[3,0] LIVRE III. [3,1] I. Dans le livre précédent, nous avons raconté la fin de Pertinax, celle de Julien, la marche de Sévère sur Rome et ses préparatifs contre Niger. Niger, qui ne s'attendait à rien de semblable, apprit bientôt que Sévère s'était emparé de Rome, que le sénat lui avait décerné le titre d'empereur, et qu'il se préparait à l'attaquer avec l'armée d'Illyrie et toutes ses forces de terre et de mer. Ces nouvelles le jettent dans le plus grand trouble; il se hâte d'ordonner aux gouverneurs des provinces de veiller à la garde des frontières et des ports; il envoie demander du secours au roi des Parthes, au roi d'Arménie et à celui des Atréniens. Le roi d'Arménie répondit qu'il resterait neutre, que seulement à l'arrivée de Sévère, il veillerait à l'intégrité de ses possessions. Le roi parthe assura Niger qu'il allait envoyer à ses satrapes l'ordre de lever des troupes : c'est l'usage des princes de cette contrée, lorsqu'ils sont obligés de faire la guerre, car ils n'ont à leur solde aucunes troupes réglées. Le roi Barsémius, qui gouvernait alors les Atréniens, envoya à Niger un corps d'archers auxiliaires. Tout le reste de ses forces ne consistait que dans les troupes qu'il put réunir sur les lieux mêmes et dans un grand nombre de Syriens et surtout d'habitants d'Antioche, qui par la légèreté de la jeunesse, et l'amour qu'ils portaient à Niger, s'étaient enrôlés sous ses drapeaux avec plus d'ardeur que de prudence. II. Niger ferma par de fortes murailles et de nombreux retranchements les défilés et les sommets du mont Taurus, persuadé que cette montagne escarpée pourrait devenir pour l'Orient une barrière insurmontable. Le mont Taurus, en effet, placé entre la Cappadoce et la Cilicie, sépare les nations de l'Orient du celles du Nord. Niger envoya une garnison dans Byzance, grande et opulente ville de Thrace, aussi florissante alors par ses richesses que par le nombre de ses habitants. Située sur le bras le plus étroit de la Propontide, cette ville tire de la mer de vastes ressources et une pêche abondante ; comme elle possède en même temps des champs immenses et fertiles, les deux éléments semblent contribuer à sa prospérité. Niger s'empressa de garnir de troupes cette puissante cité, dans l'espoir surtout qu'il pourrait empêcher tout bâtiment de passer d'Europe en Asie par le détroit sur lequel elle est située. Byzance avait en outre pour rempart une forte et grande muraille, construite en pierres quadrangulaires de Milet, qui avaient été réunies avec tant d'art et de régularité que ce mur ne paraissait pas formé de morceaux divers, mais d'une seule et immense pierre. On peut encore en voir les ruines, et l'aspect de ces débris inspire à la fois l'étonnement pour l'habileté des ouvriers qui ont construit cette muraille, et pour la force des hommes qui sont parvenus à la renverser. Niger attendit ainsi Sévère, se félicitant de sa grande prévoyance, et plein d'une confiance entière dans ses préparatifs. [3,2] III. Sévère cependant faisait avec son armée la plus grande diligence, marchant sans relâche et ne prenant aucun repos. Ayant appris qu'une garnison occupait Byzance, et connaissant la force de cette ville, il dirigea son armée vers Cyzique. A la nouvelle de son approche, Émilien, qui commandait en Asie et à qui Niger avait confié le soin et la conduite de toute la guerre, marcha lui-même vers Cyzique avec toutes les forces qu'il avait pu réunir, et celles que lui avait envoyées Niger. On en vint aux mains; des combats sanglants se livrèrent de ce côté, et enfin la victoire resta aux troupes de Sévère; celles de Niger furent mises en fuite et dans une déroute complète. Cet événement fit perdre l'espoir à l'armée d'Orient et redoubla celui des Illyriens. IV. On crut même qu'Émilien avait résolu d'avance de trahir la cause de Niger ; on donnait deux motifs à cette résolution : les uns pensaient que la jalousie seule l'y avait déterminé, et qu'il ne voulait point souffrir qu'un homme qui venait de lui succéder dans le gouvernement de la Syrie, s'élevant tout à coup au-dessus de lui, devint son empereur et son maître; d'autres prétendaient qu'il avait cédé aux instances de ses enfants, qui, trouvés à Rome et emprisonnés par Sévère, avaient écrit à leur père pour le supplier de songer à leur salut. Sévère avait agi en cette occasion avec beaucoup d'adresse et de prudence. Il savait que Commode avait l'habitude de garder auprès de lui les enfants de ceux qu'il faisait partir pour le gouvernement des provinces : il les conservait comme des otages qui l'assuraient de la fidélité et des bonnes intentions de leurs pères. Aussi Sévère s'était-il empressé, lorsqu'il fut proclamé par les soldats empereur, du vivant de Julien, d'envoyer secrètement à Rome des émissaires chargés d'en faire sortir ses enfants, pour qu'ils ne tombassent pas au pouvoir de son compétiteur. Lorsqu'il arriva lui-même dans la capitale, ses premiers soins furent d'arrêter les enfants de tous les généraux et de tous ceux qui remplissaient quelque poste important dans les diverses contrées de l'Asie. Il les retint auprès de lui, afin que le désir de les sauver engageât les généraux de Niger à trahir sa cause, ou que, s'ils restaient fidèles à ce prince, il fût maître de se venger d'eux, par la mort de leurs enfants. V. Cependant, défaits près de Cyzique, les soldats de Niger tâchaient d'échapper au vainqueur par la plus prompte fuite. Les uns longeaient les montagnes de l'Arménie ; les autres traversaient en toute hâte la Cilicie et la Galatie pour franchir le mont Taurus et se retirer derrière ses retranchements. Quant à Sévère, il se dirigea avec son armée par le territoire de Cyzique vers la Bithynie, pays voisin. VI. Dès que la nouvelle de sa victoire se fut répandue, on vit éclater parmi les peuples et les différentes villes de ces contrées des troubles soudains et de violentes discordes, qui prirent naissance, moins dans les dispositions diverses des chefs, que dans l'envie et la jalousie que ces villes se portaient l'une à l'autre, rivalité funeste et qui cause la ruine des nations. Ce fut là l'ancienne maladie des Grecs, qui, toujours livrés à de mutuelles dissensions, désirant toujours renverser tout ce qui semblait dominer au milieu d'eux, ont peu à peu détruit leur patrie : accablée à la fois par la vieillesse et par des déchirements intérieurs, la Grèce devint une proie facile à l'invasion des Macédoniens, et plus tard au despotisme de Rome. Nous avons vu de notre temps ce fléau de la rivalité et de l'envie attaquer encore de florissantes cités. VII. En Bithynie, par exemple, aussitôt après la bataille de Cyzique, les habitants de Nicomédie se joignirent à Sévère, lui envoyèrent des députés, accueillirent ses troupes, et lui promirent tous les secours qu'il pourrait désirer. Les habitants de Nicée, par haine pour ceux de Nicomédie, se jetèrent dans le parti contraire : ils ouvrirent leurs murs aux débris de l'armée de Niger, qui, après la défaite, cherchaient auprès d'eux un asile, et aux troupes que ce général envoyait à la défense de la Bithynie. Bientôt de ces deux villes, comme de deux camps, sortirent deux armées qui en vinrent aux mains : un grand combat se livra, et les troupes de Sévère remportèrent l'avantage le plus signalé. Ceux des soldats de Niger qui purent échapper aux vainqueurs, s'enfuirent vers les gorges du mont Taurus, et se préparèrent à en défendre les retranchements. Niger, après avoir laissé à la garde de ces défilés le nombre d'hommes qu'il crut suffisant, se dirigea vers Antioche , pour y rassembler des troupes et de l'argent. [3,3] VIII. L'armée de Sévère, après avoir traversé la Bithynie et la Galatie, entra en Cappadoce, et assiégea les retranchements du mont Taurus. Cette entreprise était difficile, car il fallait franchir une route étroite et escarpée, sous une grêle de pierres, lancées par les soldats qui, placés sur les créneaux des murailles, défendaient leur poste avec vigueur. Un petit nombre d'hommes suffisait pour fermer ce passage à une armée : la route est on effet très resserrée; d'un côté, elle est couverte par une haute montagne; de l'autre, elle est bordée par un profond précipice qui sert de lit aux eaux qui découlent du mont Taurus. Niger avait fortifié tous ces points pour ôter à l'ennemi tout moyen d'effectuer le passage. IX. Pendant que la Cappadoce était le théâtre de ces événements, les habitants de Laodicée, en Syrie, par jalousie pour les habitants d'Antioche, qu'ils détestaient, commençaient à se soulever contre Niger; et ceux de Tyr, en Phénicie, suivaient cet exemple, par haine pour les habitants de Beryte. A peine eut-on appris dans ces deux villes la fuite de Niger, on renversa ses statues et on proclama Sévère empereur. Niger arrive à Antioche, et on lui annonce cette nouvelle. Ce général, qui jusque-là avait montré la plus grande douceur de caractère, s'enflamme alors, et justement indigné de cette trahison et de tant d'outrages, il fait marcher sur les deux cités rebelles ses bataillons de Maures armés de javelots et une partie de ses archers, avec l'ordre de massacrer tous les habitants, de piller et d'incendier les villes. X. Les soldats africains, naturellement sanguinaires, et portés à tous les excès par leur mépris du danger et de la mort, tombent à l'improviste et en désespérés sur les habitants de Laodicée, et ravagent, par toute espèce de destruction, la ville et ses malheureux habitants. De là ils marchent sur Tyr, la livrent aux flammes, au pillage et à la mort. XI. Pendant que ces horreurs se commettaient en Syrie, et que Niger rassemblait des troupes, l'armée de Sévère continuait le siége du mont Taurus. La solidité des retranchements, que semblaient rendre inexpugnables l'escarpement de la montagne et la profondeur du précipice, faisait déjà tomber les assiégeants dans le découragement et dans le désespoir; ils commençaient même à déserter, et les assiégés à regarder leur position comme imprenable, lorsqu'une nuit se précipite un immense et impétueux torrent, formé par de grandes pluies, et gonflé par les neiges qui couvrent la Cappadoce et le mont Taurus. Arrêté dans sa course accoutumée par les retranchements qui s'opposent à son passage, il redouble de masse et de violence. La nature triomphe de l'art; les murailles ne peuvent soutenir le choc des eaux, qui les sapent peu à peu, les déchirent et en détruisent les fondements construits avec négligence et à la hâte : tous les retranchements sont ouverts; le torrent les balaye devant lui, et fait un passage à l'ennemi. A cette vue, les gardiens du défilé sont glacés d'épouvante : « quand le torrent se sera écoulé, se disent-ils, l'ennemi, que rien n'arrêtera davantage, va nous envelopper de toute part. » Aussitôt ils abandonnent le poste, et s'enfuient. L'armée de Sévère, que cet événement comble de joie et de confiance, et qui se croit alors placée sous une protection divine, se met en mouvement dès qu'elle apprend la fuite des assiégés, traverse sans obstacle le mont Taurus, et se dirige vers la Cilicie. [3,4] XII. Quand Niger eut appris cet échec, il pressa sa marche, après avoir rassemblé une armée nombreuse, mais tout à fait inhabile aux combats et à la fatigue. Une immense multitude de Syriens et presque toute la jeunesse d'Antioche s'étaient rangés sous ses drapeaux, prêts à partager ses périls et sa fortune. C'étaient des troupes fidèles et résolues, mais bien inférieures aux Illyriens en bravoure et en expérience. Les deux armées se rencontrèrent près du golfe d'Issus, dans une longue et large plaine que bordent des collines élevées en amphithéàtre, et qui forme à la mer un vaste rivage. Il semble que la nature ait voulu faire de ce lieu un champ de bataille. Ce fut là, dit-on, que Darius livra à Alexandre un terrible et dernier combat, et qu'il fut vaincu et pris par des hommes du Nord, qui alors aussi triomphaient de ceux d'Orient. On voit encore comme preuve et trophée de cette victoire, une ville nommée Alexandrie, bâtie sur la colline, et où l'on montre une statue d'Alexandre en airain. XIII. La fortune voulut que non seulement Sévère et Niger en vinssent aux mains dans ce même lieu, mais encore que le sort du combat fût le même. Les deux armées établirent leur camp, vers le soir, vis-à-vis l'une de l'autre ; toute la nuit se passa des deux côtés en précautions et en craintes. Au lever du soleil, les deux partis, guidés et animés par leurs chefs, se mettent en mouvement et s'attaquent avec la plus vive fureur ; ils paraissaient deviner que, dans cette dernière bataille, la fortune encore allait décider de la possession d'un empire. Le combat fut long; le carnage fut terrible; les fleuves qui traversent la plaine ne semblaient rouler vers la mer que des flots de sang ; les Orientaux enfin furent mis en déroute. Les Illyriens les poursuivent, ils en blessent et en jettent une partie jusqu'à la mer; ils pressent l'épée dans les reins de ceux qui fuient du côte des montagnes, et les égorgent avec un grand nombre d'hommes du pays, qui, accourus des villes et des campagnes environnantes, s'étaient rassemblés sur les coteaux, croyant qu'ils pourraient y contempler la bataille en sûreté. XIV. Niger, monté sur un cheval vigoureux, parvient à Antioche avec une suite peu nombreuse. Là il trouve les débris fugitifs d'un peuple entier (si même il en restait des débris) ! Il voit la désolation, il entend les plaintes d'une foule de malheureux pleurant leurs fils et leurs frères. Désespéré, il s'enfuit lui-même d'Antioche, il se cache dans un faubourg; mais il est découvert par les cavaliers romains qui le poursuivent, et on lui tranche la tête. Telle fut la fin de ce prince ; c'est ainsi qu'il subit la peine de ses retards et de sa funeste indolence. Du reste, il fut, dit-on, homme de bien dans sa vie privée comme dans ses fonctions publiques. XV. Sévère, après s'être ainsi délivré de Niger, n'épargna aucun des partisans de son compétiteur, et fit périr non seulement ceux qui s'étaient joints volontairement à sa cause, mais encore des malheureux qui s'étaient vus contraints de la soutenir. Quant aux soldats qui avaient pris la fuite, Sévère apprit qu'ils avaient traversé le Tigre et s'étaient retirés chez les Barbares, dans la terreur que leur inspirait son nom : il en ramena une partie par la promesse d'une amnistie. Mais un nombre immense de ces soldats avait passé chez l'étranger, et fut la principale cause de la résistance inattendue que déployèrent plus tard les barbares de ces contrées dans les batailles rangées que les Romains leur livrèrent. Jusqu'à cette époque, en effet, ils n'avaient connu que l'usage de l'arc, dont ils se servaient à cheval; ils ne savaient point se couvrir d'une pesante armure ; ils n'osaient point combattre avec le javelot et l'épée. Couverts de vêtements légers et flottants, ils combattaient presque toujours en fuyant, et en lançant leurs traits derrière eux. Mais quand les soldats de Niger et un grand nombre des ouvriers de cette armée se furent réfugiés chez ces barbares, et eurent adopté leur contrée pour patrie, on les vit apprendre alors non seulement l'usage, mais encore la fabrication des armes. [3,5] XVI. Quand Sévère eut réglé les affaires d'Orient de la manière qui lui parut la plus sage et la plus conforme à ses intérêts, sa première pensée fut d'attaquer le roi des Atréniens et de marcher ensuite sur le pays des Parthes. Il reprochait au premier de ces deux peuples l'amitié qu'il avait montrée pour Niger; mais il remit sa vengeance à un autre temps. Il voulut d'abord affermir dans ses mains et dans celles de ses enfants l'empire romain tout entier. Niger n'était plus; mais Albinus restait, et cet associé au trône lui semblait incommode et importun : on lui disait d'ailleurs qu'Albinus affichait un faste royal et faisait parade du nom de César; on lui disait surtout que plusieurs des membres les plus distingués du sénat entretenaient avec lui une correspondance secrète, et l'engageaient à marcher sur Rome, pendant l'absence de Sévère et sa lutte contre les peuples d'Orient. Les patriciens en effet préféraient pour empereur un Romain d'une haute naissance et renommé pour la douceur de son caractère. Sévère se décida à ces nouvelles; cependant il ne voulut pas agir ouvertement contre Albinus et déclarer la guerre à un homme qui ne lui en avait pas fourni de prétexte ostensible : il aima mieux essayer de se débarrasser de son rival par des voies détournées et par la ruse. Il mande donc auprès de lui ceux de ses courriers sur lesquels il croit pouvoir le plus compter, et leur donne des ordres cachés : ils devaient, une fois parvenus auprès d'Albinus, lui remettre d'abord leurs dépêches, le prier ensuite de se retirer quelque temps à l'écart avec eux, pour écouter les nouvelles secrètes dont ils étaient porteurs; et, s'il y consentait, profiter de l'éloignement de ses gardes pour l'assaillir et le percer de coups. Sévère leur donna en outre du poison, pour s'en servir dans le cas où ils parviendraient à engager quelques-uns des cuisiniers ou des échansons. d'AIbinus de le faire prendre à leur maître; car le premier projet pouvait ne pas réussir. Les amis d'AIbinus étaient en effet sur leurs gardes, et ils ne cessaient de conseiller à ce prince de se méfier de Sévère et de se prémunir contre sa perfidie : il devait cette réputation à sa conduite envers les généraux de Niger. Après les avoir entraînés, par les prières de leurs propres fils (comme nous l'avons dit plus haut), à trahir la cause de Niger; après avoir usé de leurs secours et réussi, grâce à eux, dans son entreprise, il les fit périr, eux et leurs enfants. Sa mauvaise foi était donc manifeste à tous les yeux. Aussi Albinus avait-il doublé les gardes de sa personne, et il ne laissait point parvenir auprès de lui aucun des envoyés de Sévère, avant qu'on leur eût fait déposer leur épée et qu'on se fût assuré qu'ils n'avaient point d'armes cachées dans leur sein. XVII. Cependant des courriers impériaux arrivent d'Orient; ils remettent publiquement leurs dépêches à Albinus, et le prient ensuite de s'éloigner avec eux pour entendre quelques communications secrètes. Albinus soupçonne un crime; il fait arrêter ces messagers, les fait mettre, chacun séparément, à la question, apprend de leur bouche tout le complot, les livre au supplice, regarde, dès ce moment, Sévère comme ennemi et se prépare à la guerre ouvertement. [3,6] Ces nouvelles parviennent à Sévère. Ce général, d'une extrême violence et incapable de maîtriser son ressentiment, ne garde plus de mesure; il convoque ses troupes et leur tient ce discours : XVIII. « Je ne pense pas qu'aucun de vous trouve dans ma conduite passée quelque motif de me taxer de légèreté ; je ne pense pas que vous m'accusiez de trahison et d'ingratitude envers un homme que je croyais mon ami. J'ai tout fait pour lui, puisque je l'ai associé à mon empire, déjà affermi par mes succès ; puisque j'ai partagé avec lui un bien qu'on partage à peine avec un frère. J'ai consenti à lui donner la moitié de ce trône que vous aviez offert à moi seul ; et pour prix de tant de bienfaits, c'est en ennemi que veut me traiter Albinus. II rassemble contre moi des armes, des soldats; il méprise votre valeur; il viole la fidélité qu'il m'a promise; dans son insatiable ambition, il espère conquérir, pour lui seul, et au péril de sa vie, cette couronne qu'il pouvait posséder avec moi sans trouble et sans dangers. Il outrage les dieux, au nom desquels il a juré; il n'a point de ménagement, soldats, pour ces glorieuses fatigues que vous avez supportées pour nous avec tant d'éclat et de courage; car ne jouissait-il pas, comme moi, du fruit de vos victoires? S'il avait su garder ses serments, il eût conservé quelque chose de plus précieux que cet empire que vous aviez partagé entre nous : il eût conservé l'honneur. Mais s'il y a de l'injustice à jouer le rôle d'agresseur, il y aurait de la lâcheté à ne point se venger des injures qu'on a reçues. Quand nous avons marché contre Niger, c'était la nécessité, plutôt que de véritables sujets de plainte, qui nous portait à cette guerre. Niger avait-il mérité ma haine en voulant m'enlever un trône qui m'appartint? Non, le trône était vacant, à l'abandon, et chacun de nous se le disputait avec une égale ardeur. Mais Albinus a rompu le traité, les serments qui nous unissaient. Après avoir obtenu de moi ce qu'un fils seul pourrait espérer de son père, c'est la haine, et non son amitié qu'il me donne; il veut que je sois son ennemi! Je le serai. Autant il a reçu de moi de bienfaits, autant je l'ai comblé jusqu'ici de gloire et d'honneurs; autant je veux aujourd'hui le couvrir d'opprobre, et prouver, en l'écrasant, qu'il est aussi faible que perfide. Non , soldats, sa petite armée d'insulaires ne pourra vous résister. Seuls, sans autre auxiliaire que votre courage et votre ardeur, vous avez triomphé dans vingt batailles; vous avez soumis tout l'Orient : pourquoi, maintenant que tant de troupes sont venues se joindre à vous, et que vous formez presque toute l'armée romaine, ne vaincriez-vous pas sans peine une poignée d'hommes, conduits par un chef sans expérience et amolli par la débauche? Qui de vous ignore sa vie voluptueuse et efféminée? Il est plus digne, vous le savez, de commander à une troupe de danseurs qu'à des légions. Marchons donc contre ce traître avec notre bravoure et notre impétuosité habituelles! Marchons, soutenus par la protection des dieux que son parjure a outragés, et par le souvenir de ces innombrables trophées, qu'il a méprisés dans son audace ! » XIX. Aussitôt que Sévère eut ainsi parlé, l'armée entière déclara Albinus ennemi de Rome. Les soldats poussent des acclamations en l'honneur de leur général ; ils témoignent par leurs cris la plus vive impatience; leur confiance redouble l'ardeur et les espérances de Sévère. Après leur avoir distribué de fortes sommes, il se met en marche. Auparavant, il avait envoyé des troupes assiéger Byzance ; cette ville, où s'étaient réfugiés les généraux de Niger, ne lui avait pas encore ouvert ses murs. Elle fut prise plus tard par famine; la ville entière fut détruite; on renversa ses théâtres, ses bains publics et tous les édifices qui l'embellissaient : cette superbe capitale, devenue un faible bourg, perdit encore sa liberté, et fut donnée aux Périnthiens, de même qu'Antioche se vit livrée aux habitants de Laodicée. Sévère consacra en outre de fortes sommes à relever les villes qu'avaient dévastées les soldats de Niger. Cependant il s'avançait avec une extrême rapidité, ne prenant aucun repos, ne s'arrêtant pas même les jours de fête, bravant également des froids excessifs et les chaleurs les plus fortes. On le voyait franchir tête nue les plus hautes montagnes, au milieu des glaces amoncelées, de la pluie et des neiges, inspirant aux soldats, par son exemple, l'activité et le courage. Aussi faisaient-ils tous leur devoir, non par crainte ni par nécessité, mais par un noble désir d'imiter leur empereur et de rivaliser avec lui. XX. Sévère avait aussi envoyé une armée occuper les défilés des Alpes, et fermer l'accès de l'Italie. [3,7] Quand on apprit à Albinus la marche de son compétiteur et sa prochaine arrivée, cette nouvelle, qui le surprit au milieu de l'indolence et des plaisirs, le jeta dans le plus grand trouble. Il passa de la Bretagne dans les Gaules, prit position avec son armée, et envoya des courriers aux gouverneurs de toutes les provinces voisines, pour leur ordonner de lui faire parvenir de l'argent et des vivres. Quelques-uns eurent le malheur de lui obéir : ils en furent punis plus tard ; ceux qui n'eurent pas égard à ses ordres se trouvèrent bien d'une conduite moins prudente cependant qu'heureuse, car ce fut l'événement qui décida du bon et du mauvais parti. XXI. L'armée de Sévère entra enfin dans les Gaules ; il y eut quelques engagements de part et d'autre ; mais ce fut près de Lyon, grande et riche cité, qu'on en vint à une affaire décisive. Albinus s'était enfermé dans cette ville après avoir envoyé son armée au combat. La bataille fut sanglante, le succès fut longtemps douteux : les Bretons ne le cèdent en rien aux peuples d'Illyrie pour le courage et la férocité : le combat devait donc être opiniâtre et acharné entre deux armées également fortes et belliqueuses. Selon le récit de plusieurs historiens sans flatterie, les troupes de l'armée d'Albinus opposées à l'aile que commandait Sévère en personne eurent un avantage si marqué, que ce prince prit la fuite, et, étant tombé de cheval, se dépouilla, pour n'être point reconnu, de la chlamyde impériale. XXII. Les Bretons s'étaient mis à la poursuite des fuyards et poussaient déjà le cri de victoire, quand Laetus, un des généraux de Sévère, tomba tout à coup sur eux avec des troupes fraîches; on accusa ce général d'avoir attendu l'événement, et d'avoir à dessein différé de prendre part au combat : on dit qu'ambitieux de l'empire, il gardait, pour s'en servir à propos, les troupes qu'il avait sous ses ordres; et en effet, on ne le vit se mettre on mouvement, que lorsqu'il crut que Sévère avait péri. La suite des événements confirma ces soupçons : quand tous les efforts de Sévère furent couronnés d'un plein succès, quand ce prince se vit paisible possesseur du trône, il récompensa magnifiquement tous ses généraux, mais, se ressouvenant probablement de la trahison de Laetus, il le condamna à mort. Reprenons notre récit sans anticiper sur l'avenir. L'arrivée de Laetus avec son corps d'armée rallia les fuyards ; les soldats de Sévère replacèrent ce prince sur son cheval, et le couvrirent de son manteau. Les troupes d'Albinus, attaquées tout à coup par des troupes qui n'avaient pas encore donné , et au moment où la certitude de la victoire avait mis le désordre dans leurs rangs, plièrent après une courte résistance. L'ennemi victorieux en fit un grand carnage, et les poursuivit jusqu'à Lyon. Les écrivains du temps ne s'accordent point sur le nombre de soldats qui furent tués ou pris de part et d'autre. XXIII. Les troupes de Sévère pénètrent dans Lyon, pillent et incendient cette ville, s'emparent d'Albinus, lui coupent la tête et l'apportent à leur général. Elles dressent ensuite deux trophées, l'un à l'orient, l'autre au nord, emblème de leur double victoire. Il nous semble que rien ne peut se comparer aux campagnes de Sévère, ni pour la force des armées, ni pour le nombre de nations en mouvement, ni pour la multiplicité des combats, ni pour la longueur et la rapidité des marches. Sans doute les guerres civiles de César contre Pompée, d'Auguste contre les enfants de ce dernier et contre Antoine, furent sanglantes; sans doute Marius et Sylla ont fait de grandes choses dans le cours de leurs guerres intestines et extérieures; mais qu'un seul homme soit parvenu à détruire trois compétiteurs, déjà maîtres de l'empire; qu'il ait été renverser le premier jusque dans son palais de Rome, après avoir triomphé, sans verser de sang, des prétoriens qui le gardaient ; qu'il ait ensuite vaincu par sa valeur deux nouveaux ennemis, dont l'un, maître de tout l'Orient, avait été désigné empereur par les Romains mêmes, et dont l'autre était revêtu du nom et de l'autorité des Césars : c'est une gloire dont il n'est point facile de trouver dans l'histoire un second exemple. Albinus ne jouit donc que peu de temps des dangereux honneurs de la royauté. [3,8] XXIV. Sévère tourna sa fureur contre les amis que ce sénateur avait à Rome. Il envoya dans cette capitale la tête d'Albinus, qu'il fit exposer sur la place publique au bout d'un poteau, et il termina par ces mots la lettre qu'il adressa au peuple pour lui annoncer sa victoire : « J'ai envoyé à Rome la tête de mon ennemi, et j'ai ordonné qu'on l'exposât à tous les yeux, pour apprendre au peuple romain jusqu'où va ma colère contre ceux qui m'offensent, et jusqu'où ira mon ressentiment contre les partisans d'Albinus. » Après avoir réglé les affaires de la Bretagne, divisé cette contrée en deux gouvernements, organisé avec soin celui des Gaules, et privé de leurs biens et de la vie tous ceux qui dans ces deux provinces avaient été attachés à Albinus, soit par inclination, soit par nécessité, il se dirigea vers Rome, traînant après lui toute son armée pour inspirer plus de terreur. XXV. Il fit cette marche avec sa vitesse accoutumée, qu'augmentait encore son ressentiment pour les amis d'Albinus qui se trouvaient à Rome, et il entra bientôt dans la capitale. Le peuple, accouru au-devant de lui avec des branches de laurier, poussa de vives acclamations et lui fit un brillant accueil. Les sénateurs le complimentèrent. Tous tremblaient néanmoins : ils savaient que Sévère, implacable dans ses haines, et se livrant sous les plus légers prétextes à des actes de violence, ne les épargnerait point dans une circonstance où il semblait avoir des motifs suffisants de plainte. L'empereur entra dans le temple de Jupiter, et après les sacrifices accoutumés, se retira dans son palais. Il fit de grandes largesses au peuple en l'honneur de sa victoire, et distribua de fortes sommes aux soldats, dont il augmenta les privilèges. Le premier, il leur fit donner plus de blé, leur permit de porter au doigt un anneau d'or et de demeurer avec leurs femmes. Toutes ces concessions, contraires à la discipline, ne pouvaient que nuire au courage et à l'activité des troupes. Sévère fut donc le premier qui détruisit cette vigueur, cette tempérance, cette aptitude aux fatigues, cette discipline et cette docilité qui distinguaient le soldat romain; il le rendit cupide et efféminé. XXVI. Après ces dispositions diverses, il vint au sénat, monta sur le siège impérial, et s'emporta violemment contre les amis d'Albinus; il produisit contre les uns des lettres secrètes qu'il avait trouvées dans les papiers de ce général, accusa les autres de lui avoir fait des présents trop considérables. Il reprochait à tous un crime différent : « Ceux-ci, qui s'étaient trouvés en Orient, avaient servi Niger; ceux-là étaient coupables d'avoir seulement connu Albinus. Il sut ainsi se défaire des plus puissants sénateurs, et de tous les gouverneurs de provinces distingués par leur naissance ou par leur fortune. C'était en apparence le ressentiment, mais en réalité son insatiable avarice qui le portait à ces violences : jamais empereur, en effet, ne poussa si loin la soif de l'or; et s'il se montra l'égal des plus grands capitaines par sa fermeté, sa patience dans les fatigues, son habileté dans le commandement, il se dégrada, en retour, par une cupidité qui, pour se satisfaire, ne reculait ni devant le sang, ni devant aucune espèce d'excès. Aussi, ne régnant que par la crainte et non par l'amour, il s'efforçait de se rendre populaire : il donnait sans cesse au peuple de magnifiques spectacles et des jeux où l'on tuait souvent jusqu'à cent animaux, tant de nos climats que des régions barbares. Il distribuait l'argent en abondance. Il fit concourir publiquement des musiciens et d'habiles athlètes, qu'il envoyait chercher au loin. Nous vîmes aussi, sous ce règne, des jeux de toute espèce sur tous les théâtres à la fois, des sacrifices et des cérémonies nocturnes, à l'imitation des mystères de Cérès. Ces fêtes étaient les Jeux séculaires, qu'on n'avait pas, disait-on, célébrés depuis un siècle. Des hérauts parcoururent la capitale et toute l'Italie pour inviter tous les habitants à assister à un spectacle qu'ils n'avaient jamais vu et qu'ils ne devaient point revoir. C'était faire entendre qu'entre la célébration de ces solennités s'écoule un espace de temps que la vie humaine ne peut remplir. [3,9] XXVII. Sévère prolongea quelque temps son séjour, et après avoir associé à l'empire et nommé Césars ses deux fils, las de n'avoir encore vaincu que des armées romaines (triste victoire pour laquelle il eût rougi de réclamer les honneurs du triomphe), il désira une gloire moins funeste et voulut élever chez les Barbares de plus glorieux trophées. Trouvant un prétexte de guerre dans l'alliance qu'avait formée avec Niger Barsémius, roi des Atréniens, il marche contre l'Orient. Arrivé dans ces contrées, il voulut, par occasion, faire une incursion en Arménie; mais le roi de ce pays le prévint en lui envoyant de l'or, de riches présents, des otages, en lui demandant son alliance et son amitié. Content de ces marques de soumission, Sévère continua sa marche vers le pays des Atréniens. Augarus, roi des Osroëniens, accourut à son passage, lui livra ses enfants comme gages de sa fidélité, et lui amena un secours considérable d'archers. XXVIII. Sévère traversa la Mésopotamie, le pays des Adiabéniens, et parcourut l'Arabie Heureuse, contrée qui doit son nom à ces herbes odoriférantes, d'où nous tirons nos aromates et tous nos parfums. Il dévasta un grand nombre de villages et de villes, ravagea les campagnes et, pénétrant enfin chez les Atréniens, mit le siége devant Atra, leur capitale. Cette ville, située sur le sommet d'une montagne très élevée, entourée d'une haute et forte muraille, avait une nombreuse garnison d'archers. L'armée de Sévère en poussa le siége avec la plus grande vigueur; on battit les murs par des machines de toute espèce; on n'oublia aucun des moyens d'attaque. Mais les Atréniens résistaient avec vaillance; les flèches et les pierres qu'ils lançaient du haut de leurs remparts portaient la mort chez les soldats romains; ils leur jetaient aussi des vases de terre, remplis d'insectes ailés et venimeux qui, s'attachant à leurs yeux et aux parties découvertes de leur corps, les blessaient de piqûres mortelles. Les maladies produites par l'insupportable chaleur d'un climat embrasé en firent aussi périr un grand nombre, et furent plus funestes aux assiégeants que le for de l'ennemi. XXIX. Sévère, voyant que son armée se détruisait peu à peu, que le siége n'en avançait pas davantage, et qu'il y avait plutôt à perdre qu'à gagner en le continuant, résolut de le lever, pour ne point voir son armée périr tout entière. Les soldats romains s'éloignèrent, inconsolables de n'avoir point réussi. Habitués à de continuels succès, pour eux c'était être vaincus que de ne point vaincre. Mais la fortune n'abandonnait point leur général, et elle leur apporta des consolations. Sévère ne quitta point l'Orient avec la honte d'une campagne inutile; il fit plus même qu'il n'avait espéré. La flotte nombreuse sur laquelle s'était embarquée l'armée faisait voile pour l'Italie; mais elle fut jetée par les vents contraires sur les côtes du royaume des Parthes, à peu de journées de Ctésiphonte, leur capitale, résidence du roi. Ce prince y vivait dans une paix profonde, se voyant tout à fait étranger à la lutte engagée entre Sévère et les Atréniens, et ne prenant de cette guerre aucun ombrage. XXX. Mais l'armée romaine, poussée malgré elle et par la tempête sur ces rivages, y fit une descente, ravagea la campagne, enleva les troupeaux, mit sur sa route le feu à tous les villages, et s'avança peu à peu jusqu'à Ctésiphonte, où était le grand roi Artabane. Les Romains, prenant les barbares à l'improviste, massacrent des hommes sans défense, saccagent les villes, et font esclaves les enfants et les femmes; ils pillent le trésor du roi, qui s'était sauvé avec quelques cavaliers, et ne s'en retournent qu'après s'être emparés de tous les diamants et de toutes les richesses du roi fugitif. Ainsi Sévère dut au hasard la gloire de triompher des Parthes. XXXI. Dans l'enivrement de ce succès, il écrivit au sénat et au peuple, leur annonçant ses victoires avec emphase; il les fit même représenter sur des tableaux qui furent exposés publiquement. Le sénat lui décerna les plus grands honneurs, et le décora du surnom des peuples qu'il avait vaincus. [3,10] Ayant ainsi terminé sa campagne d'Orient, il prit le chemin de Rome avec ses deux fils, qui entraient déjà dans l'adolescence. XXXII. Sur son passage, il mit l'ordre dans les provinces dont les affaires avaient besoin d'être réglées, passa en revue les armées de Mysie et de Pannonie, et fit enfin dans Rome une entrée triomphale, au milieu de toutes les acclamations du peuple et des cérémonies les plus pompeuses. Il y eut des sacrifices, des spectacles et des jeux qui attirèrent un concours immense ; l'empereur distribua au peuple des sommes considérables. Après toutes ces fêtes, il resta à Rome, où il passa plusieurs années, rendant assidûment la justice, s'occupant des affaires de l'État et donnant le plus grand soin à l'éducation de ses enfants. XXXIII. Mais le bon naturel de ces jeunes princes se corrompait par la vie molle et voluptueuse de Rome : ils se livraient avec excès au goût des spectacles ; ils aimaient avec passion l'exercice des chars et la danse. En outre, ces deux frères nourrissaient entre eux une haine qui s'était manifestée dès leurs premiers ans. Soit qu'alors ils fissent lutter des cailles et des coqs, soit qu'ils figurassent dans ces combats simulés qui sont un des jeux de l'enfance, ils prenaient toujours un parti différent : ils montrèrent les mêmes sentiments dans les jeux du cirque et pour le choix de leurs plaisirs. Souvent opposés l'un à l'autre, ils étaient toujours séparés et n'avaient aucun goût commun : ce qui plaisait à l'un déplaisait nécessairement à l'autre. Ils étaient assiégés de courtisans, de favoris officieux qui flattaient les passions de leur âge et entretenaient leur animosité mutuelle. Sévère, qui les observait, fit tous ses efforts pour les rapprocher et leur faire changer de conduite. XXXIV. Il maria son fils aîné: ce jeune prince se nommait Bassien avant que son père fût empereur ; mais Sévère, lors de son avènement au trône, l'avait fait appeler Antonin, en mémoire d'Antonin le Pieux. Espérant que le mariage changerait son caractère, il lui donna pour épouse la fille de Plautien, chef des cohortes prétoriennes. Ce Plautien avait vécu très obscur dans sa jeunesse ; on dit même qu'il avait été banni, comme convaincu de complot et de plusieurs crimes. Il était Africain, comme Sévère, et son parent, selon quelques historiens. D'autres prétendent qu'il dut son élévation à la passion infâme qu'avait conçue pour lui l'empereur. Quoi qu'il en soit, Sévère le fit passer de la condition la plus humble au plus haut pouvoir, et l'enrichit des dépouilles qu'il arrachait alors à ses nombreuses victimes. Il aurait partagé l'empire avec Sévère, qu'il n'aurait pas joui d'une autorité plus grande. Mais il en abusait : sa vie était une suite de cruautés et de violences, et aucun des tyrans de cette époque n'inspira plus de terreur. Tel était l'homme dont l'empereur unit la maison à la sienne. XXXV. Mais Antonin, mécontent de ce mariage, qu'il n'avait conclu que par nécessité, avait de l'éloignement pour son beau-père et pour sa femme : il ne partageait avec elle ni son lit, ni même sa maison. En un mot, il la détestait, et la menaçait chaque jour de la faire périr, elle et son père, dès qu'il serait seul maître de l'empire. La jeune princesse allait tout rapporter à Plautien, et l'exaspérait par ses justes plaintes. [3,11] Plautien, voyant que Sévère était vieux et toujours malade, connaissant l'audace et la violence du jeune Antonin et redoutant ses menaces, aima mieux par un coup de désespoir en prévenir l'effet que l'attendre. D'autres motifs d'ailleurs nourrissaient son ambition et lui faisaient désirer l'empire. Jamais la fortune d'un particulier n'avait égalé la sienne; il pouvait disposer des troupes, et se voyait révéré de la multitude, qu'éblouissait la pompe qu'il déployait en public. Compté parmi les consuls en second, il portait le laticlave, avait une épée à son côté et d'autres marques d'une haute distinction, qui n'étaient accordées qu'à lui seul. Sa démarche était arrogante et terrible ; personne n'osait l'aborder ; tout le monde au contraire se retirait devant lui; il était précédé d'esclaves qui enjoignaient aux passants de ne point l'approcher, de ne point même le regarder, mais de s'écarter et de détourner la tête. XXXVI. Sévère, instruit de cette conduite, était bien loin de l'approuver ; Plautien commença à lui devenir incommode et odieux ; il lui retrancha une partie de sa puissance, et l'engagea à mettre plus de mesure dans ses actions. C'était trop pour Plautien : il voulut renverser l'empereur; il conspira. XXXVII. Il avait sous lui un tribun, nommé Saturnin, qui lui témoignait une vénération toute particulière : quoique tout le monde en usât ainsi auprès du favori, cet officier avait trouvé moyen de se distinguer par des flatteries plus empressées. Sûr de sa fidélité, de sa discrétion, et croyant que seul il pouvait exécuter son dessein, il le fait venir un soir auprès de lui, et lui parle sans témoin : « Il s'offre une occasion brillante, lui dit-il, de me prouver que les témoignages de ton affection et de ton zèle ne sont point trompeurs, comme à moi de te récompenser selon tes services et ma reconnaissance. Je te laisse l'option de devenir ce que tu me vois être aujourd'hui, et de succéder à mon pouvoir, ou de périr à l'instant, si tu refuses de m'obéir. Ne te laisse point effrayer par la grandeur de l'entreprise, ni troubler par le nom de l'empereur. Ta charge te donne entrée dans la chambre de Sévère et d'Antonin; cette nuit, tu es de garde au palais, tu ne trouveras donc point d'obstacle dans l'exécution. N'attends point que je donne à ton zèle des ordres plus précis. Va sur-le-champ au palais; entre chez les princes, sous prétexte d'avoir à leur faire de ma part une communication secrète et urgente. Sois sans crainte; tu viendras facilement à bout d'un vieillard et d'un enfant. Tu auras partagé mon péril, tu partageras aussi tout le fruit de mon succès. » XXXVIII. Le tribun fut frappé de ces paroles, mais il resta maître de lui et garda toute sa présence d'esprit. C'était un Syrien ; et l'on connaît le discernement et la pénétration des Orientaux. Voyant l'aveugle fureur de Plautien, et connaissant sa puissance, il se garde bien de s'attirer la mort par un refus; il feint au contraire le plus vif empressement, la plus grande joie, se prosterne devant Plautien, qu'il salue du nom d'empereur, mais lui demande par écrit l'ordre d'assassiner les deux princes. Les empereurs ont en effet l'habitude, lorsqu'ils envoient tuer un homme qui n'a pas été jugé, de donner à celui qu'ils chargent de l'exécution un ordre qui mette à couvert sa responsabilité. Plautien, aveuglé par la passion, remet l'écrit demandé et ne se sépare pas du tribun sans lui recommander de l'envoyer prévenir dès que le crime sera accompli, et avant que le bruit s'en répande; il voulait s'être montré au palais avant qu'on sût dans Rome qu'il était maître de l'empire. [3,12] Le tribun promet tout et part; il se rend au palais, qu'il parcourt, selon sa coutume, sans aucun obstacle. Mais il réfléchit à la difficulté de tuer deux princes qui habitent des appartements séparés; il prend son parti, s'arrête à l'entrée de la chambre de Sévère, appelle les officiers de service, leur dit qu'il veut parler à l'empereur, qu'il y va de la vie du prince. On avertit Sévère, qui fait introduire le tribun. Il s'écrie en entrant : « Si j'exécutais, ô mon maître, les ordres de celui qui m'envoie, je serais votre meurtrier, votre bourreau; mais je n'écoute que l'impulsion de mon coeur, je viens vous défendre et vous sauver. Plautien conspire contre vous ; il m'a ordonné de vous égorger, vous et votre fils; il ne m'a pas seulement donné un ordre verbal, mais cet écrit répond de mes paroles. Je lui ai promis d'obéir craignant, sur mon refus, qu'il ne fit exécuter son crime par un autre ; mais je me suis hâté de venir tout vous révéler. » XXXIX. En disant ces mots, il versait des larmes. Sévère, cependant, était loin d'ajouter foi à ce discours; la passion qu'il avait eue pour Plautien n'était pas éteinte : il crut voir dans cette dénonciation quelque trame coupable; il pensa que son fils Antonin, par haine pour son épouse et pour Plautien, avait eu recours, pour le perdre, à une délation calomnieuse. Il fait venir Antonin, et lui reproche de former de pareilles machinations contre un homme qui lui est uni par les liens de l'amitié et par ceux du sang. Antonin proteste de son innocence; il affirme qu'il ne sait rien de cette affaire, et, lisant l'écrit présenté par le tribun qui en appelle à sa justice, il l'encourage, il l'exhorte à soutenir son accusation. Le tribun, sentant toute l'étendue de son danger, redoutant l'ancienne affection de Sévère pour Plautien, et certain de périr, s'il ne prouve pas victorieusement le complot, dit à l'empereur : « Puisque cet écrit ne vous paraît pas une preuve assez forte, un indice assez manifeste, permettez-moi de sortir un instant du palais pour envoyer un homme sûr prévenir Plautien que le coup est porté. Il accourra, croyant trouver le palais sans maître; il ne tiendra qu'à vous alors de connaître la vérité. Mais ordonnez que l'on garde ici le silence le plus profond; car une indiscrétion pourrait renverser tous nos projets. » XL. Aussitôt il va charger une personne qui lui est dévouée d'avertir Plautien « qu'il vienne au plus vite, que les deux princes sont morts, que sa présence au palais est nécessaire, avant que l'événement se répande parmi le peuple; qu'une fois mis en possession du siége de l'empire, une fois empereur de fait, tout le monde lui obéira de gré ou de force. » La soirée était déjà avancée quand Plautien reçut cette nouvelle. Transporté de confiance et d'espoir, il monte sur son char, après avoir toutefois placé une cuirasse sous ses vêtements, dans la crainte de quelque danger, et vole au palais, accompagné seulement de quelques personnes qui s'étaient trouvées présentes, et qui pensèrent que l'empereur l'avait appelé pour une affaire d'une grande urgence. XLI. Il arrive, il entre au palais au milieu des gardes, qui ignorent ce qui se passe. Le tribun court au-devant de lui, et pour mieux le tromper, le salue empereur, lui prend la main avec tous les signes d'une vive amitié, et le conduit dans la chambre de Sévère, où il allait lui montrer, disait-il, le cadavre des deux princes. Mais Sévère y avait placé déjà des soldats de sa garde, qui devaient saisir le coupable. Plautien se précipite plein d'espoir. Quelle est sa surprise? Il voit les deux empereurs debout, et les soldats qui l'entourent et qui l'arrêtent. Stupéfait de sa position, il a recours aux prières ; il prend le ciel à témoin de son innocence : « Tout est faux, tout est controuvé ; on a inventé, pour le perdre, une fable odieuse. » Sévère lui reproche avec amertume tous les bienfaits, tous les honneurs dont il l'a comblé; Plautien, de son côté, rappelle à l'empereur toutes les marques de fidélité et d'amour qu'il n'a cessé de lui donner. Sévère commençait à croire à ses protestations, lorsque la robe de Plautien laissa voir en s'écartant la cuirasse qu'elle devait cacher. XLII. A cette vue, le fougueux Antonin, incapable de maîtriser sa fureur et sa haine, s'écrie : « Répondras-tu au moins aux deux questions que je vais te faire? Pourquoi venir le soir trouver les empereurs sans leur ordre? et surtout pourquoi cette cuirasse? Prend-on des armes pour aller à un souper ? » A ces mots, il ordonne au tribun et aux gardes de le frapper de leurs épées, comme un ennemi de l'empire. Ils obéissent sur-le-champ aux ordres du jeune prince, tuent Plautien, et jettent son corps devant le palais, sur la place, pour l'exposer aux regards de la multitude et aux insultes de ses ennemis. Ainsi finit Plautien, qui avait couronné par la trahison une vie livrée à des passions insatiables. [3,13] XLIII. Averti par le danger qu'il avait couru, Sévère partagea entre deux officiers le commandement des cohortes prétoriennes, et depuis ce jour passa la plus grande partie de son temps dans ses maisons de campagne aux environs de Rome et sur les côtes de la Campanie. Il y rendait la justice et s'y occupait des affaires publiques. Il laissait à Rome ses fils, dont l'éducation occupait toutes ses pensées; mais il les voyait avec peine se livrer au goût des spectacles avec une ardeur peu convenable à leur rang. En outre, la rivalité qui existait dans leurs plaisirs, leurs goûts toujours divers, toujours opposés, nourrissaient entre eux un éloignement mutuel et attisaient le feu de leur haine et de leur animosité. Antonin surtout, qui se voyait délivré de Plautien, était d'un orgueil insupportable; la crainte seule l'empêchait de se porter ouvertement à des actes de violence; et il tâchait par mille moyens secrets de se défaire d'une femme qu'il haïssait, comme il avait détesté son père. Mais Sévère la fit partir pour la Sicile avec son frère, et leur assigna un revenu suffisant pour y vivre d'une manière brillante. C'est ainsi qu'Auguste en avait usé envers les enfants d'Antoine, son ennemi. XLIV. L'empereur faisait de continuels efforts pour ramener ses fils à l'amitié, les exhorter à l'union et à la concorde. Il leur rappelait les anciennes fables et les tragédies grecques, pour leur faire remarquer que la discorde entre frères avait souvent causé la chute des trônes. Il leur disait que son trésor était immense, que tous les temples étaient remplis de ses richesses, qu'il n'y avait point d'homme assez puissant ni assez riche pour leur porter aucun ombrage, puisque par leurs largesses ils pouvaient s'assurer l'attachement des soldats : « les cohortes prétoriennes étaient quatre fois plus nombreuses qu'auparavant; hors de la ville campait une armée considérable; enfin aucune puissance étrangère n'était capable de leur résister, ni de soutenir avec eux la comparaison, soit pour le nombre et la beauté des troupes, soit pour les ressources pécuniaires. » « Mais, ajoutait-il, tous ces avantages deviendront nuls, si vous continuez à vous haïr, à vous faire une guerre intestine. » Il ne se passait pas de jour qu'il n'essayât de les ramener par de tels discours, employant tour à tour, pour les réconcilier, le reproche ou la prière. XLV. Mais, loin d'avoir égard à ses paroles, ils ne connaissaient plus de frein, et leur haine devenait plus violente de jour en jour. Brûlant de tout le feu de la jeunesse, élevés dans la licence du pouvoir suprême et toujours altérés de nouveaux plaisirs, ils avaient en outre des flatteurs qui entretenaient leur division. Ces hommes vils ne se contentaient point d'être les ministres de leurs passions et de leurs débauches, mais ils cherchaient sans cesse de nouveaux moyens de plaire à celui qu'ils servaient, en offensant son frère. Sévère en convainquit plusieurs de ces manoeuvres, et les punit de mort. [3,14] XLVI. Pendant que Sévère voyait avec indignation la conduite de ses fils et leurs goûts pour de frivoles plaisirs, il reçut une dépêche du gouvernement de la Bretagne, qui lui annonçait que les Barbares s'étaient soulevés, et que dans leurs incursions ils pillaient et dévastaient tout le pays. Le gouverneur demandait un secours de troupes, ou même la présence de l'empereur. Sévère reçut cette nouvelle avec plaisir : il aimait avec passion la gloire; après avoir obtenu dans l'Orient et dans le Nord des victoires éclatantes et de glorieux surnoms, il désirait pouvoir élever de nouveaux trophées jusque chez les Bretons. Il voulait en outre éloigner de Rome ses fils, pour les habituer, loin du luxe et des plaisirs de la capitale, à la vie sobre et pénible des camps. Il décréta donc une expédition contre la Bretagne, et voulut la diriger, malgré son grand âge et la goutte qui le tourmentait. Mais il avait encore plus de fermeté d'âme qu'aucun des plus jeunes Romains. Il se mit en route, se faisant presque toujours porter en litière, pressant sa marche et s'arrêtant le moins possible. Ses fils l'accompagnaient : il traversa l'Océan et débarqua en Bretagne, avant qu'on y sût son départ, ou qu'à Rome on pût espérer son arrivée. Il rassembla de toutes parts des troupes, forma une armée nombreuse et se prépara vigoureusement à la guerre. XLVII. Mais les Bretons furent effrayés de l'arrivée soudaine de l'empereur ; et dès qu'ils apprirent qu'il réunissait contre eux des forces considérables, ils lui envoyèrent des députés pour traiter de la paix, et offrirent des dédommagements pour les hostilités qu'ils avaient commises. Mais Sévère gagna du temps : il ne voulait point retourner à Rome sans avoir combattu, et désirait plus que jamais gagner en Bretagne un nouveau triomphe et un nouveau nom ; il renvoya donc les députés sans rien conclure, et acheva ses préparatifs. Il eut soin surtout de faire construire des ponts sur les marais, pour que ses soldats pussent les traverser facilement et avec sûreté, et combattre de pied ferme sur un terrain solide. La plus grande partie de la Bretagne est en effet couverte de marais formés par les inondations périodiques de l'Océan. Les Barbares les traversent à la nage, ou ils marchent ayant de l'eau jusqu'à la ceinture. Presque entièrement nus, ils s'inquiètent peu de l'eau et de la fange. Ils n'ont point de vêtements, mais des colliers de fer et des ceintures de même métal autour des reins. Le fer est pour eux une parure et un signe de richesse, comme l'or chez tous les autres Barbares. Ils se dessinent sur le corps différentes figures d'animaux, et c'est pour les faire voir qu'ils restent nus. Ils sont belliqueux et sanguinaires; ils ont pour armes un petit bouclier, une lance et une épée suspendue à leur ceinture. Ils ne se servent ni de cuirasse ni de casque, persuadés que cet équipement les gênerait dans le passage de leurs marais. Le ciel de ces contrées est toujours sombre, à cause des épaisses vapeurs qu'exhalent les eaux marécageuses. XLVIII. Instruit de tous ces détails, Sévère prit toutes les mesures capables de favoriser les opérations de son armée et d'entraver l'impétueux élan des Barbares. Quand il crut ses préparatifs suffisants, il laissa son plus jeune fils, nommé Géta, dans la partie de la province soumise aux Romains , pour y rendre la justice et administrer les affaires publiques, avec l'aide de ses plus anciens amis, qu'il lui laissa pour conseillers. Il prit avec lui Antonin, et s'avança contre les Bretons. L'armée romaine passa les fleuves et les retranchements qui servaient de limite aux possessions de l'empire : il y eut aussitôt un grand nombre de combats et d'escarmouches, dans lesquels les Barbares furent toujours mis en déroute; mais ils avaient une retraite facile, ils se cachaient au fond des bois et des marais. La connaissance qu'ils avaient des lieux rendait la guerre pénible aux Romains et la faisait traîner en longueur. [3,15] XLIX. Cependant Sévère, déjà fort âgé, fut attaqué d'une maladie opiniâtre. Il fut obligé de prendre un repos nécessaire, et pressa Antonin de diriger le reste des opérations militaires. Mais celui-ci, se souciant peu de faire la guerre aux Barbares, mit tous ses soins à gagner les soldats, et chercha à les dévouer exclusivement à sa cause. Il employait tous les moyens de s'assurer l'empire à lui seul, en décriant son frère ; il voyait même avec chagrin et impatience que leur père fût longtemps malade et tardât à mourir. Il pressait ses médecins et ses officiers de recourir dans le traitement à quelque poison pour l'en délivrer plus tôt. Sévère mourut enfin, de chagrin plutôt que de maladie, après avoir acquis comme guerrier plus de gloire qu'aucun des empereurs. Jamais prince, en effet, ne remporta plus de victoires, soit dans des guerres civiles, soit dans des guerres extérieures. Après un règne de dix-huit ans, il mourut laissant à ses jeunes fils un trône assuré, d'immenses richesses, et une armée invincible. L. Antonin, après la mort de son père, usa d'abord du pouvoir qui lui était transmis, pour faire périr la plupart des personnes attachées à la maison de l'empereur. Il commença par les médecins qui avaient refusé de hâter par le poison la fin de Sévère ; il n'épargna point ses gouverneurs, ni ceux de son frère, qui ne cessaient de lui recommander la concorde; en un mot, il ne laissa vivre aucun de ceux qui avaient été en faveur auprès de Sévère ou qui avaient eu de l'attachement pour ce prince. Il cherchait à engager les généraux par de riches présents et par des promesses à le faire déclarer seul empereur par l'armée. Il n'était point de sourdes menées qu'il ne pratiquât contre son frère. Mais il n'obtint rien des soldats. L'armée n'avait point oublié Sévère ; elle avait vu ces jeunes princes élevés, depuis leur enfance, sur le pied d'une égalité parfaite ; elle avait pour tous deux la même obéissance et le même amour. LI. Voyant l'inutilité de ses tentatives auprès des troupes, Antonin traita avec les Barbares; il leur donna la paix, reçut leurs serments de fidélité, et quitta le sol ennemi pour aller rejoindre son frère et sa mère. Quand ils se trouvèrent réunis, l'impératrice, secondée des Romains les plus distingués par leur rang et des anciens amis de l'empereur, fit de nouveaux efforts pour rétablir la concorde entre ses enfants. Antonin, ne trouvant plus personne qui entrât dans les intérêts de sa passion, céda à la nécessité plutôt qu'à son penchant, et se laissa aller à une réconciliation simulée. Les deux frères convinrent donc de partager également les honneurs du rang suprême; ils voulurent quitter la Bretagne et partirent pour Rome, emportant les restes de leur père. Le corps du prince avait été livré aux flammes, et ses cendres avaient été renfermées avec des parfums dans une urne d'albâtre, que ses fils devaient placer à Rome dans le tombeau des empereurs. Ils se mirent à la tête de l'armée, passèrent l'Océan, et débarquèrent en triomphateurs dans les Gaules. Nous terminons ce livre à la mort de Sévère et à l'avènement de ses deux fils.