[21,0] LIVRE VINGT ET UNIEME. [21,1] CHAPITRE PREMIER Le sixième roi latin de Jérusalem fut le seigneur Baudouin IV, fils du seigneur roi Amaury, d'illustre mémoire, et de la comtesse Agnès, fille de Josselin le jeune, comte d'Edesse, dont j'ai eu souvent occasion de parler. A l'époque où le seigneur Amaury fut appelé, en vertu de ses droits héréditaires, à occuper le trône de ses aïeux, l'autre seigneur Amaury, de précieuse mémoire, alors patriarche de Jérusalem, marchant sur les traces de son prédécesseur le seigneur Foucher, et usant de son autorité ecclésiastique, contraignit ce roi à renvoyer sa femme, la comtesse Agnès ; car on disait, et cela était vrai, que ces deux époux-étaient proches parents, ainsi que je l'ai fait voir avec plus de détail, en rapportant dans leur ordre les événements du règne du seigneur Amaury. Le fils de ce roi n'était encore qu'un enfant âgé de de neuf ans environ, et nous remplissions à Tyr les fonctions d'archidiacre de cette église, lorsque son père, plein de sollicitude pour son éducation, nous adressa beaucoup de prières et de témoignages particuliers de sa bienveillance, et nous donna cet enfant pour être instruit par nous et initié dans l'étude des sciences libérales. Tant qu'il fut auprès de nous, nous veillâmes sur lui avec tout le soin que nous devions à ce royal élève, et nous nous appliquâmes avec sollicitude à former son caractère, autant qu'à lui faire étudier les belles-lettres. Il jouait sans cesse avec les petits nobles ses compagnons, et souvent, comme il arrive entre les enfants de cet*âge qui se divertissent ensemble, ils se pinçaient les uns les autres aux bras ou aux mains : tous, lorsqu'ils sentaient la douleur, l'exprimaient par leurs cris; mais le jeune Baudouin supportait ces jeux avec une patience extraordinaire et comme s'il n'eût éprouvé aucun mal, quoique ses camarades ne le ménageassent nullement. Cette expérience avait été renouvelée fort souvent, lorsqu'enfin on m'en parla : je crus d'abord que c'était en lui un mérite de patience et non point un défaut de sensibilité; je l'appelai, je me mis à examiner d'où pouvait provenir une telle conduite, et je découvris enfin que son bras droit et sa main du même côté étaient à moitié paralysés, en sorte qu'il ne sentait pas du tout les pincements ni même les morsures. Je commençai alors à être inquiet, me rappelant en moi-même ces paroles du Sage : « II est certain que le membre qui est paralysé nuit beaucoup à la santé, et que celui qui ne se sent pas même malade n'en est que plus en danger. » Cette nouvelle fut annoncée au père de l'enfant ; on consulta les médecins ; on lui fit toutes sortes de fomentations, de frictions et de remèdes, mais tous ces soins et ces efforts demeurèrent infructueux. C'était, ainsi que la suite des temps l'a prouvé, le commencement et les premières atteintes d'un mal bien plus grave et entièrement incurable. Lorsqu'il fut arrivé à l'âge de puberté, nous ne pouvons le dire sans pleurer, on reconnut que le jeune homme était dangereusement atteint de la lèpre; le mal s'accrut de jour en jour et s'établit à toutes les extrémités de son corps et sur son visage, en sorte que ses fidèles, lorsqu'ils portaient les yeux sur lui, ne pouvaient le voir sans éprouver un vif sentiment de compassion. L'enfant cependant faisait des progrès dans l'étude des lettres, et donnait de plus en plus des motifs d'espérer en lui et des preuves d'un bon naturel. Il avait la beauté de formes qui appartient aux enfants de son âge, et était habile à monter et à diriger un cheval, plus que ne l'avait été aucun de ses ancêtres. Il avait une mémoire solide et aimait beaucoup la conversation. Il était économe, et gardait le souvenir des bienfaits aussi bien que des offenses ; il ressemblait à son père en tout point, et non seulement de figure, mais aussi de tout le corps, de la démarche et du son de voix ; il avait l'esprit prompt et la langue très-embarrassée; comme son père enfin, il aimait à entendre raconter des histoires, et se montrait fort empressé à écouter et à suivre les bons conseils. [21,2] CHAPITRE II. Il avait à peine treize ans lorsque son père mourut : sa sœur aînée, Sibylle, fille de la même mère, était alors élevée dans le couvent de Saint-Lazare de Béthanie, auprès de la dame Ivète, abbesse de cette maison et tante maternelle de son père. Lorsque celui-ci fut mort, tous les princes du royaume, tant ecclésiastiques que séculiers, se réunirent, et du consentement de tous, quatre jours après cet événement et le 15 juillet, Baudouin reçut l'onction solennelle et fut couronné roi, avec les cérémonies d'usage, dans l'église du sépulcre du Sauveur, par le seigneur Amaury, de pieuse mémoire, patriarche de Jérusalem, assisté des archevêques, des évêques et des autres prélats des églises. A cette époque le seigneur pape, Alexandre III, présidait à la sainte église romaine; le seigneur Aimeri à la sainte église d'Antioche, le seigneur Amaury à celle de Jérusalem, le seigneur Frédéric à celle de Tyr, le seigneur Manuel, de pieuse et d'illustre mémoire, régnait à Constantinople; chez les Romains, le seigneur Frédéric; chez les Français, le seigneur Louis; en Angleterre, le seigneur Henri, fils de Geoffroi, comte d'Anjou; en Sicile, le seigneur Guillaume II, fils du seigneur Guillaume l'ancien; la principauté d'Antioche était gouvernée par le seigneur Boémond, fils du prince Raimond ; et le comté de Tripoli par le seigneur Raimond le jeune, fils du comte Raimond l'ancien. [21,3] CAPUT III. La première année du règne du seigneur Baudouin, et vers le commencement du mois d'août, on vit aborder en Egypte une flotte de deux cents navires, chargés de nombreuses troupes de gens de pied et de chevaliers, que le seigneur Guillaume, roi de Sicile, envoyait pour faire la conquête d'Alexandrie. Les employés et les commandants supérieurs de cette expédition n'ayant pas pris toutes les précautions nécessaires, perdirent un grand nombre d'hommes des deux ordres, qui furent faits prisonniers ou périrent par le glaive; et, après avoir demeuré cinq ou six jours dans les environs de cette ville, ils se retirèrent couverts de confusion. Dans notre royaume, où Milon de Planci dirigeait toutes les affaires, il s'éleva de sérieuses inimitiés entre cet homme et quelques-uns des principaux seigneurs du pays. Ceux-ci ne pouvaient voir sans colère et sans jalousie que Milon de Planci fût toujours seul auprès du Roi, laissant tous les autres dans l'ignorance, ne les appelant même pas, s'abandonnant à son orgueil excessif, méprisant, et éloignant tout le monde de la familiarité du Roi, ne consultant personne, et faisant seul toutes les affaires du royaume. Sur ces entrefaites, le comte de Tripoli se rendit auprès du seigneur Roi, et s'adressant à ceux des princes que le hasard lui fit rencontrer, il leur demanda pour lui-même la régence du royaume, disant que comme le seigneur Roi était encore dans l'âge de puberté, la tutelle lui appartenait de droit en qualité de plus proche parent du côté paternel. Il déclara en outre que cette tutelle lui était due par plusieurs motifs ; qu'il était en effet le plus proche de tous les parents, et de plus le plus riche et le plus puissant de tous les fidèles du Roi ; il ajouta, comme troisième motif, et non moins fort que les précédents, que, tandis qu'il était en captivité, il avait du fond de sa prison prescrit à ses fidèles, au nom de la fidélité qu'ils lui devaient, de livrer au seigneur roi Amaury, père de celui-ci, toutes ses terres ainsi que ses citadelles et ses forts, et de mettre tout ce qui lui appartenait à sa disposition et sous ses ordres; enfin il affirma, pour terminer son discours, que dans le cas où la mort l'aurait surpris dans le fond de sa prison, il avait fait ses dispositions à l'effet d'instituer le seigneur Roi son héritier universel, comme le plus proche de tous ses parents ; et il demanda que, pour prix de tous ces soins, on lui accordât à son tour ce qu'il sollicitait, bien plus à titre d'honneur que dans l'espoir d'en retirer quelque profit particulier. On différa cependant de faire une réponse à cette proposition du seigneur comte, sous prétexte que le seigneur Roi n'avait en ce moment auprès de lui qu'un très-petit nombre des grands qu'il était nécessaire de consulter; on lui promit qu'ils seraient convoqués tous en temps opportun et le plus promptement possible, et qu'après avoir pris leur avis, on lui ferait, avec l'aide du Seigneur, une réponse convenable sur tous les articles de sa. proposition. Après cela, le comte rentra dans ses domaines. Le peuple presque tout entier se prononçait en sa faveur ; parmi les barons il avait pour lui Honfroi de Toron, connétable du Roi; Baudouin de Ramla; Balian, frère de celui-ci; Renaud de Sidon, et en outre tous les évêques. [21,4] CHAPITRE IV. Milon de Planci, dont j'ai déjà parlé, était un homme noble, né dans la Champagne ultramontaine et sur les terres de Henri, comte de Troyes; parent du seigneur roi Amaury, il avait vécu dans son intimité, à tel point que celui-ci l'avait créé sénéchal du royaume, et qu'après la mort d'Honfroi le jeune, fds d'Honfroi l'ancien, il lui donna pour femme Stéphanie, veuve du premier, et fille de Philippe de Naplouse. Milon de Planci était, du chef de sa femme, seigneur de la Syrie de Sobal, pays situé au-delà du Jourdain et vulgairement appelé la terre de Mont-Réal. Stéphanie, veuve d'Honfroi le jeune, avait eu de celui-ci, son premier mari, deux enfants, un fils et une fille. Milon de Planci, fort, comme je l'ai déjà dit, de l'intimité toute particulière qui l'avait uni avec le seigneur Roi, père de celui-ci, traitait avec mépris les princes du royaume, même ceux qui étaient plus considérables que lui. Il était, quant à lui, imprudent, orgueilleux, arrogant, prodigue de paroles inutiles, et rempli d'une présomption excessive. Voulant chercher en apparence quelque moyen de calmer la jalousie dont il était l'objet, il employa un artifice dont le but n'échappa cependant aux yeux de personne, et, subornant un certain Roard, gardien de la citadelle de Jérusalem, homme du commun et fort peu capable, il feignit de lui laisser le pouvoir et d'être lui-même soumis à ses ordres; mais dans le fait, c'était tout le contraire-, l'un portait un titre plus brillant que solide; l'autre, sous ce masque, dirigeait à son gré toutes les affaires du royaume. Se conduisant avec imprudence, parlant toujours à la légère, attirant à lui, en dépit de tous les autres, le soin du gouvernement, il disposait de toutes choses, dispensait les faveurs selon son bon plaisir, et soulevait ainsi contre lui-même des haines opiniâtres. On suborna quelques individus pour attenter à ses jours, et lorsqu'on l'en instruisit, il ne fit nul cas de cet avis, et le traita de crainte frivole. Il continua donc, selon son usage, à ne prendre aucune précaution, et, tandis qu'il faisait quelque séjour dans la ville d'Accon, il fut attaqué un soir, à la tombée de la nuit, frappé de plusieurs coups d'épée, et périt honteusement, après avoir subi toutes sortes de mauvais traitements. Le peuple se partagea en divers avis à l'occasion de cet assassinat : les uns disaient qu'il était mort victime de la fidélité qu'il n'avait cessé de montrer pour le seigneur Roi; les autres, au contraire, qu'il manœuvrait en secret pour s'élever à la royauté, et qu'il avait envoyé des députés auprès de ses amis et de ceux qu'il connaissait en France, pour les engager à venir le rejoindre, dans l'espoir de parvenir avec leur secours à s'emparer du royaume. Je ne sais rien de positif sur aucune de ces deux versions. Toutefois il était de notoriété publique que Balian de Joppé, frère de Roard, avait été envoyé au-delà des mers, portant des lettres et des présents du Roi, et qu'on attendait son retour d'un moment à l'autre. A la même époque, et dans le courant du même mois, le seigneur Frédéric, archevêque de Tyr, et notre prédécesseur, homme d'une grande noblesse selon la chair, dont j'ai parlé en diverses rencontres, tomba dangereusement malade à Naplouse, et, après avoir langui pendant quelque temps, il entra dans la voie de toute chair, le 3 des calendes de novembre. Ses dépouilles mortelles furent transportées à Jérusalem avec les honneurs et les cérémonies qui lui étaient dus, et on l'ensevelit dans le chapitre du Temple du Seigneur, dont il avait été antérieurement chanoine régulier. [21,5] CHAPITRE V. Vers le même temps encore les princes et les prélats des églises étant assemblés, et le seigneur Roi se trouvant à Jérusalem, le comte de Tripoli s'y rendit une seconde fois, pour recevoir une réponse sur la demande qu'il avait présentée pour se faire adjuger la régence du royaume. Comme il renouvela ses propositions et insista sur leur acceptation, le Roi en délibéra pendant deux jours de suite, et enfin tous les avis s'étant accordés, le comte fut revêtu de l'autorité supérieure, après toutefois le seigneur Roi, et reçut dans le chapitre du sépulcre du Seigneur, en présence et aux acclamations du peuple, la mission de gouverner le royaume. Et puisque la série des événements que je rapporte m'a amené en ce moment à parler de ce comte de Tripoli, il me paraît convenable de transmettre à la postérité tout ce que j'ai pu apprendre avec certitude au sujet de ce prince, non dans l'intention d'écrire un panégyrique, mais afin de faire connaître, autant que peut le permettre le cadre resserré de cette histoire, ce qu'il était et ce qu'il fut par la suite. Le comte Raimond, dont il est ici question, était descendant, selon la chair, de ce seigneur Raimond l'ancien qui se montra si grand prince dans cette armée de Dieu dont le zèle, les efforts et les travaux infinis rendirent le royaume d'Orient au service du Christ. J'ai parlé avec plus de détail de cet illustre seigneur en racontant l'histoire des princes qui firent partie de la première expédition. Le premier comte Raimond, de précieuse mémoire, eut un fils nommé Bertrand, qui, après la mort de son père et l'assassinat de Guillaume Jordan, neveu du comte Raimond, gouverna le comté de Tripoli. Bertrand eut un fils nommé Pons, qui posséda le même comté après son père, en vertu de ses droits héréditaires, et qui épousa Cécile, fille de Philippe, roi des Français, et veuve de Tancrède; il eut d'elle un fils nommé Raimond, qui lui succéda dans son comté. Celui-ci épousa Hodierne, fille du seigneur Baudouin II, second roi de Jérusalem, et de ce mariage naquit le comte Raimond, dont j'ai à parler en ce moment. Il succéda à son père dans le même comté, lorsque celui-ci succomba près de la porte de Tripoli, sous les coups imprévus des Assissins. Il était donc du côté de sa mère cousin des seigneurs rois Amaury et Baudouin : la mère de ceux-ci était sœur de celle de Raimond. Du côté paternel ils étaient également parents, mais à un degré de moins. La grand'mère de Raimond, la mère de son père, Cécile, dont je viens de parler, était sœur de mère et non de père du seigneur roi Foulques, père des seigneurs rois Baudouin et Amaury. En effet, leur mère commune, sœur du seigneur Amaury de Montfort, avait été donnée en mariage au comte d'Anjou, Foulques l'ancien. Après avoir mis au monde son fils, Foulques le jeune, elle abandonna son mari, se rendit auprès du roi des Français, le seigneur Philippe, et eut de lui sa fille Cécile et quelques autres enfants -, et, de son côté, le roi des Français chassa la Reine, sa femme légitime, dont il avait eu déjà son fils Louis et sa fille Constance, et méconnut la loi de l'Église pour se livrer à son amour déréglé pour la comtesse d'Anjou. Ainsi, le seigneur comte de Tripoli et les deux derniers rois de Jérusalem étaient, des deux côtés de leurs familles réciproques, étroitement unis par les liens du sang. Le comte Raimond était mince de corps, extrêmement maigre, de taille moyenne, brun de visage, les cheveux plats et assez noirs, les yeux vifs et pénétrants, la tête haute. Il avait de la sagesse dans l'esprit, beaucoup de prévoyance, un courage déterminé dans l'action, une sobriété toute particulière pour la boisson et pour la nourriture, beaucoup de générosité envers les étrangers, et très-peu d'affabilité avec les siens. Pendant sa captivité chez les ennemis, il s'était donné beaucoup de peine pour s'instruire, et était passablement lettré ; mais la vivacité naturelle de son esprit l'aidait encore mieux à saisir avec intelligence tout ce qui était écrit, semblable en ce point au seigneur roi Amaury. Il faisait beaucoup de questions toutes les fois qu'il rencontrait quelqu'un qu'il jugeait capable de lui en donner la solution. La même année où il fut chargé de l'administration du royaume, il épousa la dame Esquive, veuve du seigneur Gautier, prince de Galilée, extrêmement riche, et qui avait eu plusieurs fils de son premier mari. Dès qu'elle se fut unie à Raimond, elle cessa d'avoir des enfants, par des motifs qui nous sont inconnus, et le comte s'attacha à ses fils et les aima avec une tendresse aussi vive que si lui-même leur eût donné la vie. Après cette courte digression, je reprends le fil de mon récit. (1174) Comme l'été précédent, le seigneur Raoul, de précieuse mémoire, évêque de Bethléem, et chancelier du royaume, était sorti de ce monde, et comme on avait besoin que quelqu'un continuât à s'occuper de la correspondance royale, le Roi, ayant pris l'avis du conseil de ses princes, nous appela vers la même époque à remplir cet office, et nous investit de la dignité de chancelier. [21,6] CHAPITRE VI. Cette même année encore Saladin, fils de Negemeddin, et neveu, par son père, de Syracon, auquel il avait succédé dans le royaume d'Egypte, fut appelé secrètement par les grands du pays de Damas, tandis que leur seigneur légitime, Mehele-Salah, fils de Noradin, et encore enfant, faisait sa résidence à Alep. Saladin remit le gouvernement de l'Egypte à son frère nommé Seifeddin, se rendit en toute hâte en Syrie, en traversant l'immensité du désert, et de là à Damas pour s'emparer de ce royaume. Quelques jours après avoir pris possession dé cette ville, qui lui fut livrée par les habitants, il partit pour la Cœlésyrie, espérant soumettre toutes les places à son autorité sans avoir besoin de faire la guerre, et il ne fut point en effet déçu dans ses calculs. En un court espace de temps les habitants des divers lieux lui ouvrirent volontairement leurs portes-, et Saladin, au mépris de la fidélité qu'il devait à son seigneur, dont il avait été l'esclave, occupa toutes les villes de cette province, savoir : Héliopolis (suivant son nom grec), appelée aujourd'hui Malbec, et chez les Arabes Baalbeth ; Émèse, vulgairement nommée Camela ; Hamath, et Césare vulgairement appelée Césarée la Grande. Il s'était même flatté qu'Alep et l'enfant qui y habitait lui seraient livrés par quelques traîtres, mais un accident fit échouer ce projet. Tandis que ces événements se passaient, le seigneur Roi tint conseil pour examiner ce qu'il y avait à faire au milieu de ces grands changements, et dans des circonstances aussi nouvelles qu'imprévues. Il délibéra longtemps avec ses princes, et l'on arrêta enfin, d'un commun accord, que le seigneur comte de Tripoli se rendrait en hâte vers la Coelésyrie, avec une armée levée dans le royaume et dans son comté. Il lui fut prescrit en outre de faire tous ses efforts pour s'opposer aux progrès de Saladin, et ce n'était pas sans de bonnes raisons. Nous avions lieu de redouter tout accroissement de sa puissance; ce qui pouvait lui arriver d'heureux semblait devoir tourner tout-à-fait à notre détriment. Saladin était sage et plein de prudence dans le conseil, vaillant à la guerre, généreux jusqu'à la profusion, et c'était surtout ce qui le rendait redoutable à juste titre aux yeux des hommes les plus éclairés de notre royaume, car il n'y a plus aujourd'hui aucun autre appât par lequel les princes puissent gagner les cœurs de leurs sujets et même de tous les autres hommes ; et rien n'engage les affections des étrangers aussi fortement que les dons de munificence, surtout quand elle est exercée par un prince. Ainsi les Chrétiens n'avaient que trop de motifs de craindre que Saladin, après avoir doublé ses possessions et recueilli de nouvelles forces dans un nouvel empire, ne se levât contre eux avec plus d'ardeur, et ne les accablât d'attaques plus violentes. C'est là cependant le spectacle que nous voyons maintenant; tous nos efforts ont été superflus, nous avons vainement tenté de le contenir, et nos yeux sont baignés de larmes à cette vue ; devenu plus grand, ce prince s'élève contre nous sur terre et sur mer, et il ne nous reste plus aucun espoir de lui résister avec succès si nous ne sommes visités par le Tout-Puissant. Certes, il devait paraître sage de porter secours à un enfant encore en bas âge, non point par faveur pour celui-ci, ni pour remplir simplement envers lui un devoir d'humanité, mais pour entretenir un rival à notre plus redoutable ennemi, afin que ses desseins en fussent ralentis, et qu'il ne pût s'élancer contre nous qu'avec moins de force et d'ardeur. [21,7] CHAPITRE VII. Ici je crois devoir suspendre un moment le cours de mon récit, non pour faire une digression oiseuse, mais pour exposer quelques idées qui peuvent n'être pas entièrement inutiles. On demande souvent, et certes il semble qu'on peut avec raison demander pourquoi nos pères ont souvent, dans les combats, soutenu avec avantage, quoiqu'en plus petit nombre, l'attaque des forces plus considérables des ennemis, et ont plus fréquemment encore détruit avec de faibles corps les bataillons les plus épais, les armées souvent innombrables de leurs adversaires, de telle sorte que le nom chrétien était devenu un objet d'effroi pour les nations qui ne connaissent point Dieu, et que le Seigneur était glorifié par les œuvres de nos pères ; tandis qu'au contraire les hommes de notre temps ont été habituellement vaincus par des forces inférieures, et quelquefois même lorsqu'ils ont voulu tenter quelque entreprise avec l'avantage du nombre sur leurs adversaires, n'ont pu réussir et ont succombé dans cette lutte. En réfléchissant sur ces questions, en examinant avec soin notre situation actuelle, la première cause qui nous paraisse devoir être assignée à ce changement nous reporte vers Dieu, auteur de toutes choses. Nos pères, qui furent des hommes religieux et craignant Dieu, ont été remplacés par des fils pervers et criminels, prévaricateurs envers la foi du Christ, et qui s'abandonnent, au hasard et sans réflexion, à toutes les actions illicites, tels ou pires encore que ceux qui dirent à leur seigneur Dieu : « Retirez-vous de nous; nous ne voulons point connaître vos voies. » Que le Seigneur retire aussi sa grâce à tous ceux-là, en juste punition de leurs péchés, puisqu'ils ont provoqué sa colère ! Tels sont en effet les hommes du siècle présent, et surtout ceux des contrées de l'Orient. Celui qui voudrait entreprendre de tracer d'une plume exacte le tableau de leurs mœurs, ou plutôt de leurs vices monstrueux, succomberait à l'immensité de son travail, et semblerait avoir inventé une satire, bien plus que composé une histoire véritable. Un second motif se présente à mon esprit. Au temps passé, lorsque ces hommes vénérables, poussés par un zèle divin, et le cœur plein d'une ardente foi, descendirent les premiers sur les terres de l'Orient, ils étaient accoutumés à la discipline militaire ; ils avaient l'habitude des combats, et les armes étaient leurs instruments les plus familiers. Les peuples de l'Orient, au contraire, amollis par un long repos, ne connaissant nullement l'art militaire, n'ayant aucun usage de la guerre et de ses lois, vivaient dans une complète oisiveté. Il n'est pas étonnant dès lors qu'un petit nombre d'hommes ait pu résister à un plus grand nombre, ni qu'après avoir remporté la victoire, les premiers en aient su tirer de plus grands avantages; car en ce genre d'affaires (et ceux qui l'ont vu de plus près le savent encore mieux que moi) on voit presque toujours ceux qui ont acquis de l'expérience par un long usage des armes et par des travaux continuels, obtenir la supériorité sur ceux qui ne disposent que de forces inhabiles et dépourvues d'intelligence. Je trouve encore un troisième motif non moins réel et non moins puissant que ceux que je viens d'exposer. Dans les premiers temps, presque toutes les villes avaient des seigneurs divers, qui, pour parler le langage d'Aristote, n'étaient pas soumis régulièrement les uns aux autres, n'avaient que bien rarement les mêmes intentions, et suivaient beaucoup plus souvent des impulsions contraires. Comme ils avaient donc des projets différents, et le plus souvent opposés, comme ils se jalousaient les uns les autres, il y avait moins de danger à les combattre, car il ne leur était pas facile de pouvoir ou de vouloir se réunir pour repousser leurs communes injures, et ceux qui redoutaient même leurs compatriotes non moins que les nôtres, ne pouvaient s'armer d'un commun accord pour travailler à notre perte. Maintenant au contraire tous les royaumes limitrophes de nos États ont été, par la volonté de Dieu, réunis sous la puissance d'un seul ; dans des temps plus récents, et qui sont encore présents à ma mémoire, un homme extrêmement cruel, et qui avait horreur du nom chrétien comme d'un fléau, Sanguin, père de ce Noradin qui vient de mourir dernièrement, après s'être emparé à main armée des autres royaumes, s'empara également de la noble et illustre métropole des Mèdes, Rages, autrement nommée Edesse, fit périr tous les fidèles qui y habitaient, et prit possession de tout le territoire environnant. Son fils Noradin chassa le roi de Damas, plus par la trahison des sujets de celui-ci que par ses propres forces; il se rendit maître de son royaume, et accrut ainsi l'héritage de son père. Plus récemment le même Noradin s'est emparé du très antique et très riche royaume d'Egypte, par le bras et l'habileté de Syracon, comme je l'ai rapporté avec plus de détail en écrivant l'histoire du règne de seigneur Amaury. On voit par là, comme je le disais tout-à-1'heure, que tous les royaumes qui nous environnent obéissent maintenant à un seul homme, le servent même malgré eux dès le premier signal, et s'arment, à notre préjudice, comme un seul homme et à la voix d'un seul. Nul parmi eux n'est entraîné par des désirs divers; nul ne tenterait impunément de méconnaître les volontés de son seigneur. Maintenant tous ces royaumes sont au pouvoir de Saladin, dont j'ai parlé déjà bien souvent, homme d'une naissance obscure, et qu'une fortune trop favorable a élevé de la condition la plus inférieure. Il tire de l'Egypte et des pays voisins une quantité incalculable d'or de première qualité et de la plus grande pureté, et que l'on appelle obryzum : les autres provinces lui fournissent des cavaliers, des combattants et des troupes innombrables d'hommes avides d'or; et ceux qui en possèdent en abondance n'ont rien de plus facile que de les attirer à leur service. Reprenons maintenant la suite de notre récit. Les princes assemblés résolurent donc, comme je l'ai dit, de faire les plus grands efforts pour résister à ce Saladin si illustre, et que la continuité de ses succès portait rapidement au plus haut degré de puissance ; car ils craignaient qu'il ne se levât contre nous, d'autant plus redoutable qu'il aurait acquis plus de forces. Le seigneur comte de Tripoli prit avec lui les princes du royaume, rassembla de tous côtés des auxiliaires, et se rendit en hâte dans les environs de Tripoli ; il dressa ensuite son camp près du territoire d'Archis, dans cette partie du pays que l'on appelle Galifa. [21,8] CHAPITRE VIII. Dans le même temps, l'oncle du fils de Noradin, prince très grand et le plus puissant parmi les Orientaux, de la race des Parthes, nommé Cotobedi, ayant appris qu'après la mort de son frère, Saladin s'était révolté contre son seigneur encore enfant, au mépris de toutes les lois humaines, et oubliant dans son ingratitude les bienfaits qu'il avait reçus du père de cet enfant et sa propre condition, leva une forte armée parmi les innombrables cavaliers qu'il a, dit-on, à sa disposition, traversa l'Euphrate, et se mit en marche pour porter secours à son neveu contre ceux qui l'avaient trahi. Ce grand prince était seigneur de cette très antique et très célèbre ville de Ninive, dont les habitants prirent jadis les cendres et le cilice, en signe de pénitence, à la voix et aux exhortations du prophète Jonas. Le nom de cette ville est maintenant changé, les débris de ses édifices et de sa population ont servi à en refaire une nouvelle non loin du sol où se trouvait placée l'antique Ninive; celle-ci se nomme Mossoul, et a conservé sa dignité de métropole de toute l'Assyrie. Aussitôt après son arrivée, ce prince dressa son camp dans la plaine qui environne la ville d'Alep. Saladin pendant ce temps avait pris possession sans retard de Bostrum, grande métropole de la première Arabie et d'Héliopolis, aujourd'hui vulgairement appelée Balbek ; les habitants lui avaient livré ces deux villes de plein gré et sans combat, et Saladin avait ensuite mis le siège devant Emèse, autrement nommée Camela : les citoyens lui livrèrent sans le moindre délai toute la portion inférieure de leur ville. La forteresse, située sur une colline peu élevée, et assez bien fortifiée, avait servi de retraite à tous les fidèles du jeune enfant, qui avant d'y entrer avaient eu soin de l'approvisionner assez abondamment en armes et en vivres. Saladin avait en outre pris possession des autres villes de la même province, voisines de celle d'Emèse, et que les habitants lui avaient livrées, savoir, Hamath, Césare et tout le pays environnant jusques à Alep. Ceux qui étaient alors enfermés dans la citadelle d'Emèse envoyèrent des députés au comte de Tripoli et aux nôtres qui se trouvaient campés au lieu que j'ai déjà nommé, espérant les uns et les autres pouvoir les attirer aux conditions désirées, leur faisant demander, au milieu de ce désordre extrême, de ne pas tarder à voler à leur secours, et leur promettant que l'assistance qu'ils leur accorderaient contre un ennemi si redoutable ne serait pas pour eux une œuvre stérile et produirait les meilleurs résultats. Il y avait en effet, et l'on retenait dans le même fort les otages que le seigneur comte avait livrés, pour se racheter, à Noradin, père du jeune enfant, et qu'il laissa après lui en sortant de captivité, comme gage du paiement d'une somme qui pouvait bien s'élever à soixante mille pièces d'or. On y gardait en outre quelques autres otages que le seigneur Renaud de Sidon avait donnés en échange de son frère Eustache. Nos princes, espérant pouvoir obtenir, par un traité avec le chef qui commandait dans cette citadelle, la restitution de ces otages, en lui présentant l'espoir des secours qu'il sollicitait, se rendirent en toute hâte vers Emèse, suivis de tous leurs chevaliers. Mais voyant qu'il n'y avait pas à compter sur ses promesses, car le chef avait alors l'espoir de faire lever le siège, les Chrétiens se retirèrent après avoir toutefois hésité et délibéré longuement, et rentrèrent dans le camp qu'ils avaient quitté peu auparavant. Saladin cependant, voyant que les nôtres s'étaient éloignés avec une sorte d'indignation, enhardi de cet événement et puisant dans la retraite des nôtres de nouveaux motifs de confiance, se rapprocha d'Alep, commença à provoquer au combat l'armée du prince Cotobedi, et la harcela de ses fréquentes incursions. A la suite de plusieurs attaques de ce genre on en vint à une bataille régulière et sérieuse. Les Ninivites eurent le désavantage, trahis, à ce qu'on assure, par un grand nombre des leurs que l'or de Saladin avait corrompus, et celui-ci remporta la victoire. Il retourna de là à Ëmèse, et prit enfin possession de la citadelle, comme il avait auparavant occupé la ville. Il envoya de là une députation au seigneur comte pour lui demander de ne pas s'opposer à ses succès, et de le laisser combattre seul contre le fils de Noradin et ceux qui étaient venus à son secours, lui offrant en outre, afin qu'il ne rejetât point ses propositions avec mépris et sans recevoir une juste indemnité, de lui restituer gratuitement ses otages et ceux du seigneur Renaud. Le comte agréa ce message, et reçut les otages conformément à la convention qui fut arrêtée ; tous les nobles qui faisaient partie de la même expédition ne furent renvoyés qu'en recevant aussi des témoignages suffisants de la munificence de Saladin ; on leva le camp, et chacun retourna chez soi. On dit qu'Honfroi de Toron, connétable du Roi, fut le médiateur de toute cette négociation, et on l'accusa même, à cette occasion, d'être trop dévoué et trop entièrement attaché à Saladin. Il arriva par là qu'au détriment de tous nos intérêts, l'Homme auquel il était absolument nécessaire de résister, de peur qu'il ne devînt plus insolent que jamais à mesure qu'il acquerrait plus de puissance, parvint à se concilier notre bienveillance, et osa mettre sa confiance en nous lorsque l'accroissement successif de son pouvoir devait tourner à notre plus grand désavantage. Les Chrétiens, sortis du royaume vers le commencement de janvier, y rentrèrent vers le commencement de mai. [21,9] CHAPITRE IX. (1176) A cette époque, et le 25 avril, le seigneur Mainard, de précieuse mémoire, évêque de Béryte, mourut après avoir demeuré quelque temps malade dans la ville de Tyr, et puisse son âme reposer en paix! Dans le même mois encore et après que le siège de l'église de Tyr fut demeuré vacant pendant sept mois, nous fûmes appelé au gouvernement de cette église, par un effet de la patience de Dieu bien plus que de nos mérites, et par les vœux du clergé et du peuple, confirmés, ainsi qu'il en est d'usage, par l'assentiment du seigneur Roi. Dix jours plus tard, le 8 juin, nous reçûmes, tout indigne que nous sommes, le don de consécration dans l'église du Sépulcre du Seigneur, des mains du seigneur Amaury, patriarche de Jérusalem. [21,10] CHAPITRE X. Tandis que Saladin était encore vers le même temps fort occupé dans les environs d'Alep, on annonça au seigneur Roi que le pays de Damas se trouvait, sans armée et sans gouverneur, exposé au pillage et à tous les maux que les lois de la guerre autorisent à porter chez un ennemi. Aussitôt le Roi rassembla ses chevaliers, passa le Jourdain, traversa la forêt voisine de la ville de Panéade, et dont elle a pris le nom, et arriva dans la plaine de Damas, ayant à sa gauche la fameuse montagne du Liban. C'était le moment de la moisson. Les nôtres, se répandant dans la plaine et parcourant le pays en toute liberté, livrèrent aux flammes les fruits de la terre, tant ceux qui étaient déjà transportés dans les aires que ceux qui tenaient encore au sol ou qu'on avait entassés en gerbes dans les champs. Les habitants, instruits à l'avance de leur arrivée, s'étaient retirés dans les lieux les mieux fortifiés, avec leurs femmes et leurs enfants. En conséquence, les Chrétiens occupèrent à leur gré toute la contrée et s'avancèrent jusques à Darie. Ce lieu, situé au milieu de la plaine, est limitrophe du territoire de Damas, et à quatre milles tout au plus de cette ville. Ils se rendirent de là à Bédégène, qui se trouve placé au pied du mont Liban, et où l'on voit des eaux très limpides qui l'ont fait appeler la Maison de volupté. Ils s'en emparèrent de vive force, malgré l'opposition et la résistance opiniâtre des habitants-, et chargés de dépouilles, emportant avec eux toutes sortes de butin et de richesses, sous les yeux mêmes des habitants de Damas qui n'osaient y mettre aucun empêchement, ils revinrent dans le royaume et y arrivèrent sains et saufs au bout de quelques jours. Le seigneur Hernèse, de précieuse mémoire, archevêque de Césarée, mourut vers le même temps ; le seigneur Héraclius, archidiacre de Jérusalem, fut élu en sa place et consacré dans le même siège. [21,11] CHAPITRE XI. La seconde année du règne du seigneur Baudouin IV, et le premier jour du mois d'août, Saladin toujours retenu par ses affaires dans les environs d'Alep, le seigneur Roi convoqua les grands du royaume, rassembla les chevaliers et entra de nouveau sur le territoire des ennemis. Il traversa les champs de Sidon, gravit les montagnes qui séparent notre pays de celui des ennemis et arriva en un lieu où l'on trouve presque tous les biens de ce monde, un sol fertile, de belles sources, et que l'on nomme Messaara, il descendit de là dans la vallée dite de Baccar et arriva dans une terre qui distille le lait et le miel, comme on lit dans les anciens historiens. Quelques personnes pensent que c'est le pays anciennement appelé l'Iturée, où était tétrarque en même temps que dans la Trachonite, au dire de Luc dans son Évangile, Philippe, fils d'Hérode l'ancien. Plus anciennement, c'est-à-dire au temps des rois d'Israël, il était appelé la foret du Liban, parce que la vallée qui le forme se prolonge en effet jusqu'au pied du Liban. Il possède un sol fertile, des eaux très-salubres, et se recommande en outre par l'abondance de sa population, par la grande quantité des villages qu'on y rencontre, et par la douceur extrême de sa température. On montre dans la partie la plus basse de ce vallon une ville, aujourd'hui encore entourée de fortes murailles, où l'on trouve beaucoup d'antiques édifices qui attestent sa noblesse, et que l'on nomme de son nom moderne Amégarre. Ceux qui étudient l'antiquité pensent que c'est la ville de Palmyre, noble colonie en Phénicie, dont Ulpien de Tyr a parlé dans son nouveau Digeste, tit. x, "de censibus". Arrivés dans ce pays, les nôtres se mirent à le parcourir librement, sans que personne s'y opposât, et livrèrent tout aux flammes. Les habitants s'étaient retirés dans les montagnes ; il n'y avait pas de chemin pour aller les y chercher, et en partant, dès qu'ils furent instruits de la prochaine arrivée des nôtres, ils avaient conduit la plus grande partie de leur gros et menu bétail dans les marais situés au milieu de la vallée, et qui fournissaient des pâturages très-abondants. Pendant ce temps le comte de Tripoli, ayant passé, comme il avait été convenu, à travers les champs de Biblios et auprès du château fort nommé Manethère, entra tout-à-coup sur le territoire d'Héliopolis, et les nôtres apprirent bientôt qu'il était avec les siens dans la même vallée, brûlant tout sur son passage. Les premiers marchèrent à la rencontre du comte dès qu'ils furent informés de son approche; celui-ci ne désirait pas moins les retrouver, et ils se réunirent à peu près au milieu de la vallée. Samsedol, frère de Saladin, et qui demeurait à Damas en qualité de gouverneur, instruit de ces nouvelles, rassembla ses chevaliers, rallia les habitants de ces lieux, qui vinrent se réunir à lui, organisa son armée pour tenter de résister, et fit toutes ses dispositions pour marcher à la rencontre des nôtres. Ceux-ci de leur côté se formèrent en bon ordre et s'avancèrent avec ardeur. On combattit vigoureusement des deux côtés, mais enfin la Divinité se montra propice aux nôtres, et les ennemis prirent la fuite, laissant derrière eux beaucoup de morts et un plus grand nombre de prisonniers. Samsedol s'échappa avec quelques-uns des siens et se retira dans les montagnes. Les nôtres repartirent chargés des dépouilles de leurs ennemis, emmenant du gros bétail et un riche butin; ils perdirent cependant quelques hommes qui étaient entrés imprudemment dans les marais pour combattre, crurent ensuite que le gros de l'armée ne se remettrait pas en marche si promptement, et ne surent pas retrouver leur chemin. (1176) Le seigneur Roi et les siens arrivèrent à Tyr en parfaite santé, avec l'aide de Dieu, traînant à leur suite des troupeaux de bœufs et de moutons et toutes sortes de bagages qui attestaient leur victoire et rendaient témoignage de leur bonheur. Le comte de Tripoli, reprenant le chemin qu'il avait d'abord suivi, et emmenant aussi un butin considérable, rentra heureusement dans son pays avec tous les siens. Cette même année le seigneur Renaud de Châtillon, qui avait succédé au seigneur Raimond, prince d'Antioche, dans le gouvernement de cette même principauté, en épousant sa veuve Constance, recouvra enfin la liberté, après avoir pendant plusieurs années subi dans Alep le joug d'une dure captivité : ses amis intervinrent en sa faveur, et payèrent même pour lui une très forte somme d'argent. Josselin, fils de Josselin comte d'Edesse et oncle du seigneur Roi, fut arraché à ses fers et recouvra la liberté en même temps que Renaud de Châtillon, grâce au zèle et à l'adresse de la comtesse Agnès, sa sœur, femme de Renaud de Sidon et mère du Roi. Cette même année encore, et le second jour du mois de mai, le seigneur Odon, élu évêque de Sidon, et qui avait été préchantre de l'église de Tyr, et le seigneur Renaud, évêque élu de Béryte, récurent de nos mains le don de consécration dans l'église de Tyr. [21,12] Vers la même époque, le seigneur Manuel, empereur de Constantinople, d'illustre et pieuse mémoire en Jésus-Christ, dont le monde presque tout entier a éprouvé les bienfaits et l'honorable libéralité, poussé par un sentiment louable de piété, et combattant pour l'avancement du nom chrétien contre la cruelle race des Turcs et contre leur chef impie, le soudan d'Iconium, essuya une grande défaite dans les environs de cette ville, et perdit un grand nombre de ses serviteurs et une partie des troupes impériales qu'il avait traînées à sa suite, en tel nombre qu'on ne saurait s'en faire une idée exacte. Quelques-uns de ses parents, hommes illustres et dignes à jamais de nos regrets, périrent dans cette affaire ; Jean le protosébaste, entre autres, neveu du seigneur Empereur, comme fils de son frère, homme d'une grande libéralité et d'une magnificence remarquable, dont la fille Marie avait épousé notre seigneur roi Amaury, résista vaillamment aux ennemis, et succomba enfin couvert de blessures. L'Empereur lui-même, ayant rallié la plus grande partie de ses troupes, mais frappé de consternation à la suite de ce sinistre événement, se retira dans ses États, sain et sauf de sa personne. On assure que ce malheur provint de l'imprudence des chefs qui commandaient ses bataillons, bien plus que des forces des ennemis : tandis qu'il y avait des chemins larges et bien ouverts pour faire marcher les troupes et transporter commodément les bagages et les approvisionnements de tout genre, dont la quantité surpassait, dit-on, tout calcul et toute mesure, les chefs s'engagèrent trop légèrement dans d'étroits défilés, dont les ennemis avaient déjà occupé les positions, et où il était impossible de leur résister ou de reprendre sur eux l'avantage. On dit que depuis ce jour le seigneur Empereur conserva une si vive impression du souvenir de ce déplorable événement, qu'il cessa d'avoir cette hilarité d'esprit qui le distinguait d'une manière si remarquable, et de montrer quelque gaîté devant les siens, malgré toutes les instances qu'ils lui faisaient. Jusqu'au dernier jour de sa vie, il ne jouit plus de cette santé si brillante en lui avant cette époque; le souvenir continuel de ce malheur le consumait à tel point qu'il ne pouvait trouver aucun repos ni jouir d'aucune tranquillité d'esprit. [21,13] Dans la troisième année du règne du seigneur Baudouin, vers le commencement du mois d'octobre, le seigneur marquis Guillaume, que l'on surnomma Longue-épée, fils de Guillaume l'ancien, marquis de Montferrat, que le seigneur Roi et tous les princes du royaume, tant séculiers qu'ecclésiastiques, avaient appelé auprès d'eux, débarqua dans le port de Sidon. Dès l'année précédente il avait été invité spécialement pour le projet qui s'exécuta plus tard, que l'on avait arrêté par un traité que le seigneur Roi avait confirmé de sa main, et pour lequel tous les princes avaient prêté serment en s'engageant par corps. En conséquence, et quarante jours après son arrivée, le seigneur Roi lui donna en mariage sa sœur aînée, et lui conféra en même temps les deux ports de mer de Joppé et d'Ascalon, avec toutes leurs dépendances et tout le comté, ainsi qu'on en était convenu d'avance dans le traité. Quelques personnes, qui avaient consenti d'abord aux premières démarches, virent cette cession avec peine et s'y opposèrent même publiquement, se laissant aller en cette circonstance à leur irréflexion ; car c'est le fait d'un homme inconstant et léger d'agir directement contre ce qu'il a consenti d'abord. Le marquis Guillaume était d'une taille convenable, il avait bonne tournure et les cheveux blonds. Plein de courage, irascible à l'excès, extrêmement généreux, il se livrait avec une excessive facilité, et ne savait jamais cacher aucun de ses projets ; tel il se montrait au dehors et tel il était dans le fond de son âme. Il s'adonnait habituellement aux excès de la table et de la boisson, mais non cependant jusqu'au point de faire tort à sa raison. Il avait, dit-on, l'habitude des armes dès sa première enfance, et en connaissait parfaitement l'usage ; enfin il était noble selon le siècle, de telle sorte qu'il n'y avait point, ou bien peu d'hommes qui pussent se comparer à lui à cet égard. Son père, en effet, était oncle du seigneur Philippe, roi des Français, comme frère de la mère de celui-ci : sa mère avait été sœur du seigneur Conrad, illustre empereur des Romains, et était tante du seigneur Frédéric, qui, depuis la mort du seigneur Conrad son oncle, de glorieuse mémoire, a gouverné et gouverne maintenant l'empire romain avec succès, ainsi le marquis Guillaume était cousin au même degré de ces deux illustres souverains. Après son mariage, il vécut avec sa femme pendant trois mois au plus en bon état de santé, et fut pris ensuite d'une maladie grave ; il en souffrit sans relâche pendant environ deux mois, et mourut enfin dans le mois de juin tandis que le seigneur Roi était également à Ascalon, très malade. Il laissa sa femme grosse : son corps fut transporté à Jérusalem, et enseveli par nos soins, avec assez de pompe, dans le vestibule de l'église de la maison de l'Hôpital, à gauche en entrant. (1177) Vers le même temps, Honfroi de Toron, connétable du Roi, épousa la dame Philippa, fille du seigneur Raimond prince d'Antiocbe, et sœur du seigneur Boémond qui gouverne maintenant la même principauté, et de la dame Marie, impératrice de Constantinople. Andronic, cousin du seigneur Empereur, avait d'abord épousé la dame Philippa; il la renvoya ensuite, et enleva secrètement la dame Théodora, veuve du seigneur roi Baudouin, et sa nièce ; action non moins impudente qu'impudique. Mais à peine le seigneur Honfroi eut-il mené sa femme dans sa maison qu'il tomba dangereusement malade ; et elle-même, frappée en même temps d'un mal trop actif, mourut au bout de quelques jours. [21,14] CHAPITRE XIV. Quatre ans et deux mois après que le seigneur Baudouin IV fut monté sur le trône, et vers le commencement d'août, Philippe, comte de Flandre, attendu depuis longtemps, débarqua enfin dans le port dAccon. Son arrivée fut un grand sujet de joie pour le seigneur Roi, qui, toujours malade, s'était fait transporter en litière d'Ascalon à Jérusalem. Il envoya auprès de lui plusieurs de ses princes et des prélats des églises, et voulut qu'on l'accueillît avec les plus grands honneurs. Après qu'il fut arrivé à Jérusalem, le Roi continuant à être sérieusement malade, on tint une assemblée générale à laquelle assistèrent le seigneur patriarche, les archevêques, les évêques, les abbés, les princes, les maîtres de l'Hôpital et du Temple et tous les princes laïques. Le Roi proposa au comte de Flandre de l'investir de son pouvoir, et de lui remettre l'administration générale et entière de tout le royaume, « afin qu'il pût exercer une pleine juridiction en temps de paix comme en temps de guerre, au dehors ainsi que dans l'intérieur, sur les grands et sur les petits, et qu'il disposât librement et à son gré des trésors et des revenus du royaume. » Le comte, après avoir tenu conseil avec les siens, répondit « qu'il n'était point venu pour exercer aucune espèce de pouvoir, mais uniquement dans l'intention de se consacrer au service de Dieu ; qu'il n'avait nullement le projet de s'engager dans aucun soin de gouvernement, car il voulait avoir la facilité de retourner chez lui lorsque ses affaires particulières l'y rappelleraient; qu'ainsi le seigneur Roi pouvait instituer pour régent de son royaume celui qu'il lui plairait de choisir, et que lui-même serait disposé, pour le plus grand bien de ce même royaume, à obéir à ce régent, comme à son seigneur direct le roi des Français. » Voyant que le comte refusait positivement ce que nous lui avions offert, le seigneur Roi le fit solliciter très-instamment par ses princes de vouloir bien du moins être chef de l'expédition qui serait bientôt entreprise, et que l'on avait arrêtée depuis longtemps avec le seigneur empereur de Constantinople ; il le fit prier d'accepter le commandement de toute l'armée chrétienne, et de diriger les armes du Seigneur contre les Égyptiens. Le comte répondit sur cette proposition comme sur la précédente. Alors le seigneur Roi reprit les arrangements qu'il avait déjà régies avant l'arrivée du comte, et institua régent du royaume et commandant en chef des armées le seigneur Renaud, ci-devant prince d'Antioche, homme d'une fidélité éprouvée et d'une admirable fermeté. Il reçut mission, si le Roi ne pouvait se présenter en personne, d'administrer les affaires du royaume, à la charge toutefois par lui de se diriger en tout point d'après l'avis du seigneur comte. Lorsqu'on donna ces nouvelles à ce dernier, il répondit « qu'il ne lui semblait pas qu'un tel régent fût nécessaire, qu'il fallait en instituer un à qui la gloire de la guerre pût appartenir personnellement, si Dieu en ordonnait ainsi ; qui pût être aussi responsable de toute la honte, si le Seigneur permettait qu'il en mésarrivât; et à qui enfin le royaume d'Egypte fût dévolu, si le Seigneur le livrait entre nos mains. » Nous lui répondîmes alors, avec ceux que le Roi lui avait envoyés, « que le seigneur Roi ne pourrait instituer un tel régent sans le créer roi en même temps, et que ce n'était ni l'intention du seigneur Roi ni la nôtre. » Dans cette situation des choses, le secret que le comte tenait renfermé dans son cœur nous fut enfin découvert avec évidence, et il ne cacha plus le but de ses efforts, car il nous dit « qu'il était étonnant que personne ne lui fît aucune ouverture au sujet du mariage de sa cousine. » En entendant ces paroles nous fûmes étonnés de la méchanceté de cet homme et des sinistres projets qu'il avait formés, lui qui avait été reçu si honorablement par le seigneur Roi, et qui ne craignait pas d'entreprendre de le supplanter, au mépris des lois de la parenté, et en oubliant les devoirs de l'hospitalité. [21,15] Il faut que je fasse ici une petite digression pour faire mieux connaître à mes lecteurs comment nous parvînmes à découvrir, tant par les rapports de beaucoup de personnes que par les aveux du comte, les perfides intentions qu'il nourrissait dans son cœur. Un certain homme puissant, qui avait accompagné le seigneur comte dans son pèlerinage et qui se nommait Avocat de Béthune, avait en outre amené avec lui ses deux fils déjà grands. S'appuyant, à ce qu'on dit, du concours du comte Guillaume de Mandeville, qui avait également suivi le comte de Flandre, il chercha à circonvenir ce dernier, et parvint à lui persuader qu'il trouverait de grandes facilités à s'établir dans notre royaume. Il lui dit en même temps qu'il possédait dans le même comté de Flandre un très vaste patrimoine, et qu'il le lui donnerait entièrement pour être possédé par lui à titre héréditaire, pourvu que celui-ci voulût s'employer à faire donner en mariage à ses fils les deux filles du seigneur roi Amaury. Ce roi avait laissé en effet deux filles, dont l'une avait été femme du marquis, et dont l'autre, parvenue à l'âge nubile, vivait à Naplouse avec la reine sa mère. Le comte de Flandre avait consenti à ces propositions, et employait tous ses efforts à en assurer le succès. Je reprends maintenant la suite de mon récit. Lorsque nous eûmes reconnu le but vers lequel se dirigeait l'avide ambition du comte, nous lui répondîmes, « qu'il fallait d'abord faire connaître ces propositions au seigneur Roi, et que nous lui rapporterions le lendemain la réponse que le Roi jugerait devoir faire, de l'avis de son conseil. » Le lendemain en effet et après la tenue du conseil, nous retournâmes auprès du comte et lui dîmes « que c'était chez nous un usage confirmé par une longue expérience, qu'une femme veuve et surtout grosse ne pût décemment convoler en secondes noces qu'après l'expiration d'une année de deuil, et qu'il y avait trois mois tout au plus que cette veuve avait perdu son mari. Qu'il ne fallait donc point prendre en mauvaise part que nous n'eussions point méconnu les habitudes du temps et les règles adoptées dans notre pays, et qu'il n'eût pas été question jusqu'à ce moment du mariage de ladite dame. Que toutefois nous verrions tous avec plaisir que l'on s'occupât de cette affaire et qu'il en donnât lui-même son avis, puisqu'il était présent, et puisqu'on effet il était certain que le seigneur Roi avait toujours le désir de se diriger selon ses conseils, en ce point comme en tout autre, et d'obtempérer à ses volontés, autant du moins qu'il pourrait le faire avec honneur. Qu'ainsi le comte n'avait qu'à prendre l'initiative, et à nommer la personne qui lui paraîtrait le plus convenable pour l'accomplissement de ce projet, et que nous serions tout prêts à agir en cette occasion d'après la volonté générale. » Impatienté de cette réponse, le comte nous dit alors « qu'il ne ferait point ce que nous lui demandions, à moins que tous les princes ne jurassent d'abord de s'en tenir à la proposition qu'il présenterait, et de n'y mettre aucune opposition ; car, ajouta-t-il, ce serait déshonorer la personne d'un noble, quel qu'il fût, de lui faire subir un refus après qu'il aurait été nommé. » A quoi nous répondîmes « qu'il serait tout-à-fait contraire à l'honneur du seigneur Roi et au nôtre, de livrer ainsi sa sœur à un inconnu dont personne même ne saurait le nom. » — Ayant ainsi connu les intentions du Roi et de tous les princes, le comte abandonna sa proposition, non sans conserver un vif ressentiment et beaucoup de colère. [21,16] Il y avait dans le même temps à Jérusalem des députés du seigneur Empereur, hommes illustres et éminents, savoir : le seigneur Andronic, qu'on surnomme l'Ange, neveu du seigneur Empereur, comme fils de sa sœur; Jean, homme magnifique et mégatriarque ; le noble Alexandre, comte de Conversana, dans la Fouille, et Georges Sinaïte, serviteur intime de la cour impériale. Ils s'étaient rendus auprès du seigneur Roi de la part du seigneur Empereur, jugeant, d'après les nouvelles espérances que leur donnait l'arrivée du comte de Flandre, que le temps était venu de mettre à exécution, avec l'aide de Dieu, le traité conclu depuis longtemps entre le seigneur Empereur et le seigneur roi Amaury, et renouvelé depuis lors, aux mêmes conditions, entre cet Empereur et le seigneur Roi qui règne maintenant. On avait en conséquence convoqué une cour générale dans la ville sainte, et tous les grands du royaume s'y étaient rendus, avec l'espoir, partagé par l'universalité des habitants, que les conseils et les secours du seigneur comte de Flandre et des siens contribueraient à l'agrandissement si désiré du royaume agréable à Dieu, et que l'on traiterait dans cette assemblée des meilleurs moyens de parvenir à la destruction des ennemis du Christ; mais tout-à-coup, comme je l'ai annoncé, le comte parut changé d'une manière fâcheuse, et, oubliant ses promesses, il s'occupa de tout autres affaires et renversa ainsi les espérances que nous avions pu concevoir à juste titre. Les conseillers intimes de l'Empereur insistaient cependant pour l'exécution des traités, disant « que tout retard pourrait entraîner des dangers, protestant que ce n'était pas leur faute si l'on différait ainsi de suivre l'accomplissement des projets convenus, et qu'ils étaient tout prêts à remplir fidèlement, et même avec la plus large interprétation possible, toutes les conditions stipulées dans le traité. » Apres avoir entendu ces paroles des députés et délibéré à ce sujet, nous jugeâmes convenable de faire connaître ces propositions au seigneur comte dans tout leur détail : il fut donc appelé, et, lorsqu'il se présenta, on mit sous ses yeux le texte fidèle du traité, écrit et conclu entre nous et le seigneur Empereur, et revêtu de son sceau d'or. Il le lut avec soin, l'examina attentivement, après quoi on lui demanda ce qu'il en pensait. Il répondit alors « qu'il était étranger; qu'il ne connaissait pas les localités et encore moins le pays d'Egypte, qu'on disait fort différent des autres et dans une situation toute particulière, puisqu'à de certaines époques les eaux le submergeaient et occupaient entièrement tout son territoire; que nous connaissions mieux l'état des lieux et les moments convenables pour y aller ; que cependant il avait entendu dire à ceux qui étaient souvent descendus en Egypte, que l'époque actuelle n'était pas favorable pour aller l'attaquer. Il ajouta que l'hiver approchait, que l'Égypte était tout inondée par les débordements du Nil, et qu'en outre il avait entendu dire qu'il y était accouru une multitude innombrable de Turcs ; enfin il redoutait, dit-il, par dessus, tout le reste, qu'on ne manquât de vivres pendant la marche, et plus encore après être arrivé dans le pays, et que l'armée entière ne fût détruite par le fléau de la famine. » Voyant qu'il n'alléguait que de mauvaises raisons, et désirant lui ôter tout prétexte de refus, nous lui offrîmes six cents chameaux, pour faire transporter par terre les vivres, les armes et tous les bagages, et en outre autant de navires qu'il voudrait pour embarquer et expédier par mer tous les approvisionnements nécessaires à la guerre, et toutes les grosses machines. Mais il repoussa ces propositions, et déclara « qu'il ne voulait pas absolument se rendre en Egypte avec nous, de peur de s'y voir forcé d'y périr de faim, lui aussi bien que tous ceux qui le suivraient. » II ajouta encore « qu'il avait toujours eu l'habitude de conduire ses armées dans des pays très-riches, que ses hommes ne pourraient supporter de telles privations, et que si nous voulions enfin choisir tout autre pays, où l'on pourrait plus commodément, et avec plus de facilité, travailler à l'accroissement du nom chrétien, conduire des armées et détruire les ennemis du Christ, il ferait volontiers toutes ses dispositions pour marcher avec les siens. » [21,17] Cependant il n'était ni sûr, ni honorable pour nous de renoncer à l'exécution de notre traité. Les députés du seigneur Empereur, hommes nobles et illustres, étaient toujours là avec de grandes sommes d'argent, persistant à déclarer qu'ils étaient tout prêts à exécuter fidèlement les conventions arrêtées entre nous et le seigneur Empereur. Ils avaient dans le port d'Accon soixante-dix galères, sans compter d'autres navires, et ces galères étaient plus que suffisantes pour les transports et pour la réussite du projet convenu. On jugea donc qu'il y aurait en même temps honte et péril pour nous à refuser l'accomplissement des serments qui nous engageaient. Quand même il eût été possible d'obtenir le consentement des députés impériaux pour faire différer l'expédition, il ne nous paraissait pas sûr de renoncer aux secours que l'Empereur avait mis alors même à notre disposition, et nous étions fondés à craindre que l'indignation qu'il en pourrait ressentir ne nous entraînât dans de graves périls. En conséquence, et en exécution de nos promesses et des conventions réglées depuis longtemps, nous nous confirmâmes, du consentement des deux parties contractantes, dans le projet de cette expédition, et nous fîmes nos préparatifs pour l'entreprise que nous avions auparavant arrêtée de concert avec le seigneur Empereur. Lorsqu'il en fut informé, le comte de Flandre recommença à faire rage contre nous avec plus de véhémence que jamais, disant que toute cette affaire avait été conduite à ce résultat uniquement pour lui faire un affront. On en vint enfin, après de nouvelles hésitations, à faire complètement sa volonté, et l'expédition fut de nouveau retardée pour tout le mois d'avril, de notre consentement et de l'aveu des Grecs. Sur ces entrefaites, et après que le seigneur comte eut demeuré quinze jours environ à Jérusalem, comme il avait terminé ses prières et reçu le rameau qui est chez nous la preuve de l'accomplissement d'un pèlerinage, il partit pour Naplouse, comme dans l'intention de se retirer tout-à-fait. Quelques jours après, il nous envoya à Jérusalem Avocat de Béthune et quelques autres de ses hommes : ils vinrent nous annoncer de la part du seigneur comte que celui-ci, après avoir longtemps hésité, était définitivement résolu et prêt à nous accompagner où nous jugerions le plus convenable d'aller, soit en Egypte, soit en tout autre lieu. Quand nous eûmes reçu ce message, quoiqu'il nous parût ridicule que le comte changeât si souvent d'avis, et que nous fussions fondés à lui reprocher cette extrême mobilité qui l'empêchait de tenir fermement à une résolution quelconque, nous nous déterminâmes cependant, mais bien malgré nous, à aller trouver les Grecs. Le comte, dans ce moment même, n'avait nullement l'intention de confirmer ses paroles par ses actions; le seul objet de tous ses efforts était de parvenir à nous entraîner à quelque faute, afin de pouvoir écrire aux princes d'outre-mer que nous seuls avions empêché l'exécution de cette entreprise. Dans son désir de faire retomber ses fautes sur nous-mêmes, il nous avait envoyé ces députés, parce qu'il comptait bien qu'il n'y aurait pour nous aucun moyen de ramener les Grecs à nos projets. [21,18] Nous allâmes donc trouver ceux-ci, pour essayer de les disposer de nouveau à l'accomplissement des traités, et leur demander s'ils voudraient descendre en Egypte, dans le cas où le comte y viendrait avec nous. Ils nous répondirent « que, quoiqu'il leur restât bien peu de temps pour préparer leurs armées, si cependant le comte voulait jurer en personne de venir avec nous, et d'envoyer tous les siens, dans le cas où il lui arriverait d'être malade, dans le royaume ou pendant la route; s'il voulait durant tout le cours de l'expédition travailler de bonne foi, sans fraude ni mauvaise intention, pour le plus grand avantage de la chrétienté; s'il s'engageait à n'enfreindre en aucun point, ni par conseils, ni par secours, le traité conclu par écrit entre le seigneur Roi et le seigneur Empereur ; s'il faisait enfin jurer les mêmes choses à ses hommes, les Grecs, quoiqu'il pût leur paraître fâcheux de voir un homme dépourvu de la fermeté convenable et si souvent porté à changer d'avis, viendraient cependant avec nous pour travailler à accroître la gloire du royaume agréable à Dieu et de leur seigneur Empereur.» Alors Avocat et ceux qui étaient venus avec lui offrirent de prêter serment sur les propositions qui leur étaient faites; mais comme ils ne voulurent pas cependant faire entrer dans leur serment toutes les conditions exigées, et ne promirent pas même la parole du comte, nous ne voulûmes plus continuer des négociations aussi infructueuses : la conférence fut rompue, les députés impériaux prirent congé, remettant à un temps plus opportun la suite de cette affaire, et repartirent pour leur pays. Les députés du comte demandèrent alors, puisqu'il n'y avait pas moyen d'entreprendre pour le moment cette expédition, ce que pourrait faire le seigneur comte avec les secours du royaume, pour ne pas demeurer tout-à-fait dans l'oisiveté. Il plut à ceux à qui ces propositions furent portées de l'engager à se rendre sur le territoire de Tripoli ou sur celui d'Antioche, où l'on pouvait croire que le comte trouverait à faire quelque entreprise honorable pour lui et utile en même temps à la chrétienté. Quelques personnes .reprochaient au seigneur prince d'Antioche qui était présent, et au seigneur comte de Tripoli l'opposition que le comte de Flandre avait manifestée au sujet de l'expédition en Egypte, et l'on disait que ces deux princes faisaient tous leurs efforts pour entraîner le comte chez eux, dans l'espoir de pouvoir, avec son secours, faire quelque tentative qui tournât à l'agrandissement de leurs possessions; mais ils furent trompés dans ces calculs, car le ciel ne permit point au comte d'exécuter ni chez nous, ni chez eux aucune entreprise mémorable : il était juste en effet que celui à qui le Seigneur avait retiré sa grâce ne pût prospérer en rien ; car «. Dieu résiste aux superbes, et donne sa grâce aux humbles. » Le seigneur Roi cependant lui promit de coopérer à ses efforts et de lui prêter secours; il lui donna en conséquence, au moment de son départ, cent de ses chevaliers et deux mille hommes de pied. Telle était la situation de nos affaires vers le commencement d'octobre; le comte de Flandre prit alors avec lui tous les siens, le seigneur comte de Tripoli, le maître de la maison de l'Hôpital, beaucoup de frères chevaliers du Temple, et se rendit dans le pays de Tripoli. Vers le même temps le seigneur Balian d'Ibelin, frère du seigneur Baudouin de Ramla, épousa, avec la permission du seigneur Roi, la veuve du seigneur roi Amaury, la reine Marie, fille de Jean le protosébaste, dont j'ai eu plusieurs fois occasion de parler. Il reçut en outre, pour être possédée par lui pendant la vie de sa femme, la ville de Naplouse, dont celle-ci jouissait, à titre de donation, pour cause de mariage. [21,19] Le comte, arrivé au lieu de sa destination, prépara tous les approvisionnements nécessaires pour se mettre en route, organisa ses troupes, et entra sur le territoire ennemi avec le comte de Tripoli et tous les siens, et fit d'abord quelque séjour dans les environs d'Emèse et de Hamath, non sans que les ennemis eussent à en souffrir. En effet Saladin, après avoir terminé ses affaires dans ce pays et conclu la paix avec le fils de Noradin, aux conditions qu'il avait voulues, était descendu en Egypte, dans la crainte de ces préparatifs dont j'ai déjà parlé, et de cette expédition depuis longtemps promise, pour laquelle toutes choses avaient été réglées longtemps à l'avance. Il avait traîné à sa suite tout ce qu'il avait pu rassembler de combattants et une nombreuse armée, afin de réunir les plus grandes forces sur le point où il semblait que devaient se passer les plus grands événements. Le comte de Flandre et les siens trouvèrent par conséquent le pays dans lequel ils entraient dégarni de troupes, et purent le parcourir en toute liberté ; les places fortes cependant et les citadelles des villes étaient suffisamment approvisionnées en vivres, en armes et en défenseurs. Le prince d'Antioche, instruit que les Chrétiens étaient entrés sur le territoire ennemi, prit une autre route, comme il avait été convenu à l'avance, et alla se réunir à eux. Après avoir fait leur jonction en personne, ils se réunirent également en esprit, et jugèrent que dans les circonstances présentes ce qui leur convenait le mieux était d'aller mettre le siège devant le château de Harenc. Ce fort est situé sur le territoire de Chalcis, aujourd'hui vulgairement appelé Artasie, noble jadis, et qui maintenant ne présente plus que l'aspect d'un petit bourg. Cette ville et le fort sont situés à douze milles d'Antioche environ. Lorsque notre armée fut arrivée devant Harenc, on dressa le camp en cercle, et l'on investit tout le tour de la place, afin que les assiégés ne pussent en sortir, et que ceux qui voudraient leur porter secours ne pussent arriver librement jusqu'à eux. On construisit ensuite des machines et tous les instruments nécessaires aux opérations de ce genre; puis, comme s'ils eussent voulu promettre un siège en quelque sorte éternel, et engager leur constance à le soutenir, les Chrétiens bâtirent des huttes en osier, et, attendu que l'hiver approchait, ils entourèrent leur camp de fossés pour se défendre des dommages que pourraient leur faire d'impétueux torrents. Pendant ce temps les gens d'Antioche et les habitants des campagnes environnantes, adonnés à l'agriculture, s'empressaient à l'envi d'apporter au camp les vivres dont on avait besoin. Le château de Harenc appartenait au fils de Noradin, et c'était le seul que Saladin lui eût laissé dans cette partie du pays. Lorsqu'il fut investi de tous côtés, les assiégeants livrèrent des assauts à la place, prenant leur temps à l'avancé, et passant chacun à son tour de service, comme il est d'usage ; en même temps leurs machines et leurs instruments à projectiles attaquaient et ébranlaient les murailles, en sorte que les assiégés n'avaient aucun moment de repos. [21,20] CHAPITRE XX. Dans le même temps, Saladin ayant appris que le comte et toute l'armée chrétienne qu'il était allé attendre en Egypte, non sans éprouver de très-vives craintes, s'étaient rendus dans le pays d'Antioche, jugea fort sagement qu'il lui serait possible d'envahir notre royaume, qui se trouvait dégarni de forces, et d'obtenir facilement l'un ou l'autre de ces deux résultats, ou la levée du siège de Harenc et la retraite de ceux qui l'attaquaient, ou, s'ils persistaient dans leur entreprise, un triomphe certain sur ceux des nôtres qui étaient demeurés dans le royaume. Il rassembla donc ses troupes de tous côtés, en quantité innombrable, s'approvisionna plus encore que de coutume en armes et en toutes les choses nécessaires à la guerre, sortit d'Egypte, traversa la vaste étendue du désert qui nous en sépare, et arriva à marches forcées dans l'antique ville de Laris, maintenant inhabitée. Il y laissa une partie de ses équipages, se débarrassa des bagages les plus lourds, et prenant avec lui ceux qui furent jugés les plus actifs et les plus habiles dans le combat, laissant sur ses derrières notre bourg de Daroun et notre célèbre ville de Gaza, il envoya en avant quelques éclaireurs, et arriva bientôt après, de sa personne, devant Ascalon. Le seigneur Roi, instruit depuis quelques jours de sa prochaine arrivée, avait convoqué en toute hâte tout ce qui restait de chevaliers dans le royaume et était entré depuis peu dans la même ville avec les siens. J'ai déjà dit que le comte de Tripoli était absent avec cent de nos chevaliers, choisis sur un plus grand nombre; le maître de l'Hôpital avec ses frères, et la plupart des chevaliers du Temple étaient également partis: ceux qui restaient de cette dernière maison s'étaient retirés à Gaza, dans la crainte que Saladin ne l'assiégeât, attendu que c'était la première de nos villes qu'il devait rencontrer sur son chemin ; enfin Honfroi, le connétable, était retenu par une maladie très-grave. Le seigneur Roi n'avait donc que très-peu de monde avec lui. Lorsqu'il apprit cependant que les ennemis se répandaient librement dans les plaines voisines, et portaient de tous côtés leurs ravages, invoquant les secours du ciel et laissant quelques hommes pour défendre la ville, il sortit avec les siens et comme pour aller combattre. Saladin avait rassemblé ses forces en un seul corps, non loin de la ville. Dès que l'armée chrétienne fut sortie et eut reconnu les forces innombrables de ses adversaires, ceux qui avaient le plus d'expérience de la guerre déclarèrent qu'il serait beaucoup plus sage de se maintenir en position que de se livrer témérairement aux chances toujours incertaines des combats. On demeura donc immobile jusque au soir : il y eut de temps en temps des combats singuliers, et quoique les deux armées fussent très-rapprochées, les nôtres soutinrent cependant très bien ces attaques. Le soir venu, ils jugèrent qu'il serait trop dangereux pour eux, attendu leur petit nombre et l'immense supériorité de leurs adversaires, de demeurer au camp pendant la nuit, et ils rentrèrent sagement dans Ascalon. Ce mouvement inspira un tel orgueil à Saladin qu'il semblait ne pouvoir plus se contenir; il se pavanait dans son admiration de lui-même, et déjà, comme s'il eût remporté la victoire, il distribuait entre ses compagnons d'armes les diverses parties du royaume, qu'il regardait comme conquis. Dès ce moment, et comme si tout eût réussi au gré de leurs désirs, les Turcs commencèrent à s'abandonner à leur imprudence-, ils se répandaient ça et là sans précaution et s'en allaient de tous côtés par bandes éparses. [21,21] Cette nuit même les Chrétiens pensèrent que leurs ennemis dresseraient leur camp en face de la ville, sur l'emplacement qu'ils avaient occupé la veille, ou qu'ils s'en rapprocheraient encore plus, afin de commencer le siège et d'investir la place. Mais ceux-ci, ne prenant aucun repos ni pour eux ni pour leurs chevaux, se formaient en petits détachements qui parcouraient tout le pays, s'abandonnant à leur impulsion désordonnée. Il y avait parmi leurs satrapes un certain homme nommé Ivelin, vaillant à la guerre, toujours porté aux entreprises hasardeuses, Arménien de naissance, apostat qui avait délaissé la foi du divin Médiateur pour suivre dans leurs aberrations les impiétés des Gentils. Cet homme arriva avec le corps qu'il commandait jusques à la ville de Ramla, située dans la plaine, et la trouvant déserte, il y mit le feu. Les habitants n'osant se fier à leurs fortifications, peu propres en effet à les défendre, étaient tous partis; les uns, réunis à l'expédition du seigneur roi Baudouin, étaient entrés à Ascalon ; d'antres étaient allés à Joppé avec tous les gens faibles, les femmes et les petits enfants, d'autres enfin s'étaient retirés dans un château nommé Mirebel, situé sur les montagnes et assez bien fortifié. Après avoir incendié Ramla, Ivelin se rendit en hâte avec toute sa troupe devant la ville de Lydda, qui se trouvait dans le voisinage ; dès qu'il y fut arrivé il distribua ses forces tout autour de la place et l'investit ; puis il attaqua les habitants et les harcela sans relâche, en faisant pleuvoir sur eux des grêles de flèches et des traits de toute espèce. Toute la population de la ville s'était retirée au dessus de l'église du bienheureux martyr George. Cependant nos Chrétiens étaient saisis d'une telle frayeur que déjà ils n'avaient plus aucun espoir que dans la fuite : non seulement ces craintes avaient saisi ceux qui habitaient dans les plaines, inondées et parcourues en toute liberté par les ennemis ; mais ceux-là même des nôtres qui vivaient dans les montagnes partageaient l'épouvante générale ; les habitants de la cité sainte étaient sur le point de l'abandonner, et n'osant compter sur les fortifications de la ville, ils quittaient tous les quartiers à l'envi les uns des autres, pour se retirer dans la citadelle dite de David. Il était venu des éclaireurs ennemis jusqu'au lieu appelé Calcalie; les coureurs de l'armée turque avaient presque couvert toute la surface du pays, et les nôtres, abandonnant les plaines, se disposaient à monter sur les lieux les plus élevés. Tel était l'aspect que présentait notre pays désolé et accablé d'amertume, au jour où le Seigneur, provoqué à la colère, avait dans sa fureur étendu ses épais brouillards sur notre terre. « Cependant il n'oublie point sa bonté compatissante envers les hommes, et sa colère n'arrête pas le cours de ses miséricordes ; il nous assiste, et ses consolations ont rempli de joie notre âme, à proportion du grand nombre de douleurs qui avaient pénétré notre cœur. » [21,22] Dans cet état des choses, le seigneur Roi, apprenant que les ennemis s'étaient répandus sur son territoire en une immense multitude, et l'occupaient de tous côtés, sortit d'Ascalon avec les siens et se disposa à marcher à leur rencontre, jugeant qu'il valait mieux encore tenter la fortune incertaine des combats, que d'abandonner son peuple au pillage, à l'incendie et au massacre. Etant sorti du côté de la mer, il suivit le rivage, afin de marcher sur les ennemis sans être découvert, et arriva à l'improviste dans la plaine où Saladin s'était arrêté. Aussitôt il dirigea de son côté toutes les forces dont il pouvait disposer pour le combat, tant en chevaliers qu'en gens de pied, les frères du Temple qui étaient demeurés à Gaza vinrent aussi le rejoindre. Dès que les chevaliers se furent formés en rang, ils se disposèrent à marcher sur les ennemis : tandis qu'ils s'avançaient tous ensemble pour aller venger leurs injures, le spectacle des incendies qu'ils voyaient de tous côtés, et les détails qu'ils apprenaient sur le massacre de leurs frères, les animaient d'un courage agréable au ciel même-, ils marchaient en avant, comme un seul homme, lorsque tout-à-coup ils reconnurent en face, et à peu de distance, les bataillons ennemis. C'était environ la huitième heure du jour. Saladin ayant appris que les nôtres venaient sur lui dans l'espoir de combattre, et redoutant un engagement qu'il avait paru d'abord désirer, expédia aussitôt des exprès pour rappeler ceux des siens qui se trouvaient dispersés de tous côtés. Le son des trompettes, le bruit des tambours, annonçaient le combat-, Saladin lui-même cherchait, comme il est d'usage, à animer l'ardeur de ses troupes par les discours qu'il leur adressait, et faisait tous ses efforts pour leur inspirer une nouvelle vigueur. Le seigneur Roi avait avec lui Odon de Saint-Amand, maître du Temple, et quatre-vingts de ses chevaliers, le prince Raimond, Baudouin de Ramla et Balian son frère, Renaud de Sidon et le comte Josselin, son oncle, sénéchal du royaume. On reconnut que l'armée se composait en tout de trois cent soixante-quinze chevaliers de diverse condition. Invoquant les secours du ciel, et précédés du bois admirable de la croix vivifiante, que portait dans ses mains le seigneur Albert, évêque de Bethléem, ils s'avancèrent en bon ordre, bien disposés à combattre vigoureusement. Pendant ce temps, ceux des ennemis qui étaient partis pour aller au loin chercher du butin ou porter les ravages de l'incendie, arrivaient de tous côtés et grossissaient incessamment l'armée de nos adversaires, en sorte qu'à moins que le Seigneur, qui n'abandonne point ceux qui espèrent en lui, ne daignât dans sa clémence inspirer aux nôtres une force intérieure, ils se voyaient réduits à désespérer, non seulement de la victoire, mais même de leur liberté et de tout moyen de salut. Cependant ils ne laissèrent pas de former leurs corps selon les règles de l'art militaire, et convinrent à l'avance quels seraient ceux qui attaqueraient les premiers et ceux qui se tiendraient prêts à les secourir. [21,23] Les combattants s'étant successivement rapprochés, on en vint enfin à un engagement qui fut d'abord indécis, mais où les forces se trouvaient extrêmement inégales. Bientôt les nôtres, persévérant avec le plus grand courage, et tout remplis de la grâce céleste, qui les rendait plus forts que de coutume, jetèrent le désordre dans les rangs des ennemis, et les mirent en fuite après en avoir tué un grand nombre. Lorsque j'ai voulu savoir d'une manière précise quelle était la force de l'armée ennemie, j'ai reconnu par les rapports de plusieurs personnes très-véridiques, qu'il était entré sur notre territoire vingt-six mille cavaliers équipés, sans compter ceux qui montaient des bêtes de somme et des chameaux ; sur ce nombre, il y avait huit mille hommes de bonne cavalerie, de ceux que les Turcs appellent dans leur langue les toassins, et les autres dix-huit mille hommes étaient de simples soldats, appelés parles Turcs carnagoles. Parmi les premiers on comptait mille hommes vêtus en étoffe de soie de couleur jaune safran, par dessus leurs cuirasses, de même que l'était Saladin, et faisant auprès de lui le service de gardes-du-corps. En effet, les satrapes turcs et les grands princes qu'ils nomment émirs dans leur langue, sont dans l'usage de faire élever avec soin des jeunes gens nés d'esclaves, ou achetés, ou tombés entre leurs mains dans les combats; ils les font instruire ensuite dans l'art de la guerre; lorsqu'ils sont devenus grands, ils leur donnent une solde proportionnée au mérite de chacun d'eux, et leur allouent même des possessions considérables : dans les hasards de la guerre, ils confient à ces jeunes gens le soin de veiller à la sûreté de leur personne, et mettent en eux leurs plus grandes espérances pour remporter la victoire : les Turcs les appellent en leur langue des Mamelucks. Entourant sans cesse leur seigneur, ils font tous ensemble les plus grands efforts pour éloigner de lui tout malheur, et le suivent jusqu'à la mort. Ceux de Saladin continuèrent à se battre avec constance jusqu'au moment où leur seigneur prit la fuite, et il en résulta que, tandis que les autres se sauvaient, les Mamelucks furent presque tous tués. Les nôtres cependant poursuivirent les ennemis dans leur retraite jusqu'à la fin du jour et à l'entrée de la nuit, depuis le lieu appelé le Mont de Girard, jusqu'au marais vulgairement nommé le Champ des Étourneaux. Pendant tout ce temps et sur toute la longueur de ce trajet, qui est de douze milles et plus, on ne cessa de tuer un grand nombre d'ennemis, et il n'en serait même échappé aucun si la nuit importune n'était venue les soustraire au glaive des nôtres. Afin de pouvoir fuir plus rapidement et s'occuper uniquement du soin de leur personne, ils jetaient en chemin leurs armes, leurs vêtements, leurs bagages, et, laissant en arrière tous les faibles, les plus forts et ceux qui avaient les meilleurs chevaux fuyaient aussi vite que possible, et parvinrent, à l'aide de la nuit, à échapper à la mort ; les autres, faits prisonniers ou frappés par le glaive, eurent une plus triste fin. Les nôtres perdirent dans le premier combat quatre ou cinq chevaliers, et un nombre connu d'hommes de pied, mais que je ne sais pas. Ceux qui parvinrent à se sauver étant arrivés auprès du marais que j'ai nommé, jetèrent au fond de l'eau tout ce qui pouvait les charger encore, comme leurs cuirasses et leurs bottines de fer, afin d'être eux-mêmes plus dégagés, et aussi afin que ces armes, ainsi plongées dans les eaux, ne pussent en aucun temps servir à nos guerriers ni être montrées par eux en témoignage de leur victoire. Ils se trompèrent cependant dans l'une et l'autre de leurs prétentions : s'attachant sur leurs traces pendant toute la nuit et le jour d'après, les nôtres battirent tout cet emplacement couvert de roseaux, fouillèrent même dans le marais avec de longues perches et des crochets, et y trouvèrent tout ce qu'on y avait caché. Des personnes dignes de foi m'ont assuré qu'on en avait retiré en un seul jour cent cuirasses, sans compter des casques, des bottines de fer et des objets moins importants, utiles cependant et quelquefois précieux. Cette belle victoire, à jamais mémorable, nous fut accordée par le ciel la troisième année du règne de Baudouin IV, le 18 novembre, le jour de la fête des saints martyrs Pierre d'Alexandrie et Catherine. Le seigneur Roi étant ensuite retourné à Ascalon y attendit l'arrivée de tous ceux qui avaient poursuivi les ennemis de divers côtés ; ils furent tous rassemblés le quatrième jour. On les voyait arriver chargés de butin, traînant à leur suite des prisonniers, des troupeaux de chameaux, des chevaux, des tentes, et ivres de joie, selon les paroles du prophète, « comme les vainqueurs après la prise du butin, lorsqu'ils« partagent les dépouilles. » [21,24] II survint encore une autre circonstance qui prouva évidemment que la clémence divine se manifestait en notre faveur. Il tomba une si grande quantité de pluie et le froid devint tout-à-coup si vif, qu'on put croire avec assurance que les éléments eux-mêmes conspiraient contre nos ennemis. Leurs chevaux, qui n'avaient eu aucun moment de repos, car ils ne les avaient fait ni manger ni boire pendant les trois jours qu'ils séjournèrent sur notre territoire, furent tous perdus, et, comme je l'ai dit, les hommes s'étaient entièrement dépouillés de leurs bagages et de leurs vêtements. Pour comble de misère ils n'avaient absolument rien à manger pour eux-mêmes, en sorte que le froid, la faim, la longueur des routes et toutes ces fatigues extraordinaires les épuisaient entièrement. On en trouvait ça et là, tantôt en assez grand nombre, tantôt quelques-uns seulement, dans un tel état que l'homme le plus faible pouvait à son gré assouvir sur eux sa fureur ; et comme la plupart ne connaissaient pas du tout les localités, tandis qu'ils croyaient s'en retourner chez eux, ils tombaient inopinément au milieu des nôtres, soit dans les villages, soit sur les routes, et rencontraient souvent ceux qui les cherchaient. Pendant ce temps les Arabes, race perfide, voyant les malheurs survenus aux Turcs, se rendirent en hâte auprès de ceux que j'ai déjà dit qu'on avait laissés dans la ville de Laris avec les bagages, et les effrayant par le récit du massacre de leurs compagnons, ils les mirent en fuite. Ils ne manquèrent pas aussi de poursuivre cruellement ceux qu'un hasard quelconque avait fait échapper à nos armes ; au moment où ceux-ci se croyaient sauvés, ils tombaient entre les mains et devenaient la proie des Arabes, en sorte qu'on voyait s'accomplir ces paroles du prophète : « La chenille a dévoré les restes de la sauterelle » On dit que cette race perverse des Arabes est dans l'usage de suivre à la guerre un chef, quel qu'il soit, et d'éviter les chances incertaines des combats : tant que le résultat de la bataille demeure incertaine ils se tiennent au loin, mais ensuite ils s'attachent au parti des vainqueurs, poursuivent les vaincus en ennemis, et s'enrichissent de leurs dépouilles. Pendant plusieurs jours on amena des prisonniers du milieu des forêts, des montagnes et même du désert ; quelquefois même il en venait qui se livraient de plein gré, aimant mieux être jetés en prison et chargés de fers que de languir tourmentés par le froid et la faim. Le seigneur Roi, après avoir fait la répartition du butin et des dépouilles, selon les lois de la guerre, partit en hâte pour Jérusalem, afin d'aller offrir de solennelles actions de grâces au Seigneur, en reconnaissance des bienfaits dont il nous avait comblés. Quant à Saladin, qui était arrivé avec tant d'orgueil et suivi d'une si nombreuse cavalerie, frappé par la main de Dieu, il s'en retourna avec cent cavaliers tout au plus, et lui-même, à ce qu'on dit, était monté sur un chameau. Arrêtons ici notre attention sur ces grâces de la munificence divine, pour faire remarquer comment notre saint Consolateur voulut se réserver toute la gloire de sa libéralité envers nous. Certes, si le comte de Flandre, le prince d'Antioche, le comte de Tripoli et ces nombreux chevaliers alors absents eussent pris part à cette œuvre dirigée par le ciel même, semblables aux imprudents que l'orgueil surprend ordinairement dans la prospérité, ils n'eussent pas craint, sinon de dire, du moins de penser : « C'est notre main très-puissante et non le Seigneur, qui a fait toutes ces merveilles. » Et cependant, suivant la parole qui a été écrite : « Je ne donnerai point ma gloire à un autre, » le Seigneur se réservant pour lui seul toute l'autorité et toute la gloire, employant, non un grand nombre d'hommes, mais les bras de quelques-uns, et renouvelant dans sa clémence les miracles de Gédéon, détruisit une immense multitude y déclarant ainsi que c'est « par sa grâce, et non par une autre, qu'un seul homme en peut poursuivre mille, que deux hommes en mettent dix mille en fuite. » Attribuons donc ces bienfaits à celui par qui toute chose excellente est donnée, et de qui provient tout don parfait, » puisqu'il n'y a rien dans les circonstances dont il s'agit, que l'homme puisse attribuer à ses œuvres. C'est un don de la grâce divine accordé à ceux qui ne l'ont point mérité. « C'est votre ouvrage, Seigneur; vous avez étendu votre main, et la terre les a dévorés ; dans l'abondance de votre gloire vous avez anéanti tous mes adversaires. » [21,25] CHAPITRE XXV. Tandis que ces choses se passaient auprès de nous, le comte de Flandre et ceux qui étaient avec lui continuaient à assiéger le château de Harenc, mais leurs efforts étaient infructueux. Livrés à la débauche, ils s'occupaient des jeux de dés et de tous les plaisirs dangereux, beaucoup plus que ne le permettaient la rigueur du service militaire ou les devoirs d'un siège ; en outre ils se rendaient sans cesse à Antioche, pour y prendre des bains, se livrer aux excès de la table, à l'ivrognerie et à toutes les voluptés de la chair, et pendant ce temps les travaux du siège étaient négligés. Ceux-là même qui paraissaient les plus assidus étaient comme engourdis dans leur paresse, ne faisaient rien de bon et d'utile, perdaient leur temps dans l'oisiveté et passaient leurs journées immobiles, comme les eaux des marais. Tous les jours le comte lui-même ne cessait de répéter qu'il était obligé de partir, et qu'il ne demeurait là que malgré lui. Ces discours avaient pour effet, non seulement de détourner de toute entreprise honorable ceux qui faisaient le siège en dehors, mais encore d'encourager les assiégés à prolonger leur résistance. Forts de l'espoir que le siège serait bientôt levé, ils aimaient mieux, pour quelque temps encore, supporter tous les maux qui pouvaient leur être faits, quelque pénibles qu'ils parussent, que de livrer à une race odieuse la place remise à leur fidélité et de s'entacher à jamais d'une trahison. Le fort de Harenc était situé sur un lieu élevé, au milieu d'une colline, qui semblait en grande partie construite de main d'homme, et n'était accessible aux attaquants que d'un seul côté. Sur tous les autres points on ne trouvait aucun chemin pour monter à l'assaut; les machines cependant battaient la place de tous côtés, sans aucune difficulté. Après divers accidents, et à la suite de fréquents assauts qui eussent dû amener la prise du fort s'ils eussent été suivis avec plus d'ardeur et si la Divinité eût été favorable à cette entreprise, on en vint à ce degré de négligence que j'ai déjà rapporté. Les nôtres perdirent toute leur vigueur, en punition de nos péchés ; toute leur sagesse s'évanouit, et tandis que ceux qu'ils tenaient enfermés étaient arrivés au dernier terme du désespoir, eux-mêmes commencèrent à s'occuper du projet de retourner chez eux. Nous ne saurions assez nous étonner (et il nous semble en effet que les hommes doivent avoir peine à le concevoir), que de si grands princes aient été enveloppés par le Seigneur dans de si épaisses ténèbres, et que Dieu dans sa colère les ait frappés d'un tel aveuglement qu'ils en soient venus, sans y être forcés par personne, et uniquement par jalousie et par excès de nonchalance, à abandonner à leurs ennemis un fort presque entièrement conquis. Le seigneur prince d'Antioche, voyant le comte arrêté dans ses résolutions et irrévocablement déterminé à suivre ses projets, reçut des assiégés une somme d'argent dont le montant ne m'est pas connu, et leva le siège. Le comte de Flandre revint à Jérusalem, y passa les jours solennels de la sainte Pâque, et fit ensuite ses dispositions de départ : ayant fait préparer des galères et des navires nécessaires pour le transport de ses bagages, il alla s'embarquer à Laodicée de Syrie, pour retourner chez lui, en passant d'abord chez le seigneur empereur de Constantinople, et partit sans laisser derrière lui aucune action qui pût mettre sa mémoire en honneur. (1178) Vers le même temps, le seigneur Frédéric, empereur des Romains, se réconcilia à Venise avec le seigneur pape Alexandre, après un schisme qui durait depuis vingt ans. A cette même époque, les murailles de la sainte ville de Jérusalem étant déjà en bonne partie tombées de vétusté, les princes, tant ecclésiastiques que séculiers, se cotisèrent entre eux, et l'on rassembla des engagements pour une certaine somme d'argent à payer tous les ans, jusqu'à ce que les travaux de réparation fussent entièrement terminés avec l'aide du Seigneur, afin que cette parole s'accomplît de nouveau : « Seigneur, traitez favorablement Sion et faites lui sentir les effets de votre bonté, afin que les murs de Jérusalem soient bâtis. » [21,26] CHAPITE XXVI. L'an 1178 de l'incarnation du Seigneur, et la cinquième année du règne du seigneur Baudouin IV, au mois d'octobre, les prélats de l'Orient, convoqués à Rome pour le concile général que l'on avait annoncé dès l'année précédente dans tout le monde latin, se mirent en route pour le lieu de leur destination. Ceux qui partirent furent : moi, Guillaume, archevêque de Tyr; Héraclius, archevêque de Césarée; Albert, évêque de Bethléem ; Raoul, évêque de Sébaste ; Josce, évêque d'Accon ; Romain, évêque de Tripoli ; Pierre, prieur de l'église du sépulcre du Seigneur; et Renaud, abbé de l'église de la montagne de Sion. L'évêque Josce, qui se rendait au concile avec nous, était en outre chargé d'une mission auprès du seigneur Henri, duc de Bourgogne, qu'il devait inviter à se rendre dans notre royaume. Nous étions convenus à l'unanimité de donner en mariage à ce duc la sœur du seigneur Roi, qui avait épousé d'abord le marquis, et de lui accorder les mêmes conditions. Déjà le duc avait accepté avec joie ces propositions qui lui avaient été portées auparavant par le même évêque, et l'on dit même qu'il avait juré de sa propre main qu'il ne manquerait pas de venir. Cependant il s'y refusa dans la suite, pour des motifs qui me sont encore inconnus, oubliant ses promesses et méconnaissant les serments par lesquels il s'était engagé. Dans le même mois où nous nous mîmes en route pour le concile, le seigneur Roi entreprit avec toutes les forces du royaume, de construire un château fort sur les rives du Jourdain, dans le lieu vulgairement nommé le Gué de Jacob. Les traditions antiques rapportent que c'est le lieu où Jacob, revenant de Mésopotamie, dit, après avoir envoyé des députés à son frère et formé les siens en deux bandes : « J'ai «passé ce Jourdain n'ayant qu'un bâton, et je retourne maintenant avec ces deux troupes. » II est situé entre Nephtali et Dan ; cette dernière ville est autrement nommée Panéade, et autrement encore Césarée de Philippe, l'une et l'autre font partie de la province de Phénicie, et sont suffragantes de la métropole de Tyr. Ce lieu se trouve à dix milles de distance de Panéade. Les fondations furent faites à une profondeur convenable, sur une colline d'une élévation moyenne; on bâtit ensuite, en carré, une muraille d'une grande solidité, d'une épaisseur étonnante et d'une hauteur convenable ; et cet ouvrage fut terminé au bout de six mois. Tandis que les Chrétiens travaillaient à cette construction, des brigands, sortis du pays de Damas, encombrèrent toutes les routes, à tel point que l'on ne pouvait plus aller à l'armée ou en revenir, et que les voyageurs ne pouvaient plus suivre aucun grand chemin sans courir les plus grands dangers : ces voleurs venaient d'un lieu situé dans les montagnes, nommé Bacades, et vulgairement Bucael. Ce lieu, qui se trouve sur le territoire de Zabulon, est infiniment agréable. Quoiqu'il soit placé sur le sommet des montagnes, il a des eaux en abondance, et est partout planté d'arbres à fruits. Les habitants sont insolents, braves et fiers de leur nombre, à tel point qu'ils ont rendu tributaires toutes les campagnes et les villages environnants. Les malfaiteurs, ceux qui échappaient à des supplices mérités, les brigands et les voleurs de grand chemin trouvaient chez eux un refuge assuré, en les mettant de moitié dans le partage du butin et de tout ce qu'ils avaient enlevé de vive force. Leur arrogance intolérable les avait, à juste titre, rendus odieux à tous les habitants des environs, aux nôtres aussi bien qu'aux Sarrasins; plusieurs fois même on avait entrepris de les extirper entièrement du pays, mais comme on n'avait pu y réussir, ils devenaient de jour en jour plus audacieux. Le seigneur Roi, ne pouvant tolérer plus longtemps leurs insolences, leurs brigandages et leurs assassinats, s'empara, sans coup férir et de vive force, du lieu qu'ils habitaient, et fit mettre à mort tous ceux qu'on put saisir mais la plupart s'échappèrent, ayant été informés à l'avance de sa prochaine arrivée, et se retirèrent sur le territoire de Damas avec leurs femmes et leurs enfants. Ils recommencèrent de là à faire de fréquentes incursions dans nos provinces, toujours à l'improviste, et reprirent leurs anciennes habitudes. A l'époque dont je parle, ils avaient rallié tous leurs associés de brigandage, et étaient rentrés sur notre territoire. Indignés que des hommes de cette espèce eussent rendu les routes aussi périlleuses, les nôtres dressèrent des embûches dans les lieux convenables, et épièrent avec soin une occasion favorable pour les surprendre. Une nuit que ces brigands descendaient des montagnes de Zabulon après y avoir enlevé du butin, pour se rendre vers le lieu d'où ils étaient partis, ils tombèrent dans l'embuscade que les nôtres leur avaient préparée, et recueillirent enfin le fruit de leurs méfaits : neuf d'entre eux furent faits prisonniers, et il y en eut plus de soixante-dix de tués. Cet événement arriva le 20 du mois de mars. A la même époque, on tint à Rome un concile de trois cents évêques qui se rassembla dans la basilique de Constantin, autrement appelée Latran : c'était la vingtième année du pontificat du seigneur Alexandre, au mois de mars, la douzième indiction et le cinquième jour du mois. Si quelqu'un désire connaître les statuts de ce concile, les noms des évêques, leur nombre et leurs titres, il n'a qu'à lire l'écrit que j'ai composé avec soin sur ce sujet, à la prière des saints pères qui assistèrent à cette réunion. Je l'ai fait déposer dans les archives de la sainte église de Tyr, parmi les autres livres que j'ai donnés à cette même église, dont je suis chef depuis six ans. [21,27] CHAPITRE XXVII. Lorsque le château fort fut construit et entièrement terminé, on annonça au seigneur Roi que les ennemis, cherchant imprudemment des pâturages dans la forêt voisine de la ville de Panéade, y avaient conduit leur gros et leur menu bétail, sans avoir avec eux aucune force armée qui pût résister à nos attaques. Les nôtres, espérant donc les trouver dépourvus de tous moyens de défense et de troupes propres au combat, ainsi qu'on l'avait annoncé, et comptant pouvoir les accabler aisément, se rendirent en secret dans la foret, et afin d'attaquer les ennemis tout-à-fait à l'improviste et sans être attendus, ils partirent donc et continuèrent leur marche toute la nuit. Le lendemain matin ils arrivèrent au lieu de leur destination; mais tandis que les uns se dirigeaient sur divers points dans l'espoir de combattre, et que d'autres s'avançaient lentement et ne suivaient que de loin, le corps que commandait le Roi s'enfonça trop imprudemment dans des enclos entourés de murailles, où quelques-uns des ennemis s'étaient réfugiés. Ayant appris l'arrivée des nôtres, ils avaient cherché à se cacher, afin d'échapper à la première attaque, et de réussir, par ce moyen, à sauver leur vie. Voyant que les nôtres s'étaient lancés sur eux avec imprudence, et forcés par la nécessité, ils reprirent courage, en quelque sorte malgré eux, au moment même où ils désespéraient de leur salut, et sortant subitement de leur retraite, lorsqu'ils virent les nôtres engagés dans un défilé, ils s'élancèrent sur eux avec ardeur. Ainsi ceux qui naguère s'estimaient heureux d'avoir évité leurs adversaires en se cachant, les accablèrent bientôt après avoir tué leurs chevaux en leur lançant des flèches de loin. Le seigneur connétable, voyant les ennemis se présenter au combat à l'improviste, s'élança au milieu d'eux avec impétuosité, se battit vigoureusement selon son usage, défendit fidèlement le seigneur Roi qui se trouvait en danger, repoussa les attaques dirigées contre lui, déploya toute la vigueur de son bras pour le garantir de tout malheur; mais enfin, accablé de mille coups, frappé de blessures mortelles, lui-même fut enlevé par les siens, et eut grand-peine à s'échapper à l'aide de son cheval. Plusieurs hommes honorables et dignes de nos pieux souvenirs, périrent dans cette mêlée, entre autres un jeune homme noble et riche, beau de sa personne et recommandable par ses vertus, Abraham de Nazareth ; on perdit encore Gottschal de Turholt qui a laissé aussi une mémoire honorée, et quelques autres hommes d'un rang inférieur. Le seigneur Roi, après avoir ainsi échappé à un grand danger par le zèle des siens, rentra dans le camp qu'il avait quitté, et rallia tous ceux qui s'étaient dispersés en désordre et de divers côtés. Le seigneur Honfroi, connétable du Roi, de plus en plus malade de ses blessures, fut transporté au château neuf qu'il faisait construire lui-même en ce moment. Cet événement arriva le 10 avril. Après avoir demeuré pendant dix jours environ toujours couché et prolongeant son existence dans la douleur, après s'être préparé, par ses souvenirs et avec une grande sagesse, au suprême jugement, cet homme, recommandable en tout point et digne des regrets éternels de sa patrie, termina enfin sa vie le 22 avril, et fut enseveli, avec la magnificence due à son rang, dans l'église de la bienheureuse Mère de Dieu toujours vierge, et dans le noble et célèbre château de Toron, qui lui appartenait. Aussitôt après la mort du seigneur Honfroi, et le 26 mai, Saladin alla mettre le siège devant le château fort que l'on venait de faire construire. Il livra de fréquents assauts, et attaqua vivement les assiégés, les accablant sans relâche sous des grêles de flèches-, mais un jour un homme de la place qui se nommait, à ce qu'on dit, Reinier des Mares, perça d'une flèche et tua l'un des plus riches parmi les assiégeants, au grand étonnement de ceux-ci; sa mort répandit parmi eux une si grande consternation qu'ils levèrent le siège et se retirèrent sans terminer leur entreprise. [21,28] CHAPITRE XXVIII. Le mois suivant, Saladin, qui était déjà entré deux fois et même plus dans le pays de Sidon, et l'avait ravagé sans rencontrer aucun obstacle, incendiant et tuant tout ce qu'il rencontrait, résolut d'y retourner encore. Il dressa son camp entre la ville de Panéade et le fleuve de Dan, et envoya des coureurs en avant pour ramasser du butin et porter la flamme de tous côtés. Lui-même cependant, comme s'il eût été là en simple auxiliaire, ne sortait pas de son camp, et attendait le retour de ses fourrageurs et le résultat de leurs courses. On annonça donc au seigneur Roi que Saladin exerçait de nouveau ses fureurs sur notre territoire, et le Roi, prenant avec lui le bois de la croix du Seigneur, convoqua tous les siens, et tous les hommes qu'il lui fut possible de rassembler, et se rendit en hâte à Tibériade. Il passa de là par le bourg de Sephet, par la très antique ville de Naason, et arriva ensuite avec sa troupe au château de Toron. De nombreux messagers vinrent lui apprendre de la manière la plus certaine que Saladin était toujours au lieu où il avait dressé son camp, et que les chevaliers armés à la légère qu'il avait envoyés en avant parcouraient en ennemis les champs de Sidon, détruisant tout, massacrant, incendiant, et enlevant un riche butin. Après qu'on eut délibéré sur ces rapports, tous les nôtres furent d'avis de marcher sur l'ennemi. Ils convinrent de diriger l'armée vers Panéade, et arrivèrent d'abord au village appelé Mésaphar. Comme ce lieu est situé sur le sommet des montagnes, ils pouvaient voir de cette hauteur tout le pays qui s'étendait au dessous jusqu'aux pieds du Liban, et ils reconnurent ainsi de loin le camp des ennemis. Chacun de nos Chrétiens avait sous les yeux le spectacle des incendies et des ravages des Turcs. Comme ils descendirent rapidement sur le revers de cette montagne, il ne leur fut pas possible de traîner à leur suite les compagnies des gens de pied, car ceux-ci, fatigués de la longueur de la marche, se trouvaient hors d'état d'avancer aussi vite que les cavaliers. Il n'y en eut donc qu'un petit nombre des plus agiles qui arrivèrent avec le reste de l'armée dans la plaine située en dessous des montagnes et dans le lieu vulgairement appelé Mergium. Ils s'y arrêtèrent pendant quelques heures pour déterminer plus positivement ce qu'ils auraient à faire. Saladin, cependant, un peu effrayé de l'arrivée subite du Roi, craignant pour ses coureurs qu'il voyait en quelque sorte séparés de lui et de tous les siens, et redoutant en outre que les Chrétiens ne vinssent l'attaquer dans son camp, ordonna de transporter ses équipages, ses bagages et tous ses approvisionnements entre la muraille intérieure et le rempart extérieur de la ville voisine, afin d'être lui-même plus libre et mieux préparé à tout. Ayant ainsi fait ses dispositions, et flottant dans une grande incertitude, il attendit la suite des événements. Ses coureurs cependant qui étaient allés chercher du butin, ayant appris l'arrivée des nôtres, et en étant fort effrayés, renoncèrent à toute autre chose pour s'occuper uniquement des moyens de rejoindre leurs compagnons. Ils traversèrent le fleuve qui coupe par le milieu les champs de Sidon et la plaine dans laquelle étaient les nôtres, et vinrent se présenter devant eux : on combattit aussitôt et de près ; favorisés par le Seigneur, les nôtres remportèrent promptement l'avantage; ils tuèrent et renversèrent sur le sol beaucoup de leurs ennemis; les autres, en plus grand nombre encore, prirent la fuite et cherchèrent à rentrer dans leur camp. [21,29] En même temps Odon, maître du Temple, le comte de Tripoli et d'autres qui les suivaient, montèrent sur une colline qui se présentait devant eux, ayant le fleuve à leur gauche et sur la droite la grande plaine et le camp des ennemis. Saladin, apprenant que ses coureurs étaient accablés, exposés à un grand péril, ou même mis à mort, se prépara à leur porter secours; et tandis qu'il se confirmait dans cette résolution, il vit arriver ceux qui avaient trouvé moyen de s'échapper en fuyant; il marcha à leur rencontre, apprit d'eux ce qui s'était passé, les ranima par ses paroles, les rallia à son corps d'armée, et s'élança subitement sur les nôtres, qui poursuivaient encore les fuyards et s'avançaient sans précaution. Nos gens de pied, pendant ce temps, chargés des dépouilles de ceux qu'ils avaient tués, et croyant qu'il ne restait plus rien à faire pour une victoire qui leur semblait complète, campaient sur les bords du fleuve et s'y reposaient : nos chevaliers voyant les ennemis, qu'ils croyaient vaincus, se précipiter sur eux avec des forces nouvelles, et n'ayant ni le temps ni le loisir nécessaires pour reformer leurs corps selon les règles de l'art militaire et pour se ranger en bon ordre, résistèrent cependant quelque temps, et soutinrent avec fermeté le choc des ennemis. Enfin, se trouvant trop inférieurs en nombre, et ne pouvant même, dispersés et en désordre comme ils étaient, s'aider les uns les autres, ils prirent la fuite et succombèrent honteusement. Il leur eût été assez facile d'échapper aux ennemis par divers autres côtés, et de se réfugier en un lieu où ils eussent été en sûreté -, mais ils prirent le plus mauvais parti, en punition de nos péchés, et se jetèrent dans des défilés tout parsemés de rochers escarpés, dont il était à peu près impossible de sortir, en sorte qu'ils ne pouvaient ni marcher en avant, ni essayer de retourner sur leurs pas, à travers les rangs des ennemis, sans courir les plus grands dangers. Ceux qui franchirent le fleuve, pour chercher à sauver leur vie, se retirèrent, en majeure partie, dans une petite ville voisine nommée Belfort -, les autres suivirent la rive opposée de la rivière et se rendirent à Sidon, où ils échappèrent aux périls de la confusion qui suivit cette déroute. Ils rencontrèrent le seigneur Renaud de Sidon qui se hâtait d'aller rejoindre l'armée avec les siens-, ils lui racontèrent le malheur qui venait d'arriver, et l'engagèrent fortement à rentrer dans la ville, ce qu'il fît en effet. Nous croyons que sa retraite fut la cause de nouveaux malheurs. Il est probable en effet que, s'il eût continué sa route pour rentrer dans le camp, il eût pu, avec la coopération des habitants de la ville et des campagnes qui connaissaient bien les localités, sauver un grand nombre des nôtres qui se cachèrent pendant cette nuit dans les cavernes, ou au milieu des rochers, mais que les ennemis rencontrèrent le lendemain matin en parcourant et visitant avec soin tous les environs, et qu'ils chargèrent de fers après les avoir faits prisonniers. Le seigneur Roi, protégé par quelques-uns de ses fidèles, se sauva sans accident ; le comte de Tripoli arriva à Tyr avec un petit nombre d'hommes. Parmi les prisonniers que nous perdîmes était Odon de Saint-Amand, maître du Temple, homme pervers, rempli d'orgueil et d'arrogance, violent, n'ayant aucune crainte de Dieu, ni aucun respect pour les hommes. Il fut même cause, au dire de beaucoup des gens, des malheurs qui nous arrivèrent en cette journée, et dont nous avons recueilli un éternel opprobre. Il mourut, dit-on, dans la première année de sa captivité, chargé de fers et enfermé dans une prison infecte, mais sans emporter les regrets de personne. Baudouin de Ramla, homme noble et puissant, Hugues de Tibériade, beau-fils du seigneur comte de Tripoli, jeune homme d'un bon naturel et extrêmement aimé de tout le monde, et beaucoup d'autres encore dont je ne connais ni les noms, ni le nombre, furent également faits prisonniers. [21,30] CHAPITRE XXX. (1179) Tandis que nos affaires se trouvaient ainsi dans le plus mauvais état possible, le seigneur Henri, comte de Troyes, homme magnifique, fils du comte Thibault l'ancien, que nous avions laissé nous-même à Brindes, ville de la Pouille, au moment où nous revînmes du concile, débarqua dans la ville d'Accon, avec une nombreuse escorte de nobles. Je dis que beaucoup de nobles avaient traversé la mer en même temps ; c'étaient le seigneur Pierre de Courtenai, frère du seigneur Louis, roi des Français, et le seigneur Philippe, fils du seigneur comte Robert, frère du même roi, et élu à l'évêché de Beauvais : leur arrivée rendit quelque espérance aux Chrétiens que leurs malheurs tout récents avaient frappés d'une grande consternation ; ils se flattèrent qu'il leur serait possible, avec la protection de tant et de si illustres nobles, de repousser les injures qu'ils redoutaient, et de se venger de celles qu'ils avaient reçues ; mais Dieu s'étant déclaré contre nous, ils ne purent laver leurs précédents affronts et tombèrent même dans de plus grandes calamités. Saladin en effet, notre plus cruel ennemi, s'enorgueillit de ses succès et des faveurs de la fortune à tel point qu'il ne nous laissa pas même le loisir de respirer quelques moments, et alla tout aussitôt mettre le siège devant le nouveau château fort dont les travaux n'avaient été terminés que le mois d'avril précédent. On l'avait confié aux frères du Temple, qui revendiquaient la possession de tout ce pays en vertu d'une concession des rois de Jérusalem ; et dès qu'il fut construit, on les chargea de veiller à sa défense. Lorsque le seigneur Roi fut informé de l'entreprise de Saladin, il convoqua toutes les forces du royaume, et prenant avec lui le seigneur comte Henri et les autres nobles qui venaient d'arriver, il se rendit en hâte à Tibériade. Là, ayant rassemblé tous les princes du royaume, il leur proposa d'aller porter secours aux assiégés et de forcer les ennemis à se retirer; mais tandis qu'il attendait et qu'on différait de partir pour terminer les préparatifs, on vint annoncer, comme il n'était que trop vrai, que le château avait été pris de vive force et rasé, et que tous ceux qu'on y avait laissés pour le défendre étaient tués ou prisonniers. Ainsi vint s'ajouter à tous les malheurs précédents un nouveau sujet de plus grande confusion, en sorte qu'on était bien fondé à dire : « En vérité, Seigneur, vos jugements sont un abîme très-profond; Dieu est vraiment terrible dans ses desseins sur les enfants des hommes. » Après avoir, l'année précédente, donné à ses fidèles de si grands témoignages de sa munificence, le Seigneur permit que les mêmes fidèles fussent plus tard en proie à la crainte et à la confusion. Y a-t-il quelqu'un qui connaisse les intentions du Seigneur, ou qui soit son conseiller? Qu'est-ce donc, Seigneur Dieu? Vous leur avez retiré votre grâce, parce qu'il y avait là une multitude de nobles, afin qu'ils ne s'attribuassent point ce qui n'est pas donné aux mérites, mais par la grâce ; ou bien encore parce qu'ils n'avaient pas rendu assez d'actions de grâces à vous, leur bienfaiteur, pour les bienfaits que vous leur aviez accordés naguères à titre gratuit; ou bien parce que vous châtiez l'enfant que vous aimez. Vous couvrez nos faces d'ignominie, afin que nous cherchions votre saint nom, qui est béni dans tous les siècles. Nous savons, Seigneur, et nous confessons que vous ne changez point, car vous avez dit : Je suis Dieu et je ne change point. Ainsi donc, quoi qu'il en soit, nous savons que vous êtes juste, Seigneur, et que vos jugements sont droits! Vers le même temps on reprit encore les conférences qui avaient eu lieu l'année précédente, au sujet du duc de Bourgogne; celles-ci furent tenues avec le seigneur comte Henri, son oncle, car on espérait que le duc s'embarquerait et arriverait bientôt dans le royaume : mais, comme l'événement le prouva clairement par la suite, il refusa de venir, sans que les motifs de ce refus soient encore connus.