[4,0] LIVRE IV. [4,1] « Le lendemain, devaient se terminer les Jeux Pythiques, mais le jeu d'amour des deux jeunes gens était dans toute sa nouveauté : l'arbitre en était l'Amour, qui devait aussi décerner la récompense et qui, apparemment, désirait prouver, en mettant aux prises ces deux lutteurs, seul à seul, que ses jeux à lui étaient les plus grands de tous. Voici à peu près ce qui se passa : la Grèce entière était là pour regarder, et c'étaient les Amphictyons qui dirigeaient les concours. Une fois achevées, avec une grande magnificence, les autres epreuves, les courses, la lutte et le pugilat, finalement le héraut proclama: "Les hommes en armes, avancez!" La desservante d'Artémis, Chariclée, apparut soudain à l'autre extrémité du stade, resplendissante; elle était venue, en se forçant, pour respectler la tradition ou plutôt, à ce qu'il me parut, animée par l'espoir de voir Théagène; dans la main gauche elle portait un flambeau allumé et dans l'autre elle élevait un rameau de palme. A son apparition, toute l'assistance se tourna vers elle, mais personne, sans doute, ne la vit plus tôt que le regard de Théagène, car un amoureux est prompt à apercevoir l'objet aimé. Et celui-ci, prévenu de ce qui devait se passer, n'avait d'autre préoccupation que de la guetter, aussi n'eut-il pas la force de se taire et il me dit à voix basse (car il s'était assis exprès à côté de moi) : « Voilà Chariclée! Et je lui dis de rester tranquille. [4,2] A l'appel du héraut s'avança un homme légèrement armé, plein d'arrogance et, à ce qu'il parut, célèbre entre tous; il avait déjà remporté maintes fois l'épreuve dans le passé et, cette fois, aucun adversaire ne se présenta, car personne, je pense, ne se sentait le courage de lutter contre lui. Les Amphictyons le renvoyaient donc, car la loi interdisait d'attribuer la couronne à quelqu'un qui n'avait pas concouru. Mais il demanda que le héraut lançât un nouvel appel à qui voudrait se mesurer avec lui. Sur l'ordre des maîtres du concours, le héraut invita les concurrents à se présenter. Alors Théagène me dit : « C'est moi qu'il appelle! » Et comme je lui demandais ce qu'il voulait dire par là : « Je le dis comme cela sera, Père; car personne, en ma présence et sous mes yeux, ne recevra le prix de la victoire des mains de Chariclée. — Mais si tu échoues, répondis-je, le déshonneur qui en résultera, tu n'y songes pas? — Et qui donc, répondit-il, est suffisamment possédé par le désir fou de voir Chariclée et de l'approcher, au point de courir plus vite que moi ? Quel est celui à qui sa vue peut même donner des ailes, celui qu'elle peut lancer à travers les airs ? Ne sais-tu pas que les peintres représentent l'Amour avec des ailes, pour indiquer la rapidité de ceux qui sont soumis à son pouvoir? Et, de plus, s'il me faut, dans mes paroles, manquer un peu à la modestie, personne n'a jamais pu se vanter de m'avoir vaincu à la course. [4,3] Il dit, et s'élança; parvenu au milieu de la piste, il dit son nom, déclara quelle était sa patrie et tira au sort sa place au départ, puis il revêtit l'armure complète et se tint sur la ligne ce départ, haletant dans son impatience de courir et ayant peine à attendre, contraint et forcé, le signal de la trompette. C'était un specctacle émouvant et qui attirait tous les regards, et semblable au tableau que nous fait Homère d'Achille livrant combat au Scamandre. Toute la Grèce était remuée par ce spectacle extraordinaire et faisait des voeux pour la victoire de Théagène, chacun comme s'il eût participé lui-même à la course, car la beauté attire la bienveillance dès le premier regard. Chariclée était, elle aussi, remuée au delà de toute expression et je vis, moi qui l'observais depuis longtemps, qu'elle était passée par toutes sortes d'états. Lorsque le héraut eut proclamé, pour être entendu de tous, le nom des coureurs, et eut dit : « Orménos, Arcadien, et Théagène, Thessalien », que la corde eut été abaissée, que les coureurs se furent élancés, si vite qu'on les apercevait à peine, alors, la jeune fille ne put rester en place, elle se mit à trépigner, ses pieds à bondir, comme si, apparemment, son âme eût été emportée avec Théagène et l'eût encouragé dans sa course. Les spectateurs, eux, étaient tous suspendus dans l'attente de ce qui allait se produire et remplis d'anxiété, et moi plus que personne, car j'étais décidé à m'occuper de lui à l'avenir comme d'un fils. — Rien d'étonnant, dit Cnémon, à ce que les spectateurs présents à la course fussent anxieux, puisque moi-même, aujourd'hui, je suis rempli de crainte pour Théagène et je te supplie de me dire au plus vite s'il a été proclamé vainqueur. [4,4] — Lorsqu'il eut atteint le milieu du stade, alors, Cnémon, il se retourna un instant, jeta un regard de mépris à Orménos puis, levant son bouclier, dressant la tête, le regard tendu vers Chariclée, il s'élança vers le but comme un trait et dépassa l'Arcadien d'un tel nombre de brasses qu'on en garda le chiffre pour l'avenir. Quand il arriva devant Chariclée, il fit exprès de se précipiter violemment contre sa poitrine, comme si son élan l'avait emporté malgré lui, et, lorsqu'il reçut la palme, je m'aperçus qu'il baisait la main de la jeune fille. — Ah, tu m'as fait du bien, dit Cnémon, avec cette victoire et ce baiser; mais après, que se passa-t-il? — Ah! Cnémon, tu n'es pas seulement insatiable de récits, mais tu résistes bien au sommeil! Voilà déjà une bonne partie de la nuit d'écoulée et tu résistes, tu restes éveillé et tu n'es pas rebuté par un récit aussi interminable! — Il y a quelque chose que je reproche à Homère, mon Père, c'est de dire que l'on peut être rassasié d'amour, entre autres choses — or, à mon avis, jamais l'amour n'apporte la satiété, soit que l'on en jouisse soi-même, soit que l'on en entende parler; et si quelqu'un vous raconte les amours de Théagène et de Chariclée, qui donc est d'acier, ou de fer, en son coeur, pour ne pas êre touché, le récit dut-il durer un an? Aussi, dis-moi la suite. — C'est donc ainsi, Cnémon, que fut couronné Théagène et qu'il fut proclamé vainqueur, au milieu des acclamations enthousiastes de tous; Chariclée, elle, était visiblement vaincue et, plus que jamais, esclave de son amour, après avoir revu Théagène. Car les regards échangés entre les amoureux réveillent le souvenir de celui qui aime et son esprit s'enflamme à ce spectacle, comme bois que l'on met dans le feu. Rentrée chez elle, elle passa une nuit pareille aux précédentes, peut-être même plus pénible, et moi, une fois de plus, je demeurai sans dormir, à me demander où nous pourrions fuir sans que l'on s'en aperçoive et essayant de deviner dans quel pays le dieu voulait que j'accompagne les jeunes gens. Je comprenais seulement que notre départ devait avoir lieu par mer, le déduisant des paroles de l'oracle disant : « fendant les ondes, ils iront vers la terre que noircit le soleil ». [4,5] Pour savoir où je devais les accompagner, je ne trouvai qu'une solution, c'était, si je le pouvais, d'entrer en possession de la bande qui avait été exposée en même temps que Chariclée et sur laquelle était brodée son histoire, comme Chariclès assurait qu'on le lui avait dit. Il était probable que j'apprendrais par ce moyen et la patrie de la jeune fille et ses parents — dont je n'étais pas déjà sans avoir une idée — et que c'était là que le Destin les envoyait. Donc, dès l'aube, j'allai chez Chariclée et je trouvai, dans la maison, tout le monde en larmes, et Chariclès tout particulièrement; je m'approchai et demandai : « Quel est ce trouble? » et lui : « La maladie de ma fille a empiré, me répondit-il, et la nuit a été encore plus mauvaise que la précédente. — Va-t'en, dis-je, et que tout le monde s'en aille; qu'on m'apporte seulement un trépied, du laurier, du feu et de l'encens et que personne ne me dérange avant que je n'appelle. Chariclès confirma mes ordres, et on les exécuta. Une fois tranquille, je commençai ma scène de comédie faisant brûler l'encens, me donnant l'air de marmonner une prière entre les dents, je secouai sans arrêt le laurier au-dessus de Chariclée, des pieds à la tête, la bouche ouverte devant elle, comme si je bâillais de sommeil ou plutôt comme une vieille femme. Et je ne cessai qu'au bout d'un long moment, après nous être couverts de ridicule, elle et moi. Et elle secouait la tête fréquemment, avec un large sourire, pour me montrer que je me trompais entièrement et que j'ignorais son mal. Alors je m'assis près d'elle et lui dis : « Courage, ma fille, ta maladie est légère, et facile à guérir. C'est le mauvais oeil qui t'a touchée, peut-être pendant que tu étais à la procession, et encore plus lorsque tu as donné le prix, aux jeux, Quant à moi, je soupçonne que je connais le principal jeteur de maléfices : c'est Théagène, celui qui a couru en armure; je me suis bien aperçu qu'il t'observait à plusieurs reprises et qu'il te jetait des regards bien ardents. » Et elle : « Qu'il m'ait regardée ou non, grand bien lui fasse! Quels sont ses parents, d'où vient-il? Je me suis bien aperçu que tout le monde délirait à son sujet. — Il est thessalien, dis-je, tu l'as déjà appris, lorsque le héraut a proclamé son nom; il prétend rattacher sa famille à Achille, et, à mon avis, il dit la vérité, si l'on doit en juger d'après sa haute taille et sa beauté, qui nous garantissent que sa noblesse est digne d'Achille; à cette différence près qu'il n'est pas orgueilleux ni violent comme Achille; non, l'élévation de son esprit est adoucie par sa gentillesse. Mais, tel qu'il est, je voudrais qu'il souffrît plus de mal qu'il n'en a fait, lui qui a le mauvais oeil et qui t'a envoûtée rien qu'en te regardant. — Père, répondit-elle, ta compassion pour mes souffrances mérite ma reconnaissance, mais pourquoi maudire sans raison quelqu'un qui, peut-être, n'est pas coupable? Car mon mal ne vient pas du mauvais oeil; c'est, je le vois bien, une autre maladie. — Eh bien alors, dis-je, mon enfant, tu veux me le cacher? Pourquoi n'as-tu pas le courage de me le dire, pour que nous puissions trouver un remède? Ne suis-je pas un père pour toi, et par lâge, et plus encore par l'affection? Ne suis-je pas un ami de ton père, est-ce que je ne partage pas ses sentiments? Dis-moi ce qui te fait souffrir. Je te donne ma parole, si tu veux, et même je te jurerai le secret. Parle hardiment, et n'augmente pas ton mal en ne disant rien. Car tout mal connu de bonne heure est facile à guérir, mais celui que l'on néglige pendant longtemps est presque incurable. Ce qui nourrit les maux, c'est le silence; mal révélé est à moitié guéri. » [4,6] Elle resta un moment pensive après ces paroles et sur son visage se lisaient mille sentiments et mille impulsions : « Accorde-moi, dit-elle, encore cette journée, et je te dirai tout, si tu ne le devines pas auparavant, puisque tu prétends être devin. » Je me levai aussitôt pour partir, afin de laisser à la jeune fille le temps de se réconcilier avec ce qui coûtait tant à sa pudeur. Chariclès vint à ma rencontre et : « Qu'as-tu à me dire? me demanda-t-il. — Tout va bien, répondis-je; demain, elle sera débarrassée du mal qui la tourmente, et il y aura même quelque chose qui te fera plaisir; mais rien n'empêche d'appeler aussi un médecin. » Cela dit, je m'enfuis, pour que Chariclès ne me pose pas d'autres questions. Je venais à peine de quitter la maison lorsque je vis Théagène qui rôdait autour du temple et sous le portique, et qui parlait tout seul, l'air satisfait du seul bonheur de voir la maison de Chariclée; je passai près de lui en me détournant, comme si je ne l'avais pas vu. Mais lui : « Bonjour, Calasiris, me dit-il, écoute; je t'attendais précisément. » Je me retournai brusquement, disant : « Ah! voici le beau Théagène; je ne l'avais pas vu. — Comment peut-on être beau, répondit-il, si l'on ne plaît pas à Chariclée? » Je pris l'air sévère et lui dis : « Quand tu auras fini de nous insulter, moi et mon art; grâce à lui, la voici prise et contrainte de t'aimer, et elle prie le ciel d'avoir le bonheur de te voir, comme si tu étais l'un des dieux. — Père, que dis-tu? s'écria-t-il, Chariclée m'aime? Pour- quoi ne m'amènes-tu pas tout de suite près d'elle? » et, déjà, il se mettait à courir; je le rattrapai par son manteau : « Halte! lui dis-je, bien que tu sois un champion a la course! Cette affaire n'est pas quelque chose à enlever sans délai, une marchandise bon marché, à la disposition de quiconque veut la prendre; elle réclame beaucoup de réflexion pour être menée à bonne fin comme il convient, et beaucoup de précautions, si l'on veut éviter les risques d'échec. Le père de la jeune fille, ne le sais-tu pas, est le plus grand personnage de Delphes ? Ne songes, tu pas aux lois qui punissent de mort semblables tentatives? — Peu m'importe de mourir, répondit-il, si j'obtiens Chariclée; mais, si tu le juges bon, allons demander sa main à son père; je ne suis pas indigne d'entrer dans la famille de Chariclès. — Nous ne serions pas agréés, lui dis-je, non qu'il soit possible de rien te reprocher, mais parce que Chariclès a promis depuis longtemps sa fille au fils de sa propre soeur. — Il lui en cuira, dit Théagène, quel qu'il soit; car, moi vivant, personne n'épousera Chariclée; mon bras et cette épée ne le permettront pas. — Finis, lui dis-je, tu n'auras besoin de rien de semblable; écoute-moi seulement et fais ce que je te dirai; maintenant, disparais, et garde-toi de te montrer constamment en ma compagnie, arrange-toi pour me rencontrer en secret, et seul à seul. » Et il s'en alla, la tête basse. [4,7] Chariclès, le lendemain, me rencontra; dès qu'il me vit, il courut à moi et couvrit ma tête de baisers « Voilà de la science, voilà de l'amitié, criait-il sans arrêt; tu as réussi un miracle; elle est prise, l'imprenable, elle est vaincue, l'invincible! Chariclée est amoureuse! » A ces mots, je pris l'air fat, relevai le sourcil, marchai d'un air indolent, et je dis : « Il était évident qu'elle ne résisterait pas même à mon premier assaut, et cela, sans avoir recours aux grands moyens; mais comment, Chariclès, as-tu su qu'elle était amoureuse? — En écoutant tes conseils répondit-il; je convoquai les plus célèbres médecins, comme tu me l'avais conseillé, et la fis examiner par eux, leur promettant de leur donner tout ce que je possède s'ils pouvaient la guérir. Dès qu'ils furent entrés, ils demandèrent ce qu'elle avait. Mais elle se tourna de l'autre côté sans rien leur répondre, et se mit a déclamer à plusieurs reprises d'une voix forte ce vers d'Homère : « Achille, fils de Pélée, toi, de beaucoup le plus brave des Grecs », Alors, le savant Acésinos (tu le connais certainement) lui saisit le poignet, malgré elle, et tenta de découvrir sa maladie en lui tâtant le pouls, apparemment pour connaître les mouvements de son coeur; après une longue observation et un examen minutieux et détaillé : «Chariclès, me dit-il, il était inutile de nous faire venir. La médecine ne peut rien pour elle. » Alors, comme je criais : « O, dieux! que dis-tu là? Ma petite fille est donc perdue? Il n'y a plus d'espoir? — Pas tant de bruit, dit-il, écoute-moi. » Et, me prenant à part, loin de Chariclée et des autres, il me dit : « Notre art promet de guérir les maux du corps et non, en principe, ceux de l'âme; il le fait seulement lorsque l'âme souffre par contre-coup d'une maladie du corps et se trouve guérie par les soins donnés au corps. La maladie de cette jeune fille est bien réelle, mais ce n'est pas une maladie du corps : pas de surabondance d'humeurs, pas de maux de tête ni de pesanteur, pas d'accès de fièvre, aucun autre trouble corporel, ni général ni local; c'est la vérité, crois-moi. » Comme j'insistais, en lui demandant de me dire ce qu'il avait découvert : « Un enfant ne verrait-il pas, me dit-il, que son mal vient de l'âme, et n'est-il pas éclatant que sa maladie est l'amour ? Ne remarques-tu pas qu'elle a les paupières gonflées, que son regard est égaré, qu'elle a le teint pâle, tout en ne se plaignant pas du ventre, qu'elle a l'esprit troublé et raconte ce qui lui passe par la tête, qu'elle a des insomnies sans cause et que son embonpoint a disparu tout d'un coup? C'est à toi de chercher, Chariclès, celui qui la guérira : et cet homme-là, c'est seulement celui qu'elle aime. » Après ces paroles, il se retira, et moi, je me précipite vers toi, mon sauveur, mon dieu; toi seul tu peux lui faire du bien, et elle le sait elle-même. Du moins, tandis que je la pressais de prières, que je la suppliais de me dire ce qu'elle avait, elle ne répondit qu'une chose, qu'elle-même, elle ignorait son mal, mais qu'elle savait bien que Calasiris la guérirait. Et elle m'a prié de te faire venir auprès d'elle; ce qui m'a fait comprendre clairement que c'est ta science qui a eu raison d'elle. — Ainsi donc, elle est amoureuse, répondis-je, mais pourrais-tu me dire de qui ? — Eh non, par Apollon, dit-il, comment le pourrais-je? Où l'aurais-je appris? Je voudrais, pour tout l'or du monde, qu'elle fût amoureuse d'Alcamène, le fils de ma soeur, que, depuis longtemps, j'ai promis de lui donner en mariage, autant que cela dépendrait ma volonté. » Quand je lui eus dit qu'il était possible de faire une tentative, en lui amenant le garçon et en le lui montrant, il approuva et s'en alla. Vers l'heure où la place est pleine de mondes, je le rencontrai à nouveau : Tu vas apprendre une bien mauvaise nouvelle, me dit-il; la petite est possédée, tant elle se conduit de façon étrange. Je lui ai amené Alcamène, suivant ton conseil et le lui présentai dans tous ses atours; mais on eût dit qu'on lui montrait la tête de la Gorgone ou quelque chose de plus épouvantable encore; elle poussa un grand cri, tourna les yeux vers l'autre côté de la pièce et porta les deux mains à son cou, menaçant de s'étrangler jurant qu'elle le ferait si nous ne nous en allions pas au plus vite. Nous la laissâmes en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire : que fallait-il faire, en présence d'une conduite aussi étrange? Aussi je reviens vers toi en suppliant : ne la laisse pas, elle, aller à sa perte, et ne m'abandonne pas, non plus, moi qui suis déçu dans mes espérances. — Chariclès, répondis-je, tu ne t'es pas trompé en disant qu'elle était possédée; elle est dérangée sous l'action des puissances que j'ai envoyées moi-même contre elle, et ce ne sont pas les moins puissantes, mais celles qu'il fallait pour la contraindre à faire ce qui allait contre sa nature et contre la volonté. Mais, à mon avis, il y a quelque divinité contraire, qui contrarie mon action et lutte contre les génies qui me servent; aussi, c'est le moment pour toi de me montrer la bandelette qui a été exposée avec la petite et dont tu m'as dit qu'on te l'avait remise, avec les autres objets destinés à la faire reconnaître, car je crains qu'elle ne soit chargée de maléfices et couvertes de formules d'incantation qui la rendent farouche, du fait d'un ennemi qui, dès son enfance, a voulu qu'elle passât toute sa vie sans connaître l'amour et sans avoir d'enfants. » [4,8] Il accepta et revint bientôt avec la bandelette; je lui demandai de me laisser du temps. Il y consentit et, aussitôt, je rentrai chez moi, sans m'attarder un instant, et je déchiffrai l'inscription de la bandelette, qui était écrite en caractères éthiopiens, non pas avec l'écriture vulgaire, mais avec l'écriture royale, qui est semblable a celle que l'on appelle en Egypte l'écriture hiéroglyphique. Et, poursuivant ma lecture, voici l'histoire que je trouvai racontée dans ce texte : « Moi, Persinna, Reine d'Ethiopie, à celle qui n'a pas encore de nom et qui ne sera ma fille que par les douleurs de l'enfantement, je dédie comme un présent ultime, le douloureux récit que j'inscris ici-même. » Je fus saisi de stupeur, Cnémon, en lisant le nom de Persinna, mais n'en continuai pas moins ma lecture : « Ce n'est pas que je sois coupable, petite fille, si je t'expose ainsi à ta naissance et si je te dissimule même à la vue de ton père Hydaspe; j'en invoque ici le témoignage du Soleil, l'ancêtre de notre famille. Cependant, je dois me justifier devant toi, ma fille, si tu survis, devant celui qui te recueillera, si la divinité t'envoie un sauveur, et devant toute la race des hommes, en révélant les raisons de cet abandon. Nous avons pour ancêtres, parmi les dieux, le Soleil et Dionysos, et parmi les héros, Persée et Andromède, ainsi que Memnon. Ceux qui ont, de loin en loin, contribué à l'édification du palais royal l'ont orné de tableaux inspirés par l'histoire de ces ancêtres; on a peint dans les appartements des hommes et sous les portiques leurs images et leurs exploits à tous, mais les chambres ont été décorées avec les amours d'Andromède et de Persée. C'est là, un jour, dix ans après notre mariage, à Hydaspe et à moi, dix ans écoulés sans que nous ayons eu d'enfant, c'est là qu'un jour nous faisions la sieste, endormis dans la chaleur de l'été; ton père, ce jour-là, s'approcha de moi, me jurant qu'il le faisait sur l'ordre d'un songe qu'il venait d'avoir et, aussitôt, je sentis que je commençai d'être enceinte. Tout le temps qui s'écoula jusqu'à ta naissance se passa en fêtes publiques et sacrifices d'action de grâces aux dieux car le roi espérait avoir un héritier pour perpétuer sa race. Mais lorsque je t'eus mise au monde et que tu étais blanche, et que ton teint avait une couleur qui n'était pas celle de la nation éthiopienne, j'en compris tout de suite la raison : pendant mon union avec mon mari, j'avais sous les yeux le tableau représentant Andromède, complètement nue, au moment où Persée la fait descendre du rocher, et, par une mauvaise chance, le germe avait pris la forme d'Andromède. Je décidai alors de me soustraire à une mort infamante, sachant bien que la couleur de ta peau me ferait accuser d'adultère (car personne ne me croirait, si je racontais mon aventure), et toi, de t'abandonner à la Fortune et à ses risques, mais qui étaient préférables à une mort assurée ou, tout au moins, à la condition de bâtarde. Je racontai à mon mari que tu étais morte dès ta naissance et je te fis exposer en secret, dans le plus grand mystère, déposant avec toi pour récompenser qui te sauverait tous les trésors que je pus; je te parai et te mis, notamment cette bande, pitoyable récit de ton histoire et de la mienne que j'ai écrit avec les larmes que j'ai répandues sur toi et le sang d'une mère à qui son premier enfant a coûté bien des peines. Mais, ma douce enfant, toi qui ne fus ma fille qu'une heure, si tu survis, souviens-toi de ta noblesse et sois vertueuse : c'est là la seule qualité qui fait le mérite d'une femme; fais-toi une âme royale, digne de ceux qui t'ont mise au monde; et prends soin de rechercher, parmi tous les objets qui ont été exposés avec toi, une bague que tu conserveras avec soin pour toi-même; c'est ton père qui me l'a donnée au moment de nos fiançailles; l'insigne royal est gravé autour et le chaton est orné d'une pierre de pantarbe, qui possède une vertu secrète. Voilà ce que te dit ce message auquel je dois avoir recours, puisque la divinité me prive de ta compagnie vivante, et de ta vue; peut-être restera-t-il muet, inutile, peut-être te sera-t-il un jour de quelque utilité, car les desseins de la Fortune sont impénétrables à l'homme. Ce que j'écris ici, ô toi qui es belle en vain et dont la beauté ne peut être pour moi qu'un motif de me soupçonner, sera pour toi, si tu survis, un moyen de te faire reconnaître, mais s'il arrive ce que je prie le ciel de toujours ignorer, ce sera là ton épitaphe et tu auras pour présents funèbres les larmes de ta mère. » [4,9] En lisant ce récit, je reconnus et admirai la providence des dieux, mais je fus à la fois rempli de plaisir et de peine, et j'étais dans un état extraordinaire, à la fois pleurant et me réjouissant; mon âme s'épanouissait à l'idée d'avoir découvert ce que j'ignorais et, dès à présent, trouvé le sens de l'oracle, mais elle était inquiète sur ce que nous ménageait l'avenir et déplorait la condition humaine, instable, incertaine, jetée tantôt dans un sens et tantôt dans un autre, comme le sort de Chariclée en fournissait un exemple remarquable. Toutes sortes d'idées me venaient : quels parents étaient les siens, et quels étaient ceux qu'on lui attribuait, la distance considérable à laquelle elle avait été emmenée, loin de sa patrie, le sort qui lui avait attribué un père fictif et l'avait privée de sa descendance véritable, la famille royale d'Ethiopie. Longtemps je demeurai indécis, déplorant le passé et en même temps n'osant pas me réjouir du futur, jusqu'au moment où, réussissant à reprendre mes esprits, je décidai de me mettre sans plus tarder à l'ouvrage. J'allai chez Chariclée que je trouvai seule, tout entière dominée par sa passion et cherchant, de toute sa raison, à la maîtriser, mais son corps était douloureux, il avait cédé devant la maladie, trop faible pour résister à la violence du mal. [4,10] Je fis sortir tous les assistants, demandant que personne ne nous dérangeât pendant que je prononcerais certaines prières et certaines invocations pour la jeune fille. « Le moment est venu, dis-je alors à Chariclée, de me faire connaître ton mal; tu me l'as promis hier, ne cache rien à un homme qui te veut du bien et qui n'est pas incapable de tout savoir, même si tu ne lui dis rien. » Elle me prit alors la main et l'embrassa, tout en pleurant, puis : « Savant Calasiris, dit-elle, rends-moi d'abord le service de me laisser être malheureuse en silence; apprends par toi-même, comme tu le veux, quelle est ma maladie, mais épargne-moi du moins la honte et permets-moi de dissimuler un mal qu'il est honteux d'éprouver, plus honteux encore de révéler. Oui, je souffre maintenant de la maladie, qui est dans toute sa force, mais plus encore de ne pas avoir maîtrisé mon mal dès son début, d'avoir succombé à une passion que j'avais toujours refusée dans le passé et qui souille, rien que par son nom, le mot sacré de vierge. » Alors, pour la consoler : « Ma fille, dis-je, tu fais bien, pour deux raisons, de ne vouloir rien me dire sur toi-même; car je n'ai aucun besoin que tu m'apprennes ce que je sais depuis longtemps par mon art, et toi, de ton côté, il est tout naturel que tu rougisses de dire ce que les convenances imposent aux femmes de dissimuler. Mais, puisque tu as éprouvé l'amour, et qu'en paraissant à tes yeux, Théagène t'a fait prisonnière — les dieux m'en ont donné la révélation — sache bien que tu n'es ni la seule ni la première à succomber à cette passion, mais que tu es en compagnie des plus illustres parmi les femmes et aussi de beaucoup de vierges, fort vertueuses d'ailleurs. Car l'Amour est le plus grand des dieux et l'on dit même qu'il a parfois remporté la victoire sur les dieux. Réfléchis donc à la meilleure façon de te conduire, dans les circonstances présentes : ne jamais éprouver la puissance de l'Amour est heureux, mais une fois pris, conformer sa volonté au parti le plus raisonnable et ce qu'il y a de plus sage; et, si tu veux m'en croire, tu peux le faire et éviter ce que le désir a de honteux en préférant une union légitime et en guérissant ta maladie par le mariage. » [4,11] Chariclée, ô Cnémon, était couverte de sueur pendant que je lui disais tout cela, et je voyais évidemment qu'elle était agitée de sentiments divers : joyeuse de ce qu'elle entendait, anxieuse à la pensée de ce qu'elle espérait, et rougissant d'avoir été prise. Elle resta un long moment sans rien dire, puis : « Père, dit-elle, tu parles de mariage, tu m'exhortes à y consentir, comme s'il était certain que mon père y consentira et que mon ennemi acceptera lui aussi. — Pour ce qui est du jeune homme, dis-je, l'affaire est faite, et, plus encore peut-être que toi, il est pris, lui aussi, et pour les mêmes raisons que toi. Car il me semble bien que, dès leur première rencontre, vos âmes ont reconnu qu'elles étaient dignes l'une de l'autre et ont été emportées par la même passion. J'ai, de plus, moi aussi, pour te faire plaisir, eu recours à mon art pour exciter son désir, mais celui qui passe pour ton père a en réserve un autre fiancé, Alcamène, que tu n'es pas sans connaître. » Alors elle : « Alcamène? Qu'il prépare mon tombeau, plutôt que notre mariage! Car c'est Théagène qui m'épousera, ou bien le jour fatal viendra pour moi. Mais toi-même, lorsque tu dis que Chariclès n'est pas mon père, mais passe seulement pour tel, je t'en supplie, comment l'as-tu appris ? — Par ceci, lui répondis-je en lui montrant la bandelette. — Et d'où la tiens-tu, comment as-tu fait? Depuis le jour où il m'a reçue, en Egypte, des mains de l'homme qui m'a élevée, et m'a emmenée ici, je ne sais comment, il me l'a enlevée et l'a conservée, soigneusement rangée dans une corbeille pour que le temps ne l'abîme pas. — Comment je me la suis procurée, lui dis-je, ce sera pour plus tard; pour le moment, dis-moi si tu sais ce qui et écrit ici. » Et comme elle avouait son ignorance, me demandant comment elle aurait pu le savoir : « Eh bien, lui dis-je, elle révèle et ta naissance, et ta race, et la raison de ton sort. » Alors, elle me supplia de lui révéler tout ce que je savais, et je lui dis tout, en suivant le texte, et, au fur et à mesure, le traduisant mot par mot. [4,12] Lorsqu'elle sut qui elle était, s'élevant à des sentiments plus dignes de son sang, elle prit les devants et : « Que faut-il faire? » demanda-t-elle. Alors je commençai à lui découvrir tout le fond de ma pensée et lui révélai toute la vérité. « J'étais allé, ma fille, chez les Ethiopiens poussé par le désir de connaître leur science; j'étais devenu l'un des amis de Persinna, ta mère, car la cour royale est toujours ouverte aux savants, et, de plus, j'y jouissais de davantage de considération pour avoir rendu ma science égyptienne plus divine encore en lui adjoignant celle des Ethiopiens. Lorsqu'elle sut que j'étais sur le point de rentrer dans ma patrie, elle me raconta toute ton histoire, en me demandant d'abord de lui jurer le secret; elle me dit qu'elle n'osait pas se confier aux savants de son pays, mais qu'elle me suppliait d'interroger les dieux pour savoir, d'abord, si tu avais survécu, après avoir été abandonnée et ensuite en quel endroit de la terre tu te trouvais, car, ajoutait-elle, malgré toutes ses recherches, elle n'avait pu découvrir aucune fille, dans la nation, qui te ressemblât. Les dieux me révélèrent tout : que tu vivais et en quel endroit. Lorsque je le lui eus dit, elle me supplia d'aller te chercher et te ramener dans ta patrie, car, depuis qu'elle t'avait mise au monde, elle n'avait plus eu d'enfant et elle était prête, si tu revenais, à avouer à ton père ce qui s'était passé; elle savait, disait-elle, qu'il la croirait, car, pendant tout le cours de leur vie commune, il avait eu le temps d'être sûr d'elle, et le désir qu'il avait d'avoir des enfants pour lui succéder lui ferait saisir avec empressement cette occasion inespérée. [4,13] Voilà le récit qu'elle me fit et la prière qu'elle m'adressa en me suppliant, à plusieurs reprises, au nom du Soleil, serment qu'il est interdit à aucun sage de transgresser. Et moi je suis venu ici pour accomplir la mission que j'avais juré d'accomplir, non que cela ait été la seule raison de ma venue ici, mais, grâce à la volonté des dieux, c'est le principal bénéfice que j'aie tiré de mon voyage : voici déjà longtemps, comme tu le sais, que je réside ici, et, jamais je ne me suis départi du respect et des soins que je te dois, depuis longtemps mais je ne t'ai pas révélé la vérité, car j'attendais l'occasion favorable pour me procurer cette bandelette, par quelque stratagème, afin de pouvoir confirmer ce que je te dirais. Si bien que, si tu me crois et si tu acceptes, il t'est maintenant permis de t'enfuir d'ici avec nous, avant que l'on ne t'impose, par contrainte, un parti que tu ne souhaites pas, car déjà Chariclès est fermement résolu à te faire épouser Alcamène; tu peux retrouver ton rang, ta patrie, tes parents, et appartenir à Théagène, qui est tout prêt à te suivre n'importe où au monde, et tu échangeras une vie à l'étranger, dans une famille qui n'est pas la tienne, contre une vie de dame noble et puissante, et destinée à régner auprès de ton bien-aimé — si, du moins, il faut avoir foi dans les dieux et dans l'oracle d'Apollon. » En même temps, je lui rappelai cet oracle et lui en expliquai le sens; Chariclée n'était pas sans le connaître déjà, car il avait été répété par beaucoup de gens qui avaient tenté de l'interpréter. Cette révélation la frappa de stupeur : « Eh bien, répondit-elle, puisque telle est la volonté des dieux, selon toi, et comme je le crois moi-même volontiers, que faut-il faire, mon Père? — Faire semblant, dis-je, de consentir au mariage avec Alcamène. » Et elle : « Il m'est pénible, dit-elle, et cela est d'ailleurs peu honnête, d'accepter, même en ne faisant que le promettre verbalement, un autre homme que Théagène, mais, puisque, mon Père, je m'en suis remise de tout aux dieux et à toi, quel est le but de cette fiction, et comment nous en tirerons-nous sans être entraînés jusqu'à la consommation? — Tu le sauras par les faits eux-mêmes, dis-je; souvent, il arrive que des femmes, qui ont été averties à l'avance de ce qu'elles auraient à faire, hésitent à agir, mais qui, lorsque la nécessité s'en impose à elles à l'improviste, trouvent le courage d'aller jusqu'au bout. Suis seulement mes conseils et, dans le cas présent, dis comme Chariclès au sujet de ce mariage, car il ne fera rien que sur mes indications. » Elle fut d'accord avec moi et je la laissai tout en larmes. [4,14] A peine étais-je sorti de la maison que je vois, Chariclès plongé dans un violent chagrin et rempli d'une morne tristesse. « Homme étonnant, lui dis-le, alors que tu devrais mettre une couronne, être joyeux, et aller offrir aux dieux un sacrifice d'action de grâces, maintenant que tu as ce qui faisait, depuis longtemps, l'objet de tes prières, et que Chariclée s'est enfin, avec bien du mal, et grâce à toute ma science, laissée fléchir et consent à se marier, c'est maintenant que tu es sombre, soucieux, et c'est tout juste si tu ne te mets pas à gémir ! Je ne sais ce qui t 'est arrivé! » Et lui : « Pourquoi ne me désolerais-je pas, alors que ma fille bien-aimée va peut-être quitter cete vie avant même de se marier, comme tu le prétends ? Si toutefois l'on doit ajouter foi aux songes et, en particulier, à celui qui m'a rempli de frayeur, la nuit dernière : j'ai cru voir un aigle s'échapper de la main d'Apollon, fondre sur moi et, horreur! arracher ma fille qui était sur mes genoux, puis, s'en aller en l'emportant jusqu'au bout du monde, dans un endroit rempli de fantômes sombres et ténébreux; et, à la fin, je ne pouvais même plus savoir ce qu'il faisait, car il accrut exprès à l'infini la distance qui nous séparait, pour empêcher ma vue de suivre son vol. » [4,15] A mesure qu'il parlait, je comprenais quelle était la signification de ce rêve, mais, voulant le tirer de son désespoir et, en même temps, lui ôter d'avance tout soupçon de ce qui allait se passer, je lui dis : « Pour un prêtre, et, qui plus est, un prêtre du dieu le plus prophétique de tous, tu me sembles ne pas être très habile à interpréter les rêves. Alors que ton rêve t'annonce le mariage de ta fille, en symbolisant par un aigle le mari qui l'emmènera, et te promet que ce mariage sera heureux, car Apollon y consent, puisque c'est de sa main qu'il lui améne un compagnon, cette vision t'indigne et tu trouves dans ce rêve une raison de te désespérer. Aussi, Chariclès, gardons-nous de prononcer aucune parole de mauvais augure, accomplissons au plus vite la volonté des dieux en essayant, plus que jamais, d'amener la jeune fille à se laisser persuader. » Et comme il me demandait ce que nous pourrions faire pour la mieux persuader : « Si tu as quelque objet précieux dans tes réserves, dis-je, vêtement brodé d'or, collier somptueux, apporte-le lui comme un cadeau de la part de son fiancé et, par ce cadeau, tâche de fléchir Chariclée. Car une femme éprouve toujours comme un philtre irrésistible le charme de l'or et des pierres précieuses. De plus, il te faut tout préparer pour la cérémonie, car il sera nécessaire de presser le mariage, tant que la jeune fille se trouve encore sous l'effet contraignant du désir que mes sortilèges lui ont inspiré. — Sois bien sûr que rien de ce qui me concerne ne sera négligé », me dit Chariclès, qui s'en alla aussitôt tout joyeux, pour joindre l'action à la parole. Et il fit réellement et sans plus tarder, comme je l'appris par la suite, ce que je lui avais conseillé; il apporta à Chariclée en les présentant comme des cadeaux de fiançailles de la part d'Alcamène, les vêtements précieux et les colliers éthiopiens qui avaient été exposés par Persinna pour que la jeune fille pût se faire reconnaître. [4,16] Quant à moi, j'allai trouver Théagène et je lui demandai où se trouvaient ceux qui avaient participé à sa procession; et il me répondit que les jeunes filles étaient déjà parties, car on les avait envoyées en avant, parce qu'elles allaient moins vite, mais que les jeunes gens ne supportaient plus le moindre retard et qu'ils étaient impatients de rentrer chez eux. Lorsque je sus tout cela, je lui indiquai ce qu'il devrait leur dire et ce qu'il aurait lui-même à faire et lui enjoignis de se préparer à obéir au signal que je lui donnerais, lorsque le moment opportun serait venu, puis je le quittai et me rendis au temple d'Apollon pour supplier le dieu de bien vouloir me conseiller sur la façon dont nous devrions nous enfuir, les jeunes gens et moi. Mais, apparemment, la divinité est plus prompte que la pensée et se montre secourable à qui agit selon sa volonté et souvent, d'elle-même, devance par sa bonté nos prières; c'est ainsi que ce jour-là Apollon me répondit avant même que j'eusse formulé ma demande et me donna ses conseils sous la forme d'une aventure qui m'arriva. Comme, tout entier occupé de mes pensées, je me hâtais, ainsi que je le disais, vers la prophétesse, je fus arrêté dans ma marche par un appel. C'étaient des étrangers qui me disaient : « Viens faire les libations avec nous, mon cher! » Ils étaient en train de préluder, au son des flûtes, à un banquet en l'honneur d'Héraclès. J'interrompis ma route en entendant cet appel, car il aurait été impie de ma part de négliger l'avertissement divin; lorsque j'eus offert un peu d'encens sur l'autel, et fait une libation d'eau, ils eurent l'air un peu surpris du peu de générosité de mes offrandes, mais ils ne m'en prièrent pas moins de partager leur festin. J'acquiesçai encore à cette demande et pris place sur le lit de table que l'on avait jonché de myrte et de laurier pour les hôtes, et acceptai de goûter aux plats qui constituaient ma nourriture habituelle. Puis je leur dis : « Eh bien, mes bons amis, la bonne chère ne manque pas, mais mon oreille ignore encore tout de vous, aussi est-ce le moment pour vous de me dire qui vous êtes et de quel pays vous venez. Car c'est être vulgaire et grossier que de partager les libations et la table de quelqu'un et de s'en aller sans se connaître réciproquement, après avoir inauguré une amitié en communiant avec le sel sacré. » Ils me dirent alors qu'ils étaient des Phéniciens de Tyr, négociants de métier, et qu'ils allaient vers Carthage de Libye avec un cargo plein de marchandises indiennes, éthiopiennes, et d'autres en provenance de Phénicie. Pour l'instant, ils célébraient ce banquet en l'honneur d'Héraclès Tyrien pour fêter la victoire de ce jeune homme (ils me montraient un garçon installé en face de moi), qui avait remporté la couronne à la lutte et fait proclamer, parmi les Grecs, le succès de la ville de Tyr. « Nous avions déjà doublé le cap Malée et, gênés par des vents contraires, nous avions dû relâcher à Céphallénie, lorsqu'un rêve lui annonça qu'il serait vainqueur aux Jeux Pythiques; il nous le jura au nom de notre dieu national, que nous honorons ici, et nous décida à nous détourner de notre route et à faire escale ici. Les faits ont confirmé la prophétie, et celui qui, jusqu'ici, n'était qu'un marchand s'es`t révélé un champion victorieux. Il célèbre aujourd'hui cette cérémonie en l'honneur du dieu qui lui a annoncé sa victoire, pour le remercier, et en même temps pour obtenir une heureuse traversée. Car demain à l'aube, mon cher, nous devons lever l'ancre, si les vents consentent à souffler comme nous le désirons. — Vous allez partir, alors, vraiment? Dis-je. — Oui, nous allons partir, me répondirent-ils. — Alors, si vous le voulez bien, vous me prendrez avec vous, car une affaire m'appelle en Sicile, et cette île, comme vous le savez, se trouve sur votre chemin pour aller en Afrique. — Si tu le veux toi-même répondirent-ils nous nous croirons trop heureux d'avoir pour compagnon un sage, un Grec et, comme nous le laisse entendre ce que nous avons vu de toi, qui est sans doute aimé des dieux. — Je le voudrai, leur dis-je, à la condition que vous me laissiez un jour, un seul, pour mes préparatifs. — Tu auras, dirent-ils, tout demain; tu n'as qu'à te trouver au bord de la mer sur le soir, car les nuits sont très favorables à la navigation, et les brises de terre font faire du chemin aux bateaux en leur épargnant les vagues. Je m'y engageai mais commençai par leur faire promettre, sous serment, de ne pas partir plus tôt. [4,17] Lorsque je les laissai, ils étaient encore en train d'écouter les flûtes et de danser; ils bondissaient, au son d'un air de mode assyrien, que jouaient des instruments à vent, sur un rythme rapide; tantôt ils s'élevaient en l'air avec des bonds légers, tantôt ils s'accroupissaient au ras du sol et tournoyaient de tout leur corps comme des possédés. Arrivé chez Chariclée, je la trouvai qui avait encore sur les genoux les trésors que lui avait remis Chariclès et qui les contemplait; j'allai ensuite chez Théagène, et leur prescrivis à tous deux ce qu'ils auraient à faire, leur indiquant le moment où le faire; puis je rentrai chez moi pour observer ce qui allait se passer. Et, jusqu'au lendemain, voici ce qui se passa : lorsque, vers la moitié de la nuit, toute la ville fut plongée dans le sommeil, une bande en armes attaqua la maison de Chariclée; le chef de cette guerre amoureuse était Théagène, qui avait groupé en commando les jeunes gens de sa procession. Les jeunes gens se mirent brusquement à pousser des cris terribles et, en frappant sur leurs boucliers, à terrifier quiconque les entendait, peu ou prou. Des torches allumées à la main, ils donnèrent l'assaut à la maison, forcèrent aisément la porte extérieure, d'autant plus que les verrous avaient été mis de façon à permettre une ouverture facile, et enlevèrent Chariclée, qui était prête et au courant de toute l'affaire et se soumit sans résister à leur violence; en même temps ils emportèrent une bonne partie du mobilier, que leur désigna la jeune fille. Lorsqu'ils eurent quitté la maison, les jeunes gens se mirent à pousser des cris de guerre, à faire un fracas épouvantable avec leurs boucliers et se promenèrent à travers toute la ville, provoquant chez les habitants une terreur indicible; ils avaient choisi de préférence la nuit pour être plus effrayants, et le Parnasse renvoyait l'écho de leurs cris, accompagnés du son du bronze; ils parcoururent de la sorte Delphes, en hurlant sans arrêt, de l'un à l'autre, le nom de Chariclee. [4,18] Une fois sortis de la ville, ils partirent à cheval, au plus vite, vers les monts de la Locride et l'Oeta. Cependant, Théagène et Chariclée, conformément à notre plan, abandonnèrent les Thessaliens et vinrent se réfugier secrètement chez moi; tous deux se jetèrent ensemble à mes genoux et les tinrent longuement embrassés, en tremblant, et répétant sans arrêt : « Père, sauve-nous! » Chariclée, elle, ne pouvait dire que cela; elle baissait la tête, toute honteuse de l'acte qu'elle venait d'accomplir, et qui était si nouveau pour elle. Mais Théagène ajouta d'autres supplications : « Sauve-nous, disait-il, Calasiris : nous sommes tes hôtes, des suppliants sans patrie, qui se sont retranchés de toutes les cités, pour ne plus avoir de relations qu'avec eux-mêmes; sauve des êtres qui ne sont désormais que des prisonniers de la Fortune, et les captifs d'un chaste amour, des exilés volontaires, mais innocents, et qui mettent en toi tout l'espoir de leur salut. » Ces paroles me bouleversèrent, et je pleurai sur ces jeunes gens, plus en moi-même qu'avec de vraies larmes; ainsi, sans qu'ils s'en aperçussent, il me fut possible de soulager mon chagrin, et je les relevai et les réconfortai; je leur dis d'avoir bon espoir dans l'avenir, car tout avait commencé sous les auspices du dieu. « Et maintenant, dis-je, je sors pour veiller à la suite; vous, pendant ce temps, attendez-moi en prenant grand soin de ne pas vous montrer à quiconque »; et, sur ce, je partis. Mais Chariclée me saisit par mon manteau, me retint et dit : « Père, tu serais déjà coupable envers moi, ou plutôt tu me trahirais, si tu t'en allais en me laissant seule et abandonnant mon sort à Théagène; ne réfléchis-tu pas comme il est impossible d'avoir confiance dans un gardien qui aime, qui voit l'objet aimé en son pouvoir, et, mieux encore, se trouve loin de ceux qui peuvent lui inspirer quelque sentiment de pudeur. Il est encore plus ardent, j'imagine, lorsqu'il regarde, sans personne pour la défendre, l'objet de son désir, qui est à sa merci; aussi ne te laisserai-je pas partir avant que Théagène ne se soit engagé par serment, et pour maintenant, et surtout pour l'avenir, à ne pas s'unir avec moi des liens d'Aphrodite avant que je n'aie retrouvé mon rang, et ma maison, ou bien, si la divinité nous refuse cela, du moins pas avant que je ne consente pleinement à devenir sa femme; sinon, jamais. J'admirai ces paroles et jugeai qu'il fallait absolument agir de la sorte; j'allumai, pour servir d'autel, le foyer de la maison, y fis une offrande d'encens, et Théagène prononça son serment, mais il protesta qu'on lui faisait injure en l'empêchant, avec ce serment, de montrer la loyauté de son caractère et en ne lui permettant pas de témoigner d'une vertu que l'on croirait lui être imposée par la crainte des dieux. Pourtant, il prononça son serment, au nom d'Apollon Pythien, d'Artémis, d'Aphrodite et des Amours, s'engageant à agir en toutes choses comme le voudrait et le lui recommanderait Chariclée. [4,19] Ils se prêtaient, de la sorte, l'un à l'autre ces serments, et d'autres encore, en prenant les dieux à témoins, et moi, de mon côté, je courus chez Chariclès, où je trouvai la maison remplie de trouble et de gémissements, car les serviteurs étaient déjà venus lui annoncer l'enlèvement de la jeune fille; il y avait aussi, autour de Chariclès gémissant, une foule de citoyens, qui ne savaient pas ce qui s'était passé et se demandaient vainement ce que l'on pouvait faire. Je me mis à crier : « Malheureux, vous avez l'air de gens égarés; jusqu'à quand allez-vous rester assis, sans voix, sans agir, comme si le malheur vous avait enlevé aussi la faculté de penser? Vous n'avez pas encore pris les armes et poursuivi l'ennemi ? N'allez-vous pas arrêter et punir les auteurs de cet acte de violence? » Alors Chariclès : « Peut-être est-il superflu de chercher à lutter contre le malheur présent, car je vois bien que je suis frappé par la colère du dieu qui m'inflige ainsi le châtiment qu'il m'a annoncé le jour où j'étais entré dans le sanctuaire à une heure où je ne le devais pas et où j'avais vu, de mes yeux, ce qu'il ne m'était pas permis de voir; il m'avertit alors que, en punition d'avoir vu ce que je n'aurais pas dû voir, je serais privé de la vue de celle que j'aime le plus au monde. Pourtant, rien n'empêche de lutter, comme on dit, même contre la divinité, si du moins nous savons qui il faut poursuivre et qui a entrepris contre nous cette terrible guerre. — C'est le Thessalien, dis-je, celui que tu trouvais si admirable, et dont tu essayais de faire ton ami; c'est Théagène, avec les garçons qui l'accompagnent; on n'en trouverait plus en ville aucun de ceux qui, jusqu'à hier soir, y demeuraient. Aussi, debout! et appelle le peuple au conseil! » Ainsi fut fait; les stratèges chargèrent les hérauts de convoquer à son de trompe une par toute la ville une assemblée extraordinaire; le peuple se rassembla aussitôt, et le théâtre servit de lieu de séance à une assemblée de nuit. Chariclès s'avança et aussitôt tira des lamentations à toute la foule, rien qu'à se montrer, vêtu de noir, avec de la poussière répandue sur le visage et la tête. Puis il prit la parole, disant : « Peut-être, Delphiens, pensez-vous que je m'avance au milieu de vous pour vous parler de moi-même et que c'est la raison pour laquelle j'ai fait convoquer cette assemblée; vous vous dites cela en voyant l'étendue de la catastrophe qui me frappe; mais vous auriez tort de le penser; ce que je souffre aujourd'hui devrait me faire préférer mille fois la mort; je suis désormais seul, maudit par les dieux, ma maison est maintenant vide, privée en une seule fois de tous les êtres chers qui vivaient avec moi. Et pourtant, un espoir illusoire, dont se bercent tous les hommes, me persuade de continuer à supporter mes maux, en me laissant entrevoir que je puis, peut-être, retrouver ma fille; mais c'est surtout pour notre ville que je le fais : je souhaite voir, avant de mourir, qu'elle tire vengeance de ceux qui nous ont outragés, à moins que ces jeunes Thessaliens ne vous aient en même temps enlevé le sentiment de la liberté et la faculté de ressentir les injures faites à votre patrie et aux dieux de vos pères. Car, ce qui est le plus dur à supporter, c'est que quelques figurants de chœur, que l'on peut compter sur les doigts de la main, des valets de députation sacrée s'en aillent en foulant aux pieds la première ville de la Grèce et dérobant au temple d'Apollon Pythien le plus précieux de ses trésors, Chariclée, hélas! la prunelle de mes yeux! O, acharnement inexorable de la divinité contre moi! Ma première fille, vous le savez, la seule qui fût à moi par sa naissance, s'est éteinte en même temps que les flambeaux de ses noces, entraînant avec elle sa mère dans l'excès de sa douleur et me contraignant, moi, a fuir ma patrie. Mais tout cela était tolérable, depuis que j'avais découvert Chariclée; Chariclée était ma vie, mon espoir, l'héritière de ma race, Chariclée était ma seule consolation, et, en quelque sorte, mon ancre; et cette ancre a été arrachée, emportée par la tempête qui est mon lot; et encore le destin ne s'est-il pas contenté de cela, et ne m'a pas frappé n'importe quand; mais, selon son habitude, il s'est joué de moi de la façon la plus inopportune et la plus cruelle; il m'enlève ma fille presque dans sa chambre de noces alors que l'on venait juste de vous annoncer à tous son prochain mariage. » [4,20] Il parlait encore et se laissait tout entier aller à ses lamentations lorsque le stratège Hégésias l'arrêta et le fit descendre un peu vivement : « Messieurs, dit-il laissons Chariclès se lamenter maintenant et plus tard, mais nous, il ne faut pas que sa douleur nous submerge ni qu'à notre insu le torrent de ses larmes nous entraîne; ne laissons pas échapper l'occasion, qui, en toutes choses, mais, plus encore à la guerre, a une importance décisive. Si nous quittons immédiatement l'assemblée pour nous mettre à les poursuivre, nous pouvons espérer rattraper les ennemis, tandis qu'ils prennent leurs aises pour marcher, s'imaginant que nous sommes occupés à nous préparer; mais si nous nous laissons aller à la pitié, ou plutôt, à faire les femmes, et si nous leur permettons, par notre lenteur, d'augmenter leur avance, il ne nous restera plus qu'à nous faire moquer de nous par ces garçons; mon avis est de les rattraper au plus vite et de les mettre en croix, frapper leurs descendants d'infamie et étendre la punition à toute leur race. Ce qui sera facile à réaliser si nous excitons l'indignation des Thessaliens contre ceux d'entre eux qui pourraient nous échapper et contre leurs descendants, en interdisant par décret aux Thessaliens d'organiser la procession et la cérémonie expiatoire en l'honneur du héros et en décidant que nous les célébrerons nous-mêmes, à nos frais. » [4,21] Ces propositions ayant été approuvées et transformées en décret par le peuple, le stratège ajouta : « Votons encore cela, si vous le voulez bien : que, désormais, la desservante d'Artémis ne se montre plus aux concurrents de la course des hoplites; car je crois comprendre que ce fut là pour Théagène l'occasion première de son sacrilège et qu'il conçut l'idée de l'enlèvement, du moins je le pense, dès qu'il la vit pour la première fois. Il serait bien d'empêcher, à l'avenir, le retour de pareilles entreprises. » Une fois cette proposition encore votée a l'unanimité, Hégésias donna le signal du départ, et la trompette sonna l'alarme; le théâtre se vida, chacun se préparant à partir en guere, ce fut une course irrésistible de l'assemblée vers la bataile, à lauqlle participèrent non seulement les hommes en pleine vigueur et en âge de porter les armes, mais beaucoup d'enfants qui étaient à peine des éphèbes et suppléaient à leur jeunesse par leur ardeur et qui eurent le courage de participer à l'expédition. Il y eut aussi beaucoup de femmes qui eurent des sentiments plus énergiques que ne le comportait leur sexe et qui, saisissant la première arme venue, s'élancèrent à leur suite, mais en vain, car elles durent reconnaître, lorsqu'elles furent distancées, qu'elles n'étaient que des femmes, et que la faiblesse était leur partage. On pouvait voir aussi quelque vieillard lutter contre la vieillesse, sa volonté, en quelque sorte, entraînant son corps et qui, emporté par son courage, maudissait sa faiblesse. Tant était grande, dans toute la ville, la douleur causée par l'enlèvement de Chariclée et, comme si une même passion les eût animés, au premier cri, tous les citoyens s'étaient élancés pour la rattraper, sans même attendre le jour. »