchaient pas avant tout de quelles peines ils puniraient les délits, mais par quels moyens ils amèneraient les citoyens à ne vouloir commettre aucune action digne de châtiment. Ils croyaient que telle était leur mission, et qu'il n'appartenait qu'à des ennemis de s'attacher à réprimer par des supplices.. 17. [43] Leurs soins s'étendaient sur tous les citoyens, mais les jeunes gens étaient le principal objet de leur sollicitude. Ils voyaient que les hommes dans leur jeunesse étaient disposés au désordre, que leur coeur était rempli d'une foule de désirs et que leur âme avait surtout besoin d'être dirigée vers l'amour des moeurs honnêtes et des travaux que le plaisir adoucit, parce que ce système est le seul auquel puissent rester fidèles les hommes élevés dans des principes de liberté et accoutumés aux pensées généreuses. [44] L'inégalité des fortunes ne permettant pas d'appliquer tous les jeunes gens aux mêmes travaux, ni aux mêmes études, ils donnaient à chacun une direction en rapport avec ses moyens d'existence. Ils portaient vers l'agriculture et le commerce ceux qui avaient le moins de ressources, convaincus que, si la misère naît de l'oisiveté, les mauvaises actions proviennent de la misère ; [45] ils croyaient, en faisant disparaître le principe des vices, éloigner les fautes qui découlent de ce principe. Quant à ceux qui possédaient une fortune suffisante, ils les obligeaient à s'occuper des exercices du cheval, du gymnase, de la chasse et de la philosophie, parce qu'ils avaient remarqué qu'à l'aide de ces occupations, les uns devenaient des hommes distingués, et les autres s'abstenaient de la plupart des actions coupables. 18. [46] Après avoir établi ces sages règlements pour la jeunesse, nos ancêtres ne négligeaient pas les temps qui devaient la suivre ; ils avaient divisé leur ville en quartiers, leur territoire en dèmes, et, surveillant la vie de chaque citoyen, ils traduisaient devant le sénat de l'aréopage ceux qui violaient les convenances sociales. L'aréopage alors avertissait les uns, menaçait les autres ou les punissait conformément aux lois. Ils savaient qu'il existe deux manières d'agir sur les hommes, l'une qui les encourage au mal, l'autre qui les arrête dans la voie du crime ; [47] que chez les peuples où il n'existe pas de surveillance, et où les règles de la justice ne sont pas suivies avec exactitude, les natures, même les meilleures, se laissent entraîner à la corruption ; tandis que, s'il est difficile de se soustraire à la lumière en se livrant à un acte répréhensible, comme aussi d'échapper au châtiment après avoir été découvert, les mauvaises moeurs disparaissent. Convaincus de cette vérité, nos ancêtres contenaient à la fois les citoyens par la répression et par la surveillance ; de telle sorte que les hommes qui avaient commis des fautes devaient d'autant moins s'attendre à échapper à la justice que les magistrats avaient pressenti d'avance ceux qui devaient en commettre. [48] Aussi ne voyait-on pas alors les jeunes gens fréquenter les maisons de jeu, la société des joueuses de flûte et les réunions semblables à celles où ils passent aujourd'hui leur temps; mais, conservant fidèlement les moeurs au sein desquelles ils avaient été formés, ils témoignaient de l'admiration pour ceux qui se distinguaient sous ce rapport. Ils fuyaient tellement la place publique que, s'il arrivait qu'ils fussent contraints de la traverser, ils le faisaient avec une décence et une modestie remarquables. [49] Contester avec des vieillards, les outrager par des paroles, leur paraissait plus odieux qu'il ne le semble aujourd'hui d'insulter ses parents. Personne, pas même un esclave honnête, n'aurait osé manger ou boire dans une taverne ; tous s'étudiaient à parler avec gravité et non à dire des bouffonneries. Enfin les hommes d'un esprit souple et léger, et ceux qui sont habiles à manier le sarcasme, que l'on regarde aujourd'hui comme doués d'un heureux naturel, étaient considérés comme des hommes funestes. 19. [50] Et que personne ne croie que je suis mal disposé pour la jeunesse. Je ne la considère pas comme coupable des changements qui ont eu lieu parmi nous; je sais que la plupart des jeunes gens sont loin de se réjouir d'un état de choses qui leur donne la liberté de s'abandonner à tous ces désordres, et ce ne serait pas d'ailleurs à eux que j'aurais le droit d'adresser des reproches, mais bien plus justement à ceux qui ont gouverné peu de temps avant nous. 20. [51] Ce sont eux qui ont introduit parmi nous le mépris des moeurs honnêtes, et qui ont anéanti l'autorité de l'aréopage. Lorsque le sénat de l'aréopage réglait nos moeurs, la ville n'était pas remplie de procès, d'accusations, d'exactions, d'indigence et de guerres ; les Athéniens entre eux vivaient en bonne intelligence et ils étaient en paix avec les autres peuples. Loyaux et fidèles envers les Grecs, [52] redoutés par les Barbares, ils avaient sauvé les uns et fait des autres une si éclatante justice, que ceux-ci s'estimaient heureux de ne pas éprouver de nouvelles calamités. Ils vivaient dans une si complète sécurité, que leurs habitations et leurs ameublements étaient plus riches, plus somptueux au milieu des champs que dans l'enceinte de leurs murailles, et qu'un grand nombre de citoyens, même aux jours de solennité, au lieu de se rendre à la ville, préféraient se reposer au sein de leur bonheur domestique, plutôt que de jouir des spectacles publics. [53] La modestie, et non la licence et l'orgueil, présidait aux fêtes qui attiraient les citoyens. Loin de placer le bonheur dans les pompes et dans les rivalités pour la magnificence des choeurs et dans les vanités de cette nature, ils le trouvaient dans une sage organisation de la vie de chaque jour, et dans le soin qu'ils apportaient à ce qu'aucun citoyen ne manquât du nécessaire. C'est à de tels caractères que l'on reconnaît les peuples véritablement heureux, les peuples que n'accable pas un gouvernement oppresseur. [54] Mais aujourd'hui, quel homme doué de raison ne déplorerait l'état dans lequel nous sommes tombés ? Qui ne s'affligerait en voyant devant les tribunaux des citoyens en grand nombre tirer au sort pour savoir s'ils auront ou non la faculté de pourvoir à leurs premiers besoins, et demander en même temps que des Grecs soient entretenus pour ramer sur nos vaisseaux? Qui ne gémirait en les voyant au milieu des fêtes, publiques danser avec des vêtements couverts d'or, pour supporter ensuite l'hiver dans un costume que je ne veux pas même décrire? Qui ne rougirait enfin de voir les nombreuses contradictions introduites dans l'administration de l'État, et qui font l'opprobre de notre patrie ? 21. [55] Aucun de ces désordres n'était à déplorer sous le pouvoir de l'aréopage : les pauvres se trouvaient à l'abri du besoin par les travaux qu'il leur procurait et par les secours qu'ils recevaient des riches ; la jeunesse était préservée de la dissolution et du libertinage par de sages institutions et par une surveillance active; la cupidité des hommes investis des emplois publics était réprimée par la sévérité des peines et par l'impossibilité de cacher les malversations. L'énergie des vieillards était soutenue par les honneurs politiques et par les soins respectueux qu'on obligeait les jeunes gens à leur rendre. Quel gouvernement pourrait être préférable à celui qui exerçait une action si salutaire sur tous les intérêts ? 22. [56] Nous avons rappelé la plupart des institutions de cette époque ; quant à celles que nous avons passées sous silence, il est facile, d'après ce qui a été dit, de se convaincre qu'elles étaient avec les premières dans une harmonie complète. 23. Déjà parmi ceux qui m'ont entendu parler sur les choses dont je viens de vous entretenir, plusieurs m'ont donné les plus grands éloges et ont vanté le bonheur de nos ancêtres, pour avoir si heureusement constitué leur république; [57] ils n'ont pas cru néanmoins que l'on pût vous persuader d'adopter la même manière de gouverner; ils ont pensé que, dominés par l'habitude, vous préféreriez supporter les inconvénients de l'état présent des choses, plutôt que de chercher à jouir d'une existence plus heureuse sous une meilleure organisation politique. Ils ajoutaient qu'en vous donnant les conseils les plus utiles à vos intérêts, je m'exposais au danger d'être considéré comme l'ennemi du peuple et comme cherchant à précipiter la république dans l'oligarchie. 24. [58] Si je vous avais parlé d'institutions inconnues ou peu conformes à l'intérêt de tous ; et si, pour les établir, je vous proposais de remettre le pouvoir à des assesseurs ou à des greffiers, comme ceux qui ont détruit la démocratie à une autre époque, je pourrais, avec justice, encourir une telle accusation. Mais je n'ai rien dit de semblable; je vous ai entretenu d'une organisation politique qui n'a rien de secret, qui se montre à découvert, [59] que vous connaissez tous pour avoir été celle de vos pères; qui, pour nous et pour les autres Grecs, a été la source de nombreuses prospérités ; et qui, de plus, a été établie et fondée par des hommes que tout le monde reconnaît comme ayant été les plus populaires de tous les citoyens. On commettrait envers moi la plus cruelle injustice si, lorsque je cherche à vous faire adopter une telle organisation politique, j'étais regardé comme un homme qui aspire à des nouveautés. [60] Ce que je vais ajouter vous fera mieux encore comprendre ma pensée. On peut voir dans la plupart des discours que j'ai prononcés, que je blâme les oligarchies et les privilèges, en même temps que je loue l'égalité des droits ainsi que les démocraties ; non pas toutes, mais celles qui sont sagement constituées ; et que, de plus, je ne le fais pas au hasard, mais selon la justice et la raison. [61] Je sais, d'ailleurs, que nos ancêtres, sous cette démocratie, ont acquis une grande supériorité sur les autres Grecs, et que si les Lacédémoniens ont été parfaitement gouvernés, c'est surtout parce que la démocratie était au fond de leurs institutions politiques. Aussi, dans le choix de leurs magistrats comme dans leur vie de chaque jour, et dans tout ce qui se rattache à leurs moeurs, on voit régner parmi eux, plus que chez les autres peuples, l'égalité et l'équité, contre lesquelles les oligarchies luttent sans cesse, tandis qu'elles sont toujours le partage des démocraties bien organisées. 25. [62] Que si nous voulons examiner les villes les plus grandes et les plus illustres, nous trouverons que les démocraties produisent des résultats meilleurs que les oligarchies ; et que notre gouvernement lui- même, notre gouvernement blâmé de tout le monde, si nous le comparions, non pas avec celui dont j*ai parlé, mais avec la constitution établie par les Trente, il n'est personne qui ne le considérât comme une oeuvre divine. 26. [63] Je veux encore, dût-on me reprocher de sortir de mon sujet, montrer et faire apprécier à quel point la différence est grande entre le gouvernement actuel et celui qui nous régissait alors, afin que personne ne croie que, recherchant avec trop de sévérité les fautes du peuple, je passe sous silence ce qu'il a fait de noble et de grand. Mes réflexions seront courtes, et ne seront point inutiles à ceux qui m'entendront. 27. [64] Après la perte de nos vaisseaux dans les parages de l'Hellespont, et lorsque notre patrie était accablée sous le poids de ce désastre, qui ne sait, parmi nos vieillards, que les partisans de la démocratie étaient prêts à tout souffrir plutôt que d'obéir aux vainqueurs; qu'ils trouvaient indigne d'une ville qui avait commandé à la Grèce de subir un joug étranger, tandis que les fauteurs de l'oligarchie consentaient à la destruction de nos murailles, et acceptaient la servitude? [65] que dans les temps où le peuple était maître des affaires, nous avions des garnisons dans les citadelles étrangères, et que, plus tard, lorsque les Trente se furent emparés du pouvoir, nos ennemis s'établirent dans la nôtre? qu'à cette époque les Lacédémoniens étaient nos maîtres, mais qu'ensuite, quand les exilés furent revenus dans la ville, qu'ils eurent osé combattre pour la liberté, que Conon eut remporté une victoire navale, les ambassadeurs de Sparte vinrent nous offrir le commandement sur la mer ? [66] Quel est enfin celui des hommes de mon âge qui peut avoir oublié que, sous la démocratie, notre ville a été ornée d'un si grand nombre de temples et d'édifices sacrés, que, même encore aujourd'hui, ceux qui viennent la visiter la jugent digne de commander, non seulement à la Grèce, mais à l'univers? que les Trente, au contraire, parmi ces édifices, négligeant les uns, spoliant les autres, vendaient pour trois talents, afin qu'on les détruisît, les arsenaux, pour lesquels la république n'en avait pas dépensé moins de mille? [67] Certes, il serait injuste aussi de louer pour sa douceur et de mettre au-dessus de la démocratie le gouvernement de pareils hommes ; car, après s'être emparés du pouvoir suprême, par un décret, ils ont fait mettre à mort sans jugement quinze cents citoyens, et en ont forcé plus de cinq mille à se réfugier au Pirée; tandis que ceux-ci, après les avoir vaincus et après être rentrés dans leur patrie les armes à la main, se sont bornés à punir les principaux auteurs des maux de leur pays, et se sont montrés, à l'égard des autres, modérés et généreux jusqu'à laisser ceux qui avaient chassé leurs concitoyens jouir des mêmes avantages que ceux qui étaient revenus de l'exil. 28. [68] Mais voici le témoignage le plus grand, le plus beau, de la modération du peuple. Les Athéniens qui étaient restés dans la ville avaient emprunté des Lacédémoniens cent talents pour assiéger leurs concitoyens retranchés dans le Pirée : l'assemblée générale s'étant réunie pour délibérer sur le payement de cette dette, un grand nombre de voix s'élevèrent pour établir qu'il était juste que l'engagement pris envers Lacédémone fût acquitté, non par ceux qui avaient été assiégés, mais par ceux qui avaient contracté l'emprunt ; le peuple décida que la dette serait payée en commun. [69] Par suite de cette décision, une telle harmonie fut rétablie au milieu de nous, et la puissance de notre ville prit un tel accroissement, que les Lacédémoniens qui, pour ainsi dire, chaque jour nous donnaient des ordres sous l'oligarchie, vinrent nous conjurer et nous supplier, sous la démocratie, de ne pas permettre qu'ils fussent anéantis. Voici, en résumé, quel sentiment dominait les Athéniens dans chacun des deux partis : dans l'un, ils voulaient commander à leurs concitoyens, en subissant le joug de leurs ennemis; dans l'autre, ils voulaient commander aux étrangers, en restant les égaux de leurs concitoyens. 29. [70] J'ai rappelé ces faits pour deux motifs ; le premier, afin de montrer que je ne désire ni oligarchies, ni privilèges, mais que j'appelle de mes voeux une république juste et sagement dirigée ; le second, pour établir que les démocraties, même alors qu'elles sont mal constituées, produisent de moindres malheurs que les gouvernements oligarchiques, et que les démocraties bien organisées l'emportent sur les autres constitutions pour la justice, le soin des intérêts communs et la douceur de leur gouvernement. 30. Peut-être quelqu'un d'entre vous se demandera-t-il avec étonnement dans quelle vue je vous conseille de changer contre un autre gouvernement celui qui a donné de si nombreux, de si nobles résultats, et pourquoi je fais maintenant un si pompeux éloge de la démocratie, tandis que, changeant de pensée au hasard, je blâme et j'accuse l'ordre actuellement établi. 31. [72] A cela je répondrai que, parmi les simples citoyens, je blâme et je regarde comme au-dessous de ce qu'ils doivent être ceux qui, rétablissant l'ordre sur un petit nombre de points, commettent d'un autre côté un grand nombre de fautes; et que j'adresse d'amers reproches aux hommes qui, nés de parents vertueux et distingués, se contentent de montrer un peu plus de probité que ceux dont la perversité dépasse les limites ordinaires et restent à une grande distance delà vertu de leurs pères; en même temps que je leur donne le conseil de cesser d'être ce qu'ils sont. [73] Or, je suis de la même opinion en ce qui concerne la république ; je crois que nous ne devons ni beaucoup nous enorgueillir, ni beaucoup nous féliciter d'être plus fidèles aux lois que les insensés et les furieux; et que nous devons bien plutôt nous indigner, nous affliger de notre infériorité à l'égard de nos ancêtres ; car c'est avec leur vertu et non avec la perversité des Trente que nous devons rivaliser ; quand surtout il nous appartient de nous montrer supérieurs aux autres hommes. 32. [74] Ce n'est pas la première fois que j'exprime cette opinion, et, dans beaucoup de circonstances, j'ai tenu le même langage devant un grand nombre d'auditeurs. Je n'ignore pas que, s'il existe pour certains pays des natures de fruits, d'arbres et d'animaux, qui leur sont particulières, et qui sont très supérieures à celles que d'autres contrées produisent, il est donné à notre patrie d'enfanter et de nourrir non seulement les plus heureux talents pour les arts, pour les affaires et pour l'éloquence, mais des hommes d'une grande supériorité sous le rapport du courage et de la vertu. [75] Il est juste d'en chercher la preuve dans les luttes que nos ancêtres ont soutenues autrefois, et contre les Amazones, et contre les Thraces, et contre tous les peuples du Péloponnèse réunis ; comme aussi dans les combats qu'ils ont livrés à l'époque des guerres persiques, et dans lesquels, soit seuls, soit avec les Péloponnésiens, ils ont obtenu le prix de la valeur, pour avoir vaincu les Barbares sur terre et sur mer, exploits qu'ils n'auraient pas accomplis s'ils n'avaient pas été d'une nature très supérieure à celle des autres hommes. 33. [76] Mais que personne ne croie que nous méritions de semblables louanges, lorsque nous nous gouvernons comme nous le faisons aujourd'hui, car c'est précisément le contraire ; de tels éloges sont un honneur pour ceux qui savent se montrer dignes de la vertu de leurs ancêtres ; ils sont une accusation pour ceux qui, par leur mollesse et par leur perversité, déshonorent leur noble origine. C'est cependant ce que nous faisons, car la vérité sera dite, lorsque après avoir reçu une nature si généreuse, au lieu d'y rester fidèles, nous tombons dans le désordre, dans la démence, dans une funeste passion pour tout ce qui peut nous nuire. 34. [77] Mais, si je continuais à déverser le blâme et l'accusation sur l'état dans lequel nous sommes, je craindrais de me laisser entraîner trop loin de mon sujet. J'ai déjà traité ces questions et j'y reviendrai de nouveau, si je ne puis vous persuader aujourd'hui de mettre un terme à des fautes aussi graves. Je vais encore ajouter quelques mots sur ce que j'ai dit en commençant ce discours, et je céderai la tribune à ceux qui voudront présenter des conseils sur le même objet. 35. [78] Si nous persistons à gouverner nos affaires comme nous le faisons maintenant, il est impossible que nous ne soyons pas destinés à délibérer, à combattre, à vivre, en un mot, à agir et à souffrir, à peu près de la même manière que maintenant et dans les temps qui nous ont précédés; tandis que, si nous réformons notre gouvernement, il est évident, par la même raison, que les résultats seront pour nous tels qu'ils ont été pour nos ancêtres ; car de la même conduite politique doivent sortir nécessairement des effets toujours semblables et de même nature. Il faut donc mettre en regard les résultats principaux des deux systèmes, et délibérer sur ceux qu'il nous conviendra de choisir. 36. [79] Et d'abord examinons quels étaient autrefois les sentiments des Grecs et des Barbares envers la république, et ce qu'ils sont maintenant pour nous, car les dispositions de ces deux races d'hommes n'exercent pas une faible influence sur notre prospérité, [80] lorsqu'elles sont ce qu'elles doivent être. 37. Les Grecs avaient une telle confiance dans les hommes qui dirigeaient alors le gouvernement d'Athènes, que la plupart venaient, de leur propre mouvement, se placer sous l'autorité de notre patrie : de leur côté, les Barbares étaient si loin de s'immiscer dans les affaires de la Grèce, qu'ils n'osaient pas naviguer avec de longs vaisseaux en deçà de Phasélis, que jamais leurs armées ne s'avançaient au delà du fleuve Halys, [81] et qu'ils restaient dans la plus complète inaction. Aujourd hui, les choses en sont à ce point, que les uns haïssent notre ville et que les autres nous méprisent. Vous avez entendu vos généraux eux-mêmes s'exprimer sur la haine que nous portent les Grecs : quant au Roi, il a montré, dans les lettres qu'il a écrites, les sentiments qui l'animent à notre égard. 38. [82] J'ajoute encore que, par une conséquence de l'ordre qui existait dans l'État, les citoyens étaient tellement formés à la vertu, que jamais ils ne cherchaient à se nuire, et que, les armes à la main, ils triomphaient de tous ceux qui attaquaient notre territoire. Nous, au contraire, nous ne passons pas un jour sans nous causer des torts réciproques ; et nous négligeons tellement ce qui a rapport à la guerre, que nous n'avons pas même le courage de nous présenter aux revues, à moins d'avoir reçu une rétribution. [83] Enfin, et c'est ce qu'il y a de plus déplorable, aucun citoyen ne manquait autrefois du nécessaire et ne faisait honte à sa patrie en sollicitant la générosité des passants; tandis qu'aujourd'hui ceux que l'indigence accable sont plus nombreux que ceux qui possèdent quelque bien; certes, ils ont droit à l'indulgence, lorsqu'ils se montrent peu touchés des intérêts publics, et uniquement occupés du soin de chercher les moyens d'apaiser la faim de chaque jour. 39. Pour moi, profondément convaincu qu'en imitant nos ancêtres, nous nous affranchirons des maux que j'ai signalés, et que nous deviendrons ainsi les sauveurs, non seulement de notre patrie, mais de la Grèce entière, je me suis présenté à la tribune, et j'ai prononcé le discours que vous avez entendu. Pesez maintenant toutes mes paroles et consacrez par votre suffrage ce qui vous paraîtra le plus conforme à l'intérêt de l'État.