[11,0] LIVRE ONZIEME. [11,1] CHAPITRE I. VERS la fin de l'été, le seigneur Boémond, désirant s'acquitter des sommes considérables qu'il devait à des étrangers, et ramener en même temps un renfort de chevaliers des pays d'outre mer, alla s'embarquer pour se rendre dans la Pouille, et confia au seigneur Tancrède, son parent chéri, l'administration générale de sa principauté, et tout le soin d'exercer sa juridiction. Il emmena aussi avec lui le seigneur Daimbert, patriarche de Jérusalem. Arrivé dans la Pouille, Boémond ne s'y arrêta que peu de temps, et prenant à sa suite une honorable escorte de ses fidèles, il traversa les Alpes et se rendit auprès de l'illustre Philippe, roi des Français. Entre autres bienfaits de ce souverain, il reçut de sa main ses deux filles, l'une qui s'appelait Constance, issue d'un mariage légitime, et avec laquelle Boémond s'unit des mêmes nœuds ; l'autre nommée Cécile, que le roi avait eue, du vivant même de sa femme, de la comtesse d'Anjou, après que celle-ci eut abandonné son mari pour se réfugier auprès de lui. Boémond la destinait à son neveu Tancrède, et la conduisit dans la Pouille, d'où il l'envoya en Orient. Après avoir terminé ses affaires auprès du roi des Français, aussi bien que dans plusieurs autres pays ultramontains, Boémond retourna dans la Pouille, conduisant avec lui une immense multitude de gens qui le suivaient tant à pied qu'à cheval, et qui désiraient passer en Orient. Pendant ce temps, le seigneur Daimbert s'était rendu au siège de l'Eglise romaine. Il y raconta les affronts qu'il avait eus à supporter, les méchancetés et les succès d'Arnoul contre lui, les mauvaises intentions du roi de Jérusalem et ses efforts pour humilier l'Église de Dieu. Tous ceux qui entendirent ses récits furent touchés de compassion, et de toutes parts on lui témoigna une grande bienveillance. Cet acte, si contraire aux règles de la discipline ecclésiastique, dont se plaignait le patriarche Daimbert, n'était pas le seul que le roi de Jérusalem eût à se reprocher. Oubliant les lois du mariage, il renvoya sans cause, du moins connue, sans l'avoir convaincue d'aucun crime, sans en avoir obtenu aucun aveu, la femme qu'il avait épousée en légitime nœud à Edesse, tandis qu'il y demeurait en qualité de comte, et la contraignit, malgré elle, à se faire religieuse dans le monastère de Sainte-Anne, mère de la Vierge Marie mère de Dieu. Cette maison est située dans le quartier oriental de Jérusalem, près de la porte dite de Josaphat et du lac qui était anciennement appelé la Piscine probatique. On y montre encore une grotte dans laquelle habitaient, selon les anciennes traditions, Jacob et Anne sa femme, et où l'on dit que naquit aussi la Vierge immortelle. Il y avait dans ce monastère trois ou quatre pauvres vieilles femmes qui y vivaient comme religieuses, et auxquelles le roi accorda des propriétés et un ample patrimoine en faveur de l'accueil qu'elles firent à sa femme. Il y eut diverses opinions au sujet du renvoi de celle-ci. Les uns disaient que ce prince s'en était séparé afin d'en épouser une autre plus riche et plus noble, d'améliorer ainsi sa condition, et d'échapper à la pauvreté qui le pressait, en recevant par une nouvelle alliance une dot considérable. D'autres affirmaient que la reine, fort légère et peu sage, avait trop oublié le respect dû aux lois du mariage. D'abord elle parut contente d'avoir pris l'habit religieux, et dans les premiers temps de sa profession il sembla qu'elle se conduisait assez décemment dans le monastère ; où elle habitait. Mais enfin une occasion favorable s'étant présentée, elle imagina quelque mensonge et se rendit auprès du roi pour lui demander la permission d'aller à Constantinople visiter les parents qu'elle y avait, et travailler, dans l'intérêt de son couvent, à soulager quelque peu la misère où il était plongé. Ayant obtenu, sous ce prétexte, l'autorisation de sortir du royaume, elle ne tarda pas à se livrer à toutes sortes de dérèglements ; elle quitta l'habit religieux, et finit par se prostituer à tout venant, ne tenant aucun compte de sa considération personnelle, et oubliant entièrement le respect dû à la dignité royale dont elle avait été revêtue. [11,2] CHAPITRE II. L'année suivante, l’an mil cent cinq de l'incarnation du Seigneur, l'excellent seigneur Raimond, comte de Toulouse, de précieuse mémoire, homme rempli de religion et de crainte de Dieu, entra dans la voie de toute chair. Ce véritable confesseur du Christ, dont les actions admirables et la vie illustrée par tant de vertus mériteraient une histoire particulière, mourut le 28 février, dans la forteresse qu'il avait fait construire lui-même en face de la ville de Tripoli, et qu'il avait nommée la Montagne des Pèlerins. Son neveu Guillaume Jordan lui succéda, et poursuivit après lui les travaux du siège de Tripoli ; il persévéra même dans cette entreprise avec assez de courage et de vigueur jusqu'à l'arrivée du comte Bertrand ; mais alors, ayant éprouvé quelques désagréments au sujet de ce qu'il avait fait, il se relâcha un peu de son zèle, ainsi que j'aurai occasion de le rapporter dans la suite. Je pense que le siècle présent aussi bien que les siècles futurs ne sauraient trop exalter l'admirable fermeté d'âme que déploya le vénérable comte de Toulouse, qui, une fois entré pour l'amour du Christ dans la voie du pèlerinage, ne dédaigna pas de suivre cette route et d'y persévérer avec patience jusqu'au dernier jour de sa vie. Tandis qu'il eût pu vivre dans sa patrie comme un homme illustre et très puissant, au milieu de ses vastes patrimoines et dans l'abondance de tous les biens de la terre, il aima mieux demeurer comme un homme abject, uniquement consacré au service du Seigneur, loin de sa terre natale et de sa famille, plutôt que d'aller habiter parmi les siens, et d'y vivre dans l'abondance et dans le péché. Les autres princes qui avaient pris part au même pèlerinage, lorsqu'ils eurent reconquis la liberté de la ville sainte, s'en allèrent tous chez eux, comme ayant accompli leur vœu ; mais le comte de Toulouse, dès qu'il eut embrassé le service de la Croix, craignit toujours d'y renoncer. En vain ses familiers et ses domestiques firent tous leurs efforts pour l'engager à retourner dans sa patrie qui désirait le revoir ; il aima mieux s'offrir en holocauste au Seigneur que rentrer dans les voies corruptrices du siècle, à l'exemple de son maître divin qui, lorsqu'on lui dit : Descends de la croix, aima mieux consommer l’œuvre de la passion, et être déposé de la croix par des mains étrangères, que renoncer au dessein d'assurer notre salut. Dans le cours de la même année, un certain Rodoan, seigneur d'Alep et prince très puissant, convoqua des troupes auxiliaires dans les contrées qui l'environnaient, et, ayant levé une armée nombreuse à force de sollicitations et à prix d'argent, il se mit à sa tête, et la conduisit sur le territoire d'Antioche. Toute la province fut désolée de ses incursions, et livrée à diverses reprises au fléau de l'incendie. Aussitôt que le seigneur Tancrède en fut informé, il convoqua tout ce qu'il put rassembler de chevaliers et de gens de pied pour marcher vers le lieu où la renommée lui apprit que Rodoan était campé avec son armée. Il sortit d'Antioche, et se dirigea vers Artésie. Arrivé près de cette ville, il trouva en effet une multitude d'ennemis au lieu qui lui avait été indiqué. Invoquant aussitôt les secours du ciel, et les obtenant en récompense de ses mérites, il s'élança vigoureusement sur eux. D'abord ils voulurent opposer quelque résistance, mais bientôt l'armée de Tancrède les mit en déroute, et les força de prendre la fuite. Les Chrétiens tuèrent un grand nombre d'infidèles, firent encore plus de prisonniers, et s'emparèrent de la bannière de Rodoan. Celui-ci, uniquement occupé du soin de sa personne, s'était enfui l'un des premiers. Les Chrétiens éprouvèrent une véritable consolation en s'emparant de beaucoup de chevaux excellents qui furent pour eux une indemnité pour tous ceux qu'ils avaient perdus auparavant dans de semblables rencontres : aussitôt qu'un ennemi tombait par terre, ils s'emparaient de vive force de son cheval, et en emmenèrent ainsi une grande quantité. [11,3] CHAPITRE III. Cette même année encore, quelques-uns des principaux seigneurs de l'Egypte vinrent se présenter devant le calife de ce pays, et lui dirent : « Ce peuple de pèlerins qui, depuis peu d'années, se sont établis de vive force dans notre royaume, et qui, prodigues de leur vie, ont jusqu'à ce jour résisté à ceux que vous avez envoyés contre eux, n'ont montré tant d'audace que parce qu'ils se confiaient entièrement aux forces considérables des grandes armées qui sont venues d'abord dans l'Orient. Maintenant ces armées sont retournées, pour la plupart, dans leur pays. Les pèlerins qui arrivent ne peuvent renforcer ceux qui sont demeurés sur notre territoire ; ceux-ci sont beaucoup moins nombreux, et déjà, dans leurs fréquentes expéditions, ils ont entièrement épuisé les ressources qu'ils pouvaient avoir. Il nous semble donc tout-à-fait convenable, si toutefois votre majesté partage aussi cette opinion, qu'elle veuille bien choisir l'un de ses principaux officiers, et l'envoyer dans le pays occupé, afin qu'il le délivre entièrement de ce misérable peuple. » Ce discours plut au calife, et le projet lui parut excellent : il ordonna de convoquer promptement une nombreuse armée, et de préparer une grande flotte. Les chefs de ces deux expéditions furent aussi désignés par lui, et reçurent ordre de se rendre en Syrie. Ils arrivèrent à Ascalon, et la nouvelle de leur approche répandit la consternation dans tout le royaume de Jérusalem. Aussitôt que le roi en fut informé, il se rendit en hâte à Joppé avec toutes les forces dont il pouvait disposer, et publia en même temps un édit par lequel il était ordonné à tous les citoyens des villes de le rejoindre sans retard au même lieu. Tous ceux qui furent ainsi convoqués s'empressèrent de se rendre au lieu indiqué. Le seigneur Ébremar, patriarche de Jérusalem, portant avec lui le bois salutaire de la croix vivifiante, s'y présenta aussi. Après avoir rassemblé toutes ses forces, le roi en fit faire le recensement, et reconnut qu'il avait sous ses ordres cinq cents chevaliers et deux mille hommes de pied. On disait en même temps que les ennemis avaient de leur côté quinze mille combattants, sans compter ceux qui étaient montés sur les vaisseaux. Tandis que la flotte reçut ordre de se diriger promptement vers Joppé, leurs troupes de terre partirent d'Ascalon, et, après avoir traversé Azot elles se divisèrent en deux corps d'armée, dont l'un fut destiné à marcher vers Ramla pour aller offrir le combat au roi de Jérusalem, tandis que l'autre corps s'avancerait du côté de Joppé, et chercherait à profiter de l'absence forcée du roi pour attaquer cette place, et s'en emparer avec le secours de la flotte. Conformément à ce plan, les troupes égyptiennes se divisèrent en deux corps, et l'un d'eux entra sur le territoire de Ramla, annonçant son arrivée avec beaucoup de fracas, et faisant résonner les trompettes et les tambours. Tout ce bruit n'était pas fait sans intention : les ennemis avaient le projet de provoquer le roi, et de l'attirer vers eux avec son armée, afin que l'autre corps pût continuer sa marche sur les bords de la mer, et arriver sans obstacle à Joppé ; mais leurs calculs ne tardèrent pas à être déjoués. Aussitôt que les ennemis virent le roi s'avançant vers eux avec ses troupes, leurs cœurs furent glacés d'épouvanté ; ils se hâtèrent de rappeler l'autre corps d'armée, et ne parurent pas même suffisamment rassurés par ce nouveau renfort. Au moment où les deux corps opéraient leur jonction, le roi de Jérusalem s'élança vigoureusement sur eux, animant ses troupes par ses paroles autant que par son exemple, et leur inspirant des forces nouvelles. Le patriarche parcourait aussi les rangs, présentant à tous les combattants le bois de la croix vivifiante, les exhortant à se souvenir de celui qui voulut se dévouer sur ce bois au salut des pécheurs, et les invitant à combattre avec ardeur les ennemis de la foi et du nom du Christ, afin d'obtenir la rémission de leurs péchés, et à en espérer la récompense de celui qui d'ordinaire accorde à tous les siens des rétributions centuples. Ces exhortations enflammèrent le courage des nôtres ; ils s'élancèrent sur leurs ennemis avec la plus grande vigueur, en implorant les secours du ciel ; ils en tuèrent un grand nombre, et forcèrent enfin les autres à prendre la fuite. Le gouverneur d'Ascalon périt au milieu de la mêlée, et le général en chef de toute l'armée d'Egypte n'échappa à la mort qu'en s'enfuyant promptement. On dit que les ennemis perdirent environ quatre mille hommes dans cette journée ; du côté des Chrétiens, on reconnut soixante hommes parmi les morts. Par le bienfait de la clémence divine, les nôtres trouvèrent dans le camp des ennemis, et emmenèrent avec eux des troupeaux innombrables de chameaux, d'ânes et de chevaux ; ils se chargèrent, en outre, de riches dépouilles, et firent un grand nombre de prisonniers. Ils rentrèrent alors à Joppé, et se livrèrent à tous les transports de leur joie. On fit encore prisonniers dans cette journée un certain noble qui avait été autrefois gouverneur de la ville d'Accon. On assure que dans la suite le roi reçut vingt mille pièces d'or pour sa rançon. Cependant la flotte ennemie occupait encore le port de Joppé : aussitôt qu'elle apprit la défaite de l'armée de terre, elle profita d'un bon vent du sud, et se retira dans le port de Tyr. Voulant retourner de là en Egypte, elle essuya une rude tempête qui dispersa la plupart des vaisseaux : vingt-cinq d'entre eux qui se trouvèrent hors d'état de tenir la mer, vinrent échouer sur la côte, et en cette nouvelle rencontre, les Chrétiens firent encore plus de deux mille prisonniers, rameurs et matelots, sans compter ceux qui furent tués. [11,4] CHAPITRE IV. Pendant ce temps, le seigneur Daimbert était toujours à Rome, où le retenaient depuis longtemps le seigneur pape Pascal et les chefs de l'Église romaine, afin de voir si le roi de Jérusalem et ceux qui avaient expulsé le patriarche auraient à alléguer contre lui quelque grief qui pût servir à justifier leur conduite à son égard ; mais, comme personne ne se présenta pour proposer des plaintes ou des reproches, et comme il devint dès lors certain que les faits de cette cause se bornaient uniquement à la violence que le roi avait commise contre le patriarche, celui-ci rentra pleinement en grâce, et reçut, aussitôt des lettres apostoliques, par lesquelles il lui fut donné ordre de retourner à Jérusalem, et de reprendre possession du siège dont il avait été injustement dépouillé. {1107} Daimbert, arrivé en Sicile, s'arrêta quelque temps à Messine pour attendre une occasion de s'embarquer. Il y fut pris d'une sérieuse maladie, et entra dans la voie de toute chair le 16 juin. Il avait occupé en paix le siège patriarcal de Jérusalem durant quatre années, et vécut encore trois années dans l'exil. Ebremar, usurpateur de ce siège, ayant appris que celui dont il tenait la place était entièrement rentré en grâce auprès de la cour de Rome, et s'était remis en route pour venir en reprendre possession, résolut, avant d'avoir appris sa mort, de se rendre aussi auprès de l'Eglise romaine, et d'aller y soutenir son innocence, en justifiant de la violence qui lui avait été faite pour le porter au trône patriarcal, et de la résistance qu'il y avait opposée. Arrivé à Rome, il ne put rien obtenir, sinon qu'on chargerait un légat de retourner avec lui à Jérusalem, et d'aller faire une information approfondie sur sa cause. On donna cette mission au seigneur Gibelin, archevêque d'Arles, prélat déjà fort âgé. Il reçut du pape l'ordre de se rendre à Jérusalem, et dès qu'il y fut arrivé, il convoqua le conseil des évêques du royaume, et prit une pleine connaissance des affaires d'Ébremar. Il acquit la preuve, par les dépositions d'un nombre suffisant de témoins irréprochables, que le seigneur Daimbert n'avait dû son expulsion qu'à la faction d'Arnoul et à la violence du roi, sans qu'on pût la justifier par aucun motif légitime ; et comme Ébremar avait occupé le siège d'un pontife encore vivant, et qui était demeuré en communion avec l'Eglise romaine, le légat, en vertu de l'autorité dont il était revêtu, le déposa de ses fonctions de patriarche. Cependant, par égard pour l'esprit vraiment religieux et la singulière simplicité du prélat, il lui conféra l'église de Césarée qui se trouvait vacante en ce moment. Il fut alors question de donner un nouveau patriarche à l'église de Jérusalem ; le clergé et le peuple se divisèrent sur ce choix ; on fixa positivement un jour pour traiter cette affaire selon toutes les règles ; enfin, après beaucoup de délibérations et de discussions de part et d'autre, on convint unanimement de se réunir en faveur du seigneur Gibelin, légat du siège apostolique, et il fut élevé à la dignité de patriarche. On dit que cette élection fut encore le résultat des malicieuses combinaisons d'Arnoul, qui pensa qu'un homme aussi âgé et aussi décrépit n'occuperait pas longtemps le siège auquel on le portait. Cette même année (l'an de grâce onze cent sept), les habitons d'Ascalon, fidèles à leurs habitudes de méchanceté, dressèrent des embûches en un lieu favorable, sur la voie publique qui descend de Jérusalem à la mer, et y postèrent cinq cents cavaliers et mille hommes d'infanterie. Ayant appris qu'un corps des nôtres devait partir de Joppé pour se rendre à Jérusalem, ils voulurent tenter de réussir par la ruse, s'ils ne le pouvaient de vive force. Les Chrétiens, en effet, ignorant complètement les embûches qui leur étaient préparées, suivirent la route sans la moindre inquiétude, et tombèrent dans le piège tout-à-fait à l'improviste. Ils éprouvèrent un moment de vive anxiété, et hésitèrent à se retirer ou à forcer le passage, mais les ennemis les serrant de près ne leur laissèrent pas le temps de fixer leur choix. Voyant qu'il fallait ou succomber honteusement ou se défendre avec vigueur, et se faisant de nécessité vertu, les nôtres reprirent tout leur courage : ils s'élancèrent avec autant d'audace que d'intrépidité sur ceux qui naguère leur avaient paru si formidables, et firent bientôt passer dans l'âme de leurs ennemis le sentiment d'effroi qui d'abord les avait frappés de stupeur ; dès le premier choc les gens d'Ascalon ne purent résister à la vivacité de l'attaque : il en périt un grand nombre, quelques-uns furent faits prisonniers, et les autres prirent la fuite et furent quelque temps poursuivis par les nôtres. Enfin, après avoir obtenu de la grâce divine une victoire qui ne leur coûta que trois hommes de leur corps, les Chrétiens reprirent la route de Jérusalem [11,5] CHAPITRE V. La ville de Tyr était encore à cette époque occupée par les ennemis, et opposait toutes sortes d'obstacles aux progrès des Chrétiens. Un homme noble et puissant, d'illustre mémoire dans le Seigneur, Hugues de Saint-Aldémar, qui avait succédé à Tancrède dans le gouvernement de la ville de Tibériade, ne cessait d'inquiéter les habitants de Tyr, soit par de fréquentes attaques, soit par des manœuvres secrètes, autant du moins que le lui permettait la distance qui séparait ces deux villes, et qui était de trente milles environ. Dans les marches qu'il avait à faire, soit pour se diriger vers la ville de Tyr, soit pour en revenir, ses chevaliers étaient fort souvent exposés à de graves dangers, attendu qu'on ne trouvait sur toute la longueur de cette route ni ville, ni forteresse, ni asile où il fût possible de se réfugier pour échapper au besoin aux poursuites des ennemis. Le seigneur de Saint-Aldémar entreprit, pour remédier à cet inconvénient, de faire construire un fort sur le sommet des montagnes qui dominent la ville de Tyr, et qui cependant en sont encore à près de dix milles de distance ; il le fit établir sur un point anciennement nommé Tibénis, et lui donna le nom de Toron, en raison de ce qu'il fut placé sur la plus haute sommité d'une montagne extrêmement élevée. Ce lieu était situé dans la tribu d'Aser, entre la mer et le mont Liban, à peu près à égale distance de l'une et de l'autre, comme aussi des deux villes de Tyr et de Panéade ; il était renommé pour la salubrité et la bonne température de l'atmosphère ; son sol fertile était couvert d'une grande quantité d'arbres et de beaucoup de vignes ; il se prêtait aussi à tous les travaux de l'agriculture, et produisait d'excellents grains. Dès l'époque où il fut fondé, ce fort rendit de grands services à celui qui le fit construire, pour l'accomplissement des projets qu'il avait formés ; depuis lors, et aujourd'hui encore, il est d'une utilité inappréciable pour la ville de Tyr et tout le royaume de Jérusalem, tant à cause de la fertilité du sol qui l'environne que par l'excellence de la position militaire qu'il défend. Dès qu'il eut fait terminer la construction de sa nouvelle forteresse, le seigneur de Saint-Aldémar entra sur le territoire des ennemis à la tête de soixante et dix chevaliers. Il rencontra un corps de quatre mille hommes venus de Damas, et l'attaqua sans retard ; le premier et le second jour, il fut repoussé par les ennemis avec beaucoup de désavantage. Mais le troisième jour, il reprit l'offensive sous de meilleurs auspices : animé d'un courage tout divin, et ayant reçu en outre quelque renfort, grâce à la protection du Seigneur, il battit et mit en fuite ses ennemis. Lui-même cependant fut mortellement blessé d'une flèche, et mourut bientôt après, c'était un homme sage autant que vaillant, que ses talents avaient rendu extrêmement cher et précieux au roi et à tout le royaume. Les ennemis perdirent deux cents hommes dans cette affaire, et les nôtres leur enlevèrent un même nombre de chevaux. Quelques jours après, on vit du côté de l'Orient des apparitions et des prodiges célestes. Durant quarante jours et plus, on vit tous les soirs, au commencement de la nuit, une comète qui traînait une longue queue. Le matin, depuis le lever du soleil jusqu'à la troisième heure du jour, cet astre parut aussi avoir auprès de lui deux satellites d'une égale grandeur, mais qui brillaient d'un moindre éclat. Un arc-en-ciel apparut aussi autour du soleil, avec toutes ses couleurs. Ces prodiges réunis annonçaient certainement aux mortels des événements extraordinaires. [11,6] CHAPITRE VI. A la même époque, l'empereur de Constantinople, Alexis, homme plein de ruse et de méchanceté, ne cessait de susciter toutes sortes d'obstacles à ceux qui voulaient traverser les pays soumis à sa domination pour se rendre à Jérusalem. J'ai déjà dit que lors de la première expédition chrétienne, qui cependant lui avait été extrêmement avantageuse, il avait soulevé contre elle le très puissant satrape des Turcs, Soliman, et toutes les nations barbares que ses sollicitations avaient pu atteindre dans le vaste Orient. A la seconde expédition, qui avait pour chef le comte de Poitou, l'empereur recommença à envoyer de fréquentes députations aux mêmes nations et à tous les peuples infidèles, afin de les armer contre les Chrétiens, et ce fut par l'effet de sa méchanceté persévérante que cette seconde expédition échoua et fut presque entièrement détruite. Il ne se borna pas même à ces témoignages de sa perfidie dans ces deux grandes circonstances. Toutes les fois qu'il trouvait l'occasion de faire quelque tort aux Chrétiens, de leur ouvrir un précipice, il la saisissait comme une bonne fortune ; cependant et dans le même temps, lorsque les Chrétiens se présentaient devant lui, il les accueillait avec bonté et les comblait de ses dons, afin de les tromper d'autant plus sûrement, suivant en cela les anciennes habitudes des Grecs, de qui l'on a dit depuis longtemps : "Timeo Danaos et dona ferentes". L'empereur redoutait infiniment les progrès des Latins ; il ne voulait souffrir ni que leur nombre s'accrût, ni que leur puissance s'étendît, et il était sans cesse occupé à leur susciter toutes sortes d'embarras, pour s'opposer à leurs succès. Le seigneur Boémond n'avait point oublié les affronts qu'il en avait reçus. Aussitôt qu'il fut de retour de son voyage dans les contrées ultramontaines, prenant en main la cause de tous les Latins, et conduisant à sa suite une armée de cinq mille hommes de cavalerie et de quarante mille hommes d'infanterie, il alla débarquer le 2 octobre sur le territoire de l'empereur, s'empara de vive force de la plupart des villes maritimes, et les livra au pillage ; puis il alla dévaster la première et la seconde province d'Épire, mit le siège devant Durazzo, métropole de la première Épire, ravagea par le fer et le feu toutes les contrées environnantes, en usa selon son bon plaisir, et se disposa, pour mieux venger les injures que les Latins avaient souffertes, à pénétrer de vive force, avec l'aide du Seigneur, au centre des provinces de l'empire. Lorsqu'il apprit que Boémond était entré dans ses États à la tête d'une armée considérable de Latins, l'empereur rassembla aussi ses troupes, marcha à leur tête, et alla s'établir non loin du camp de Boémond. {1108} Là, par suite de l'intervention de quelques amis communs, les deux princes conclurent un traité par lequel l'empereur s'engagea, sous la foi du serment, à prêter de bonne foi et sans aucune fraude ni mauvaise intention, secours et assistance à tous les fidèles Chrétiens qui voudraient passer en Orient, et à ne pas permettre, autant du moins qu'il lui serait possible de l'empêcher, qu'ils eussent à souffrir aucun dommage de la part des autres peuples. A la suite de ces conventions, qui furent confirmées par des engagements d'honneur, le seigneur Boémond prêta serment, et s'engagea envers l'empereur à lui conserver à jamais amitié et fidélité. Boémond fit partir alors la foule des pèlerins qui l'avaient accompagné, et qui étaient tenus, conformément à leur vœu, d'accomplir le voyage de Jérusalem, et il retourna de sa personne dans la Pouille, où des affaires particulières le rappelaient. L'été suivant, il avait déjà préparé tout ce qui lui était nécessaire pour son voyage ; ses navires et les troupes qu'il avait convoquées pour son expédition n'attendaient plus que le signal du départ, et lui-même se disposait à le donner, lorsqu'il fut pris d'une vive maladie qui termina bientôt ses jours. Il ne laissa qu'un fils, héritier de son nom et de sa principauté, qu'il avait eu de son mariage avec Constance, fille de l'illustre Philippe, roi de France. Ce dernier prince, son beau-père, mourut aussi dans le cours de la même année. [11,7] CHAPITRE VII. Vers le même temps et tandis que les nobles seigneurs, le comte Baudouin d'Edesse et son cousin Josselin étaient encore détenus en captivité chez leurs ennemis, une immense multitude de Turcs rassemblés dans tout l'Orient et formant des corps de troupes considérables, cherchant à profiter de l'absence de ces deux guerriers, descendirent en Mésopotamie, et se livrèrent à toutes sortes d'actes d'hostilité dans les environs de la ville d'Edesse. Ils s'emparèrent de vive force de quelques places, incendièrent les faubourgs et les campagnes, firent prisonniers un grand nombre de colons, et cultivèrent les champs à leur place, de telle sorte qu'en dehors des enceintes des villes murées, il n'y avait plus moyen de trouver un asile assuré, et que les vivres manquaient de tous côtés, faute de bras propres à travailler à la terre. Le seigneur Tancrède, à qui le gouvernement de cette contrée avait été confié, se trouvait en ce moment retenu dans les environs d'Antioche, car j'ai déjà dit que Boémond, en partant pour son pays, lui avait aussi remis le soin d'administrer sa principauté. Lorsqu'il apprit cependant à quel point le pays d'Edesse était infesté par les ennemis, il écrivit au seigneur roi de Jérusalem, et après lui avoir fait connaître les motifs de son invitation, il rassembla lui-même toutes les troupes qu'il put trouver dans les villes et forteresses où il commandait. Animé d'une vive sollicitude, il fit tous ces préparatifs en grande hâte ; le roi de Jérusalem le rejoignit aussi au bout de quelques jours, ils réunirent leurs troupes, et passèrent l’Euphrate. Ils trouvèrent en effet, comme on le leur avait annoncé, les ennemis répandus dans toute la contrée, et la parcourant en tout sens et en toute liberté ; cependant, dès que les Turcs furent informés de l'arrivée des princes chrétiens, ils commencèrent à se rallier, et se montrèrent beaucoup moins entreprenants dans leurs excursions. Comme ils avaient éprouvé très souvent la force de nos troupes, ils redoutaient d'avoir à se battre contre elles, et cependant ils ne faisaient aucune disposition pour se retirer dans leur pays. Ils savaient que les deux princes qui venaient d'arriver n'auraient pas le loisir de s'arrêter dans cette contrée, et ils cherchaient en conséquence à traîner en longueur, afin de les forcer de guerre lasse à se retirer, et de pouvoir eux-mêmes reprendre ensuite leurs dévastations. Nos princes cependant, ayant connaissance de leurs projets, délibérèrent entre eux pour examiner ce qu'il y aurait de mieux à faire dans les circonstances, attendu le peu de temps dont ils pouvaient disposer. Ils résolurent de faire amasser des approvisionnements et des denrées de toute espace dans le pays situé sur les rives de l'Euphrate, et qui est lui-même extrêmement abondant en toutes sortes de productions. Puis ils envoyèrent de l'autre côté du fleuve des chevaux, des chameaux, des ânes et des mulets chargés d'immenses approvisionnements qui devaient suffire pour fort longtemps à la consommation des villes et des forteresses dans lesquelles ils les faisaient transporter, la ville d'Edesse fut particulièrement l'objet de leurs soins, et ils y entassèrent d'immenses provisions. Ayant dès lors beaucoup moins d'inquiétude pour les villes et les places fortes, puisqu'elles étaient abondamment pourvues d'armes, de citoyens et de vivres, et empressés d'aller reprendre d'autres affaires plus importantes, les princes revinrent sur les bords de l'Euphrate. Comme ils venaient de traverser ce fleuve sur de frêles bateaux, qu'ils n'avaient encore qu'en bien petit nombre, quelques hommes de la classe inférieure, qui attendaient sur la rive que les princes venaient de quitter, afin d'être passés à leur tour, furent attaqués par les ennemis qui avaient suivi les traces de notre armée, quelques-uns furent tués, et d'autres entraînés prisonniers, sous les yeux mêmes du roi de Jérusalem et du seigneur Tancrède, qui ne purent leur porter secours. Il leur était impossible de passer à gué le fleuve qui les séparait des infidèles, et avec un si petit nombre de bateaux de fort petite dimension, il n'eût pas été facile non plus de transporter l'armée sur l'autre rive. Les Chrétiens furent extrêmement affligés en voyant ainsi massacrer ou emmener en captivité ces pauvres gens : c'étaient de malheureux Arméniens qui, fuyant les vexations des Turcs, avaient résolu d'aller chercher des retraites plus tranquilles, et qui arrivèrent sur les bords de l'Euphrate pour y être mis à mort ou faits prisonniers. Depuis ce malheureux événement, l'armée rentra dans le royaume, et, en passant dans le pays situé en deçà de l'Euphrate, les princes donnèrent ordre, aux principaux chefs qui y commandaient, de faire en toute hâte des préparatifs de défense. [11,8] CHAPITRE VIII. L'année suivante (l'an de grâce 1109), le comte d'Edesse et son cousin Josselin, après avoir langui cinq ans en captivité, réussirent à faire accepter des otages pour une certaine somme d'argent, qu'ils s'engagèrent à payer à titre de rançon, recouvrèrent leur liberté, et revinrent dans leurs possessions. Le Seigneur se montra miséricordieux à leur égard. Les otages qu'ils laissèrent après eux dans une certaine forteresse où ils furent confiés à la garde de quelques hommes, réussirent par hasard à se défaire de leurs gardiens, et les mirent à mort, tandis qu'ils étaient livrés au sommeil ou accablés par le vin ; puis ils s'échappèrent secrètement, errèrent pendant la nuit à travers des chemins détournés, et arrivèrent enfin chez eux. Lorsque le comte d'Edesse se présenta devant cette ville, on dit que le seigneur Tancrède lui en refusa l'entrée. Cependant il se souvint bientôt du serment qu'il avait prête quand ce gouvernement lui avait été confié, à l'époque de la captivité de Baudouin, et, revenant de son premier mouvement, il résigna à celui-ci et la ville et toute la contrée environnante. Peu de temps après, Baudouin et son cousin, irrités de cette insulte, déclarèrent la guerre à Tancrède. Josselin surtout, qui avait ses forteresses en deçà de l'Euphrate, et se trouvait par conséquent beaucoup plus rapproché d'Antioche, ne cessait de lui susciter toutes sortes de tracasseries. Une fois il convoqua une grande multitude de Turcs, et se disposa à faire une invasion sur le territoire du prince d'Antioche. Celui-ci en fut informé, et marcha à sa rencontre. Le combat s'engagea entre eux : d'abord il périt environ cinq cents hommes sur le premier front de l'armée de Tancrède, mais bientôt elle reprit courage, et s'étant reformée, elle attaqua de nouveau les Turcs, en fit un grand carnage, et contraignit enfin Josselin à prendre la fuite avec tous les siens. Cependant les principaux habitants de cette contrée et les hommes qui avaient le plus d'expérience, voyant à quels dangers les exposaient les haines qui divisaient de si illustres guerriers, et craignant aussi que ces querelles ne tournassent au détriment du peuple Chrétien, interposèrent leurs bons offices, et parvinrent à réconcilier les deux princes. [11,9] CHAPITRE IX Vers le même temps, Bertrand, fils du seigneur Raimond, comte de Toulouse, de précieuse mémoire, aborda avec une flotte de Génois dans les environs de Tripoli, au lieu où Guillaume Jordan, son cousin, s'était établi, pour suivre le blocus de cette place, ainsi qu'il avait fait depuis la mort du vénérable comte, qui lui avait laissé le soin de terminer son entreprise. Aussitôt que Bertrand fut arrivé, il s'éleva une contestation entre les deux cousins : Bertrand alléguait les droits de sa naissance pour succéder a son père, et Guillaume réclamait le juste prix de ses efforts, pour les travaux et les dépenses auxquels il s'était livré pendant quatre années consécutives. Le premier voulait se faire donner tous les biens de la succession de son père, en sa qualité d'héritier naturel et légitime ; le second faisait tous ses efforts pour obtenir que la ville qu'il assiégeait depuis longtemps lui fût acquise en toute propriété. Ces discussions se prolongèrent indéfiniment ; enfin des amis communs se portèrent pour médiateurs, et firent des propositions d'arrangement, ils convinrent, pour parvenir à rétablir la paix, de faire concéder à Guillaume Jordan les villes d'Archis et de Tortose avec leurs dépendances, et que Bertrand aurait pour lui Tripoli, Biblios, le mont des Pèlerins et tous les territoires adjacents ; ces conditions furent adoptées et confirmées par le consentement des deux parties. Guillaume Jordan devint l'homme du prince d'Antioche, pour la portion de territoire qui lui fut assignée, et lui engagea sa foi en lui donnant la main. Bertrand reçut l'investiture du roi de Jérusalem pour le pays qui lui échut en partage, et lui rendit solennellement foi et hommage. On ajouta encore au traité la clause que, si l'un des deux cousins mourait sans enfants, l'autre lui succéderait entièrement. Cette transaction assoupit d'abord la querelle ; mais il en survint une nouvelle entre les écuyers des deux seigneurs, sur un motif extrêmement frivole. Le comte Guillaume en ayant été informé, monta à cheval et accourut en toute hâte pour apaiser cette contestation, et au moment où il se présentait, il tomba mort, percé d'une flèche. Quelques personnes dirent alors que Guillaume avait succombé victime de la perfidie et des machinations du comte Bertrand : cependant depuis cette époque et jusqu'à ce moment on n'a pu découvrir le véritable auteur de ce meurtre. Délivré ainsi d'un rival et d'un compétiteur qui prétendait comme lui à la conquête de Tripoli, Bertrand demeura seul à la tête de cette entreprise. La flotte génoise qui l'avait conduit en Orient se composait de soixante et dix galères, et était commandée par deux nobles Génois : Ansalde et Hugues l'ivrogne. Ceux-ci voyant que leurs opérations de siège devant la ville de Tripoli traînaient indéfiniment, formèrent la résolution de tenter quelque entreprise mémorable. Ils invitèrent amicalement le comte Bertrand à les assister du côté de la terre, et conduisirent leur flotte devant la ville de Biblios. Biblios, ville maritime de la province de Phénicie, est l'une des églises suffisantes qui rassortissent à la métropole de Tyr. Le prophète Ézéchiel en a fait mention, en disant : Les vieillards de Biblios, les plus habiles d'entre eux, ont donné leurs mariniers à Tyr, pour vous servir dans tout l'équipage de votre vaisseau. On lit aussi le passage suivant dans le livre des Rois : Ceux de Biblios apprêtèrent le bois et les pierres pour bâtir la maison du Seigneur. Biblios était appelée dans l'ancien langage Évé, et l'on croit qu'elle fut fondée par Évéus, sixième fils de Chanaan. Les Génois et l'armée de terre étant arrivés auprès de cette ville, l'investirent des deux côtés, et les habitants, peu confiants en leurs moyens de défense, ne tardèrent pas à être remplis de crainte. Ils envoyèrent donc des députés à Ansalde et à Hugues l'ivrogne, chefs de la flotte, et leur firent annoncer qu'ils étaient tout prêts à ouvrir leurs portes et à les reconnaître pour leurs seigneurs, pourvu qu'on laissât librement sortir de la ville, avec leurs femmes et leurs enfants, ceux qui voudraient s'en aller, et que tous ceux qui aimeraient mieux ne point abandonner leur domicile eussent la faculté d'y demeurer, et l'espoir d'obtenir de bonnes conditions. Ces propositions ayant été agréées, les habitants de Biblios livrèrent la ville aux deux chefs de la flotte, et l'un d'eux, Hugues l'ivrogne, en prit possession et la garda pendant un certain temps, sous la charge d'une redevance qui devait être versée annuellement dans le trésor des Génois. Cet Hugues fut l'aïeul de cet autre Hugues qui est en ce moment gouverneur de la même ville, et porte le nom de son grand-père. Aussitôt que cette affaire fut terminée la flotte génoise retourna à Tripoli. [11,10] CHAPITRE X. Le roi de Jérusalem ayant appris que cette flotte demeurait encore dans le pays, après la prise de Biblios, se hâta d'aller la rejoindre, pour voir s'il lui serait possible de conclure des arrangements avec les Génois, et de les retenir afin de s'emparer avec leur secours de l'une des villes maritimes. Il en restait encore quatre sur la côte qui résistaient opiniâtrement, savoir, Béryte, Sidon, Tyr et Ascalon, et ces places étaient un grand obstacle à la prospérité de notre nouvel établissement. L'arrivée du roi auprès de Tripoli fut un grand sujet de joie pour tous ceux qui étaient occupés à ce siège, tant par terre que par mer, et sa présence leur inspira une nouvelle ardeur. Il sembla que tous ceux qui naguère poursuivaient péniblement leurs travaux eussent trouvé un soulagement inattendu, leur courage paraissait redoublé, comme s'ils eussent reçu un renfort considérable. Les assiégés au contraire tombèrent dans la désolation et perdirent tout espoir de résister avec succès ; plus leurs ennemis semblaient se renforcer, plus ils se sentaient faibles et abattus ; tout ce qui arrivait de favorable aux uns tournait à la confusion et au découragement des autres. Cependant les assiégeants recommencèrent à livrer des assauts avec autant de vigueur que s'ils n'eussent eu que des troupes fraîches et récemment arrivées ; ils attaquaient la ville de tous les côtés avec une activité jusqu'alors inconnue, comme s'ils eussent été au premier moment d'un siège, quoiqu'ils en fussent occupés presque sans relâche depuis environ sept ans. Les assiégés voyant que les forces de leurs ennemis s'accroissaient de jour en jour, tandis que les leurs se réduisaient dans la même progression, fatigués d'une si longue résistance, et désespérant d'obtenir aucun secours du dehors, tinrent conseil entre eux, pour chercher les meilleurs moyens de mettre un terme à tant de maux. Ils envoyèrent donc des députés au roi de Jérusalem ainsi qu'au comte Bertrand, et leur firent proposer de remettre la ville entre leurs mains, à condition que tous ceux qui voudraient sortir pussent, librement et sans aucune difficulté, transporter leurs familles et leurs biens dans les lieux qu'ils auraient choisis et que ceux qui voudraient demeurer eussent la faculté de vivre tranquillement dans leurs maisons et de continuer à cultiver leurs propriétés, à la charge par eux de payer annuellement une redevance fixe au comte Bertrand. Après avoir reçu ces propositions, le roi de Jérusalem tint conseil avec le comte et les principaux chefs, et déclara qu'il lui paraissait convenable d'accepter au plus tôt les offres des habitants de Tripoli. Son avis fut généralement adopté, et tous ayant donné leur consentement, le roi fit appeler les députés et leur annonça que leurs demandes avaient été accueillies. Le conseil s'engagea sous la foi du serment à observer les conditions stipulées, sans fraude ni mauvaise intention et en toute bonne foi, et les assiégés ouvrirent aussitôt leurs portes. On prit possession de la ville de Tripoli l'an de grâce onze cent neuf, et le 10 du mois de juin. Là le comte Bertrand prêta serment de fidélité entre les mains du roi, et devint son homme-lige. Depuis lors, et jusqu'à ce jour, ses successeurs sont demeurés liés par le même engagement envers le roi de Jérusalem. [11,11] CHAPITRE XI. Dans le même temps, Baudouin comte d'Edesse, rétabli dans ses États à la suite de sa longue captivité, avait auprès de lui beaucoup de chevaliers, et ne savait comment s'acquitter envers eux de la solde qu'il leur devait pour prix de leurs fidèles services, et de leurs longs travaux. Il imagina, par une invention assez ingénieuse, d'aller avec ses compagnons d'armes à Mélitène, faire une visite à son beau-père qui était extrêmement riche, et avant de partir il donna ses instructions à ceux qui devaient l'accompagner, pour qu'ils eussent à exécuter son projet après leur arrivée en ce lieu. On fit donc tous les préparatifs, et Baudouin se rendit auprès de son beau-père. Après les salutations d'usage, et les embrassements donnés et reçus de part et d'autre en signe de paix, avec beaucoup de témoignages d'affection, le beau-père reçut son gendre de la manière la plus magnifique, dépassant de beaucoup toutes les lois ordinaires de l'hospitalité, et le traitant comme un homme de sa famille et l'enfant de son affection. Après que le comte eut demeuré quelques jours auprès de lui, comme ils étaient une fois engagés depuis assez longtemps dans une conversation particulière, arrangée peut-être avec intention, les chevaliers de Baudouin se présentèrent et vinrent interrompre l'entretien, ainsi qu'il avait été convenu entre eux par avance. L'un d'eux prenant la parole, comme s'il en avait été chargé par tous ses compagnons, s'adressa au comte et lui dit : « Tu sais, comte, et personne ne sait mieux que toi avec quelle fidélité et quelle-bravoure le corps de chevaliers ici présents a combattu depuis longtemps pour toi et est demeuré fidèle à ses engagements. Tu connais ses travaux et ses fatigues et toutes les souffrances de soif, de faim, de froid et de chaud qu'il a endurées afin de défendre des invasions ennemies le pays qui t'a été confié par le Seigneur, et de garantir les habitants et le peuple des attaques et des vexations auxquelles ils étaient sans cesse exposés de la part des infidèles et des ennemis du Christ. Ce corps qui t'a été si utile peut s'en rapporter à ton propre témoignage. Tu sais en outre qu'il y a déjà bien longtemps que nous combattons pour toi, sans avoir reçu aucune solde, que souvent, forcés par la nécessité, nous t'avons demandé notre paiement ; que tu as tout aussi souvent demandé de nouveaux délais, et que, pleins de compassion pour ta situation, nous les avons accordés avec indulgence, nous soumettant de jour en jour et de la manière la plus généreuse aux délais que tu nous imposais. Maintenant nos affaires en sont venues à un point qu'il nous est impossible d'attendre plus longtemps ; la pauvreté est indomptable : celle que nous soutirons nous prescrit de ne plus accorder de remise. Choisis donc ou de nous payer ce que tu nous dois afin que notre misère en soit soulagée, ou de nous livrer, selon nos Conventions, le gage par lequel tu t'es lié envers nous. » Gabriel fut fort étonné en entendant ces paroles prononcées d'un ton solennel, et ne pouvait comprendre où les chevaliers en voulaient venir. Enfin des interprètes lui firent connaître l'objet de la harangue et il demanda aussitôt quel était le gage que son gendre avait promis à ses hommes, pour leur garantir le paiement de leur solde. Le comte ne faisait aucune réponse, comme si un sentiment de honte l'eût empêché de parler. L'avocat des chevaliers reprit alors la parole et dit que le comte leur avait hypothéqué sa barbe, et qu'il s'était soumis à la laisser raser sans aucune résistance, dans le cas où il lui serait impossible, à un jour fixé d'avance, de s'acquitter envers eux. A ces mots Gabriel, confondu de la bizarrerie d'une telle convention, et frappant des mains en signe d'étonnement, fut saisi d'une sorte de stupeur et parut bientôt rempli de crainte et d'anxiété, et ne respirant qu'avec peine. Les Orientaux, tant les Grecs que tous les autres peuples, sont dans l'usage de laisser croître leur barbe et d'en prendre un soin tout particulier. C'est à leurs yeux le comble du déshonneur et la plus grande offense qui puisse être faite à un homme, qu'un seul poil de la barbe lui soit enlevé, quel que soit d'ailleurs le motif d'une telle insulte. Gabriel demanda au comte si les choses étaient en effet ainsi qu'on venait de le dire, et le comte répondit affirmativement. Alors Gabriel témoigna de nouveau son étonnement et entra dans un accès de fureur. Il demanda de nouveau à son gendre comment il pouvait se faire qu'il eût engagé comme une chose de peu de valeur et à laquelle il fût permis de renoncer sans déshonneur, un bien qu'il importe de conserver avec tant de soin, qui est la marque caractéristique de l'homme, qui fait l'ornement de son visage, et sert principalement à attester son autorité. Le comte lui répondit : Je l'ai fait ainsi parce que je n'avais alors à ma disposition aucun plus digne gage, aucun moyen plus assuré d'apaiser complètement ces chevaliers qui me sollicitaient avec les plus vives instances. Cependant il ne faut point que mon seigneur et père s'exagère le chagrin qu'il ressent en cette occasion. J'espère en la miséricorde du Seigneur qu'ils m'accorderont encore quelque délai, et, lorsque je serai arrivé à Edesse, je satisferai à leur impatience et me dégagerai honorablement de la parole par laquelle je me suis lié. Mais les chevaliers qui avaient reçu leurs instructions se répandirent en nouvelles menaces, et déclarèrent qu'ils partiraient sur-le-champ, si le comte ne les faisait payer au plus tôt. Gabriel, ne se doutant point, dans la simplicité de son cœur, de la ruse dont il était la dupe, hésita quelques instants encore et finit par se décider à payer de son trésor tout ce que les chevaliers réclamaient de son gendre, plutôt que de souffrir que celui qu'il regardait comme son fils eût à subir un si grand affront. Il demanda quelle était la somme due. On lui répondit : trente mille Michel. C'était une pièce d'or alors fort célèbre dans le commerce et qui tirait son nom d'un empereur de Constantinople, Michel, qui avait fait frapper cette espèce de monnaie à son effigie. Le beau-père consentit donc à payer cette somme pour son gendre, mais sous la condition expresse que celui-ci donnerait sa parole de ne plus contracter à l'avenir de semblable engagement envers qui que ce fût, dans quelque circonstance qu'il fut placé, ou à quelque extrémité qu'il se trouvât réduit. L'argent fut aussitôt compté et Baudouin prit congé de son beau-père et s'en retourna à Edesse avec ses chevaliers, la bourse bien garnie, et devenu riche de pauvre qu'il était en arrivant. [11,12] CHAPITRE XII. L'année suivante (l'an 1110 de l'incarnation du Seigneur), le roi de Jérusalem, plein de sollicitude, sans cesse occupé à chercher les moyens d'honorer le royaume confié à ses soins par l'Éternel, et désireux de faire quelque acte digne d'être agréé par Dieu, son protecteur, résolut, dans la pieuse ferveur de son âme, d'élever à la dignité de cathédrale l'église de Bethléem qui, jusqu'alors, n'avait été qu'un prieuré. Le rescrit publié par ce roi très religieux à la suite de son édit fera mieux connaître les dispositions qu'il prescrivit en cette occasion. « La nation des Francs, inspirée par la grâce divine, a délivré de toute souillure la sainte Cité de Jérusalem qui gémit longtemps sous l'oppression des païens, et dans laquelle avait été détruite, par lu mort du Sauveur, cette mort qui établit son empire sur le genre humain après la prévarication de notre premier père. Cette Cité, digne servante du culte divin, fut assiégée par cette nation le 7 juin, et le 15 juillet elle fut prise, parce que le Seigneur combattit pour elle. C'était l'an mil cent du Seigneur : agissant sous l'influence de la grâce divine, le clergé et Raimond, comte de Saint-Gilles, les deux Robert, comtes de Normandie et de Flandre, Tancrède et les autres principaux chefs, ainsi que le peuple entier des Francs, se réunirent pour conférer le gouvernement au très pieux et très miséricordieux duc Godefroi, mon frère très chéri. Celui-ci, homme digne de Dieu, gouverneur de la sainte Cité, reposa en paix, par la grâce du Seigneur, le troisième jour après l'expiration de la première année de sa principauté. Moi, Baudouin, qui ai été choisi pour lui succéder par le clergé plein de joie, par les princes et par le peuple, premier roi des Latins, en vertu de la volonté divine, considérant d'un esprit prévoyant l'excellence de l'église de Bethléem, lieu de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et où ma tête fut ornée pour la première fois d'un diadème éclatant et vénérable, j'avais résolu avant tout de décorer cette église de la dignité épiscopale. Je n'ai cessé de méditer sur le projet que j'avais secrètement formé dans mon cœur. Enfin j'en suis venu à le communiquer à Arnoul, l'archidiacre, homme très illustre, et au chapitre de Jérusalem, et je les ai suppliés instamment de m'aider à réussir dans cette entreprise. Empressés d'obtempérer à cette juste demande, ils résolurent dans la suite de se rendre à Rome, pour y traiter cette affaire ainsi que celle du siège de Jérusalem, qui se trouvait alors dépourvu de pasteur. Arnoul, l'archidiacre, et Aichard, le doyen, se chargèrent de remplir cette mission et allèrent en effet à Rome. Après avoir, avec l'assistance du Saint-Esprit, arrêté d'honorables résolutions avec le seigneur pape, Pascal II, pontife de l'Église universelle, nos députés revinrent à Jérusalem. Le seigneur pape Pascal envoya ensuite à Jérusalem Gibelin, archevêque d'Arles, homme dont la sagesse et les hautes vertus brillent du plus vif éclat, et qu'il chargea comme son légat de s'adjoindre à Arnoul et à Aichard. Aussi fut-il accueilli avec joie par moi aussi bien que par le clergé et par le peuple : il disposa et arrangea toutes choses de sa propre autorité, en vertu des ordres qu'il avait reçus du seigneur pape Pascal et de mon consentement libre et volontaire, aussi bien que de l'avis du chapitre de Jérusalem et avec l'assentiment de tout le conseil. Aschetin, homme illustre qui gouvernait l'église de Bethléem, dont il était chantre, et que le chapitre de Jérusalem avait élu et institué évêque d'Ascalon, avec mon consentement et celui de nos seigneurs et du peuple, fut élevé, par décision du légat, à la dignité d'évêque primat de l'église de Bethléem, et l'église d'Ascalon fut réunie, à titre de paroisse, au siège de Bethléem, en considération de ma personne et des ordres que j'avais donnés. Enfin, moi Baudouin, par la grâce de Dieu, premier roi latin de Jérusalem, j'ai confirmé formellement tous les arrangements ci-dessus rapportés, et j'ai positivement et librement donné et concédé à l’évêque de Bethléem et à ses successeurs, pour être à jamais tenus et possédés par eux, la ville de Bethléem que j'avais déjà concédée à l'église, pour le salut de mon âme, de celle du très miséricordieux duc Godefroi, mon frère, comme encore pour celles de tous mes pareils, plus une propriété, située dans le territoire d'Accon, nommée Bedar, une autre, dans le territoire de Naplouse, nommée Scylon, une autre, près de Bethléem, nommée Bethbesan, deux autres, dans le territoire d'Ascalon, l'une nommée Zéophir, l'autre Caicapha, avec toutes leurs dépendances. J'ai aussi entièrement affranchi la susdite église de l'accusation dont l'église de Jérusalem la poursuivait au sujet de l'échange des terres et des vignes situées dans la banlieue de Jérusalem et qui faisaient partie de mon domaine. Maintenant je décrète et déclare que si quelqu'un, clerc ou laïc, entraîné par la plus criminelle cupidité, osait tenter, après ma mort, de violer l'une des dispositions qui ont été faites sur ma demande et avec l'aide du Saint-Esprit, en faveur de l'église de Bethléem, illustrée par la naissance de Notre-Seigneur, dispositions arrêtées par Gibelin, légat du pape et archevêque d'Arles, et confirmées solennellement par le seigneur pape Pascal, souverain et vénérable pontife de l'Eglise romaine, cet homme serait coupable du crime d'envahissement, à moins qu'il ne se retirât sur la première sommation, et qu'il se trouverait ainsi exposé à être jugé sévèrement et expulsé à jamais de tout notre royaume. Je permets en outre à tous nos grands, à tout chevalier ou à tout bourgeois qui, inspirés par la grâce de Dieu, voudraient faire des dons à la même église pour le salut de leur âme ou des âmes de leurs parents, de suivre en toute liberté leurs pieuses intentions, et j'ordonne que les donations légitimes de tous biens soient valables à perpétuité. — Cet acte, portant concession, confirmation et relation de tout ce qui s'est passé jusqu'à ce jour, a été fait l'an de l'incarnation de Notre-Seigneur onze cent dixième et à la troisième indiction, le seigneur pape Pascal II étant chef souverain de l'église romaine, et Gibelin, archevêque d'Arles et vicaire du siège apostolique, ayant été récemment promu au patriarcat de Jérusalem. Les témoins de cet acte sont : Arnoul, archidiacre, Aichard, doyen, Eustache Garnier, Anselme, gardien de la tour de David, Raoul de Fontenai, Piselles, vicomte, Simon, fils du duc, Onfroi, religieux, Gérard, officier de la chambre, et beaucoup d'autres encore. » [11,13] CHAPITRE XIII. Cette même année le roi de Jérusalem, fidèle serviteur de Dieu et puissant vainqueur, occupé sans relâche du soin d'accroître le royaume que le Seigneur lui avait confié, voulut profiter de l'occasion favorable d'employer quelques galères qui passaient l'hiver dans le pays, et rassembla, au mois de février, toutes les forces qu'il lui fut possible de réunir dans les diverses parties de ses Etats, pour aller mettre le siège devant la ville de Béryte. Béryte, port de mer, situé dans la province de Phénicie, entre Biblios et Sidon, est l'une des églises suffragantes de la métropole de Tyr. Cette ville fut jadis traitée avec beaucoup de bienveillance par les Romains qui accordèrent à ses habitants les droits de cité et l'admirent au rang de colonie. Ulpien en parle dans le Digeste, à l'occasion de la province de Phénicie : On trouve dans la même province la colonie de Béryte, qui fut comblée des bienfaits d'Auguste ; et le divin Adrien dit, dans un de ses discours, que Béryte était une colonie d'Auguste et jouissait du droit italique. En outre de ce droit Auguste accorda encore à la ville de Béryte l'autorisation d'avoir des écoles publiques, autorisation qui n'était concédée que très rarement. On en trouve l'indication dans le premier livre du Code, à la constitution qui commence par ces mots : "Cordi nobis est", et où on lit cette phrase : et Dorothée, docteur des habitants de Béryte. On croit que cette ville fut anciennement appelée Gersé, et les anciennes histoires montrent qu'elle fut fondée par Gersée, cinquième fils de Chanaan. Le roi de Jérusalem y étant arrivé fit inviter le seigneur Bertrand, comte de Tripoli, à se joindre à son expédition et s'occupa avec ardeur de l'investissement de la place. Quelques navires, remplis de guerriers robustes et valeureux, étaient venus de Tyr et de Sidon pour porter secours à la ville, et il est certain que, s'ils avaient pu pénétrer dans le port et en sortir librement, tous les efforts des assiégeants eussent été en pure perte. Mais la flotte sur laquelle le roi avait compté pour le succès de son entreprise étant aussi arrivée, les navires ennemis n'osèrent plus se confier à la mer et se renfermèrent aussitôt dans l'intérieur du port, en sorte qu'il fut dès lors possible de fermer toutes les avenues de la ville aussi bien par mer que par terre. Il y avait dans les environs une forêt de plus qui pouvait fournir en grande abondance aux assiégeants toutes sortes d'excellents matériaux propres à la construction des échelles et des diverses machines de guerre. Ils firent faire des tours en bois, des machines à lancer des traits et beaucoup d'autres instruments tels qu'on en a besoin pour de semblables opérations ; puis ils livrèrent à la ville des assauts continuels, de telle sorte que les habitants ne pouvaient jouir d'aucun moment de repos, ni de nuit, ni de jour ; les nôtres se partageaient le temps et se relevaient les uns les autres dans les travaux d'attaque, en sorte que les assiégés étaient écrasés de fatigues insupportables. Après avoir travaillé avec la même vigueur pendant deux mois de suite, les assiégeants, lassés de tant de retards, attaquèrent un jour avec une ardeur plus qu'ordinaire et livrèrent assaut sur plusieurs points en même temps : quelques-uns de ceux qui occupaient les tours de bois qu'on avait poussées et appliquées de vive force contre les murailles s'élancèrent sur les remparts, d'autres les suivirent aussitôt par le même chemin, où, en montant à l'aide de leurs échelles, ils pénétrèrent sans retard dans la ville et allèrent ouvrir la porte. Tandis que toute notre armée entrait sans aucun obstacle, les assiégés se retirèrent du côté de la mer, et la ville se trouva bientôt entièrement occupée. Ceux des nôtres qui étaient sur leurs vaisseaux, ayant appris que le roi de Jérusalem venait de se rendre maître de la place, descendirent à terre, prirent eux-mêmes possession du port, et, repoussant par le glaive les habitants qui venaient chercher un refuge auprès d'eux, ils les forcèrent à se replier vers leurs ennemis. Ainsi les malheureux Bérytiens, pressés entre deux troupes également hostiles, et repoussés alternativement par les uns et par les autres, succombaient sans se défendre. Le roi, voyant cet horrible carnage et accueillant les supplications de ceux qui vinrent implorer sa miséricorde, fit donner l'ordre par des hérauts d'armes de mettre un terme au massacre, et accorda la vie aux vaincus. La ville de Béryte fut prise l’an onze cent onze de l'incarnation du Seigneur et le vingt-sept du mois d'avril. [11,14] CHAPITRE XIV. Cette même année des hommes sortis des îles occidentales, et principalement du pays de l'Occident qui est appelé Norvège, ayant appris que les fidèles Chrétiens s'étaient emparés de la sainte Cité de Jérusalem, résolurent d’y venir faire leurs dévotions, et firent en conséquence préparer une flotte. Ils s'embarquèrent, et, poussés par de bons vents, ils traversèrent la mer Britannique, passèrent au détroit de Calpé et d'Atlas, par lequel se forme notre mer Méditerranée ; et, après avoir suivi celle-ci dans toute sa longueur, ils vinrent aborder à Joppé. Le chef suprême de cette expédition était un grand et beau jeune homme, frère du roi de Norvège. Aussitôt qu'il eut débarqué à Joppé avec tous ceux qui le suivaient, ils poursuivirent tous leur route et se rendirent à Jérusalem, objet de leur entreprise et de leurs vœux. Le roi, dès qu'il fut instruit de l'arrivée du noble prince de Norvège, se rendit en toute hâte auprès de lui, l'accueillit avec beaucoup de bonté, s'entretint familièrement avec lui, et se mit aussitôt en mesure de reconnaître si ce prince était disposé à s'arrêter quelque temps dans le royaume avec son armée navale, et à consacrer au Christ le fruit de ses travaux, afin de parvenir avec son secours à étendre la domination du peuple fidèle, et à s'emparer de quelque autre ville. Les Norvégiens, ayant tenu conseil entre eux, répondirent qu'ils étaient venus avec l'intention expresse de s'employer utilement au service du Christ, et qu'en conséquence ils étaient tous disposés à se rendre sans le moindre délai par la route de mer vers celle des villes maritimes que le roi voudrait attaquer avec son armée, ne demandant pour toute solde que les vivres nécessaires à leur entretien. Le roi accepta ces propositions avec la plus grande ardeur, et rassemblant aussitôt toutes les forces de son royaume, et tous les chevaliers qu'il fut possible de réunir, il se mit en marche pour Sidon. Dans le même temps, la flotte sortit du port d'Accon, et se dirigea également vers Sidon, où les deux armées de terre et de mer arrivèrent presque simultanément. Sidon, ville maritime située entre Béryte et Tyr, sa métropole, fait une partie considérable de la province de Phénicie, elle, est dans une position fort avantageuse : l'Ancien de même que le Nouveau Testament en ont fait mention très fréquemment. On lit dans le livre des Rois, que Salomon écrivit à Hiram : Donnez donc ordre à vos serviteurs qu'ils coupent pour moi des cèdres du Liban, et mes serviteurs seront avec vos serviteurs, et je donnerai à vos serviteurs telle récompense que vous me demanderez, car vous savez qu'il n'y a personne parmi mon peuple qui sache couper le bois comme les Sidoniens. On voit aussi dans l'Évangile de Matthieu que le Seigneur a fait mention de Sidon, en disant : Si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Tyr et dans Sidon, il y a longtemps qu'elles auraient fait pénitence ; et ailleurs, dans l'Evangile de Marc : Jésus partit ensuite de là, et s'en alla sur les confins de Tyr et de Sidon. On lit, dans les anciennes histoires que cette ville fut fondée par Chanaan, ce qui fait qu'elle a aussi porté et porte encore aujourd'hui quelquefois le nom de son fondateur. Son église est l'une des suffragantes de la métropole de Tyr. Les deux armées assiégeantes l'ayant investie de toutes parts, les habitants furent remplis de terreur, et voyant qu'il leur serait impossible de résister à de telles forces, et d'échapper aux périls qui les menaçaient, ils voulurent rechercher par la ruse un succès qu'ils ne pouvaient attendre de leur courage. Il y avait à la suite du roi de Jérusalem un certain Baudouin, son familier et presque son valet de chambre. Cet homme, autrefois païen, avait sollicité le sacrement du baptême, et le roi, dans son zèle pieux, l'avait présenté sur les fonts sacrés, il lui avait donné aussi son nom, et l'avait admis au nombre de ses domestiques. Les nobles de la ville voulant se délivrer à quelque prix que ce fût, parvinrent à négocier secrètement avec cet homme, et lui promirent des sommes considérables en argent et d'immenses propriétés dans la ville, s'il voulait les sauver du danger qui les menaçait, en assassinant le roi. Ce Baudouin vivait dans une telle intimité avec le roi et lui était si cher qu'il lui arrivait souvent de l'accompagner absolument seul, jusque dans les lieux les plus cachés, où l'homme se retire pour satisfaire à ses besoins. Il reçut cependant avec joie les propositions qui lui furent faites, et promit aux assiégés d'accomplir leurs intentions. Dès ce moment, il ne fut plus occupé que d'attendre une occasion favorable à l'exécution de son crime. Cependant quelques fidèles qui habitaient dans la ville, ayant eu connaissance de cette réponse, et craignant que l'imprudence du roi ne l'exposât à tomber bientôt dans ce détestable piège, écrivirent une lettre anonyme, qui fut attachée au bout d'une flèche, et lancée ainsi au milieu de notre armée. La lettre contenait le détail exact de tout le complot. Le hasard la fit parvenir entre les mains du roi, qui fut douloureusement affecté, et non sans de justes motifs, en apprenant une telle trahison. Il convoqua aussitôt les chefs de l'armée, et mit en délibération ce qu'il y avait à faire en de telles circonstances. Le coupable fut appelé ; il confessa son crime, et condamné par les princes à être pendu, il subit son supplice. Après ce mauvais succès d'une première tentative, les assiégés cherchèrent d'autres moyens de se tirer d'affaire : ils adressèrent au roi une députation, par laquelle ils firent demander pour les nobles la faculté de sortir de la ville, et pour le peuple l'autorisation d'y demeurer comme par le passé, sous de bonnes conditions, et de continuer à se livrer aux travaux de l'agriculture. Ces propositions ayant été agréées, ils rendirent la ville, et ceux qui voulurent sortir partirent avec leurs femmes et leurs enfants, et s'acheminèrent sans obstacle vers les lieux où ils avaient désiré se retirer. Le roi ne mit aucun délai à concéder la ville de Sidon à l’un de ses seigneurs, Eustache Grenier, et la lui donna généreusement pour être possédée à titre héréditaire. Les gens de la flotte reçurent du roi des présents, prirent congé de lui, et retournèrent dans leur patrie, comblés des bénédictions de tous les Chrétiens. La ville de Sidon fut occupée l'an de grâce onze cent onze, et le dix-neuf de décembre. [11,15] CHAPITRE XV. {1111} Le seigneur Gibelin, patriarche de Jérusalem, de précieuse mémoire, mourut vers la même époque. Il fut remplacé par un choix qui ne pouvait être approuvé du Seigneur, du moins à ce que nous pensons, par Arnoul, dont j'ai eu souvent occasion de parler, archidiacre de Jérusalem, et que l’on appelait vulgairement mauvaise couronne. Mais Dieu permet que l’hypocrite règne, en punition des péchés du peuple. Arnoul, continuant à se conduire comme il avait fait jusqu'alors, se livra à beaucoup de mauvaises œuvres. Entre autres actions de ce genre, il donna sa nièce en mariage au seigneur Eustache Grenier, l'un des plus grands princes du royaume, et seigneur des deux nobles villes de Sidon et de Césarée, et lui concéda les meilleures portions du patrimoine de l'Église, savoir, Jéricho et toutes ses dépendances, dont le revenu annuel est, dit-on, aujourd'hui de cinq mille pièces d'or. Il mena d'ailleurs une vie fort irrégulière durant tout le cours de son pontificat, et se couvrit d'ignominie. Afin de cacher ses désordres, il changea entièrement les arrangements que les premiers princes avaient faits avec beaucoup de soin, et à la suite de longues délibérations, dans l'église de Jérusalem, en instituant les chanoines réguliers. Ce fut aussi sur son instigation que le roi épousa une autre femme du vivant de celle qu'il avait, ainsi qu'on le verra dans la suite de ce récit. [11,16] CHAPITRE XVI. Immédiatement après la prise de Sidon, de nombreux essaims de cavalerie ennemie furent levés en Perse, et vinrent dans les pays occupés par les Chrétiens faire l'épreuve de leurs forces, et chercher des occasions de triomphe. Dès les premiers moments de l'arrivée des Latins, et jusqu'à la quarantième année environ de leur établissement, ils ne cessèrent d'être tourmentés de cette peste, qui semblait se multiplier comme l'hydre, et se fortifier à mesure que ses têtes étaient abattues. Presque toutes les années le golfe Persique vomissait sur eux des bataillons innombrables de ce détestable peuple, tels qu'ils eussent presque suffi à couvrir la surface de la terre. Dieu cependant, dans sa clémence miséricordieuse en faveur des siens, suscita de puissants rivaux aux Perses trop enorgueillis des forces de leur empire, en soulevant contre eux la nation des Ibères. Celle-ci, par la grâce du Seigneur, acquit chaque jour de nouvelles forces, et parvint par des soins soutenus à abattre l'orgueil des Perses. D'abord ces derniers avaient été formidables aux Ibères ; mais ils leur devinrent à leur tour très inférieurs en force et en habileté dans la guerre. Après avoir pendant longtemps porté la terreur de leurs armes dans les royaumes étrangers, même les plus éloignés, ils en sont venus enfin à s'estimer heureux de pouvoir vivre tranquilles, ou obtenir quelque trêve dans les limites de leur empire. Le pays des Ibères, autrement nommé Avesguia, est situé au nord de la Perse, dont il est limitrophe ; il est habité par des hommes de haute taille, et remarquables par la force du corps et par une extrême bravoure. Leurs irruptions fréquentes sur le territoire des Perses, et les succès qu'ils obtinrent habituellement dans ces guerres détruisirent les troupes de ce dernier empire ; et les Perses forcés de reconnaître leur infériorité, et de prendre soin de leurs propres États, ont cessé de tourmenter les provinces du dehors. Cependant les troupes de cavalerie dont j'ai parlé tout à l'heure sortirent de leur pays, traversèrent la Mésopotamie, passèrent le grand fleuve de l'Euphrate, dévastèrent à leur tour tout le pays situé en deçà de ce fleuve, et vinrent mettre le siège devant Turbessel, la plus forte place de toute cette contrée. Ils y demeurèrent un mois entier, poursuivant leur attaque sans relâche ; mais enfin voyant qu'ils ne pouvaient réussir, ils se dirigèrent vers Alep, se confiant en leur multitude, et voulant tenter d'attaquer le seigneur Tancrède à l'improviste, et de l'engager malgré lui dans une bataille. Mais Tancrède, toujours plein de sagesse et de prudence, écrivit et envoya des exprès au roi de Jérusalem pour l'inviter à venir en toute hâte à son secours. Le roi convoqua aussitôt beaucoup de chevaliers, prit avec lui le seigneur Bertrand, comte de Tripoli, et les troupes dont il pouvait disposer, et se mit en marche sans retard. Arrivé auprès du bourg de Rugia, il y trouva Tancrède avec son armée. Ils se réunirent tous ensemble, et se rendirent en bon ordre de bataille à Césarée, où les ennemis avaient établi leur camp. Lorsque les deux armées se trouvèrent en présence, et après qu'elles se furent bien reconnues mutuellement, les Turcs refusèrent le combat et abandonnèrent le pays. Les Chrétiens, de leur côté, prirent congé les uns des autres, et s'en retournèrent chacun chez soi. [11,17] CHAPITRE XVII. La ville de Tyr restait seule encore sous le joug des infidèles, parmi toutes celles qui sont situées sur les bords de la mer, depuis Laodicée de Syrie jusqu'à Ascalon (la dernière qui ait été réunie au royaume). Le roi, après avoir conquis toutes les autres avec l'aide du Seigneur, résolut aussi, dans le cours de la même année, de s'emparer de celle-là. Il rassembla sur toute l'étendue de la côte tous les navires qu'il put trouver, et tâcha d'en composer une flotte tant bien que mal. Il donna des ordres pour que les navires se rendissent devant Tyr en toute hâte, et lui-même convoquant toutes les troupes que son peuple put lui fournir dans l'étendue du royaume, les conduisit sous les murs de Tyr, et investit aussitôt la place. La ville de Tyr, située au sein même de la mer, qui l'enveloppe comme une île, est la métropole, et en quelque sorte la tête de la province de Phénicie. Cette province s'étend depuis le ruisseau de Valénia jusqu'à Pierre-Encise, limitrophe de Dora, et contient dans son ressort quatorze villes suffragantes de Tyr. Je me réserve de parler avec plus de détail des agréments et des avantages de la position de cette ville, lorsque je rapporterai le siège qu'elle eut à subir postérieurement, et qui finit par sa reddition, grâce à la protection du Seigneur. Le roi, dès qu'il eut entrepris ce premier siège, se montra, selon sa coutume, plein de zèle pour en assurer le succès ; il y consacra tous ses soins, et fit les plus grands efforts pour écraser de fatigue les assiégés, et les amener ainsi à se rendre. Employant successivement tous les artifices par lesquels on peut nuire à une ville assiégée, il ne négligeait rien pour parvenir à s'en emparer. Il livrait de fréquents assauts et des combats presque continuels ; il faisait battre aussi à coups redoublés les murailles et les tours, et lancer sans interruption des grêles de traits et de flèches. Pour mettre le comble aux maux des assiégés, il fit construire en outre deux tours en bois, plus élevées que les édifices en pierre qui étaient dans la ville, en sorte que, du haut de ces tours, on dominait toute la place, et qu'on pouvait faire la guerre aux habitants qui s'y trouvaient renfermés, sans qu'ils eussent aucun moyen d'éviter ces attaques. De leur côté, les assiégés, s'ils n'avaient pas une connaissance aussi complète de tous ces artifices de la guerre, se conduisaient cependant en gens sages et pleins de valeur, opposant ruses contre ruses, et employant les moyens mêmes qu'ils pouvaient inventer pour repousser toutes les agressions. Ils firent transporter beaucoup de pierres, et rassembler une grande quantité de mortier auprès de deux tours qui se trouvaient précisément en face des machines construites par les Chrétiens, et ils firent élever de nouvelles constructions sur ces tours, de telle sorte qu'au bout de peu de jours leurs tours se trouvèrent dépasser en hauteur les machines en bois qui leur étaient opposées. Alors ils lancèrent des feux sur ces machines, et firent toutes sortes de préparatifs pour les brûler sans difficulté. Le roi, voyant tous ses artifices déjoués, et fatigué à l'excès des longs travaux et des dépenses considérables auxquels il s'était livré depuis quatre mois et plus, se vit forcé de renoncer à ses espérances, et d'abandonner son entreprise : il leva le siège de la place, se rendit de sa personne à Ptolémaïs, et tous ceux qui étaient avec lui retournèrent chacun chez soi. [11,18] CHAPITRE XVIII. Vers le même temps, le seigneur Tancrède, guerrier de pieuse et illustre mémoire, acquitta sa dette envers la mort. Toute l'Église des Saints racontera à perpétuité les œuvres charitables et les libéralités qui honorent son souvenir. Tandis qu'il était étendu sur son lit de mort, il avait auprès de lui et à son service le jeune Pons, fils du seigneur Bertrand, comte de Tripoli. Lorsqu'il se vit près de son dernier jour, il fit appeler sa femme Cécile, fille du roi des Français Philippe, ainsi que le jeune homme que je viens de nommer, et leur conseilla, dit-on, à tous les deux de s'unir après sa mort par les liens du mariage. En effet, après la mort de Tancrède et après celle du seigneur Bertrand, comte de Tripoli, Pons, fils de ce dernier, épousa Cécile, veuve de Tancrède. En vertu de ses dernières dispositions, Tancrède eut pour successeur dans sa principauté un de ses cousins, Roger, fils de Richard, sous la condition cependant que, si jamais, et à quelque époque que ce fut, le jeune seigneur Boémond, fils de Boémond l'Ancien, venait redemander la ville d'Antioche et toutes ses dépendances, Roger les lui restituerait en entier, et sans faire aucune difficulté. L'illustre Tancrède fut enseveli sous le portique de l'église du prince des apôtres, l'an de l'incarnation onze cent douze. [11,19] CHAPITRE XIX. {1113} L'année suivante et dans le courant de l'été, la Perse, semblable à une fontaine pernicieuse d'où ne découlent jamais que des eaux empoisonnées, lança de nouveau une immense multitude d'infidèles qui marchaient sous la conduite d'un prince très puissant et illustre par l'éclat de sa naissance, nommé Menduk. Il traînait à sa suite une si grande affluence de combattants qu'il eût été impossible d'en connaître le nombre ou d'en voir la fin. Ils traversèrent les régions centrales, arrivèrent sur les bords de l'Euphrate, et se dirigèrent alors d'après de nouveaux conseils. Ceux de leurs compatriotes qui les avaient précédés dans de semblables expéditions, allaient d'ordinaire essayer d'abord leurs forces dans les environs d'Antioche. Ceux-ci, ainsi que l'événement le prouva par la suite, avaient formé d'autres projets, et suivirent un plan tout différent : ils traversèrent toute la Coelésyrie, laissèrent Damas sur la gauche ; de là ils allèrent passer à Tibériade, entre le Liban et les bords de la mer, et vinrent établir leur camp auprès du pont sous lequel coule le Jourdain. Le roi, dès qu'il en fut instruit, et qu'il eut appris que les ennemis étaient pleins de confiance en leur immense multitude, appela aussitôt à son secours le seigneur Roger, prince d'Antioche, et le comte de Tripoli ; mais, avant que ceux-ci pussent se réunir à lui, il alla de sa personne et avec ses propres troupes établir son camp dans le voisinage des ennemis. Dès qu'ils en eurent connaissance, ceux-ci, jugeant bien qu'il leur importait davantage d'user d'artifice que de déployer toutes leurs forces, choisirent dans leur armée deux mille hommes de cavalerie, dont quinze cents reçurent ordre d'aller se poster en embuscade, et les cinq cents autres de se porter en avant, comme s'ils s'engageaient trop imprudemment, afin d'exciter le roi de Jérusalem à se mettre à leur poursuite. L'événement arriva à peu près comme ils l'avaient projeté. Le roi reconnut les cinq cents hommes de cavalerie ennemie qui semblaient marcher sans aucune précaution, et qui s'avançaient de plus en plus. Aussitôt, et dans son premier mouvement d'impétuosité, il convoque tous les siens, marche à la rencontre des ennemis, les met en fuite, les poursuit, et tombe imprudemment dans le piège qui l'attendait. Les infidèles, sortant alors des lieux où ils s'étaient cachés, et formant un corps beaucoup plus considérable, rallièrent les cinq cents hommes qu'ils avaient lancés en avant, et tous ensemble se précipitèrent vivement sur les nôtres. Ceux-ci voulurent d'abord essayer de résister, et de repousser leurs ennemis avec le glaive ; mais, serrés de près et accablés par le nombre, ils ne tardèrent pas à prendre la fuite, et ne trouvèrent pas même dans la retraite un moyen d'échapper au péril qui les menaçait. Un grand nombre d'entre eux furent massacrés ; le roi lui-même, forcé d'abandonner la bannière qu'il avait en main, Arnoul le patriarche, qui le suivait de près, et les autres princes du royaume qui abandonnèrent le camp et tous les équipages, eurent tous grand-peine à se sauver. Les ennemis s'emparèrent du camp des Chrétiens à la suite de leur victoire, et le peuple de Dieu éprouva une grande confusion en expiation de ses péchés. La faute en fut entièrement attribuée au roi qui s'était jeté en avant avec trop d'impétuosité, et par une confiance excessive en son propre courage, sans vouloir attendre les secours qu'il avait demandés, quoique Roger, prince d'Antioche, et le comte de Tripoli ne fussent plus bien loin, et dussent arriver sans aucun doute le lendemain ou le surlendemain de cette affaire. L'armée chrétienne perdit en cette journée trente chevaliers et douze cents fantassins. Après ce malheur, les deux grands et puissants chefs arrivèrent en effet : ayant appris le désastre qui venait d'arriver, ils accusèrent le roi de trop de précipitation, et ensuite, ayant réuni toutes leurs troupes en un seul corps d'armée, ils retournèrent sur leurs pas, et allèrent dresser leur camp dans les montagnes voisines, d'où l'on pouvait voir l'armée ennemie occupant le fond de la vallée. Les infidèles cependant, sachant bien que toutes les autres parties du royaume se trouvaient dégarnies de défenseurs, envoyèrent de tous côtés des détachements qui se mirent à parcourir toute la contrée, attaquant et massacrant ceux qu'ils rencontraient sur les grandes routes, incendiant les campagnes et les habitations éparses, faisant prisonniers les colons, et agissant en pleine liberté partout où ils portaient leurs pas, comme s'ils étaient entièrement maîtres de tout le pays. Les nôtres avaient, en outre, perdu tous leurs domestiques et tous les Sarrasins habitants et cultivateurs de leurs propriétés rurales. Ils s'étaient réunis aux cohortes ennemies, et les instruisaient aux dépens des Chrétiens : il leur était d'autant plus facile d'y réussir qu'ils avaient une connaissance complète de l'état du pays et des affaires, car un ennemi domestique est le plus grand fléau possible, puisqu'il est plus en situation de nuire. Marchant sous la conduite de tels guides, et fortifiés par l'assistance qu'ils en recevaient, les infidèles visitaient les maisons de campagne et les châteaux-forts, et enlevaient partout de riches dépouilles et de nombreux esclaves. Le royaume entier était livré au plus horrible pillage, et ceux qui étaient renfermés dans les villes n'osaient pas même se hasarder hors des murailles. [11,20] CHAPITRE XX. Pour comble de malheur, et pour ajouter à la terreur publique, les habitants d'Ascalon, tels que des vers toujours remuants, sachant que le roi était retenu dans les environs de Tibériade avec toutes les forces de son royaume, et que les ennemis occupaient d'ailleurs la plus grande partie du pays, sortirent en forces de leur ville, se dirigèrent vers les montagnes, et vinrent mettre le siège devant Jérusalem qui se trouvait alors entièrement dégarnie de troupes. Quelques citoyens qu'ils surprirent hors de la ville furent faits prisonniers ou mis à mort. Les produits des récoltes que les agriculteurs avaient entassés sur les aires devinrent la proie des flammes. Enfin, après qu'ils eurent demeuré quelques jours devant la place, voyant qu'au lieu de sortir, tous les habitants continuaient à se tenir étroitement enfermés à l'abri de leurs remparts, et craignant le retour du roi, les Ascalonites retournèrent chez eux. L'été allait faire place à l'automne, saison où, selon la coutume, arrivaient les vaisseaux qui portaient des pèlerins. Ceux qui abordèrent, ayant appris que le roi et le peuple chrétien se trouvaient réduits aux plus dures extrémités, débarquèrent en toute hâte, et allèrent, tant fantassins que chevaliers, rejoindre l'armée qui de jour en jour recevait par ce moyen des renforts considérables. Les chefs de l'armée ennemie en ayant été informés, commencèrent à craindre que les Chrétiens, en retrouvant de nouvelles forces, ne cherchassent à tirer vengeance des maux qu'ils venaient de souffrir, et ils prirent le parti de se retirer dans les environs de Damas. Alors l’année chrétienne se sépara aussi, et chacun retourna chez soi. Le général en chef des armées ennemies, qui avait si cruellement affligé le royaume de Jérusalem, arriva à Damas, et y fut assassiné par quelques meurtriers, du consentement, à ce qu'on croit, du roi de Damas, qui se nommait Doldequin et qui, selon ce qu'on rapporte, craignait que ce prince, devenu plus puissant, ne lui enlevât sa couronne. [11,21] CHAPITRE XXI. Après que l'armée chrétienne se fut séparée, et que chacun fut rentré dans ses Etats, on vit arriver à Jérusalem un messager chargé d'annoncer au roi que la comtesse de Sicile venait de débarquer dans la ville d'Accon. Cette comtesse avait été femme du seigneur comte Roger, surnommé La Bourse, et qui était frère du seigneur Robert Guiscard. Elle était noble, puissante et riche. L'année précédente, le roi de Jérusalem lui avait envoyé quelques nobles de sa cour pour lui demander avec les plus vives instances de vouloir bien s'unir à lui par les nœuds du mariage. La comtesse avait fait part de cette proposition à Roger, son fils, qui fut dans la suite roi de Sicile, et ils en avaient délibéré ensemble. Ils jugèrent l'un et l'autre que, si le roi de Jérusalem voulait accepter les conditions qu'ils lui feraient proposer, il leur conviendrait aussi de souscrire à sa demande. Ces conditions étaient que, si le roi avait un enfant de la comtesse, cet enfant hériterait du royaume de Jérusalem après la mort de son père, sans contradiction ni difficulté aucune, et que si, au contraire, le roi venait à mourir sans héritier légitime né de la comtesse, le comte Roger, fils de celle-ci, deviendrait son héritier, et lui succéderait au trône sans obstacle. Le roi, en faisant partir ses députés, leur avait expressément ordonné de consentir à toutes les demandes qui seraient faites, et d'employer tous leurs soins à ramener la comtesse avec eux. Il avait appris et il savait d'une manière positive qu'elle était fort riche, qu'elle vivait de plus en très bon accord avec son fils, et qu'elle avait ainsi toutes choses en grande abondance. Lui, au contraire, était fort pauvre et si dénué de ressources qu'il avait à peine de quoi suffire à ses besoins de tous les jours et à la solde de ses frères d'armes ; dans cette situation, il avait surtout à cœur de soulager sa misère à l'aide des trésors de la comtesse de Sicile. En conséquence, ses députés acceptèrent avec joie les conditions qui leur furent offertes, et prêtèrent serment, ainsi qu'on le leur demanda, que cette convention serait maintenue et exécutée par le roi et par les princes, de bonne foi, sans fraude ni mauvaise ruse. La comtesse, toujours guidée par son fils qui lui fournit tout ce qui lui était nécessaire, se disposa à entreprendre le voyage ; elle fît charger les navires de grains, de vin, d'huile, de viandes salées, d'armes et d'équipements de toute espèce, elle emporta aussi de grandes sommes d'argent, et, suivie de toutes ses troupes, elle vint débarquer, ainsi que je l'ai déjà dit, sur les côtes de notre royaume. C'était, comme je l'ai annoncé, le patriarche Arnoul qui avait conduit cette méchante intrigue, par laquelle une femme noble et honorable fut indignement trompée, car on ne saurait nier que c'était une grande tromperie que de l'amener, dans la simplicité de son cœur, à croire que le roi se trouvait en mesure de l'épouser légitimement, tandis que, dans le fait, il n'en était rien, puisque la femme qu'il avait épousée bien légitimement à Edesse était encore vivante. Lorsque la comtesse de Sicile eut débarqué, les promesses et les serments qu'elle avait reçus d'abord en Sicile lui furent renouvelés dans la même forme, en présence du roi, du patriarche et des principaux seigneurs du royaume. Mais comme cette négociation avait été d'abord entreprise dans de mauvaises pensées et avec duplicité de cœur, le Seigneur, considérant les intentions, n'accorda point le don de la fécondité à la nouvelle femme du roi, quelque innocente qu'elle fût elle-même. On verra par la suite de ce récit que les joies causées d'abord par cet événement furent, remplacées par le deuil, car il est difficile qu'une entreprise mal commencée soit amenée à une heureuse fin. En attendant, l'arrivée de la comtesse de Sicile fut pour le royaume de Jérusalem la source de toutes sortes de précieux avantages, en sorte qu'il y avait lieu de dire comme l'apôtre saint Jean : Nous avons tout reçu de sa plénitude. [11,22] CHAPITRE XXII. Vers le même temps, il s'éleva dans le pays d'Edesse une horrible famine, qui provenait à la fois de l'intempérie de l'atmosphère, et de la situation même du pays. Entourés de toutes parts d'ennemis, et redoutant sans cesse les attaques de leurs voisins, les habitants de cette contrée ne pouvaient se livrer en liberté aux travaux de l'agriculture. La famine qui survint à cette époque fut telle que les citoyens de la ville aussi bien que les habitants des campagnes se virent réduits, dans leur misère, à ne manger que du pain d'orge, dans lequel même il entrait un mélange de glands. Le territoire où commandait le seigneur Josselin, situé en deçà de l'Euphrate, se trouvait à l'abri de cette calamité, et possédait en abondance des grains et toutes sortes de denrées. Quoique sa province fût ainsi richement pourvue de toutes choses, Josselin, moins sage que de coutume, et se rendant coupable d'ingratitude, ne s'empressa point d'offrir la moindre partie de son superflu à son seigneur, à son parent, des bontés duquel il tenait cependant toutes ses richesses, et quoiqu'il lui fût impossible d'ignorer à quelles dures extrémités le comte et son peuple se trouvaient réduits. Au milieu de ces circonstances, le comte Baudouin fut obligé de faire partir des messagers qu'il chargea d'aller traiter de quelques affaires avec le seigneur Roger, fils de Richard, prince d'Antioche, auquel il avait, dans le temps, donné sa sœur en mariage. Ses députés passèrent l'Euphrate, suivirent leur route en traversant le territoire du seigneur Josselin, qui leur donna l'hospitalité, et les traita avec assez d'humanité, tant à leur première arrivée qu'à leur retour. Quelques hommes de la maison du seigneur Josselin, s'abandonnant imprudemment à leurs pensées, se mirent à attaquer dans leurs entretiens les députés du comte Baudouin, leur reprochèrent la pauvreté de leur seigneur, et vantèrent en même temps les immenses richesses de celui auquel ils étaient attachés, parlant des grands approvisionnements qu'il avait en grains, en vin, en huile, en toutes sortes de denrées, de ses vastes trésors, tant en or qu'en argent, et des nombreuses troupes de chevaliers et de gens de pied qui servaient sous ses ordres ; ils allèrent même jusqu'à dire, dans l'intempérance de leur langue, que le comte était peu propre à gouverner le pays qu'il possédait, et qu'il ferait beaucoup plus sagement de vendre son comté au seigneur Josselin, et de s'en retourner ensuite en France avec les fortes sommes d'argent qu'il en pourrait recevoir. Les députés de Baudouin dissimulèrent dans le premier moment, mais les paroles qu'ils avaient recueillies pénétrèrent jusqu'au fond de leur cœur ; et, quoiqu'elles eussent été prononcées par des hommes légers et imprudents, elles leur parurent contenir l'expression des pensées du maître : ils prirent congé de Josselin, et retournèrent auprès du comte. Dès qu'ils furent arrivés, ils ne manquèrent pas de raconter tout ce qui s'était passé dans le cours de leur voyage, et principalement les discours qu'ils avaient entendus dans la maison même du seigneur Josselin. Le comte fut irrité en entendant ce récit ; il réfléchit mûrement surtout ce qui lui était rapporté, et se persuada qu'un tel langage ne pouvait être attribué qu'à Josselin lui-même. Un profond sentiment d'indignation remplit son âme, lorsqu'il reconnut que c'était celui-là même auquel il avait procuré tant de richesses qui lui reprochait si injustement sa misère, et qui en faisait un vice, au moment où il eût été au contraire de son devoir de venir à son secours, et de lui faire part de son superflu. Baudouin n'avait point à se reprocher d'être tombé dans cet état de détresse par aucune imprudence ; une nécessité inévitable l'y avait seule poussé, et sa libéralité seule l'avait dépouillé des biens et des richesses dont Josselin se glorifiait maintenant à son détriment. Agité de ces sentiments, le comte feint d'être malade, se met au lit, et mande à Josselin de venir le trouver en toute hâte. Aussitôt qu'il a reçu le message, Josselin se dispose à-partir, sans rien craindre, et sans soupçonner le moindre piège. Il arrive à Edesse, et trouve le comte dans la citadelle de la ville, et dans ce quartier de la citadelle qui est appelé le Rangulath. Il était couché dans son lit. Josselin s'approche, lui fait le salut qu'il doit à son seigneur, et lui demande aussitôt comment il se trouve. « Beaucoup mieux, grâce à Dieu, que tu ne le voudrais, lui répond le comte. Un moment après, reprenant la parole : Josselin, lui dit-il, possèdes-tu quelque chose que je ne t'aie donné ? A quoi celui-ci repartit : Non Seigneur, rien. — D'où vient donc qu'ingrat envers moi, et oubliant tous mes bienfaits, quoique enrichi par-là et vivant dans l'abondance, tu n'aies aucune compassion de ton bienfaiteur devenu indigent, non par sa faute ni par imprudence, mais par une cause à laquelle aucun sage, aucun savant n'aurait pu échapper, car il n'y a pas de conseil contre le Seigneur ? Pourquoi ne me rends-tu pas une portion de ce que je t’ai donné en entier ? En outre, tu me reproches comme un vice cette pauvreté à laquelle le Ciel même m'a condamné, et tu m'en fais un crime ! Suis-je donc un homme si impuissant que je doive te vendre ce que l'Éternel m'a accordé, et prendre la fuite, comme tu le dis ? Résigne ce que je t'ai donné, restitue les biens dont je t'ai enrichi, puisque tu t'en es rendu indigne. » A ces mots, il ordonna de se saisir de sa personne, de le charger de fers, et le fit accabler de toutes sortes de maux et de tournions, par un revers de fortune non moins étonnant que déplorable, jusqu'à ce qu'il eût renoncé à tout le pays qu'il gouvernait, et remis entre les mains du comte tous les dons qu'il en avait reçus. Alors, sortant du territoire d'Edesse, et dépouillé de toute sa fortune, Josselin se rendit auprès du seigneur Baudouin, premier roi de Jérusalem, lui raconta en détail tous les malheurs qu'il venait d'éprouver, et lui annonça le dessein de retourner dans sa patrie. A ce récit, le roi, jugeant que Josselin pourrait rendre de grands services à son royaume, et voulant se fortifier de son assistance, lui donna la ville de Tibériade avec tout son territoire, pour être possédée par lui à perpétuité. On dit que, tant qu'il occupa cette ville et ses dépendances, Josselin les gouverna avec autant de vigueur que de sagesse, et qu'il agrandit considérablement ses possessions. La ville de Tyr était encore au pouvoir des infidèles. A l'exemple de son prédécesseur, Josselin ne cessa, dit-on de fatiguer les habitants de cette cité par les expéditions qu'il dirigeait contre eux. Quoiqu'il en fût séparé par les montagnes, qui semblaient encore accroître la distance, il pénétrait souvent sur leur territoire, et cherchait à leur faire toutes sortes de dommages. [11,23] CHAPITRE XXIII. {1114} L'an onze cent quatorze de l'incarnation du Seigneur, la Syrie entière fut ébranlée par un tremblement de terre si violent, qu'un grand nombre de villes et de bourgs en furent renversés de fond en comble, principalement dans la Cilicie, l’Isaurie et la Coelésyrie. En Cilicie, la ville de Mamistra et plusieurs bourgs furent entièrement détruits : il ne resta que quelques faibles vestiges de la ville de Marésie et de sa banlieue. Les tours et les remparts étaient fortement secoués ; les édifices les plus élevés tombaient en ruines, et écrasaient dans leur chute un grand nombre de citoyens ; les villes les plus vastes ne présentaient plus que des monceaux de pierres, sous lesquels les malheureux habitants trouvaient leur tombeau. Le petit peuple, frappé de consternation, fuyait le séjour des villes, et abandonnait ses résidences ordinaires, de peur d'être écrasé sous les ruines, chacun espérait trouver le repos sous la voûte des cieux : mais alors même les malheureux, frappés d'un sentiment de terreur, ne pouvaient goûter un sommeil tranquille, et voyaient dans leurs songes les catastrophes qu'ils avaient redoutées dans leurs veilles. Cet horrible fléau ne se renferma point dans une seule contrée, et les provinces les plus reculées de l'Orient en furent également atteintes. {1115} L'année suivante, Bursequin, très puissant satrape des Turcs, rassembla de nouveau une immense multitude de gens de sa nation, pénétra en ennemi sur le territoire d'Antioche, et, traversant toute cette province, alla établir son camp entre Alep et Damas, pour attendre les occasions favorables de diriger ses invasions vers l'une ou l'autre des contrées occupées par les Chrétiens. Cependant Doldequin, roi de Damas, ne voyait pas sans inquiétude cette expédition des Turcs : il craignait qu'ils ne se fussent rassemblées avec l'intention de l'attaquer on de le troubler dans la possession de ses États, plus encore que pour combattre les Chrétiens, dont ils avaient souvent éprouvé les forces. Ses craintes étaient d'autant plus vives que les Turcs lui imputaient la mort de celui de leurs illustres chefs, dont j'ai déjà parlé, assassiné à Damas, et paraissaient croire qu'un tel meurtre n'avait pu être commis que de son consentement. Ayant donc appris leur arrivée, et se croyant pleinement assuré de leurs intentions, Doldequin envoya des députés chargés de présents magnifiques, tant au roi de Jérusalem qu'au prince d'Antioche, pour leur demander la paix avec les plus vives instances pendant un temps déterminé. Rengageant par serment, et même en livrant des otages, à se montrer fidèle allié des Chrétiens, tant du royaume de Jérusalem que de la principauté d'Antioche, durant tout le temps qui serait fixé par le traité. Dans le même temps, le prince d'Antioche, voyant les Turcs établis fort près de ses États, et averti par quelques rapports qu'ils se disposaient à envahir son territoire, demanda au roi de venir promptement à son secours, et invita aussi Doldequin à s'avancer avec ses troupes, conformément au traité d'alliance qu'ils venaient de conclure. Le roi de Jérusalem, toujours plein de sollicitude pour le salut public, convoqua aussitôt ses chevaliers, et marcha en toute hâte, suivi d'une honorable escorte, il rallia sur son chemin le comte Pons de Tripoli, et arriva en peu de jours au lieu où le prince d'Antioche avait rassemblé toutes ses forces. Doldequin, qui s'était trouvé plus voisin, était arrivé avant le roi, et avait réuni ses troupes à celles des Chrétiens, comme un fidèle allié. Les divers détachements, s'étant alors formés en un seul corps d'armée, se dirigèrent tous ensemble vers la ville de Césarée, où l'on avait appris que les ennemis s'étaient rassemblés. Mais les Turcs, jugeant qu'ils ne pourraient soutenir une telle attaque sans courir les plus grands dangers, feignirent un mouvement de retraite, et parurent ne devoir plus revenir. L'armée coalisée se sépara, et chacun rentra dans ses propres domaines. [11,24] CHAPITRE XXIV. Tandis que le roi était retenu par cette nouvelle expédition dans les environs d'Antioche, les habitants d'Ascalon, se confiant en son absence, et assurés qu'il avait emmené à sa suite la plus grande partie des forces du royaume, saisirent cette occasion favorable pour aller mettre le siège devant la ville de Joppé. Peu de temps auparavant, une flotte de soixante et dix navires était arrivée d'Egypte pour seconder leur entreprise, ils la firent partir en avant, et lui donnèrent ordre d'aller occuper les rivages aux environs de Joppé, puis ils se mirent en marche, bannières déployées, au nombre de plusieurs milliers, et arrivèrent subitement sous les murs de la place. Les gens de la flotte, dès qu'ils eurent connaissance de l'approche de leurs alliés, débarquèrent sur le rivage pour se disposer à attaquer de plus près. Aussitôt la ville se trouva investie de tous côtés, et au premier signal, ils commencèrent a livrer assaut avec la plus grande vigueur. Les assiégés résistèrent bravement, quoiqu'ils fussent très peu nombreux, et n'eussent que des forces très inférieures à celles de leurs ennemis ; mais ils combattaient pour leurs femmes et leurs enfants, pour leur liberté, et surtout pour leur patrie, pour laquelle tout bon citoyen se fait honneur de mourir. Ils fortifièrent leurs tours et leurs murailles autant que possible, et travaillèrent sans relâche à en défendre l'approche ou à repousser les assaillants, employant tour a tour les arcs et les balistes, et faisant pleuvoir sur eux des grêles de pierres qu'ils lançaient avec la main. Les Ascalonites se virent bientôt entièrement déçus dans leurs espérances. Ils avaient cru trouver une ville dépeuplée ; ils avaient fabriqué des échelles en longueur et en quantité suffisantes, dans la confiance de pouvoir s'en servir sans le moindre obstacle pour s'élancer sur les remparts. Mais comme les habitants de Joppé résistaient vigoureusement, les assiégeants n'avaient aucun moyen de dresser leurs échelles, et à peine leur était-il possible de lancer des traits contre ceux qui occupaient les tours. Ainsi, par la grâce du Seigneur, et s'appuyant sur ce puissant secours, les assiégés n'éprouvaient pas le moindre sentiment de crainte en présence de cette multitude d'ennemis. Les portes de la ville étaient en bois, et aucune d'elles n'avait de doublure en bronze ou en fer. Les assiégeants lancèrent des feux sur elles et les brûlèrent en partie, mais pas assez cependant pour faire violence aux habitants, ou seulement rendre leur position plus critique. Enfin, au bout de quelques jours, voyant que leurs opérations n'avançaient pas, et craignant que le peuple des environs ne se soulevât pour porter secours aux assiégés, les Ascalonites levèrent le siège et retournèrent chez eux. La flotte en même temps profita d'un vent favorable pour se retirer dans le port de Tyr. Dix jours après, les gens d'Ascalon voulant de nouveau tenter s'ils ne pourraient surprendre à l'improviste ceux de Joppé, sortirent secrètement de leur ville, après avoir réuni toutes leurs forces, marchèrent avec précaution et sans bruit, et vinrent inopinément se présenter une seconde fois sous les murs de Joppé. Mais les habitants de cette ville, accoutumés à de pareilles agressions, étaient sans cesse sur la défensive, et avaient toutes les nuits des patrouilles de garde qui se relevaient successivement et se tenaient toujours prêtes à la résistance. Dès qu'ils reconnurent que les ennemis venaient de nouveau leur apporter la guerre, tous les citoyens s'élancèrent à l'envi dans les tours et sur les murailles, et se disposèrent d'autant plus vigoureusement à se défendre, qu'ils furent bientôt assurés que les forces des assiégeants étaient cette fois fort inférieures à celles qu'ils avaient lors de leur première attaque. La flotte qui, précédemment, avait mis la ville en grand péril, n'était pas revenue, et il lui eût été difficile de faire une seconde tentative. On annonçait aussi la prochaine arrivée du roi, et c'était pour les assiégés un nouveau motif de confiance. Ils se montrèrent donc animés d'un extrême courage, résistèrent avec plus de vigueur encore, et tuèrent beaucoup de monde à leurs ennemis qui les attaquaient avec vigueur. Après avoir livré assaut pendant sept heures consécutives sans pouvoir obtenir le moindre avantage, les Ascalonites donnèrent le signal de la retraite et s'en retournèrent chez eux. [11,25] CHAPITRE XXV. Tandis que ces événements se passaient au centre même du royaume, Bursequin, dont j'ai déjà parlé, qui avait feint un mouvement de retraite et de fuite lors de l'arrivée du roi et des autres nobles réunis dans les environs d'Antioche, voyant qu'à la suite de son mouvement le roi, le prince d'Antioche et Doldequin s'étaient séparés pour rentrer chacun dans ses États et se livrer au soin de leurs affaires particulières, et présumant qu'il leur serait plus difficile de se rassembler une seconde fois, Bursequin, dis-je, recommença à ravager le territoire d'Antioche, il parcourait tout le pays, incendiait les campagnes et les faubourgs, enlevait tout ce qu'il pouvait trouver en dehors des places fortifiées, et en accroissait son butin ; puis il divisait ses forces en détachements qu'il envoyait de tous côtés pour répandre partout la désolation et le carnage, et tous ceux que ces détachements rencontraient, marchant sans moyens de défense dans les champs ou sur les grands chemins, étaient aussitôt mis à mort ou emmenés en captivité. D'autres fois, dans le cours de leurs irruptions, ils occupaient les villes dépourvues de murailles, et souvent même ils allaient jusqu'à s'emparer de vive force des villes fermées. A Marrah et à Cafarda, ils firent tous les habitants prisonniers, tuèrent les uns, chargèrent les autres de fers, et rasèrent ensuite ces deux villes ; occupant ainsi tout le pays, chaque jour ils augmentaient leur butin ou emmenaient des Chrétiens en esclavage. Cependant le prince d’Antioche, ayant appelé à son secours le comte d'Edesse, sortit de la place le 12 du mois de septembre, et arriva en toute hâte devant le bourg de Rugia avec les troupes qu'il avait levées. Il expédia aussitôt des éclaireurs pour reconnaître exactement la position des ennemis, et lui-même s'occupa de disposer ses troupes en bon ordre, d'organiser ses bataillons, et de faire tous ses préparatifs pour combattre vigoureusement. Tandis qu'il se livrait avec zèle à ces arrangements, selon les règles de la science militaire, et avec l'assistance du fidèle comte d'Edesse, un exprès arriva en toute hâte et vint lui annoncer que les ennemis étaient campés dans la vallée de Sarmate. Toute l'armée accueillit cette nouvelle avec des transports de joie, comme si déjà elle était assurée de la victoire. Bursequin, de son côté, ayant appris l'arrivée de ses ennemis, organisa ses bataillons, fit prendre les armes à ses troupes et les exhorta à combattre avec vigueur. Voulant en même temps pourvoir à sa sûreté personnelle, il alla avec son frère et quelques-uns de ses familiers occuper une montagne voisine nommée Danis, avant que les nôtres fussent arrivés. De ce point élevé il lui était facile de suivre les mouvements de ses troupes, et de leur expédier, selon les circonstances, les ordres qu'il croirait nécessaires. Tandis qu'il était occupé à ces dispositions préliminaires, notre armée commença à se montrer, marchant bannières déployées. Aussitôt qu'il reconnut les ennemis, le seigneur Baudouin, comte d'Edesse, qui formait l'avant-garde, à la tête de sa cohorte, s'élança vivement sur eux sans s'arrêter à compter leurs forces, et l'impétuosité de sa première attaque ébranla toute l'armée des infidèles. Les autres corps le suivirent de près, animés par un tel exemple, et se précipitèrent au milieu des rangs ennemis, les pressant du glaive, et cherchant avec ardeur à tirer vengeance de tous les maux qu'avaient soufferts tous les pauvres habitants des campagnes et des villes. Les infidèles espérèrent d'abord résister au premier choc, et firent tous leurs efforts pour repousser les nôtres ; mais les forces qui les attaquaient, l'impétuosité et l'admirable vigueur des Chrétiens les frappèrent bientôt de stupeur ; le désordre se mit dans leurs rangs, et enfin ils prirent la fuite. Bursequin, voyant la défaite de ses troupes et les succès progressifs des nôtres du haut de la montagne où il s'était établi avec son frère et ses familiers, abandonna aussitôt sa bannière, son camp et tous ses bagages, et prit la fuite, pour sauver du moins sa personne. Les nôtres cependant, après avoir rompu les rangs de leurs ennemis, se mirent vivement à leur poursuite et les chassèrent devant eux sur une longueur d'environ deux milles, renversant et massacrant un nombre considérable de fuyards. Le prince d'Antioche, vainqueur, demeura sur le champ de bataille avec une partie des siens, et s'y maintint pendant deux jours pour attendre ceux de son armée qui avaient poursuivi l'ennemi dans diverses directions. Lorsqu'ils furent tous revenus, le prince fit rassembler sous ses yeux les dépouilles, et en fit une distribution équitable entre tous ceux qui avaient eu part à la victoire. Les ennemis, en abandonnant leur camp pour prendre la fuite, y avaient oublié et laissé des approvisionnements et des richesses de toutes sortes. Nos soldats rapportèrent aussi de tous côtés d'immenses dépouilles ; ils reprirent tous les Chrétiens que les ennemis avaient faits prisonniers et les renvoyèrent dans leurs domiciles, tous remplis de joie et ramenant avec eux leurs femmes, leurs enfants et leurs bestiaux. On dit que les ennemis perdirent plus de trois mille hommes dans cette affaire. Après cet heureux événement, le prince d'Antioche envoya en avant les chevaux, les mulets, tous les prisonniers qu'il avait faits et le riche butin dont il s'était emparé, et lui-même rentra en vainqueur dans Antioche aux applaudissements et aux cris de joie de toute la population. [11,26] CHAPITRE XXVI. Vers le même temps, le seigneur pape ayant appris les énormes malversations du patriarche Arnoul, et parfaitement instruit de toute l'irrégularité de sa conduite, envoya en Syrie, comme son légat, l’évêque d'Orange, homme vénérable et illustre par sa haute piété. Ce prélat, arrivé dans notre pays, convoqua aussitôt le conseil des évêques du royaume, cita Arnoul devant lui, et le déposa enfin de son siège pontifical en punition de ses péchés et en vertu de l'autorité du siège apostolique. Arnoul, toujours plein de confiance en ce talent de séduction par lequel il parvenait à subjuguer presque tous les esprits, forcé de passer la mer, se hâta de se rendre au siège même de l'Église romaine. Là, trompant la religion du seigneur pape et de tous les membres de l'Église, tant à force de douces paroles qu'en prodiguant les plus riches présents, il parvint à rentrer en grâce auprès du Saint-Siège, revint à Jérusalem, se remit en possession du patriarcat, et continua de mener le genre de vie qui lui avait valu naguère sa déposition. A cette époque le peuple chrétien ne possédait au-delà du Jourdain aucun point fortifié. Le roi, désirant reculer les limites de son royaume de ce côté, résolut de faire construire, avec l'aide du Seigneur, un fort dans la troisième Arabie, autrement appelée Syrie de Sobal, et d'y établir des habitants dont la présence servît à défendre le territoire adjacent, tributaire du royaume, contre les invasions de l'ennemi. Voulant accomplir au plus tôt ce dessein, il convoqua toutes ses troupes, passa la mer Morte, traversa la seconde Arabie, qui a Pétra pour métropole, et entra dans la troisième Arabie. Ayant trouvé une colline qui lui parut propre à l'exécution de ses projets, il, y fit construire une forteresse que sa position naturelle et les travaux d'art qu'il y ajouta rendaient également redoutable ; et dès que les ouvrages furent terminés, il assigna cette résidence à des compagnies de gens de pied et de chevaliers qu'il enrichit par la concession d'un vaste territoire. La nouvelle ville fut entourée de murailles, de tours, de remparts avancés, de fossés ; on l'approvisionna avec soin en armes, en vivres et en machines de guerre, et le roi, pour lui donner un nom qui rappelât la dignité de son origine et le titre de son fondateur, voulut qu'elle fût appelée Mont-Real. Le lieu où elle est située est remarquable par la fertilité du sol, qui fournit en grande abondance du grain, du vin et de l'huile ; l'air y est sain, la position très agréable, et la forteresse domine et commande toute la contrée environnante. [11,27] CHAPITRE XXVII. A peu près vers la même époque, le roi, vivement occupé des intérêts de la ville sainte et agréable à Dieu, autant que de toutes les autres affaires de son royaume, voyant cette cité dégarnie d'habitants, et souhaitant de la repeupler de manière qu'elle fût au moins en état de défendre ses tours et ses murailles contre les invasions subites de l'ennemi, cherchait avec anxiété les moyens d'y attirer une population d'hommes fidèles et dévoués au culte du Seigneur. Il méditait souvent sur ce sujet, et souvent s'en entretenait avec ceux qui l'entouraient. Lorsque la ville fut prise de vive force par les Chrétiens, les Gentils qui y habitaient succombèrent presque tous sous le glaive, et ceux qui échappèrent au massacre n'eurent pas la permission de demeurer dans l'intérieur de la cité. Les princes dévoués au service de Dieu pensèrent que ce serait une sorte de sacrilège d'accorder à ceux qui ne professaient pas la foi chrétienne l’autorisation de résider dans un lieu si vénérable, et cependant nos fidèles étaient si peu nombreux et si pauvres qu'à peine pouvaient-ils suffire à remplir l'une des rues de la ville. Les Chrétiens de Syrie qui, dès longtemps, habitaient à Jérusalem, et y étaient comptés comme citoyens, avaient éprouvé tant de tribulations, supporté tant et tant de maux durant les hostilités, que leur nombre était extrêmement diminué et se trouvait presque réduit à rien depuis l'époque de l'entrée des Latins en Syrie, et plus particulièrement, encore depuis le moment où l'armée des Croisés se mit en marche pour Jérusalem. Après la prise d'Antioche, les concitoyens de ces fidèles serviteurs de Dieu commencèrent à les accabler de toutes sortes de vexations, sur la moindre parole, ils en faisaient périr un grand nombre, sans aucun égard pour l'âge ou pour le rang, et les tenaient dans un état continuel de suspicion, sous prétexte qu'ils ne cessaient, par lettres ou par messagers, d'inviter les princes d'Occident, dont on annonçait l'arrivée, à venir s'emparer de leur pays. Le roi, souhaitant vivement de mettre un terme à cette désolation, cherchait avec le plus grand zèle les moyens d'y parvenir, lorsqu'il apprit qu'il y avait au-delà du Jourdain et en Arabie beaucoup de fidèles qui habitaient dans les campagnes, payaient tribut aux ennemis et vivaient sous des conditions très onéreuses. Il leur fit proposer de venir à Jérusalem, en leur promettant un sort plus doux. Attirés par le respect qu'ils avaient pour les lieux saints, par leur affection pour leurs frères et par l'amour de la liberté, un grand nombre d'entre eux vinrent en peu de temps, conduisant à leur suite leurs femmes, leurs enfants, leur gros et menu bétail et toute leur famille : le roi les accueillit avec empressement. D'autres encore, qui n'avaient point été appelés, fuyant le joug d'une dure servitude, accoururent également pour venir habiter dans la ville que le Seigneur avait jugée digne de lui. Le roi leur assigna les quartiers qui paraissaient avoir le plus besoin de ce renfort de population et donna à chacun un domicile assuré. [11,28] CHAPITRE XXVIII. Le roi, vers le même temps, s'arrêta aussi à une résolution qui peut-être lui avait été d'abord inspirée par le clergé. Il envoya vers l'église de Rome des députés qu'il chargea de présenter quelques demandes au seigneur pape. Sa pétition avait pour objet d'obtenir que toutes les villes, toutes les provinces que le roi parviendrait à conquérir avec l'aide du Seigneur, et que, dans sa royale sollicitude, il soustrairait au pouvoir des ennemis par la force de ses armes, fussent entièrement soumises à l'autorité et au gouvernement de l'église de Jérusalem. Le siège apostolique lui transmit, au sujet de cette proposition, un rescrit que je crois devoir insérer dans cette histoire. « Pascal, serviteur des serviteurs de Dieu, au glorieux roi de Jérusalem, Baudouin, salut et bénédiction apostolique ! Les limites et les possessions des églises qui ont existé et qui existent encore dans votre pays ont été entièrement confondues par la longue et tyrannique domination des infidèles. Comme il nous est impossible de faire, de notre seul avis, des délimitations précises, nous avons jugé convenable de nous rendre à vos prières (attendu que vous n'avez cessé de vous dévouer de votre personne et en vous exposant aux plus grands dangers, afin de travailler à l'accroissement de l'église de Jérusalem), et de vous accorder en conséquence que toutes les villes que vous prendrez ou que vous avez prises sur les infidèles soient soumises à l'autorité et au gouvernement de cette même église. Qu'ainsi donc les évêques de ces villes aient soin de rendre obéissance au patriarche comme à leur métropolitain ; que celui-ci s'appuie de leurs suffrages, de même qu'eux aussi puiseront une nouvelle force dans cette unanimité, et que leur union tourne au plus grand honneur de l'église de Jérusalem, afin que le Dieu tout-puissant soit glorifié par ces œuvres. » Donné à Saint-Jean-de-Latran, le cinq des ides de juillet. Déjà, sur la demande du même roi, le seigneur pape Pascal avait accordé antérieurement un privilège sur le même sujet par un rescrit adressé au patriarche Gibelin et à ses successeurs à perpétuité, et qui était rédigé dans les termes suivants : « Pascal, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très vénérable frère Gibelin, patriarche de Jérusalem, et à ses successeurs qui seront canoniquement pourvus à perpétuité ! Les mutations qui surviennent par la suite des temps changent aussi les royaumes de la terre, en sorte qu'il convient également, dans la plupart des provinces, de changer et de transporter sur d'autres points les limites des paroisses ecclésiastiques. Les circonscriptions des églises d'Asie furent déterminées dans les temps antiques ; elles ont été confondues par les irruptions des nations diverses qui professaient des cultes différents. Grâces soient rendues à Dieu de ce que, de notre temps, les cités d'Antioche et de Jérusalem, ainsi que les campagnes et les régions environnantes, ont été soumises à la puissance de princes chrétiens. Comme cet événement nous impose le devoir de concourir aussi à ces changements venus du ciel et de disposer, selon le temps, toutes les choses qu'il importe de mettre en ordre nous concédons à l'église de Jérusalem toutes les villes et les provinces conquises par la grâce de Dieu et par le sang du très glorieux roi Baudouin et de ceux qui ont composé son armée. Ainsi mon frère très chéri et co-évêque Gibelin, le présent décret vous confère à vous et à vos successeurs, et par vous à la sainte église de Jérusalem, le droit de diriger et gouverner, avec la puissance patriarcale ou métropolitaine, toutes les villes et les provinces que la grâce divine daignera à l'avenir soumettre à la domination du susdit roi, ou qu'elle lui a déjà soumises. Il est convenable en effet que l'église du sépulcre du Seigneur obtienne, selon les vœux des fidèles chevaliers, les honneurs qui lui sont dus, et que, délivrée du joug des Turcs ou des Sarrasins, elle soit dignement exaltée entre les mains des Chrétiens. » Le vénérable seigneur Bernard, patriarche d'Antioche, ayant appris ces nouvelles et jugeant que ces rescrits semblaient contenir une offense envers son église, éprouva un vif sentiment d'indignation et envoya des députés auprès de l'Église romaine, afin de porter ses plaintes à ce sujet, accusant dans les lettres qu'il écrivit, le seigneur pape et l'église de Rome de l'affront qui était fait publiquement à son église. Le pape, voulant calmer ce premier mouvement, de colère, adressa au patriarche un réécrit conçu en ces termes : « Pascal, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son vénérable frère Bernard, patriarche d’Antioche, salut et bénédiction apostolique ! Quelque élevé que soit au dessus de tous les autres le siège apostolique que Pierre l'apôtre daigna distinguer et illustrer par la mort de son corps, on sait cependant que jadis les évêques de Rome et d'Antioche étaient unis par des liens de charité si puissants que jamais il ne survenait entre eux le moindre différend. Le même Pierre, en effet, avait illustré l'une et l'autre de ces églises. Il s'est écoulé depuis lors beaucoup de temps, pendant lequel la domination des infidèles a mis des obstacles à cette union dans la personne des chefs des églises. Grâces a soient rendues à Dieu de ce que de notre temps la principauté d'Antioche est rentrée sous la domination des Chrétiens ! Il est digne de nous, mon frère très chéri, que cette union de charité subsiste constamment entre nous, et nous désirons que votre esprit ne soit pas secrètement préoccupé de la crainte que nous voulions jamais opprimer l'église d'Antioche ou ne pas l'honorer suffisamment. Si donc nous avons écrit, soit à l'église d'Antioche, soit à celle de Jérusalem, quelque chose qui peut-être n'eût pas dû être écrit au sujet des circonscriptions des paroisses, ce ne saurait être ni par légèreté, ni par malice, et vous n'auriez point lieu d'y trouver un sujet de scandale à notre égard, mais ce serait plutôt parce que l'extrême éloignement des lieux et les changements de noms anciens, survenus dans les villes et dans les provinces, nous auraient peut-être trouvés ignorants ou induits dans quelque erreur. Au surplus nous avons toujours désire et nous désirons toujours-être pour tous nés frères un ministre de paix, et non de scandale, et conserver à toutes les églises les droits et les honneurs qui leur appartiennent. » Donné à Saint-Jean-de Latran, le 7 des ides d'août. Afin d'expliquer encore mieux sa pensée et de faire bien connaître les intentions qu'il avait eues en adressant au seigneur roi et à l'église de Jérusalem le rescrit que j'ai déjà rapporté, le pape expédia un nouveau rescrit au même patriarche Bernard ; il était conçu comme je vais le transcrire. « Pascal, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son co-évêque Bernard, patriarche d'Antioche, salut et bénédiction apostolique ! Ainsi que nous avons déjà écrit à votre fraternité dans une autre lettre, nous chérissons avec une entière charité et votre personne et l'église qui vous est confiée ; et, loin que nous voulions diminuer en rien les honneurs dus à votre dignité, nous désirons que la prééminence du patriarcat d'Antioche soit conservée, à l'aide du Seigneur, comme elle l'a été dans les temps passés, et qu'elle soit transmise intacte aux siècles futurs. Les concessions que nous avons faites à notre fils Baudouin, roi de Jérusalem, qui nous a intercédé par ses députés, ne doivent nullement alarmer votre charité, si vous voulez examiner avec soin le sens intime de nos lettres. Nous avons dit dans ce rescrit que les limites et les possessions des églises qui ont existé et qui existent encore dans ce pays ont été entièrement confondues par la longue et tyrannique domination des infidèles. Comme il nous est impossible, avons-nous ajouté, de fixer, de notre seul avis, des délimitations précises, nous avons jugé convenable de nous rendre à vos prières attendu que vous n'avez cessé de vous dévouer de votre personne et en vous exposant aux plus grands dangers, afin de travailler à l'accroissement de l'église de Jérusalem, et de vous accorder en conséquence que toutes les villes que vous prendrez ou que vous avez prises sur les infidèles soient soumises à l'autorité et au gouvernement de cette même église. C'est encore dans le même sens qu'il faut entendre, les paroles que nous avons adressées dans un autre écrit à Gibelin, patriarche de Jérusalem, de bien-heureuse mémoire, au sujet des villes et des provinces conquises par la-grâce de Dieu, par la sagesse du roi Baudouin, et par le sang des armées qui ont marché sous ses ordres. Quant aux églises auxquelles, on peut assigner des limites exactes, dont la circonscription et les possessions n'ont pas été confondues par une longue et tyrannique domination, et quant aux villes qui appartiennent à ces églises, nous voulons qu'elles demeurent soumises à l'église dont on sait qu'elles dépendent, en vertu d'un droit antique, car nous ne voulons ni rabaisser la dignité de l'Église au profit du pouvoir des princes, ni mutiler le pouvoir des princes au profit de la dignité de l'Église. » Donné à Bénévent, le quinze des calendes d'avril. En même temps le pape écrivit aussi au roi de Jérusalem, pour lui exposer dans quelle intention il avait donné son consentement aux demandes qu'il lui avait fait présenter et lui annoncer en outre qu'il n'entendait point que l'église d'Antioche fût injustement tracassée. Voici les termes de ce rescrit : « Pascal, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très chéri Baudouin, illustre roi de Jérusalem, salut et bénédiction apostolique ! La concession que nous vous avons faite, sur votre demande, à l'effet que les villes quelconques que vous prendrez ou que vous avez prises sur les infidèles soient soumises à l'autorité et au gouvernement de l'église de Jérusalem, n'a pas médiocrement inquiété notre frère Bernard, le patriarche, aussi bien que toute l'église d'Antioche. Tandis que nous n'avons fait cette concession que pour les églises dont les limites et les possessions ont été confondues par la longue et tyrannique domination des infidèles, ils se plaignent que le patriarche de Jérusalem a envahi, de concert avec vous, les églises au sujet a desquelles il est hors de doute qu'elles ont constamment appartenu au siège d'Antioche, même au temps des Turcs ou des Sarrasins, puisque leurs évêques, même opprimés sous la tyrannie des infidèles, ne cessaient pas de rendre obéissance au patriarche d'Antioche. En écrivant au susdit patriarche, nous avons maintenu l'indépendance de son patriarcat, et, désirant qu'il demeure intact à l'avenir, tel qu'il a été institué depuis longtemps par nos ancêtres et qu'il s’est conservé dans les temps passés, nous invitons donc votre vaillance, et par cette invitation nous l'engageons formellement à ne pas souffrir que de tels envahissements se renouvellent à l'avenir en une chose sur laquelle la vérité des faits est évidente. Que chaque église exerce donc ses droits dans l'étendue de sa juridiction. Il est certain en effet que nous ne pouvons agir contre les saintes constitutions de nos pères, et nous ne voulons pas non plus rabaisser la dignité de l'Église au profit du pouvoir des princes, ni mutiler le pouvoir des princes au profit de la dignité de l'Église, de peur que, dans l'une ou l'autre de ces circonstances, la paix de l'Église ne fût troublée, ce que Dieu veuille écarter ! Nous ordonnons aussi par le présent écrit à ceux qui composent le clergé de Jérusalem et qui eux-mêmes ont abandonné leurs possessions paternelles et leur propre patrie, pour se consacrer, à ce qu'on pense, au plus grand bien de l'Église et à des œuvres religieuses, de se contenter des droits qui appartiennent à l'église de Jérusalem et de ne point chercher, par injustice ou par audace, à usurper ceux qu'ils sauront de science certaine appartenir à l'église d'Antioche. Que le Seigneur tout-puissant vous protège de sa droite en toutes choses et vous donne de triompher des ennemis de l'Église ! » Donné à Saint-Jean-de-Latran, le quinze des calendes d'avril. [11,29] CHAPITRE XXIX. {1116} L'année suivante, le roi, désirant prendre une connaissance plus exacte des contrées adjacentes, et examiner avec soin la position et l'état des provinces, prit avec lui des hommes qui connaissaient bien les localités, et l'escorte qu'il jugea nécessaire, et passa le Jourdain. Il traversa toute la Syrie de Sobal, franchit de vastes déserts, descendit vers la mer Rouge, et se rendit à Hélis, ville très antique, jadis très fréquentée par le peuple d'Israël, et ou il y avait, suivant ce qui est écrit, douze fontaines et soixante-et-dix palmiers. Les habitants de ce lieu, instruits de la prochaine arrivée du roi, montèrent sur leurs petits navires, et se rendirent dans la mer voisine pour éviter la mort qu'ils redoutaient. Le roi, après avoir examiné ces lieux avec la plus grande attention, reprit la route qu'il venait de parcourir, et se rendit au Mont-Réal, forteresse qu'il avait fondée peu de temps auparavant. Il retourna de là à Jérusalem, où il fut saisi à l'improviste d'une maladie violente qui lui enleva bientôt toutes ses forces, et lui fit craindre de succomber à son mal. Sa conscience était bourrelée au sujet du second mariage qu'il avait contracté, après avoir injustement renvoyé sa femme légitime. Le cœur plein de componction, et repentant de cette conduite, il s'en ouvrit à des hommes religieux et craignant Dieu, confessa son crime, et promit d'en donner satisfaction. On lui conseilla alors de renvoyer sa seconde femme, de rappeler celle qu'il avait rejetée, et de la rétablir dans sa dignité royale. Il y consentit, et fit vœu de se conduire ainsi qu'on le lui prescrivait, s'il lui était permis de vivre plus longtemps. En conséquence, il fit appeler la reine, et lui déclara tout ce qui s'était passé. Celle-ci avait déjà quelque connaissance des mêmes faits pour en avoir ouï parler à plusieurs personnes ; cependant elle parut douloureusement affectée d'avoir été si audacieusement invitée à ce mariage, et séduite par les tromperies des princes chargés de lui en aller faire la proposition. Triste et profondément affligée, tant de l'affront qu'elle avait subi que de la perte de ses richesses, elle fit tous ses préparatifs pour retourner dans sa patrie, trois ans après être venue à Jérusalem pour s'unir au roi. Son retour plongea son fils dans la plus grande consternation, et lui inspira pour jamais une violente haine contre le royaume de Jérusalem et ses habitants. Tandis que tous les autres princes chrétiens de l'univers n'ont cessé de faire les plus grands efforts, soit de leur personne, soit par leurs immenses libéralités, pour protéger et faire prospérer notre royaume, comme une plante récemment sortie de terre, ce prince et ses successeurs n'ont pas même cherché jusqu'à ce jour à nous adresser une parole d'amitié, et cependant ils pourraient nous assister, dans nos besoins, de leurs conseils ou de leurs secours plus facilement et plus commodément que tous les autres princes. Ils paraissent avoir conservé à jamais le souvenir de cette offense, et font injustement peser sur tout un peuple la peine d'une faute qu'ils ne devraient imputer qu'à un seul homme. [11,30] CHAPITRE XXXX. Le roi, s'étant relevé de sa maladie, voulut encore, dans le cours de la même année, chercher les moyens de réunir à son empire la ville de Tyr, la seule des villes maritimes qui fût encore occupée par les ennemis. Dans ce dessein, il fît construire un fort entre Ptolémaïs et Tyr, sur remplacement où Alexandre le Macédonien fit aussi, à ce qu'on rapporte, élever une citadelle qu'il nomma, de son nom, Alexandrie, et qu'il destina également à servir au siège de la même ville. Ce lieu était riche en sources, et se trouvait placé sur les bords de la mer, à cinq milles tout au plus de la ville de Tyr. Le roi fit rebâtir cette forteresse dans l'intention de pouvoir attaquer les Tyriens avec plus de succès, et de les harceler sans relâche. Ce lieu a presque changé de nom, et s'appelle aujourd'hui, par corruption, Scandalium. Alexandre est nommé Scandar en langue arabe, et Alexandrie Scandarium. Les gens du peuple ont changé l’r en l, et ont fait ainsi Scandalium. [11,31] CHAPITRE XXXI. {1117} L'année suivante, le roi, afin de rendre aux Egyptiens les maux qu'ils avaient fait souvent à son royaume ; descendit en Egypte à la tête d'une nombreuse armée, s'empara de vive force de l'antique ville de Pharamie, et la livra au pillage à ses compagnons d'armes. Pharamie, ville très ancienne, est située sur les bords de la mer, non loin de l'embouchure du Nil que l'on appelle Carabeix. Au dessus de cette embouchure, est la ville de Larapuis, également très ancienne, et qui fut souvent témoin des miracles que le Seigneur opéra par Moïse, son serviteur, en présence de Pharaon. Après avoir pris la ville de Pharamie, le roi se rendit vers les bouches du Nil, admira ses eaux qu'il n'avait point encore vues, et les examina avec d'autant plus d'intérêt que le Nil (dont la branche près de laquelle il se trouvait porte une partie de ses eaux jusqu'à la mer) est, dit-on, et selon une croyance commune, l'un des quatre fleuves du Paradis. Après avoir fait pêcher des poissons qui se trouvaient là en grande abondance, le roi retourna dans la ville que les troupes avaient occupée, fit préparer son repas, et mangea des poissons qu'on avait apprêtés. Au moment où il sortit de table, il se sentit pris de douleurs intérieures, une ancienne blessure se rouvrit, et bientôt il vit croître rapidement son mal, et commença à désespérer de sa vie. Des hérauts portèrent dans tout le camp l'ordre du départ. Le roi, se sentant de plus en plus souffrant, et ne pouvant monter à cheval, tant il était déjà affaibli, se fit faire aussitôt une litière, dans laquelle on l'établit, et où il demeura toujours fort agité. On continua cependant à marcher ; on traversa en partie le désert qui sépare l'Egypte de la Syrie, et l'on arriva à Laris, ville antique, située suc les bords de la mer, et chef-lieu de ces vastes solitudes. Le roi, vaincu par son mal, fut bientôt à toute extrémité, et mourut dans cette ville. Ses légions en deuil, et ne pouvant presque s'avancer, tant elles étaient accablées de douleur, transportèrent son corps à Jérusalem. On le fit entrer dans la ville le dimanche qu'on appelle des Rameaux, en passant par la vallée de Josaphat, dans laquelle le peuple s'était rassemblé, selon sa coutume, pour célébrer ce jour de fête. Le roi fut enseveli avec la magnificence qui convenait à son rang, à côté de son frère, en dessous du Calvaire, et sur l'emplacement appelé Golgotha. Il mourut l'an onze cent dix-huit de l'incarnation du Seigneur et la dix-huitième année de son règne.