[5,0] LIVRE V. [5,1] « Donc, la ville de Delphes se trouvait dans l'état que j'ai dit; quant aux résultats obtenus, je n'en saurais rien dire; la poursuite dans laquelle ils s'engagèrent me fournit, à moi, une bonne occasion de partir; je pris donc les jeunes gens, les conduisis, tels qu'ils étaient, jusqu'à la mer et, en pleine nuit, je les embarquai sur le navire des Phéniciens, au moment précis où ceux-ci allaient lever l'ancre. Il s'en fallait en effet de peu que l'aube ne parût et les Phéniciens ne croyaient pas manquer à leur serment envers moi, car ils n'avaient promis de m'attendre qu'un jour et une nuit. Ils nous accueillirent, à notre arrivée, avec la plus grande joie, et, aussitôt, sortirent du port à la rame; puis, lorsque une brise légère se mit à souffler de la terre, des vagues courtes se levèrent dans notre sillage, comme pour nous sourire; alors, ils s'en remirent aux voiles pour entraîner le navire. Le golfe de Cirrha, le pied du Parnasse, les récifs d'Etolie et de Calydon se succédaient devant le bateau qui volait presquel. puis apparurent les îles que l'on nomme Pointues, et qui le sont en fait, enfin la mer de Zanthe, juste au moment où se couchait le Soleil. Mais pourquoi raconter tout cela en détail, alors que ce n'est point le moment? Pourquoi' sans m'en apercevoir, lancer mon récit sur la mer des événements qui vinrent ensuite? Il faut maintenant interrompre ce discours et prendre quelque peu de sommeil; même si tu m'écoutes très volontiers et si tu luttes très courageusement contre le sommeil, Cnémon, je crois pourtant que, maintenant, tu commences à être accablé par ce récit de mes propres malheurs, que je prolonge si tard dans la nuit; moi-même, d'ailleurs, mon enfant, je suis alourdi par l'âge et le souvenir de ce que j'ai souffert paralyse mon esprit et m'incite à dormir. — Arrête-toi, Père, répondit Cnémon, non que je ne sois pas prêt à t'écouter davantage, car je crois bien que, même si tu continuais à me raconter des histoires pendant plusieurs nuits et encore plus de jours, je ne m'en lasserais pas, tant il est impossible de se rassasier d'un récit aussi séduisant que le tien. Mais, depuis quelque temps déjà, la maison retentit d'un bruit confus, comme d'une foule; cela ne laissait pas de m'inquiéter, mais je me forçais à me taire, entraîné par l'envie que j'avais, chaque fois, d'entendre la suite de ce que tu me disais. — Je n'ai rien entendu, dit Calasiris, probablement parce que l'âge m'a rendu un peu dur d'oreille, car la vieillesse atteint, entre autres, les oreilles, et peut-être aussi parce que j'étais occupé par mon récit; à mon avis, c'est que Nausiclès, le maître de cette maison, vient de rentrer, mais, ô dieux, quel résultat a-t-il bien pu obtenir? — J'ai obtenu tout ce que je désirais », dit Nausicles, se montrant brusquement; « je savais bien, mon très cher Calasiris, que tu te préoccupais de mes affaires, et que tu étais en pensée avec moi dans mon voyage; je m'en suis souvent aperçu à ta façon de te comporter envers moi, et, tout particulièrement aujourd'hui, aux paroles que j'ai surprises en entrant ici; mais quel est cet étranger? — Un Grec, dit Calasiris; le reste, tu le sauras une autre fois; mais toi même, si tu as remporte quelque succès, annonce-le nous au plus vite, pour qui nous puissions participer nous-mêmes à ta joie. — Eh bien, répondit Nausiclès, vous aussi vous apprendrez tout demain; pour l'instant qu'il vous suffise de savoir que j'ai trouvé une Thisbé encore plus belle; maintenant il faut que je me remette de la fatigue du voyage et de tous mes soucis en dormant un peu. » [5,2] Après quoi, il s'en alla immédiatement faire ce qu'il avait dit. Cnémon était resté sans voix en entendant le nom de Thisbé. Dans sa perplexité, il roulait mille pensées, ne sachant que faire, et poussait sans arrêt de profonds soupirs, pendant tout le reste d'une nuit pénible pour lui, si bien que, à la longue, Calasiris lui-même s'en aperçut, malgré le profond sommeil qui s'était emparé de lui. Le vieil homme se souleva, prit appui sur son coude et lui demanda de quoi il souffrait, et pour quelle raison il s'agitait ainsi presque comme s'il avait perdu le sens; puis : « Comment ne serais-je pas fou, répondit Cnémon, lorsque j'entends dire que Thisbé est vivante? — Et quelle est cette Thisbé, dit Calasiris, comment la connais-tu, et pourquoi es-tu aussi ennuyé en entendant dire qu'elle est vivante? » Alors Cnémon : « Tu sauras tout plus tard, lorsque je te raconterai moi-même mes aventures; sache seulement que je l'ai vue morte, de mes propres yeux, et que, chez les Pasteurs, je l'ai ensevelie de mes propres mains. — Dors, lui dit Calasiris; nous ne tarderons pas à être fixés sur ce qu'il en est. — Cela me serait impossible, dit Cnémon, mais, toi, ne bouge pas; quant à moi, je ne saurais vivre si je ne sors d'ici au plus vite et si je ne me renseigne, d'une façon ou d'une autre, sur l'erreur qu'a bien pu commettre Nausicles ou comment il se fait que chez les Egyptiens, sinon ailleurs, les morts ressuscitent. » Calasiris, à ces mots, eut un léger sourire et, aussitôt, se replongea dans le sommeil; Cnémon, lui, sortit de la chambre et eut toutes les mésaventures inévitables lorsque l'on erre, en pleine nuit, sans lumière, à travers une maison inconnue, mais il endura tout, dans sa hâte de se délivrer de la crainte qu'il éprouvait au sujet de Thisbé et du soupçon qu'il avait conçu. Après avoir longtemps tourné en rond, toujours dans les mêmes lieux, en s'imaginant changer d'endroit, finalement, il entendit une femme qui, en secret, se lamentait, pareille au rossignol qui, au printemps, chante sa plainte dans la nuit. Guidé par cette lamentation, il se dirigea vers la chambre où se trouvait la femme et, appliquant l'oreille à l'endroit où se rejoignaient les battants de la porte, il écouta. Et voici la plainte qu'il entendit : « Ah! certes j'ai eu tous les malheurs ! Je pensais avoir échappé à la main des brigands et évité la mort terrible qui m'attendait pour vivre désormais avec mon bien-aimé une vie errante, en un pays étranger, mais, qui, avec lui, eût été délicieuse. Car il n'est rien de pénible qui, avec lui, ne me soit tolérable; mais maintenant, la divinité qui est mon lot depuis ma naissance n'est pas encore rassasiée; après m'avoir, un instant, fait entrevoir le bonheur, elle m'a ensuite déçue. Je pensais avoir échappé à l'esclavage et, de nouveau, je suis esclave; échappé à la prison, et de nouveau je suis enfermée; j'étais prisonnière dans une île et dans les ténèbres; la situation où je suis maintenant est toute pareille, et, à vrai dire, elle est même plus pénible, car je suis séparée de celui qui avait le désir et le pouvoir de me consoler; jusqu'à hier, ma demeure était une caverne de brigand, ma maison un gouffre insondable, et un véritable tombeau. Et pourtant, la présence de celui que j'aime entre tous me rendait tout cela léger. Là-bas, il me pleurait, bien que je fusse vivante, il versait des larmes, me croyant morte, et se désolait, à la pensée que je n'étais plus; mais maintenant je n'ai plus même cela; il est parti, celui qui partageait mes malheurs et qui se chargeait, comme d'un fardeau, de mes souffrances; je suis seule, abandonnée, captive pitoyable, exposée à tous les caprices d'un amer destin, et je ne tolère la vie que dans la mesure où j'espère que mon doux ami est encore vivant. Mais, ô mon âme, où donc es-tu? Quel est le sort qui t'a été réservé? N'es-tu pas, toi aussi, hélas, devenu esclave? ô toi, coeur libre, et qui ne connais aucune loi, que celles de l'amour? Ah! puisses-tu seulement être vivant, et voir un jour ta Thisbé : car c'est le nom que tu me donneras, que tu le veuilles ou non. » [5,3] Cnémon n'eut plus le courage de se contenir, lorsqu'il entendit ces plaintes et n'attendit pas la suite; d'après le début, il croyait qu'il s'agissait de quelqu'un d'autre, mais d'après la fin, il fut persuadé que c'était réellement Thisbé et peu s'en fallut qu'il ne s'effondrât au pied même de la porte. Pourtant il se reprit, à grand'-peine, et, craignant d'être surpris — car c'était deja le second chant du coq — il s'enfuit en courant, d'un pas mal assuré; tantôt ses pieds heurtaient un obstacle, tantôt il butait soudain contre un mur, ailleurs il se cognait la tête soit contre le dessus d'une porte, soit contre des objets qui pendaient du plafond; enfin, après bien des détours, il parvint à la chambre qu'il occupait et, aussitôt, se laissa tomber sur son lit. Il tremblait de tous ses membres, ses dents s'entre-choquaient violemment, et peut-être aurait-il été en danger de mourir si Calasiris ne s'était aperçu aussitôt de son état, ne l'avait immédiatement réchauffé et ne lui avait adressé toutes sortes de paroles de réconfort. Quand il eut repris un peu ses esprits, Calasiris lui demanda ce qu'il avait; et lui : « Je suis mort, dit-il, elle est véritablement en vie, cette coquine de Thisbé »; et, à ces mots, il retomba évanoui. [5,4] Et Calasiris, de nouveau, se donna bien du mal pour essayer de le ranimer. Il est certain qu'une divinité se jouait de Cnémon, l'une de ces divinités qui, toujours, considèrent les affaires humaines comme un objet de moquerie et de divertissement. Elle ne lui permettait point d'atteindre à un bonheur sans mélange et déjà entremêlait de douleur les plaisirs qu'il devait bientôt goûter, peut-être parce qu'elle montrait ainsi, une fois de plus, son véritable caractère, peut-être parce que la nature humaine n'est pas susceptible d'une joie pure et sans mélange. C'est ainsi qu'alors Cnémon fuyait ce qu'il désirait le plus au monde et considérait comme redoutable ce qui était le plus délicieux, car la femme qui se lamentait n'était pas Thisbée mais Chariclée. Voici ce qui était arrivée à celle-ci : lorsque Thyamis eut été fait prisonnier vivant et emmené en captivité, que l'île eut été incendiée et vidée des Pasteurs qui l'habitaient, Cnémon et Thermoutis, l'écuyer de Thyamis, traversèrent le lac, au matin, pour tâcher de savoir ce que les ennemis avaient fait du chef des brigands; et il leur arriva ce que nous avons déjà raconté. Théagène et Chariclée restèrent seuls près de la caverne, et transformèrent la situation terrible où ils se trouvaient en une grande douceur : alors, pour la première fois, ils furent délivrés de toute présence importune et, abandonnés à eux-mêmes, se rassasièrent d'embrassements et de baisers sans contrainte et sans mesure. Oubliant tout le reste, ils se tinrent longtemps enlacés, comme s'ils ne faisaient qu'un, s'abandonnant, jusqu'à satiété, à leur amour toujours pur et vierge, mêlant les flots tièdes de leurs larmes et n'échangeant que de chastes baisers, Chariclée, en effet, lorsqu'elle sentait Théagène un peu trop ému et trop viril, le retenait en lui rappelant ses serments, et lui n'avait aucun mal à se maîtriser et se contraignait aisément à la sagesse, car, s'il était la proie de l'amour, il n'en dominait pas moins ses sens. Lorsque finalement, ils reprirent conscience de ce qu'ils avaient à faire et se forcèrent à cesser, sans avoir, cependant, contenté leur envie, Théagène fut le premier à parler. « Etre toujours l'un auprès de l'autre, Chariclée, et posséder ce que nous avons préféré à tout, ce pour quoi nous avons souffert tout cela, voilà ce que nous demandons aux dieux de la Grèce de nous accorder. Mais, puisque la condition humaine est instable et se trouve ballottée tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, comme nous avons traversé bien des épreuves et que nous pouvons nous attendre à bien d'autres, maintenant que nous devons, comme convenu avec Cnémon, mettre tout en oeuvre pour nous rendre au village de Chemmis, sans savoir ce que nous réserve la Fortune, au cours du long trajet qui, apparemment, nous sépare de ce pays désiré, convenons de certains signes qui nous permettrons, sans nous parler, de nous transmettre, si nous sommes ensemble, des messages secrets, et, s'il nous arrive d'être séparés, de nous chercher mutuellement. C'est une bonne précaution pour éviter de s'égarer que de prévoir avec ses amis des signes pour se retrouver. » [5,5] Chariclée approuva ce plan, et ils décidèrent d'inscrire sur les temples, au cas où ils seraient séparés, ou sur des statues remarquables, sur les hermès ou les bornes des carrefours, s'il s'agissait de Théagène : « le Pythien », s'il s'agissait de Chariclée : « la Pythienne est partie vers la droite — ou la gauche — en direction de telle ville, de tel village ou de telle contrée », en précisant le jour et l'heure. Et s'ils se rencontraient, il leur suffirait, à l'un et à l'autre, de se voir, car, disaient ils, aucune absence ne serait assez longue pour effacer dans leur âme les marques qu'y avait imprimées l'amour. Pourtant, Chariclée lui montra l'anneau de son père, qui avait été exposé avec elle, et Théagène une cicatrice au genou, laissé par un sanglier qui l'avait blessé à la Par un s b qui l'vat blessé à la chasse. Puis, comme emblème pour authentifier leurs messages, ils choisirent, elle une torche, et lui une palme. Après quoi, ils se jetèrent à nouveau dans les bras l'un de l'autre et recommencèrent à pleurer, apparemment parce que les larmes leur tenaient lieu de libations et qu'ils considéraient les baisers comme des serments. Ces conventions une fois faites, ils sortirent de la caverne, sans toucher à aucun des trésors qui y étaient déposés, car ils estimaient que la richesse qui provenait du butin était impure, mats ils reprirent ce qu'ils avaient eux-mêmes amené de Delphes et que les brigands leur avaient enlevé. Chariclée changea de vêtements et mit dans un petit sac ses colliers, sa couronne, et sa robe de prêtresse et, pour les dissimuler, les recouvrit d'objets divers, sans grande valeur; elle demanda à Théagène de porter son arc et son carquois, fardeau bien doux au jeune homme, et armes favorites du dieu qui était son vainqueur. Et déjà ils étaient arrivés au lac et se disposaient à monter sur une barque lorsqu'ils aperçurent une troupe armée qui approchait de l'île. [5,6] Bouleversés à cette vue, ils restèrent longtemps muets, comme devenus insensibles à la Fortune qui les maltraitait sans répit de la sorte; enfin, au moment même où déjà les nouveaux venus étaient en train d'aborder, Chariclée proposa de s'enfuir et de se dissimuler dans la caverne, dans l'espoir qu'ils passeraient inaperçus, et, en même temps, elle se mettait à courir. Mais Théagène l'arrêta : « Jusqu'à quand, dit-il, devrons-nous fuir la Destinée qui nous poursuit partout? Cédons à la Fortune, laissons-nous entraîner où elle nous emporte; nous ferons l'économie de courses sans but, d'une vie errante et des insultes perpétuelles de la divinité à notre égard. Ne vois-tu pas comme, après notre fuite, elle a fait intervenir les pirates, après les dangers de la mer, les périls encore plus terribles de la terre et, immédiatement après les brigands, voici la guerre! Tout à l'heure, elle nous retenait prisonniers, puis nous avait voués à la solitude; elle nous avait fait entrevoir la fin de nos épreuves la fuite et la liberté, et maintenant elle dresse devant nous ceux qui seront nos meurtriers; telle est la guerre qu'elle s'amuse à nous faire, pour le plaisir de transformer notre vie en une pièce de théâtre et une tragédie. Eh bien, pourquoi ne pas interrompre cette tragédie qu'elle construit et ne pas nous livrer à ceux qui veulent nous mettre à mort? De peur que, dans son désir de corser à l'excès le dénouement de l'action elle ne nous contraigne à nous tuer de nos propres mains ! » [5,7] Chariclée n'était pas tout à fait d'accord avec ce que venait de dire Théagène; elle convenait bien qu'il y avait lieu d'accuser la Fortune, mais se livrer volontairement aux ennemis ne lui plaisait pas du tout; car, disait-elle, il n'était pas évident qu'après les avoir pris ils les mettraient à mort (car la divinité contre laquelle ils se débattaient n'était pas assez bonne pour leur accorder de terminer aussi vite leurs malheurs), et il était même vraisemblable qu'elle voulait les sauver pour les réduire en esclavage — et quelle mort pourrait-elle être plus amère? — les livrer à de cruels barbares, pour être exposés à leurs outrages infâmes et odieux. « Ces outrages, évitons-les à toute force, par tous les moyens possibles, et prenons comme raison d'espérer notre expérience passée, car, souvent déjà, nous nous sommes tirés de situations plus désespérées. — Faisons comme tu le veux », dit Théagène, qui la suivit, comme si elle le traînait derrière elle. Mais ils ne furent pas assez prompts à parvenir à la caverne; car, tandis qu'ils observaient les ennemis qui arrivaient en face d'eux, ils n'avaient pas vu qu'ils étaient pris à revers et enveloppés par une partie des ennemis qui avaient débarqué de l'autre côté de l'île. Frappés de terreur, ils s'arrêtèrent, et Chariclée courut vers Théagène afin que, s'il lui fallait mou- rir, ce fût du moins entre ses bras. Parmi les nouveaux venus, quelques-uns s'élancèrent, comme pour frapper; mais lorsque les jeunes gens les eurent regardés et jeté sur leurs agresseurs l'éclat de leurs yeux, alors le courage leur manqua, leur main retomba; même le bras des barbares, apparemment, se trouva intimidé devant des êtres beaux, et, en face d'un spectacle adorable, même les yeux étrangers s'adoucirent. [5,8] Ils les firent prisonniers et les conduisirent immédiatement à leur chef, dans leur désir d'être les premiers à lui apporter la plus belle prise; d'ailleurs, c'est tout ce qu'ils devaient rapporter, car aucun d'eux ne trouva rien d'autre, bien qu'ils eussent parcouru l'île de bout en bout et qu'ils l'eussent entourée tout entière de toutes leurs armes comme d'un filet. Tout y avait été dévasté par le feu au cours de la bataille de la veille; il ne restait que la caverne, mais ils ne la découvrirent pas. Théagène et Chariclée étaient donc conduits au chef de la troupe; et ce chef se trouvait être Mitranès, le lieutenant d'Oroondatès, qui exerçait les fonctions de satrape d'Egypte pour le compte du Grand Roi; largement payé par Nausiclès, comme nous l'avons dit, il était arrivé dans l'île à la recherche de Thisbé. Lorsque Théagène et sa compagne eurent été amenés à proximité, ne cessant d'invoquer le secours des dieux, et que Nausiclès les vit, il eut une inspiration digne d'un marchand et plein d'à-propos; il s'élança vers eux en courant et criant : « Voici Thisbé! Ces misérables Pasteurs me l'avaient enlevée, mais je la retrouve, grâce à toi, Mitranès, et aux dieux! » Il saisit alors Chariclée et fit de grandes démonstrations de joie, invitant Chariclée à se laisser appeler Thisbé, si elle voulait être sauvée; il disait ceci à voix basse, et en grec, pour ne pas être compris des assistants. Et sa ruse réussit; car Chariclée, entendant parler grec et comprenant qu'elle pouvait tirer de cet homme quelque chose d'utile, prêta la main à la machination et, lorsque Mitranès lui demanda comment elle s'appelait, elle répondit qu'elle était Thisbé. Alors, Nausiclès court embrasser la tête de Mitranès, fait de ses succès des éloges hyperboliques qui enflent le barbare, lui disant qu'il a souvent remporté la victoire et qu'aujourd'hui encore, il a mené l'expédition à bonne fin. L'autre, flatté par ces louanges et s'imaginant, à cause du nom, que telle était la vérité, n'en fut pas moins saisi par la beauté de la jeune fille, bien qu'elle brillât seulement à travers un pauvre vêtement, comme la clarté de la lune à travers les nuages, mais son esprit léger fut surpris par la rapidité de la ruse et il n'eut pas le temps de se raviser : « Emmène donc cette jeune fille, dit-il, puisqu'elle est à toi » — et, tout en parlant, il la lui remettait, mais ses yeux ne la quittaient pas et il montrait bien qu'il n'abandonnait la jeune fille qu'à contre-coeur et parce qu'il avait touché d'avance son salaire. « Quant a celui-ci, quel qu'il soit, dit-il en parlant de Théagène, qu'il soit considéré comme notre prise; qu'il nous suive sous bonne garde, pour être envoyé à Babylone, car il mérite de servir à la table du Roi. » [5,9] Cela dit, ils traversèrent le lac et se séparèrent. Nausiclès, avec Chariclée, se rendit à Chemmis, Mitranès se dirigea vers d'autres villages de son gouvernement et, sans plus attendre, expédia avec une lettre Théagène à Oroondatès, qui se trouvait à Memphis. Ce qu'il lui écrivait était ceci : « A Oroondatès, satrape, son lieutenant Mitranès. Je t'envoie un jeune Grec que j'ai fait prisonnier et qui est trop beau pour que je reste son maître; il est digne de paraître aux yeux seuls de notre divin Roi, le plus grand de tous, et d'être à son service; je te laisse le soin d'offrir à notre commun maître un présent aussi magnifique et tel que la cour royale n'a jamais eu de semblable parure et n'en verra jamais plus d'autre. » [5,10] Tel fut son message. Le jour n'était pas encore entièrement levé lorsque Calasiris, avec Cnémon, se hâtèrent d'aller trouver Nausiclès pour apprendre ce qu'ils ignoraient encore. Et Nausiclès, lorsqu'ils lui demandèrent ce qu'il avait fait, leur raconta toute l'histoire, comment il était allé dans l'île, comment il l'avait trouvée déserte, comment, d'abord, ils n'avaient rencontré personne, comment il avait trompé Mitranès et réussi à emmener, en la faisant passer pour Thisbé, une jeune fille qui avait fini par apparaître, et dit qu'il avait fait une meilleure affaire en la rencontrant que s'il avait trouvé Thisbé, car la différence entre elles était à peu de choses près celle qui sépare un être divin d'un être humain; la beauté de cette femme était si grande qu'il était impossible de l'exprimer par des mots, et d'ailleurs, puisqu'elle était là, il lui était facile de la leur montrer. [5,11] Lorsqu'ils entendirent ces paroles, ils soupçonnèrent immédiatement la vérité et supplièrent Nausiclès de faire venir la jeune fille au plus vite, car ils avaient compris que cette beauté indicible était celle de Chariclée. Quand on l'eut amenée, d'abord, elle tint la tête baissée et se voila le visage jusqu'aux sourcils, mais, une fois que Nausiclès l'eut invitée à ne pas avoir peur, elle leva un peu la tête; alors, elle les vit, et ils la virent — bonheur inespéré! Tous, aussitôt, ils se mirent à pleurer, et, comme à un signal ou comme s'ils avaient été tous frappés d'un même coup, ils se prirent à sangloter. Pendant emps, on n'entendit que : « O, Père! » et, « O ma fille! », et « C'est réellement Chariclée, et non Thisbé! » Nausiclès, lui, restait stupide en voyant Calasiris embrasser Chariclée et pleurer en même temps, et se demandait ce que signifiait cette reconnaissance comme celles que l'on voit au théâtre, jusqu'au moment où Calasiris se mit à le serrer dans ses bras et à lui donner force baisers, disant : « O, le meilleur des hommes! puissent les dieux, en récompense, t'accorder tout ce que tu peux désirer, autant que tu peux le désirer. Car c'est toi qui as été le sauveur de ma fille, que je n'espérais plus revoir; tu m'as donné de contempler celle dont la vue m'est la plus agréable au monde. Mais, ma fille, Chariclée, où as-tu laissé Théagène? » Elle éclata en sanglots à cette question et laissa passer quelque temps avant de répondre : « Il est prisonnier de l'homme, je ne sais quel il est, qui m'a remise à celui-ci. » Calasiris supplia alors Nausiclès de lui révéler tout ce qu'il savait sur Théagène, de lui dire qui était celui au pouvoir de qui il se trouvait et où il l'emmenait. Nausiclès leur raconta tout, car il avait compris que ces jeunes gens étaient ceux dont souvent le vieillard lui avait parlé et à la recherche desquels il l'avait vu mener une vie errante et désolée. Mais il ajouta que cela ne leur servirait pas à grand'chose de savoir tout cela, car ils ne possédaient rien, et qu'il serait fort étonné si Mitranès, même au prix d'une très forte rançon, consentait à céder le jeune homme. « Nous avons de l'argent », dit tout bas Chariclée à Calasiris, « promets la somme que tu voudras; j'ai sauvé le collier que tu sais, et je l'ai avec moi. » [5,12] Calasiris, à ces mots, reprit courage, mais, craignant que Nausiclès n'eût quelque soupçon de la vérité et des trésors que portait Chariclée : « Mon cher Nausiclès, dit-il, il n'est pas possible que le sage soit pauvre; ses désirs sont à la mesure de ses moyens, et il ne reçoit des dieux que ce qu'il sait qu'il est bien de leur demander; aussi, dis-nous seulement où se trouve le maître de Théagène, car la divinité ne nous oubliera pas; elle nous fournira autant d'argent que nous voudrons pour avoir raison des Perses avides. » Nausiclès, à ces mots, sourit doucement et dit : « Tu réussiras à me faire croire que tu peux devenir riche tout d'un coup, comme par miracle, si tu commences par me payer la rançon de cette fille; tu sais très bien que, comme les Perses, les marchands aiment l'argent. — Je le sais, dit Calasiris. Tu en auras. Comment te le refuserait-on, alors que tu es si plein d'humanité, que tu devances notre demande et que tu consens d'avance, spontanément, à nous rendre notre fille! Mais je dois d'abord prier. — Je t'en prie répondit Nausiclès, et même, puisque j'ai l'intention d'offrir aux dieux un sacrifice d'actions de grâces, accomplis toi-même la cérémonie, puisque tu es un homme des dieux, prie-les pour moi; demande-leur de me rendre riche; quant à toi, tu n'auras qu'à te servir. — Ne plaisante pas, et ne sois pas incrédule, lui dit Calasiris, va devant et fais tout préparer pour l'offrande; nous viendrons nous-mêmes lorsque tout sera prêt. » [5,13] C'est ce que l'on fit, et, peu après, Nausiclès envoya quelqu'un nous dire de venir immédiatement au sacrifice. Calasiris et les siens (qui s'étaient entendus, pendant ce temps, sur ce qu'ils avaient à faire) se mirent en route joyeusement, avec Nausiclès et tout le groupe de ses invités — car on avait préparé un sacrifice public. Chariclée était avec la fille de Nausiclès et les autres femmes, qui, à force de prières et d'instances, avaient fini, non sans mal, par la persuader de les accompagner, et peut-être ne l'auraient-elles pas persuadée si elle n'avait songé que ce sacrifice serait une occasion de prier les dieux pour Théagène. Lorsqu'ils furent arrivés au temple d'Hermès — c'était en effet à Hermès que Nausiclès offrait ce sacrifice, car il avait pour lui, comme au dieu des affaires et du commerce, une dévotion toute particulière — et dès que l'offrande fut faite, Calasiris examina rapidement les entrailles, tandis que l'expression de son visage montrait qu'elles lui annonçaient un avenir mêlé de joies et de peines, puis il imposa les deux mains sur l'autel, en murmurant quelque chose, et fit semblant de retirer du feu ce qu'il avait, en fait, apporté lui-même. « Voilà, dit-il, Nausiclès, la rançon de Chariclée, que les dieux t'envoient par mon intermédiaire. » Et, en même temps, il lui tendit une bague provenant des bijoux royaux, un bijou extraordinaire, divin; le jonc était d'électrum et, au chaton, brillait une améthyste d'Ethiopie, aussi grosse que l'oeil d'une jeune fille et surpassant de beaucoup en beauté celles d'Ibérie et de Bretagne. Car celles-ci, d'un rose pâle, ressemblent aux boutons de rose en train de s'épanouir, lorsqu'ils commencent à rougir, sous les rayons du soleil. Tandis que l'améthyste d'Ethiopie brille d'un feu pur, et, dans les profondeurs de la pierre, se colore d'une teinte printanière; si on la fait tourner dans la main, elle lance une lueur dorée qui n'éblouit pas les yeux d'un rayon trop vif mais l'illumine tout entière d'un reflet doux et brillant. Aussi est-elle douée d'une vertu plus authentique que les pierres de l'Occident; elle ne fait pas mentir son nom, mais protège réellement de l'ivresse qui la porte et le garde sobre au milieu des beuveries. [5,14] Telle est toujours l'améthyste provenant de l'Inde ou de l'Ethiopie; mais celle que, ce jour-là, Calasiris remit à Nausiclès était encore beaucoup plus belle, car c'était une intaille sur laquelle étaient gravés des êtres vivants. La gravure représentait un jeune pâtre en train de garder ses moutons; il était debout sur une pierre basse, pour mieux les voir; il faisait paître son troupeau au son de la flûte oblique, et les moutons semblaient lui obéir et accepter de régler leur façon de brouter sur le rythme de la flûte. On aurait cru que leur toison était lourde d'or, non que ce fût là un effet voulu par l'artiste, mais la teinte ardente de l'améthyste mettait ces reflets dorés sur leur dos. On avait aussi représenté les bonds légers des agneaux, dont les uns, en groupe, escaladaient la pierre et les autres décrivaient fièrement des cercles autour du berger, et faisaient ressembler la pierre où il était perché à un théâtre rustique; d'autres, éclairés comme par le soleil par le feu de l'améthyste, grattaient, en sautant, le rocher de l'extrémité de leurs sabots. Les plus âgés d'entre eux, et les plus hardis, semblaient vouloir bondir hors du chaton, mais on eût dit que l'artiste les avait retenus en plaçant, comme une barrière d'or, un jonc d'or autour d'eux et de la pierre. Et la pierre était réelle, et non figurée, car l'artiste avait simplement entouré une partie du bord de la gemme et représenté ainsi véritablement ce dont il voulait donner l'image, jugeant superflu de donner, sur une pierre, l'imitation d'une pierre. Tel était cet anneau. [5,15] Nausiclès, stupéfait devant une telle merveille, et plus joyeux encore de sa grande valeur, car il estimait que cette pierre, à elle seule, valait toute une fortune, s'écria : « Je plaisantais, mon cher Calasiris; c'était une façon de parler, lorsque je réclamais une rançon, et j'avais bien l'intention de te rendre ta fille gratuitement Mais, comme il ne faut pas, comme vous dites, refuser les riches présents des dieux, j'accepte cette pierre que m'envoie la divinité, certain qu'elle me vient d'Hermès le plus beau et le meilleur des dieux, toujours bienveillant envers moi, et qui, cette fois, m'a en fait envoyé ce présent, que tu as trouvé dans le feu. On voit bien, en tout cas, qu'il brille de mille feux. D'ailleurs, j'estime qu'il n'y a aucun profit plus légitime que celui qui, sans rien coûter à celui qui donne, enrichit celui qui le reçoit. » Et il fit comme il l'avait dit, puis il s'installa et installa les autres pour banqueter, faisant servir les femmes à part, dans l'enceinte du sanctuaire, et plaçant les hommes devant le parvis; lorsqu'ils furent rassasiés de bonne chère et que les tables eurent cédé la place aux cratères, les hommes entonnèrent un hymne en l'honneur de Dionysos, et se mirent à lui offrir les libations préliminaires, tandis que les femmes dansaient en chantant un chant d'actions de grâces à Déméter. Chariclée, à l'écart, faisait ce qu'elle avait à faire et priait les dieux de sauver Théagène et de le lui conserver. [5,16] On était en pleine beuverie, et chacun s'adonnait au plaisir qu'il préférait, lorsque Nausiclès prit une coupe d'eau pure et la tendit à Calasiris, disant : « Mon cher Calasiris, je t'offre ces chastes nymphes, comme tu les aimes, sans la compagnie de Dionysos, et véritablement encore dans leur pureté. Si, toi, tu nous versais, en retour, les propos que nous désirons, tu nous régalerais de la plus délicieuse des liqueurs. Tu entends comment les femmes se sont mises à danser, pour passer le temps, tout en buvant; pour nous, le récit de tes voyages serait, si tu le voulais, le plus doux des plaisirs pour accompagner le banquet, plus agréable que n'importe quelle danse et quelle flûte. Souvent, comme tu le sais, je te l'ai demandé, mais tu remettais à plus tard, car tu étais plongé dans le malheur, mais il n'est pas possible de te réserver pour une occasion meilleure que celle-ci, maintenant que, de tes enfants, ta fille est désormais sauvée, qu'elle est sous tes yeux, et que tu reverras bientôt ton fils, avec l'aide des dieux — surtout si tu ne m'attristes pas en remettant, une fois de plus, ton récit à plus tard. — Puisse-t-il t'arriver toutes sortes de bonheurs, Nausiclès, dit Cnémon; car après avoir fait venir pour notre banquet toutes sortes d'instruments de musique, tu les méprises, à présent, et te détournes de ces plaisirs vulgaires pour donner toute ton attention à ces aventures vraiment mystiques et réellement pleines d'un charme divin. Il me semble que tu t'entends admirablement aux choses divines, toi qui installes Hermès à côté de Dionysos et fais couler à la fois le nectar des paroles et celui du vin. J'ai déjà admiré la somptuosité de ton sacrifice, mais il srait impossible de mieux honorer Hermès qu'en faisant contribuer chaque convive à la joie générale avec ce que le dieu préfère, je veux dire des discours. » Calasiris se laissa persuader, à la fois pour faire plaisir à Cnémon et pour complaire à Nausiclès, en songeant à l'avenir; il raconta tout, mais en abrégeant le début, qu'il avait déjà raconté à Cnémon, et en ne donnant en quelque sorte que l'essentiel, omettant volontairement les points qu'il ne jugeait pas utile de faire connaître à Nausiclès; quant à ce qu'il n'avait pas encore raconté et qui suivait immédiatement ce qu'il avait dit, il le continua de la façon suivante, [5,17] disant comment, après s'être embarqués sur le cargo phénicien pour fuir Delphes, ils avaient d'abord eu une navigation telle qu'ils la souhaitaient, avec un vent modéré soufflant en poupe et portant le navire; mais, arrivés au détroit de Calydon, ils avaient été sérieusement secoués, quand ils étaient parvenus dans ces eaux qui sont le plus souvent agitées. Et, comme Cnémon le priait de ne pas passer ce point sous silence mais de leur dire, s'il la connaissait, la raison pour laquelle, en cet endroit, règne habituellement une forte houle, « la mer Ionienne, dit-il, qui à cet endroit, cesse d'être large pour se resserrer et forme comme une bouche afin de se jeter dans le golfe de Crissa et de mêler ses eaux à la mer Egée, voit son courant brisé par l'isthme du Péloponèse — grâce à la Providence divine qui a voulu, je crois, mettre cette digue pour empêcher ce bras de mer d'inonder le pays qui se trouve en face. Il se produit à cet endroit un reflux, comme on pouvait s'y attendre et, comme l'eau se trouve, dans cette passe, plus resserrée que dans le reste du golfe, que, d'autre part, le courant de reflux rencontre fréquemment le flot venant en sens inverse, il s'ensuit que la mer se met à bouillonner, soulève de fortes vagues qui, en se heurtant, forment une houle sur, montée d'écume. » A cette explication, chacun applaudit bruyamment, et les assistants affirmèrent que c'était là la vraie raison. Calasiris continua : « Nous franchîmes le détroit et perdîmes de vue les Iles Pointues; il nous sembla ensuite apercevoir la pointe de Zacynthe comme un nuage sombre qui se présenta à nos yeux, et le pilote donna l'ordre de carguer les voiles. Comme nous lui demandions pourquoi il ralentissait ainsi l'élan du navire qui courait sous la brise : « Parce que, répondit-il, si nous utilisions le vent à pleine voile, nous arriverions dans les eaux de l'île à la première veille, et nous risquerions, dans l'obscurité, de nous échouer sur l'un des récifs, qui sont nombreux et escarpés sur cette côte; il vaut mieux passer la nuit en mer et ne prendre que peu de brise, juste ce qu'il faut pour nous faire approcher de la côte au lever du jour. » [5,18] Telles furent les paroles du pilote, et ce fut en effet ce qui eut lieu; au lever du soleil, nous jetâmes l'ancre. Et les habitants de l'île qui avaient leur demeure près du port, lequel se trouve assez proche de la ville, accoururent pour nous voir, comme à un spectacle extraordinaire, admirant, à ce que nous comprîmes, l'aisance de manoeuvre du cargo, dont la grandeur ne nuisait pas à la beauté et disant qu'ils reconnaissaient bien là l'habileté des marins phéniciens; ils s'étonnaient encore plus de la chance incroyable que nous avions eue de faire une traversée aussi tranquille et aussi facile, en pleine mauvaise saison et après le coucher des Pléiades. Presque tous les autres passagers, alors qu'on était encore en train d'amarrer le bateau, l'avaient déjà quitté pour courir traiter leurs affaires dans la ville de Zacynthe; moi, qui avais entendu le pilote dire qu'ils avaient l'intention de passer la mauvaise saison dans cette île, je me mis à chercher un logis sur le rivage même, car le bateau n'était pas un endroit que nous pouvions habiter, a cause des matelots qui l'encombraient, et je ne considérais pas non plus la ville comme sûre, étant donné que les jeunes gens étaient des fugitifs. A quelque distance, je rencontrai un vieux pêcheur assis devant sa porte en train de raccommoder les mailles d'un filet déchiré. Je m'approchai et lui dis : « Salut, mon brave; dis-moi donc où l'on peut se loger, ici. » Et lui : « Près de la pointe, tout près, il s'est pris hier dans un rocher à fleur d'eau et s'est déchiré. Alors, moi: " C n'est pas cela lui dis-je, que nous désirions savoir; mais tu serais très gentil et bien aimable si tu voulais nous recevoir toi-même ou nous conduire chez quelqu'un d'autre. » Et lui : « Non, répondit-il, je n'étais pas à bord; pas de danger que Tyrrhénos commette une pareille faute ni que la vieillesse l'accable à ce point; c'est la faute aux garçons qui ne connaissaient pas les écueils et qui ont jeté le filet où il ne fallait pas. » Comprenant, un peu tard, qu'il était dur d'oreille, je lui criai d'une voix plus forte : « Je te dis bonjour, et je te demande de nous indiquer, à nous qui ne sommes pas d'ici, où nous pouvons loger. — Bien le bonjour à toi-même, répondit-il, tu peux loger chez nous, si tu le désires, à moins que tu ne sois de ces gens qui demandent des maisons à beaucoup de chambres ou qui traînent avec eux un nombreux personnel. » Et, comme je lui disais qu'il n'y avait que mes deux enfants, et que nous n'étions que trois, moi compris : « Ce petit nombre me plaît, dit-il, vous verrez que nous ne sommes qu'un de plus; car je n'ai plus que deux enfants qui vivent avec moi; les plus âgés sont mariés et ont chacun leur maison; la quatrième personne est la nourrice des petits, car leur mère est morte il n'y a pas longtemps; aussi, mon cher Monsieur, n'hésite pas, ne doute pas que nous ne te recevions avec joie, comme un homme dont on voit bien, tout de suite, qu'il est quelqu'un de comme il faut. » J'acceptai et, quelque temps après, nous revînmes, avec Théagène et Chariclée : le vieillard nous accueillit avec joie et nous céda la partie la plus chaude de sa maison; de la sorte, nous passâmes assez agréablement la mauvaise saison, demeurant ensemble pendant la journée et nous séparant au moment de dormir, Chariclée se retirant avec la nourrice, et moi d'autre part, avec Théagène; Tyrrhénos et ses enfants reposaient dans une autre chambre. Nous mangions tous ensemble; nous fournissions tout, à l'exception du poisson, que Tyrrhénos pêchait en abondance pour régaler les jeunes gens; le plus souvent, il allait seul à la pêche, mais il nous arrivait aussi, pour occuper nos loisirs, de l'accompagner; sa pêche était variée et il l'adaptait aux diverses saisons. C'était merveilleux de voir comme il lançait les filets et prenait quantité de poissons, si bien que les gens attribuaient à la chance ce qui n'était qu'habileté dans son métier. [5,19] Mais il n'était pas possible, comme on dit, que des malheureux ne fussent pas en tout malheureux, et la beauté de Chariclée, malgré la solitude où nous étions n'était pas sans lui attirer des ennuis; le marchand tyrien qui avait remporté la victoire aux Jeux Pythiques et avec qui nous avions fait la traversée venait souvent me prendre à part et m'ennuyait, me fatiguait de ses prières, à me demander en mariage Chariclée, dont il croyait que j'étais le père : il faisait son propre éloge, tantôt affirmant que sa famille était illustre, tantôt faisant le compte de sa fortune actuelle, disant qu'il était propriétaire du cargo, qu'il possédait également la plupart des marchandises de la cargaison : objets d'or, pierres précieuses, étoffes de soie; et, ce qui était pour lui un titre de gloire supplémentaire, il citait sa victoire aux Jeux Pythiques et alléguait bien d'autres raisons encore. Et lorsque je lui objectais notre pauvreté présente, et ajoutais que jamais je ne pourrais me résoudre à donner ma fille à quelqu'un qui habiterait à l'étranger et dans un pays aussi éloigné de l'Egypte : « Ne me dis pas cela, Père, répondait-il, l'épouser sans dot équivaudra pour moi à la plus belle fortune; cette jeune fille vaut tout l'or du monde, j'adopterai votre pays et votre patrie, je renoncerai à mon voyage à Carthage et j'irai avec vous où vous voudrez aller. » [5,20] Voyant que le Phénicien ne renonçait pas mais redoublait d'ardeur dans l'accomplissement de son désir, et ne laissait pas s'écouler un seul jour sans venir m'importuner avec le même sujet, je décidai, pour le moment, de l'amuser par de belles promesses, par crainte de quelque violence de sa part, dans cette île, et je lui promis de faire ce qu'il voulait une fois que nous serions en Egypte. Je venais à peine de me débarrasser de lui pour quelque temps lorsque, comme on dit, le destin lança contre moi vague sur vague. Tyrrhénos, quelques jours plus tard, m'emmena à part dans une anse du rivage et me dit : « Calasiris, je te jure, par Poséidon et par la mer et par tous les autres dieux marins, que je te considère comme un frère et tes enfants exactement à l'égal des miens. Je viens te parler d'une affaire qui se prépare, une vilaine affaire, mais que je n'ai pas le droit de te taire, puisque tu partages le même foyer que nous, et il est absolument nécessaire que tu la connaisses. Le cargo phénicien est guetté par une bande de pirates, en observation dans un repli de la côte, sur le promontoire, là-bas, et des sentinelles, à tour de rôle, épient le moment où le navire appareillera. Ouvre l'oeil, prends garde, réfléchis à ce que tu dois faire, car c'est à cause de toi, et plus encore de ta fille que ces individus méditent ce mauvais coup, dans le genre de ceux auxquels ils sont accoutumés. » Je lui répondis alors : « Puissent les dieux te donner, pour ce que tu viens de me dire, la récompense que cela mérite. Mais comment, Tyrrhénos, as-tu pu connaître leur complot? — C'est mon métier, me dit-il, qui me met en rapport avec eux, et, lorsque je leur fournis du poisson, j'en tire un meilleur prix qu'en le vendant à d'autres. Hier, donc, tandis que je levais mes nasses, le long de la falaise, le chef des pirates m'a rencontré et m'a demandé : « Opand les Phéniciens ont-ils l'intention d'appareiller? Le sais-tu? » Je compris tout de suite ce que cachait cette question et je répondis : « Pour le dire au juste, Trachinos, je ne le saurais, mais je pense qu'ils doivent appareiller au début du printemps. — Est-ce que la jeune fille qui loge chez toi, reprit-il, doit s'embarquer avec eux? — Je l'ignore, répondis-je, mais pourquoi ces questions? — Parce que, dit-il, je suis amoureux d'elle, à la folie, pour l'avoir vue une fois; je ne sache pas avoir jamais rencontré pareille beauté, bien que j'aie fait un bon nombre de prisonnières, et qui n'avaient pas toutes passé l'âge! » Alors, pour l'amener à me révéler tout son dessein : « Pourquoi, lui dis-je, t'attaquer aux Phéniciens, et ne pas la prendre sans coup férir, avant qu'elle ne s'embarque, en l'enlevant de chez moi? — Il reste, même chez les pirates, me répondit-il, un peu de conscience, et quelques bons sentiments à l'égard de ceux qu'ils connaissent. Aussi je désire t'épargner les ennuis que tu aurais quand on viendrait te demander ou sont tes hôtes, et d'autre part, je veux, d'un seul coup, réaliser deux prises magnifiques : m'emparer des trésors que porte le bateau et épouser la jeune fille. Or, je suis absolument sûr de manquer la première, si j'agis à terre; de plus, cela ne serait pas sans présenter quelque danger que de risquer un coup pareil près de la ville; cela se saurait immédiatement, et l'on se mettrait aussitôt à notre poursuite. » Je lui fis de grands compliments de son bon sens et je m'en allai; et toi, maintenant que tu es au courant du complot que méditent ces crapules, avise, je t'en supplie, aux moyens de vous sauver, toi-même et les tiens. » [5,21] Je m'en allai, sombre, après avoir appris tout cela, et retournant en moi-même toutes sortes de plans jusqu'au moment, où, par hasard, je rencontrai, une fois de plus, le marchand; et comme il recommençait à parler de la même chose, cela me donna l'idée d'une solution. Ne lui révélant de ce que m'avait dit Tyrrhénos que ce que je voulus, je lui appris seulement ceci : qu'un homme du pays avait formé le projet d'enlever ma fille, et que l'on ne pouvait songer à entrer en lutte contre lui. « Pour moi, ajoutai-je, je préférerais la fiancer à toi, parce que je te connais déjà, que tu es riche, et, surtout, parce que tu as spontanément promis, si je te donnais ma fille, de venir habiter notre pays; donc, si le projet te tient à coeur, il nous faut nous hâter de partir d'ici avant que nous ne soyons surpris par quelque mauvais coup. » Il fut rempli de joie de ce que je lui disais : «Très bien, Père », répondit-il, et il vint m'embrasser la tête; puis il me demanda quand je désirais partir, car, disait-il, ce n'était pas, sans doute, encore la saison favorable pour naviguer, mais il suffisait d'aller mouiller dans un autre port afin d'être à l'abri de l'agression projetée et d'y attendre que le printemps soit bien installé. « Eh bien! dis-je, si c'est à moi de commander, je souhaiterais partir la nuit prochaine. — Entendu », répondit-il, et il partit. Lorsque je rentrai à la maison, je ne dis rien à Tyrrhénos, mais je prévins les enfants que, le soir même, à la nuit close, il nous faudrait nous embarquer à nouveau sur le cargo. Et, comme ils s'étonnaient de cette hâte, et m'en demandaient la raison, je remis à plus tard de les en instruire, disant seulement : « Il faut faire cela, c'est très important pour nous. » [5,22] Lorsque nous eûmes dîné et que nous nous fûmes, peu de temps après, retirés pour dormir, je vis, en rêve, un vieillard desséché mais dont le manteau relevé laissait voir une cuisse qui conservait les restes de la vigueur qui avait été celle de sa jeunesse; sur sa tête, un casque en peau de chien; son regard dénotait une vive intelligence, et l'astuce; et il traînait la jambe, comme s'il avait été blessé. Il s'approcha de moi et me dit avec un sourire narquois : « Mon cher ami, tu es le seul à n'avoir aucune estime pour moi; tous ceux qui passent par Céphallénie viennent visiter ma patrie et témoignent d'un grand empressement à célébrer ma gloire, tandis que toi tu me tiens en si piètre estime que tu n'as même pas eu pour moi le plus banal mot de politesse, et cela alors que tu habitais chez mes voisins. Mais tu en seras puni avant peu et tu souffriras les mêmes maux que moi; la mer et la terre te seront également hostiles. Quant à la jeune fille que tu emmènes avec toi, salue-la de la part de ma femme, qui lui souhaite le bonheur parce qu'elle met la chasteté au-dessus de tout, et elle lui fait dire que tout finira bien pour elle. » Je me réveillai en sursaut, terrifié de cette vision, et comme Théagène me demandait ce que j'avais, je lui dis : « Je me demandais si nous n'étions pas en retard pour nous embarquer, et c'est cette idée qui m'a troublé lorsque je me suis éveillé. Lève-toi, prépare nos affaires; je vais appeler Chariclée. » La petite ne tarda pas à venir à mon appel; Tyrrhénos, qui entendit, se leva et demanda ce qui se passait. Et moi : « Ce qui se passe, lui dis-je, c'est que nous suivons ton conseil. Nous tentons d'échapper aux ennemis qui nous guettent; quant à toi, puissent les dieux te protéger, toi qui as été pour nous le meilleur des hommes. Rends-nous encore un dernier service : va à Ithaque et offre en notre nom un sacrifice à Ulysse, demande-lui de renoncer à la colère et à l'indignation qu'il a contre nous, parce qu'il croit que nous le méprisons : il m'est apparu cette nuit pour me le dire. » Il me promit de le faire et il nous accompagna jusqu'au bateau avec bien des larmes, demandant au ciel de nous accorder une traversée heureuse et telle que nous la souhaitions. Mais à quoi bon vous ennuyer de tous ces détails ? L'Etoile du Matin commençait à briller lorsque nous appareillâmes; les marins avaient commencé par manifester une vive opposition mais finalement ils s'étaient laissés persuader par le marchand tyrien qui leur avait dit qu'il cherchait à éviter une attaque de pirates dont on l'avait prévenu. Et il ne savait pas que son mensonge était, en fait, la vérité. Nous rencontrâmes d'abord des vents violents et nous dûmes essuyer un ouragan terrible et des vagues épouvantables, qui nous mirent à deux doigts de périr; mais nous pûmes nous abriter derrière un promontoire de Crète; de nos deux avirons de gouverne, l'un avait été arrachés et la plus grande partie des vergues brisée. Nous décidâmes donc de faire relâche plusieurs jours dans l'île, pour réparer le bateau et aussi nous reposer nous-mêmes. C'est ce que nous fîmes; puis, l'ordre fut donné d'appareiller le premier jour après la nouvelle lune, et, dès que nous fûmes au large, nous fûmes entraînés par les brises printanières qui commençaient à chanter tout autour de nous et, jour et nuit, le pilote maintenait le navire dans la direction de l'Afrique. Il affirmait qu'il serait possible de faire la traversée tout droit, et sans escale, et que le vent nous le permettrait, que, de plus, il avait hâte de rencontrer une côte et un mouillage, car il soupçonnait que c'était un brigantin de pirates que l'on distinguait par notre arrière. « Depuis que nous avons quitté le promontoire de Crète, dit-il, il nous suit à la trace et conserve exactement la même route que nous, comme s'il était attaché à notre sillage, et j'ai souvent observé qu'il changeait de cap en même temps que nous, lorsque parfois je faisais dévier exprès le navire de la route droite. » [5,23] A ces mots, certains furent effrayés et conseillèrent de tout préparer pour se défendre, les autres ne se firent pas de souci, mais rappelèrent que c'était l'habitude, en mer, que les gros navires fussent suivis par les petits, car les premiers avaient des pilotes plus expérimentés. On était encore en train de discuter, et l'heure était venue où le laboureur dételle ses boeufs de la charrue lorsque le vent jusque-là assez fort mollit, et, peu à peu, fut remplacé par une brise faible et légère qui faisait frissonner les voiles plutôt qu'elle ne les gonflait, et, finalement, ce fut le calme plat, comme si le vent s'était couché en même temps que le soleil ou, pour dire plus vrai, s'il avait voulu servir les desseins de nos poursuivants. Le brigantin, tant que nous avions navigué avec le vent, était resté très loin derrière le cargo, ce qui était naturel, car nos voiles, plus grandes, offraient plus de prise au vent. Mais lorsque la bonace eut ramené le calme sur la mer et qu'il fallut recourir aux rames, ils nous rejoignirent plus vite qu'on ne peut le dire, parce que, je pense, tout l'équipage était employé à ramer et que le brigantin était léger et aisément maniable à la rame. [5,24] Ils étaient tout près de nous lorsque l'un des passagers embarqué à Zacynthe cria : « C'est bien cela, nous sommes perdus; c'est une attaque de pirates; je reconnais le brigantin de Trachinos. » Le navire, à cette annonce, fut tout secoué et, en pleine bonace, rempli du tumulte de la tempête, bouleversé de gémissements, de courses en tout sens; les uns se réfugiaient dans les profondeurs des cales, les autres, sur les ponts, s'encourageaient réciproquement à combattre, d'autres conseillaient de sauter dans la chaloupe et de s'enfuir, jusqu'au moment où, à force de tarder, ils se trouvèrent malgré eux engagés dans la lutte et chacun dut s'armer, pour se défendre, de ce qu'il trouva sous la main. Chariclée et moi, enlaçant Théagène, nous avions peine à le retenir tant il était plein d'ardeur et brûlait de combattre; Chariclée, pour ne pas, disait-elle, être séparée de lui, même par la mort, et souhaitant qu'une seule et même épée, qu'un même coup leur infligeât à tous deux un même destin, et moi, parce que, lorsque je sus que l'agresseur était Trachinos, j'eus l'idée d'un expédient qui devait se révéler fort utile dans la suite. Ce qui arriva en effet. Lorsque les pirates furent près de nous, ils se mirent par notre travers pour tenter de s'emparer du cargo sans combattre; sans l'attaquer encore, ils décrivaient des cercles autour de lui et lui interdisaient toute manoeuvre; ils avaient l'air d'investir une place et de vouloir obtenir la reddition du navire. « Malheureux, disaient-ils, pourquoi faire cette folie, et lever le bras pour lutter contre une force à laquelle il vous sera impossible de résister et qui dépasse infiniment la vôtre? Pourquoi vous jeter dans une mort certaine? Nous voulons encore nous montrer bons pour vous, nous vous permettons de monter dans la chaloupe et de vous sauver où vous voudrez. » Telle fut leur offre; et les gens du cargo, qui n'avaient encore connu qu'une bataille sans péril et une guerre sans effusion de sang, se montrèrent vaillants et refusèrent de partir. [5,25] Mais, l'un des pirates, le, plus audacieux, sauta sur le navire et, frappant à coups d'épée ceux qu'il rencontrait, montra que l'on obtenait la décision, à la guerre, par le meurtre et le carnage, et tous les autres pirates s'élancèrent à sa suite. Alors les Phéniciens changèrent d'avis, ils se jetèrent aux pieds des pirates et les supplièrent de les épargner, promettant de faire ce qu'on leur commanderait. Et les pirates, bien qu'ils eussent commencé à tuer — et la vue du sang trempe le courage — épargnèrent, contre toute espérance, les suppliants, sur l'ordre de Trachinos; il y eut une trêve sans garantie, et, sous le nom trompeur de paix, en fait une guerre très cruelle, avec des conditions plus dures que n'eût été le combat. Les Phéniciens reçurent l'ordre de quitter le cargo en emportant seulement une petite tunique, avec menace de mort pour quiconque désobéirait. Mais, apparemment, la vie est, pour les hommes, préférable à tout; c'est à cause d'elle que les Phéniciens, en cette occasion, bien qu'ils eussent été dépouillés de l'espoir de s'enrichir que leur promettait le navire, s'embarquèrent en toute hâte dans la chaloupe, comme si, au lieu d'avoir tout perdu, ils allaient conclure une bonne affaire; et c'était à qui passerait le premier, chacun luttant pour parvenir plus vite en sécurité et se sauver. [5,26] Mais lorsque, nous aussi, pour obéir à l'ordre, nous passions devant lui, Trachinos arrêta Chariclée et lui dit : « Cette guerre n'est pas faite contre toi, ma chérie, mais à cause de toi; il y a longtemps que je te suis, depuis que vous avez quitté Zacynthe; et c'est pour toi que j'ai affronté tant de mer et tant de dangers! Rassure-toi, et sache que tu régneras avec moi sur toutes ces choses. » Telles furent ses paroles, et elle — car elle est fine! — prompte à saisir l'occasion, et aussi obéissant à mes instructions, chassa de son regard la tristesse qu'y avaient mise nos malheurs présents et réussit, au prix d'un effort, à prendre un air riant : « Je remercie les dieux, dit-elle, qui t'ont inspiré ces sentiments de bienveillance à notre égard. Si tu veux que je sois vraiment rassurée, et que je le reste, donne-moi cette première marque de tes bonnes dispositions : sauve mon frère que voici, et mon père, ne les force pas à quitter le navire, car il m'est impossible de vivre s'ils sont loin de moi. » Et, tout en parlant, elle tomba à ses genoux, qu'elle tint longuement embrassés, comme une suppliante; Trachinos, enchanté de sentir ses bras l'enlacer, fit, exprès, attendre sa réponse. Mais, ému de pitié par ses larmes, et contraint par ses regards à lui obéir, il la fit lever, disant : « Ton frère, je t'en fais cadeau, avec grand plaisir, car je vois que ce jeune homme est plein de courage, et qu'il est tout à fait capable de partager notre existence; quant à ce vieillard, qui n'est qu'un fardeau inutile, qu'il reste avec nous, mais cest pour te faire plaisir. [5,27] Pendant que se tenaient ces propos et que ces événements avaient lieu, le soleil, parvenu au moment de se coucher, disparut, et ce fut le moment crépusculaire à mi-chemin entre la nuit et le jour, et, soudain, la mer devint houleuse; peut-être ce changement était-il dû au moment de la journée, peut-être était-il provoqué par un décret de la Fortune; on entendit le vent gronder en venant vers nous, et, tout de suite, une bourrasque violente, terrible, s'abattit à l'improviste sur nous et jeta la confusion parmi les pirates qui avaient abandonné leur propre bateau et furent surpris sur le cargo, occupés à piller la cargaison, mais bien incapables de manoeuvrer, faute d'expérience, un aussi grand navire. N'importe lequel d'entre eux improvisait une manoeuvre, chacun s'enhardissait, de lui-même, à s'attribuer qui un rôle, qui un autre, les uns hissant des voiles à tort et à travers, les autres agissant maladroitement sur les drisses, l'un s'était attribué le gaillard d'avant, sans rien y connaître, l'autre s'occupait de la poupe et de la barre. Ce qui nous mit à deux doigts de notre perte ce fut moins la violence de la tempête, qui ne se déchaîna pas dans toute sa violence, que l'incapacité du pilote, qui lutta aussi longtemps que brilla un rayon de jour, mais qui renonça lorsque régnèrent les ténèbres. Les pirates étaient déjà presque submergés et sur le point d'être noyés lorsque quelques-uns d'entre eux firent une première tentative pour regagner leur brigantin, mais ils renoncèrent, devant les vagues qui les repoussaient et sur le conseil de Trachinos, leur disant qu'ils pourraient se payer mille brigantins s'ils réussissaient à sauver le cargo et les trésors qu'il portait; finalement, il coupa l'amarre qui attachait le brigantin au navire, leur expliquant que c'était une autre tempête qu'ils avaient là en remorque et en même temps les conjurant de penser à leur salut futur, car cela paraîtrait louche de les voir arriver avec deux vaisseaux, et on les interrogerait forcément sur les passagers de l'un des deux. On jugea qu'il avait raison et que ce qu'il avait fait méritait d'être doublement approuvé; ils éprouvèrent un certain soulagement à partir du moment où Trachinos eut coupé l'amarre du brigantin; tout danger, cependant, n'était pas écarté, car d'énormes vagues se précipitaient les unes contre les autres, l'on perdit beaucoup d'agrès du navire, et l'on eut à affronter le danger sous toutes sortes d'aspects, jusqu'au moment où, une fois écoulés, au milieu de mille peines, ce jour et la nuit qui suivit, nous abordâmes, vers le soir, au voisinage de la bouche héracléotique du Nil. Alors, sans l'avoir voulu, nous foulâmes infortunés, la terre d'Egypte. Les autres étaient joyeux mais nous, nous étions bien tristes et nous adressions mille reproches à la mer pour nous avoir sauvés, pour nous avoir envié une mort honorable et livrés, en revanche à un sort plus épouvantable, qui nous attendait à terre lorsque nous serions à la merci de brigands sans aveu. Et les misérables à peine eurent-ils mis le pied sur le rivage commencèrent leurs criminelles entreprises. Sous prétexte d'offrir un sacrifice d'actions de grâces à Poséidon, ils tirèrent du bateau du vin de Tyr et toutes sortes d'autres denrées, et envoyèrent quelques-uns d'entre eux acheter du bétail dans le pays d'alentour; ils les munirent d'une forte somme et leur recommandèrent de payer le prix qu'on leur demanderait, sans marchander. [5,28] Ils ne furent pas longs à revenir, ramenant tout un troupeau de moutons et de porcs; ceux qui étaient restés sur place les accueillirent, allumèrent un feu, écorchèrent les victimes et préparèrent le banquet. Trachinos, alors, me prit à part, pour que les autres n'entendent pas et : « Père, dit-il, il y a longtemps que je désire la main de ta fille, et le banquet que tu vois sera aujourd'hui notre repas de noces, et, de la sorte, en même temps je célébrerai la plus douce de toutes les fêtes et j'offrirai un sacrifice aux dieux. J'ai cru bon de te prévenir de mon intention pour éviter que, n'étant pas au courant, tu ne fasses grise mine pendant que nous boirons et pour que ta fille soit prévenue par tes soins et accepte la chose de bon gré; je ne veux pas te demander ton consentement, car j'ai mon bon plaisir pour seule loi, mais je juge qu'il et de meilleur augure et plus convenable que la jeune mariée soit préparée à recevoir son mari par quelques conseils de son père ou de sa mère avant la noce. » J'approuvai ses propos et fis semblant d'être heureux et de remercier grandement les dieux d'avoir permis que ma fille épouse celui qui était son maître. [5,29] Je m'éloignai un moment et réfléchis à part moi à ce que je devais faire, puis je revins et suppliai Trachinos de permettre que la chose se fît avec plus de cérémonie et de donner à ma fille le bateau comme chambre nuptiale, d'interdire à quiconque d'y pénétrer et de la déranger, afin qu'elle pût s'occuper à loisir de sa toilette de mariée et de tout ce qui est d'usage en pareil cas. « Il serait tout à fait inconvenant, dis-je, qu'une jeune fille fière de sa naissance et de sa fortune, et destinée à être la femme du grand Trachinos, ne se revête pas des parures dont elle dispose, même si ni la circonstance ni le lieu ne nous permettent de déployer les fastes d'un cortège de noces. » A ces mots, Trachinos s'épanouit et, tout joyeux, s'engagea à donner les ordres nécessaires; aussitôt il enjoignit à ses hommes d'aller chercher dans le bateau tout ce dont ils avaient besoin et, ensuite, de ne pas en approcher. Les hommes obéirent, et tirèrent du navire des tables, des cratères, des tapis, des tentures de Tyr et de Sidon et tout ce qui sert pour un banquet, sans rien épargner; ils transportaient ainsi, pêle-mêle, sur leurs épaules une fortune, rassemblée à force de peine et d'épargne, et que le sort livrait aux outrages de convives sans retenue. Je pris avec moi Théagène et nous allâmes trouver Chariclée, qui était en larmes. « Ma fille, lui dis-je, c'est toujours la même situation; elle ne t'est pas nouvelle; mais pleures-tu toujours pour les mêmes raisons, ou en as-tu d'autres ? » Et elle : « Pour tout, et, tout particulièrement, pour ce que me réservent les odieuses bontés de Trachinos à mon égard, car, selon toute vraisemblance, cela va être pour lui l'occasion de me les témoigner : un bonheur inespéré provoque volontiers un accès d'insolence. Mais Trachinos et le détestable amour de Trachinos auront de quoi pleurer; ma mort les privera de ce qu'ils escomptent; mais ce qui m'arrache des larmes, c'est la pensée de toi et de Théagène, et l'idée que je serai séparée de vous avant de mourir. — Tu ne te trompes pas dans tes calculs, lui dis-je, Trachinos veut profiter du sacrifice pour célébrer votre banquet de mariage, à lui et à toi, et il m'a prévenu de son intention, croyant que je suis ton père; en réalité, il y a longtemps que je sais la passion frénétique qu'il nourrit pour toi, depuis que Tyrrhénos me l'a révélée, à Zacynthe, mais je ne vous en avais rien dit pour que vous ne vous tourmentiez pas pour des malheurs à venir, surtout alors que l'on pouvait espérer échapper au complot. Mais puisque, mes enfants, la divinité ne l'a pas voulu et que nous voici plongés en pleine crise, allons, prenons une décision noble et énergique, tenons tête au danger menaçant et, ou bien, sauvons notre bonheur et notre liberté, ou bien sachons nous ménager une mort digne et courageuse. » [5,30] Lorsqu'ils m'eurent promis de faire ce que je leur ordonnerais, je leur enseignai ce qu'ils auraient à faire et les laissai à leurs préparatifs; puis, j'allai trouver le lieutenant de Trachinos, qui s'appelait, je crois Péloros, et je lui dis que j'avais une communication très avantageuse à lui faire. Il répondit qu'il était prêt à m'écouter. Alors je le conduisis à l'écart, en un endroit où personne ne pourrait nous entendre, et lui dis : « Ecoute, mon petit, voici en deux mots : le temps presse et ne permet pas les longs discours. Ma fille est amoureuse de toi, et ce n'est pas étonnant; elle est vaincue par le plus brave, mais elle soupçonne que le capitaine prépare ce banquet pour l'épouser et, en effet, il a laissé entendre quelque chose comme cela en lui ordonnant de soigner particulièrement sa toilette. Avise donc aux moyens de l'en empêcher et de t'assurer la jeune fille pour toi-même. Quant à elle, elle dit qu'elle mourra plutôt que de se marier avec Trachinos. » Alors lui : « Sois tranquille, dit-il, il y a longtemps, moi aussi, que j'ai du goût pour ta fille, et je souhaitais une occasion de me déclarer; aussi, ou bien Trachinos renoncera de bon gré, en ma faveur, à épouser la jeune fille, et ce sera la récompense à laquelle j'ai droit pour être le premier monté à l'abordage, ou bien il aura des noces amères, et le bras que voici lui infligera le traitement qu'il mérite! » Je m'enfuis dès que j'eus entendu sa réponse, pour ne pas éveiller les soupçons et j'allai rassurer les enfants et leur annoncer que notre affaire était en bonne voie. [5,31] Peu après, nous étions à table, et, lorsque je vis les convives déjà bien imbibés et enclins à se montrer violents, je dis tout bas à Péloros, auprès de qui j'avais eu soin de prendre place : «As-tu vu comme la jeune fille est bien habillée? » Et lui : « Pas du tout. — Eh bien, repris-je, tu peux la voir, en allant dans le bateau — en secret, car tu sais que Trachinos l'a défendu; tu verras l'image même d'Artémis. Mais attention, pour le moment, à la regarder sagement, pour ne pas vous attirer la mort, à elle et à toi. » Sans plus tarder, faisant semblant d'obéir à un besoin naturel, il se lève et, en se cachant, court au bateau, où il voit Chariclée, une couronne de laurier sur la tête, resplendissante dans sa robe d'or — car elle avait revêtu le vêtement sacré qu'elle avait apporté de Delphes, pour lui servir, ou de robe de victoire ou de linceul. Tout brillait autour d'elle, et évoquait un lit nuptial. Alors, à cette vue, naturellement, Péloros prend feu, en proie à la fois au désir et à la jalousie, et l'on pouvait voir dans ses yeux, lorsqu'il revint, qu'il avait formé quelque résolution folle. A peine avait-il repris sa place : « Ma récompense pour avoir été le premier à l'abordage, dit-il, pourquoi ne l'ai-je pas reçue? — Parce que, répondit Trachinos, tu ne l'as pas demandée; d'ailleurs, le partage du butin n'a pas encore été fait. » Alors lui : « Dans ce cas, je demande la jeune prisonnière. » Sur quoi Trachinos : « Prends ce que tu voudras sauf elle. » Et Péloros continua : « Tu violes la loi des pirates qui veut que celui qui est, le premier, monté à l'abordage d'un navire ennemi et qui a risqué sa vie avant les autres au combat ait le droit de choisir sa part. — Je ne viole pas cette loi, mon cher, répondit Trachinos, je m'appuie sur une autre loi, qui ordonne aux subordonnés d'obéir à leurs chefs. Je suis amoureux de cette fille, et j'entends l'épouser; il est juste que j'aie la préférence; quant à toi, si tu ne fais pas ce que l'on te dit, tu ne tarderas pas à t'en repentir, et le cratère que voici te punira. » Alors Péloros s'écria, en regardant les convives : « Voyez la récompense de mes travaux! De la même façon vous serez tous un jour privés de votre droit et vous aurez à sentir les effets de cette loi tyrannique! » [5,32] Alors, Nausiclès, quel spectacle, à partir de ce moment! On aurait dit, chez ces hommes, une mer brusquement soulevée par la présence d'un écueil, tant ils se jetèrent aveuglément les uns contre les autres, entraînes par une passion sauvage et en proie au vin et à la colère. Les uns prenaient parti pour celui-ci, les autres pour celui-là, et soutenaient au milieu du vacarme tantôt qu'il fallait respecter le chef, et tantôt qu'il ne fallait pas violer la loi. Finalement, Trachinos fit mine de frapper Péloros avec le cratère, mais l'autre, qui était sur ses gardes, lui perça le premier la poitrine avec son poignard. Trachinos tomba, mortellement blessé, et les autres engagèrent un combat sans merci; ils se frappaient réciproquement, sans quartier, les uns pour venger leur chef, les autres pour défendre Péloros et le droit. Ce n'était plus qu'une clameur, tandis que morceaux de bois, pierres, cratères, tisons, tables voltigeaient de l'un à l'autre. Quant à moi, je m'étais éloigné le plus possible et, installé sur une hauteur, je jouissais, sans danger, du spectacle. D'ailleurs, Théagène ne fut pas sans participer au combat, et avec lui Chariclée. Obéissant à mes instructions Théagène, l'épée à la main, combattait, depuis le début, pour l'un des deux partis, et il paraissait absolument transporté d'ardeur belliqueuse; Chariclée, elle, quand elle vit que le combat avait éclaté, se mit, du haut du bateau, à décocher des flèches qui atteignaient leur but et n'épargnaient que Théagène. Elle ne frappait pas seulement l'un des deux partis; elle abattait le premier qu'elle voyait; elle-même était invisible, mais elle apercevait facilement ses adversaires à la lumière du feu. Et les pirates ne savaient d'où leur venaient les coups; quelques-uns s'imaginaient que c'étaient les dieux qui les leur portaient. Finalement, tous tombèrent, et il ne resta plus que Théagène, engagé dans un combat singulier avec Péloros, qui était un homme parfaitement courageux et avait acquis une grande expérience par de nombreux meurtres; Chariclée ne pouvait plus être d'aucun secours à Théagène avec ses flèches; elle était torturée par le désir de l'aider, mais elle craignait de manquer le but car ils en étaient maintenant au corps à corps. Pourtant, Péloros ne put tenir jusqu'au bout; incapable de combattre effectivement aux côtés de Théagène, Chariclée lui envoya enfin, en guise de flèche, ces mots destinés à l'aider : « Courage, mon bien-aimé », cria-t-elle; et alors Théagène eut sur Péloros une supériorité évidente, comme si cette voix lui avait apporté vigueur et audace et annoncé que l'enjeu de ce combat était toujours là. Son ardeur réveillée, et bien qu'ayant reçu de nombreuses blessures, il se jeta sur Péloros et lui porta un grand coup d'épée, visant la tête; il manqua le but, car l'autre fit un léger écart, mais l'arme lui effleura l'épaule et trancha le bras à la jointure du coude; à partir de ce moment, Péloros s'enfuit, poursuivi par Théagène. [5,33] Ce qui se passa ensuite, je ne peux le dire, sinon que je ne le vis pas revenir, car j'étais resté sur la hauteur en question et n'avais pas osé, en pleine nuit, m'aventurer sur le champ de bataille; mais Chariclée avait agi différemment; et, lorsque le jour se leva, je vis Théagène étendu, pareil à un cadavre et elle, assise à côté de lui, se lamentant et évidemment disposée à se tuer, mais retenue par le faible espoir qui subsistait de ramener, peut-être, le jeune homme à la vie. Mais je n'eus même pas le temps, dans mon malheur, de leur parler et de m'informer de leur état et, pas davantage, celui d'adoucir leurs souffrances par mes encouragements et de leur donner les soins que je pouvais, car aux malheurs qui nous avaient frappés sur la mer en succédèrent sans interruption d'autres, venus de la terre. J'étais sur le point de descendre de ma colline, une fois le jour venu, lorsqu'une troupe nombreuse de brigands égyptiens dévala en courant, à ce qu'il me sembla, les hauteurs qui longent le fleuve; déjà ils avaient les jeunes gens en leur possession et, peu après, ils les emmenaient, en emportant tout ce qu'ils pouvaient de la cargaison du bateau. Et moi, je les suivis de loin, vainement, en pleurant sur nos malheurs à eux et à moi, incapable de les défendre et estimant qu'il valait mieux ne pas aller avec eux mais me réserver dans l'espoir de les secourir. Mais cela me fut impossible. Et comment l'aurais-je pu? Je fus distancé, car la vieillesse m'empêcha de gravir les pentes raides de la falaise et d'aller aussi vite que les Egyptiens, et voici que maintenant, si j'ai retrouvé ma fille, je le dois seulement à la faveur des dieux et à ta bonté, Nausiclès, mais je n'y ai en rien contribué : je n'ai pu offrir que des gémissements sur son sort et des lamentations infinies. » Sur quoi il se mit à pleurer, et les assistants pleurèrent aussi, et le banquet se transforma en un concert de gémissements qui n'allait pas sans quelque douceur, car le vin incite quelque peu à pleurer. Finalement, Nausiclès dit pour réconforter Calasiris : « Père, tu peux, à partir de maintenant, reprendre courage; tu as retrouvé ta fille; quant à ton fils, seule la nuit t'empêche de le voir; dès l'aube, nous irons trouver Mitranès et nous mettrons tout en oeuvre pour délivrer ton excellent Théagène. — je le voudrais bien, dit Calasiris; mais il est temps de terminer le banquet; seulement n'oublions pas les dieux et offrons les libations de la fin. » [5,34] Alors, on procéda aux libations, tout autour de la table, et le banquet prit fin. Calasiris regardait où se trouvait Chariclée, mais il eut beau examiner le défilé des convives qui se retiraient, il ne la vit pas; enfin, sur les indications d'une femme, il entra dans le sanctuaire et la trouva enlaçant les pieds de la statue et, sous l'effet de sa longue prière et de l'excès de son chagrin, ensevelie dans un profond sommeil. Il répandit quelques larmes, supplia le dieu de donner une heureuse issue aux tribulations de la jeune fille, puis il l'éveilla doucement et la reconduisit chez elle, tandis qu'elle rougissait de s'être ainsi laissée surprendre par le sommeil. Elle se retira dans l'appartement des femmes et se coucha dans la chambre de la fille de Nausiclès, mais les soucis qui l'accablaient la tinrent éveillée.