[2,0] LIVRE SECOND. [2,1] CHAPITRE PREMIER La sainte Écriture est exposée aux yeux de notre âme comme un miroir, afin que nous puissions contempler notre visage intérieur : car c'est là que nous voyons ce qu'il y a en nous de laid ou de beau; c'est là que nous reconnaissons quel est notre avancement dans la vertu, ou combien nous sommes éloignés d'y avoir fait aucun progrès. Elle représente aussi les bonnes actions des saints, pour exciter les imparfaits à les imiter, et, en décrivant leurs faits glorieux, elle fortifie notre faiblesse contre les assauts des vices; en sorte que notre âme a d'autant moins de sujet de craindre dans cette guerre, qu'elle voit devant ses yeux les triomphes de tant de grands hommes. Mais l'Écriture sacrée ne se contente pas de nous apprendre les vertus des saints ; elle nous découvre aussi quelquefois leurs fautes, afin que, nous représentant dans leurs victoires ce que nous avons à imiter, elle nous fasse aussi connaître dans leurs chutes ce que nous avons à craindre. Car si nous voyons ici un Job sanctifié par une infinité de tentations et d'épreuves, nous voyons ailleurs un David vaincu par une seule tentation; de sorte que si d'une part la vertu des grands personnages qui nous ont précédés doit animer notre espérance, de l'autre leurs chutes doivent nous armer de la précaution de l'humilité, afin que pendant que nous sentons quelques élèvements dans la joie, nous soyons retenus dans l'humilité par la crainte; et que notre âme étant d'une part fortifiée par la confiance d'un saint espoir et de l'autre mortifié par l'humiliation d'une crainte salutaire, elle ne s'élève pas par un excès de témérité, abattue qu'elle est par la terreur de leurs chutes, ni ne désespère pas par un excès d'appréhension, relevée qu'elle est par la certitude de l'espérance que lui inspire l'exemple de leurs vertus. [2,2] EXPOSITION DU SENS LITTÉRAL. CHAPITRE II. Or, les fils de Dieu vinrent un jour se présenter devant le Seigneur, et Satan vint aussi au milieu d'eux. Il faut remarquer ici comment l'Écriture, dès le commencement de ses narrations, marque par de certaines circonstances les événements des choses. Car elle nous signifie quelquefois ce qui doit en arriver par la situation des lieux, quelquefois par la posture des corps, quelquefois par la disposition de l'air et quelquefois par la qualité du temps. Elle nous exprime la nature et les événements des choses par la situation des lieux, comme lorsque, parlant du peuple d'Israël, elle dit qu'il ne put entendre les Paroles de Dieu sur la montagne, qu'il ne les reçut que dans la plaine. Car l'Ecriture veut nous faire concevoir par ces paroles quelle devait être ensuite l'imperfection de ce peuple, qui n'eut pas le courage de s'élever aux choses sublimes, mais qui se laissa lâchement aller à la bassesse d'une vie molle et efféminée. Elle nous prédit les choses futures par la posture des corps, lorsqu'elle remarque dans les Actes des apôtres que quand saint Étienne vit Jésus à la droite de Dieu son Père, il L'y vit debout; car c'est la posture d'une personne qui combat pour le secours de quelqu'un; de sorte que c'est avec beaucoup de raison que ce saint martyr, recevant les effets de l'Assistance de Jésus Christ dans le fort de son combat, L'aperçoit debout. Elle nous exprime encore l'événement des choses par la disposition de l'air, lorsque l'Évangéliste, voulant marquer que nul des Juifs ne croirait à la Prédication de Jésus Christ, dit d'abord que c'était l'hiver. Car il est écrit ailleurs que parce que l'iniquité se sera accrue, la charité du plus grand nombre se refroidira. C'est pourquoi l'Ecriture a pris soin de marquer ici le temps de l'hiver, pour nous donner à entendre que le froid de la malice possédait alors le coeur des auditeurs de notre Seigneur. Il est aussi marqué d'abord, avant la mention de l'infidélité de saint Pierre, que parce qu'il faisait froid, il se chauffait auprès du feu; car cet apôtre, ayant déjà laissé refroidir en son coeur la chaleur de la charité, se réchauffait, pour ainsi dire, dans l'amour de la vie présente. Comme si sa faiblesse eût pu recevoir quelque nouvelle vigueur, du feu de ceux qui persécutaient si cruellement Jésus Christ. L'Écriture nous prédit encore les événements des choses par la qualité du temps, comme lorsque, voulant marquer que la perfidie de Judas était sans retour, elle marque qu'il était nuit quand ce misérable sortit pour l'exécuter. C'est pourquoi il est dit à ce malheureux, qui ne pensait qu'à amasser sans cesse de nouveaux biens : Cette nuit même ton âme te sera redemandée. Car c'est durant la nuit et non durant le jour que l'âme qui doit être conduite aux ténèbres est redemandée. C'est pour cette même raison qu'il est dit de Salomon, qui ne devait pas persévérer dans la sagesse, que ce fut seulement en songe, durant la nuit qu'il la reçut. Et c'est encore pour le même sujet qu'il est marqué que ce fut à midi que les anges vinrent trouver Abraham, mais que ce ne fut que sur le soir qu'ils descendirent pour punir Sodome. Ainsi, parce que la tentation de Job devait être couronnée par sa victoire, il est dit qu'elle commença le jour. [2,3] CHAPITRE III. Or un jour que les enfants de Dieu étaient venus pour se présenter devant le Seigneur, Satan se trouva aussi avec eux. Qui sont ces enfants de Dieu, sinon les anges élus ? Néanmoins, comme il est constant que ces bienheureux esprits servent toujours en la Présence du Seigneur, il faut examiner ici d'où ils pouvaient venir pour paraître devant sa divine Majesté. Car la Vérité même parle ainsi dans l'évangile : Leurs anges dans le ciel voient continuellement la Face de mon Père qui est dans les cieux. (Mt 18,10) Et voici ce qu'en dit un prophète : Mille milliers Le servaient, et dix mille millions se tenaient en sa Présence. (Dan 7,10) Puis donc qu'il est vrai qu'ils Le voient toujours et qu'ils se tiennent continuellement en sa Présence, il faut examiner ici d'où peuvent venir à lui ceux qui ne s'en éloignent jamais. Saint Paul en parle de cette sorte : Ne sont-ils pas tous des esprits au service de Dieu, envoyés pour exercer un ministère en faveur de ceux qui doivent hériter du salut ? (Heb 1,14) Connaissant qu'ils sont envoyés, nous connaissons facilement d'où ils viennent : mais ce n'est qu'ajouter une question à une autre, et en voulant délier un noeud, en faire un nouveau. Car comment peuvent-ils se tenir continuellement devant Dieu et Le contempler sans cesse, s'ils sont envoyés en commissions extérieures pour notre salut ? Cette question ne sera pas néanmoins fort difficile à résoudre, si l'on considère bien quelle est la subtilité et l'excellence de la nature angélique. Car les anges ne s'éloignent jamais de la Présence de Dieu jusqu'à être privés de la joie de Le contempler intérieurement; puisque s'ils perdaient la vue bienheureuse de leur Créateur lorsqu'Il les envoie, ils seraient incapables de relever ceux qui sont tombés, et d'annoncer la vérité à ceux qui l'ignorent; et il ne leur serait pas possible de répandre sur les aveugles cette lumière, qu'ils auraient perdue, en s'éloignant de Celui qui en est la source. Ainsi la nature des anges est différente de la nôtre, en ce que nous sommes renfermés dans un espace limité et resserrés dans les étroites bornes de l'aveuglement et de l'ignorance; mais les esprits angéliques, quoique contenus en un lieu, sont néanmoins incomparablement plus étendus que les nôtres par la sublimité de leurs connaissances. Car en puisant dans la Source même de la science, ils connaissent beaucoup plus parfaitement les choses intérieures et extérieures. Et en effet, parmi celles que des créatures peuvent connaître, y en a-t-il une inconnue à ceux qui connaissent Celui même qui connaît tout ? Cependant, quoique leur science soit fort vaste et fort étendue en comparaison de la nôtre, elle est néanmoins fort bornée en comparaison de celle de Dieu. De même aussi, quoique leurs esprits, si on les compare à nos corps, soient de vrais esprits, on peut dire que ce ne sont que comme des corps, si on les compare à l'Esprit immense et suprême. Ils se tiennent donc en la Présence de Dieu, en même temps qu'Il les envoie, parce qu'en ce qu'ils sont renfermés en un espace certain et ne sont pas en tous lieux, il est vrai de dire qu'ils partent et qu'ils s'éloignent; mais en ce que Dieu leur est toujours intérieurement présent, il n'est pas moins vrai qu'ils ne s'éloignent jamais. Ainsi ils voient toujours le divin Visage de leur Créateur, et ils ne laissent pas de venir à nous; parce qu'ils sortent pour cela du ciel selon leur Présence locale, et cependant ils conservent toujours en eux-mêmes par une contemplation intérieure le Dieu du ciel, d'auprès duquel ils étaient partis. Disons donc hardiment que les enfants de Dieu étaient venus pour se présenter devant le Seigneur, puisque ces esprits bienheureux retournent à Dieu, duquel ils ne s'étaient jamais séparés de pensées et d'entendement. [2,4] CHAPITRE IV. Or Satan se trouva aussi avec eux. L'on peut demander ici comment il peut se faire que Satan se rencontre parmi les saints anges, lui qui, en punition de son orgueil, a été séparé il y a longtemps de leur bienheureux partage. Mais c'est avec raison que l'Ecriture dit qu'il se trouva avec eux, parce que, encore qu'il ait perdu la béatitude, il a néanmoins toujours retenu la même nature; et si la corruption du péché le rabaisse et l'avilit, la subtilité et l'excellence de sa nature l'ennoblit et le relève. Ainsi il est dit que Satan se trouva parmi les enfants de Dieu, parce que des mêmes regards dont Dieu tout-puissant considère tous les êtres spirituels, Il voit aussi Satan dans le rang des natures les plus subtiles et les plus excellentes, l'Ecriture nous témoignant que les Yeux du Seigneur sont en tout lieu, observant les méchants et les bons. Mais ce qui est dit ici, que Satan se présenta aussi devant le Seigneur, forme une assez grande difficulté. Car il est écrit ailleurs : Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu. Comment donc Satan, qui ne saurait avoir le coeur pur, peut-il avoir été devant le Seigneur pour Le contempler ? Mais il faut remarquer qu'il est seulement écrit que Satan se trouva devant le Seigneur, et non qu'il Le contempla. Car il ne se présenta devant la Majesté divine que pour en être vu et non pour La voir; il parut en la Présence de Dieu, mais Dieu ne parut pas en la sienne; et comme un aveugle qui est au soleil est bien éclairé de ses rayons, mais il ne voit nullement le soleil qui l'éclaire de sa lumière, de même Satan se trouva parmi les saints anges en la Présence de Dieu, parce que la Puissance divine qui pénètre toutes choses vit l'esprit impur, qui ne pouvait la voir, de sorte que si ceux même qui s'efforcent de fuir Dieu ne peuvent jamais se cacher à la vivacité de ses Regards, il ne faut pas s'étonner que Satan, en étant absent par l'éloignement de sa volonté corrompue, ne laissât pas de se trouver devant la Majesté infinie, à qui toutes les créatures sont présentes. Et le Seigneur lui dit : D'où viens-tu ? Pourquoi, lorsque les anges élus se présentent devant Dieu, ne leur dit-il pas : D'où venez-vous ? - et qu'Il le dit à Satan ? Nous ne demandons que les choses qui ne nous sont pas connues. Or, pour Dieu, ne pas savoir, c'est réprouver. D'où vient qu'Il dira aux réprouvés à la fin du monde : Je ne sais d'où vous êtes; retirez- vous de Moi, vous tous, ouvriers d'iniquité. (Lc 13,27) De même que l'on dit d'un homme qui est véritable qu'il ne sait pas mentir, c'est-à-dire qu'il ne se laisse pas aller au mensonge; non pas qu'il ne sût bien mentir s'il voulait le faire, mais parce que l'amour de la vérité l'empêche à jamais de dire quoi que ce soit de faux. Que signifie donc dire à Satan : D'où viens- tu ? sinon réprouver ses voies et condamner ses actions comme si elles Lui étaient inconnues ? Ainsi la Lumière de la vérité ignore les ténèbres, qu'elle réprouve; et parce qu'Elle condamne par un très équitable jugement toutes les oeuvres de Satan, il est marqué qu'Elle s'en enquiert, comme si Elle ne les savait pas. C'est pour cela que le Créateur dit à Adam après son péché : Adam, où es-tu ? Car sa Connaissance étant infinie, Il n'ignorait pas en quel lieu son serviteur s'était retiré pour se cacher; mais parce qu'Il le vit tomber dans le péché et ensuite se cacher sous le péché, comme pour éviter les regards de la Vérité, Il improuva les ténèbres d'un si funeste égarement. Et comme s'il n'eût pas su où était ce premier pécheur, Il l'appelle et lui demande : Adam, où es-tu ?. En l'appelant, Il fait connaître qu'Il l'appelle à la pénitence ; et en s'enquérant du lieu où il est, Il témoigne qu'Il ne connaît point les pécheurs qui méritent d'être condamnés. Ainsi le Seigneur n'appelle point Satan, mais Il lui demande seulement : D'où viens-tu ? Parce que Dieu ne rappellera jamais les anges apostats à la pénitence; mais Il condamne pour toujours leurs voies orgueilleuses, comme ne les connaissant pas. Lors donc que Dieu interroge Satan sur ses voies, Il n'en use pas de même à l'égard des anges élus, parce que leurs actions sont d'autant plus clairement connues de Lui que c'est Lui-même qui les conduit et qui les gouverne. Et comme ces bienheureux esprits sont entièrement soumis à sa Volonté suprême, ils sont d'autant moins méconnus de Lui que l'oeil de son Approbation les rend continuellement présents devant sa Majesté souveraine. Et Satan répondit au Seigneur : De faire le tour de la terre et de m'y promener. Faire le tour d'une chose signifie d'ordinaire l'inquiétude et la difficulté du travail. Satan se peine donc et se tourmente à faire le tour de la terre, parce qu'il n'a pu demeurer en repos dans le ciel où il avait été mis. Et en disant non qu'il a volé, mais qu'il s'est promené sur la terre, il fait connaître quel est le poids de son péché, qui l'entraîne en bas. Ainsi en marchant il tourne autour de la terre, parce que, étant tombé du vol élevé de cette puissance spirituelle que Dieu lui avait conférée, il se trouve comme accablé sous la pesanteur de sa malice, et réduit à se peiner et se tourmenter au-dehors par de vains et laborieux circuits. C'est pourquoi David, parlant de ses membres, dit que les impies marchent en tournant; parce que, méprisant la recherche des choses intérieures, ils se fatiguent et travaillent inutilement à la poursuite des extérieures. [2,5] CHAPITRE V. Le Seigneur dit à Satan : As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n'y a personne comme lui sur la terre; c'est un homme intègre et droit, craignant Dieu, et se détournant du mal. Comme nous avons ci-devant examiné en particulier toutes ces louanges que Dieu donne au bienheureux Job, il n'est pas à propos de les répéter ici; de crainte qu'en rebattant ce que nous avons déjà expliqué, nous différions trop longtemps à venir aux choses qui n'ont pas encore été expliquées. Nous avons donc à considérer ici soigneusement ce que veut nous signifier l'Écriture, quand elle dit que le Seigneur parla à Satan, ou que Satan répondit au Seigneur. Car la manière dont ils parlèrent et une chose à examiner. Parce qu'en Dieu qui est l'Esprit suprême et qui ne peut être renfermé en aucun lieu, ni limité par aucunes bornes, et dans Satan, qui est d'une nature sans chair et sans corps, la parole ne peut pas être formée comme dans l'homme, par un souffle modéré qui passe de l'estomac par l'organe de la gorge pour rendre le son de la voix. Ainsi, afin d'exprimer comment une nature incompréhensible parle à une nature invisible, il est nécessaire que notre esprit, s'élevant au-dessus des manières ordinaires de former des paroles corporelles, passe à ces voies sublimes et inconnues de parler intérieurement. Et en effet, lorsque nous voulons exprimer à l'extérieur ce que nous pensons au-dedans de l'âme, nous le poussons au-dehors par l'organe de notre corps et le son de notre voix. Car aux yeux des autres, nous sommes cachés au-dedans de l'âme comme derrière la muraille de notre corps; de sorte que, quand nous voulons nous faire connaître, nous sortons au-dehors comme par la porte de notre langue, pour découvrir quels nous sommes intérieurement. Mais la nature spirituelle n'est pas ainsi composée de la double substance du corps et de l'esprit. Il faut aussi remarquer que cette nature incorporelle n'a pas toujours une même manière de parler. Car Dieu parle aux anges d'une autre façon que les anges ne parlent à Dieu; Il parle aux âmes des saints autrement que ces âmes ne Lui parlent; Il parle aux démons d'une autre manière que les démons ne parlent à Dieu. Parce que, n'y ayant rien de corporel dans la nature spirituelle, qui fasse obstacle à son action, Dieu parle aux saints anges en découvrant à leur coeur les choses invisibles qu'Il veut leur faire connaître, en sorte que, pour ainsi dire, ils lisent toutes les choses qu'ils doivent faire dans la contemplation de la même vérité. Et la joie ineffable qui leur est communiquée dans cette contemplation divine est comme une parole de commandement, qu'ils reçoivent de la part du Créateur. Ainsi, ce qui est inspiré de Dieu à ces bienheureux contemplateurs dans cette vue béatifique est comme un discours véhément qui se fait entendre à des auditeurs pleins d'attention. C'est pourquoi lorsque Dieu répand dans leurs coeurs l'esprit de vengeance et de châtiment contre les hommes superbes, il leur dit : Venez, descendons à cette tour, et confondons-y leur langage. (Gen 11,7) Il dit : Venez à ceux qui étaient en sa Présence; parce que c'est croître toujours dans la contemplation divine que de n'y point diminuer : et ne s'en éloigner jamais de coeur, c'est aller sans cesse à Dieu comme par un mouvement stable et permanent. Il leur dit aussi : Descendons à cette tour et confondons-y leur langage. Car les anges montent, en ce qu'ils contemplent leur Créateur, et ils descendent en ce qu'ils punissent par de rigoureux châtiments les créatures qui veulent s'élever dans des choses illégitimes. Ainsi, pour Dieu, dire aux saints anges : descendons et confondons leur langage, ce n'est autre chose que leur faire voir en Lui- même ce qu'ils doivent faire pour bien agir, et inspirer secrètement à leurs esprits, par la vertu de cette vue inférieure, les jugements de sa Justice, qu'ils doivent exécuter sur ses créatures. Les anges parlent d'une autre manière, selon ces paroles que saint Jean leur fait dire dans l'Apocalypse : L'Agneau qui a été tué est digne de recevoir la puissance, la divinité et la sagesse. (Apo 5,12) Car les voix des anges ne sont autre chose que les transports de louanges que leur inspire l'admiration des Beautés de leur Créateur, dans cette vue intellectuelle, dont ils sont sans cesse occupés. Ainsi, être épouvanté des miracles incompréhensibles de sa divine Puissance, c'est les dire et les publier, parce que les mouvements, que la profonde vénération qu'ils ont pour Dieu excite en leur coeur, sont comme des voix éclatantes aux divines Oreilles de l'Esprit immense. Et ces voix s'expliquent comme par des paroles distinctes et articulées, lorsqu'Il leur fait connaître intérieurement sa Volonté dans leur divine contemplation. Et les anges parlent à Dieu, lorsque, haussant leur vue au-dessus d'eux-mêmes, ils s'élèvent vers Lui par des transports ineffables de louange et d'étonnement. [2,6] CHAPITRE VI. Dieu parle aux âmes des saints d'une autre manière que ces âmes saintes ne Lui parlent. C'est pourquoi il est dit dans l'Apocalypse de saint Jean : Je vis sous l'autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la Parole de Dieu et à cause du témoignage qu'ils avaient rendu. Ils crièrent d'une voix forte, en disant : Jusques à quand, Maître saint et véritable, tardes-Tu à juger, et à tirer vengeance de notre sang sur les habitants de la terre ? (Apo 6,10) Et saint Jean ajoute ensuite : Une robe blanche fut donnée à chacun d'eux ; et il leur fut dit de se tenir en repos quelque temps encore, jusqu'à ce que fût complet le nombre de leurs compagnons de service et de leurs frères qui devaient être mis à mort comme eux. Car quelle est cette demande de vengeance que font à Dieu les âmes des saints, sinon le désir du dernier jugement et de la résurrection des corps qui sont morts ? Et en effet, cette grande clameur n'est autre chose que leur grand désir; parce que chacun crie d'autant moins qu'il désire moins, et il élève sa voix aux Oreilles de l'Esprit divin d'autant plus fort qu'il désire plus fort Le posséder. Ainsi les désirs des âmes sont leurs paroles, selon le témoignage du prophète lorsqu'il dit : Ton oreille a été attentive au désir de leurs coeurs. Mais parce que l'esprit de celui qui demande est d'ordinaire touché d'une autre manière que l'esprit de celui à qui l'on demande, et que d'ailleurs les âmes des saints, étant très étroitement unies à Dieu et comme cachées dans le Sein de la Divinité même, se reposent heureusement dans cette union, il y a sujet de s'étonner comment il est dit qu'elles demandent, puisqu'il est certain qu'elles n'ont point de volonté différente de celle de Dieu; et comment elles désirent d'être vengées, puisqu'il est constant qu'elles n'ignorent ni cette Volonté divine, ni les choses qui doivent arriver. Mais la vérité est que lorsque ces âmes qui reposent heureusement dans le Sein de Dieu Lui demandent quelque chose, ce n'est pas qu'elles désirent rien de contraire à cette souveraine Volonté, qu'elles considèrent sans cesse; mais plus elles sont étroitement unies d'esprit à leur Créateur, plus elles en reçoivent de lumière pour Lui demander ce qu'elles savent qu'Il désire de faire. C'est donc ce breuvage même qu'elles boivent en Dieu, qui les altère de Dieu, et par une voie qui nous est maintenant incompréhensible, la même nourriture dont elles sont affamées lorsqu'elles la demandent les rassasie lorsqu'elles la savourent par l'avant-goût de leur prescience. Ainsi elles auraient effectivement une volonté contraire à la Volonté divine si elles ne demandaient ce qu'elles voient que Dieu désire, et elles seraient moins étroitement unies à Lui si elles Le pressaient par des désirs moins ardents, pour en obtenir ce qu'Il veut donner. Aussi Dieu leur répond-il : Tenez-vous en repos quelque temps encore, jusqu'à ce que fût complet le nombre de vos compagnons de service et de vos frères qui devaient être mis à mort comme eux. Dire aux âmes des saints qui souhaitent la résurrection : Tenez-vous en repos quelque temps encore, c'est les faire respirer un peu dans l'ardeur brûlante de leurs désirs, par la consolation que leur communique la vue anticipée du bien qu'elles attendent; en sorte que la voix de ces âmes saintes n'est autre chose que leur désir plein d'amour et la Réponse de Dieu, la confirmation qu'Il leur donne dans l'impatience de leur désirs, de la certitude de la récompense. De sorte que cette réponse que Dieu fait à ces âmes saintes d'attendre le reste de leurs frères n'est autre chose que la Grâce de la patience qu'Il leur communique, pour leur faire attendre avec moins de peine ce retardement, afin que pendant qu'elles souhaitent la résurrection de la chair, elles se réjouissent entre elles de l'augmentation du nombre de leurs frères, qui doivent bientôt leur être réunis. [2,7] CHAPITRE VII. Dieu parle aussi autrement au démon que le démon ne Lui parle. Car pour Dieu, parler au démon n'est autre chose que châtier ses voies et ses oeuvres par la sévérité d'une secrète punition : ainsi qu'il est marqué ici, Dieu lui dit : D'où viens-tu ? Et pour le démon, répondre à Dieu, c'est ne pouvoir rien cacher à la Majesté toute-puissante de son Créateur. C'est pourquoi il dit : De parcourir la terre et de m'y promener. Et en effet, savoir qu'il ne peut cacher aucune de ses actions à la Vue de Dieu, c'est pour le démon la même chose que de dire tout ce qu'il a fait. Or il faut remarquer, ainsi que nous l'apprenons ici, que Dieu parle en quatre manières au démon, et que le démon Lui répond en trois manières. Dieu parle en quatre manières au démon, lorsqu'Il le reprend de ses injustices; qu'Il propose contre lui la justice de ses élus; qu'Il lui permet de tenter leur innocence; et que quelquefois Il lui défend d'avoir la hardiesse de les tenter. Dieu reprend l'injustice de ses voies lorsqu'Il lui dit : D'où viens-tu ?. Il lui met devant les yeux pour sa plus grande condamnation la justice de ses élus lorsqu'Il lui dit : As-tu remarqué mon serviteur Job? Il n'y a personne comme lui sur la terre. Il lui permet de tenter l'innocence de ses serviteurs lorsqu'Il lui dit : Voici, tout ce qui lui appartient, Je te le livre ; et enfin Il lui défend de les tenter lorsqu'Il dit : seulement, ne porte pas la main sur lui. Et le diable parle à Dieu en trois manières, à savoir lorsqu'il Lui expose ses actions, ou qu'il accuse l'innocence de ses élus par de faux crimes, ou qu'il demande la permission de les tenter. Il expose ses actions aux Yeux de Dieu, quand il dit : De parcourir la terre et de m'y promener. Il accuse l'innocence de ses élus, quand il dit : Ne l'as-Tu pas protégé, lui, sa maison, et tout ce qui est à lui? Tu as béni l'oeuvre de ses mains, et ses troupeaux couvrent le pays. Et il demande la liberté de tenter leur innocence, quand il dit : Mais étends ta Main, touche à tout ce qui lui appartient, et Tu verras s'il ne Te maudit pas en face. Mais ainsi que nous l'avons déjà remarqué, pour Dieu, dire : D'où viens-tu ? n'est autre chose que de reprendre par la sévérité de sa Justice ses voies dépravées. Dire : As-tu remarqué mon serviteur Job? Il n'y a personne comme lui sur la terre; est le même que de justifier ses élus et les élever à un si haut point de gloire, que l'ange apostat puisse leur porter envie. Dire : Voici, tout ce qui lui appartient, Je te le livre ; est le même que laisser en cela agir les efforts de sa malice contre les fidèles pour les éprouver. Dire : seulement, ne porte pas la main sur lui; est le même que de modérer la violence de la tentation. Et pour le démon, dire : De parcourir la terre et de m'y promener; est la même chose que de ne pouvoir cacher aux Yeux invisibles de la divine Majesté l'industrie et l'application qu'il a pour faire le mal. Dire : Est-ce d'une manière désintéressée que Job craint Dieu ? c'est le même que fouiller les plus secrets replis du coeur des élus, pour y trouver prétextes d'en dire du mal; de porter envie à leurs avantages spirituels; et en se laissant emporter à ce lâche mouvement, rechercher de vains sujets de blâmer leur vie. Et enfin dire : Mais étends ta Main, touche à tout ce qui lui appartient; est le même que de brûler de rage et de fureur contre les bons pour les affliger. Car plus l'envie du démon le porte à persécuter et tenter les élus, plus il travaille à les éprouver. Mais après nous être un peu détournés de notre sujet principal, pour expliquer ces différentes manières de parler intérieurement, il faut retourner à la suite de l'exposition de notre texte qui avait été interrompu. [2,8] CHAPITRE VIII. As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n'y a personne comme lui sur la terre; c'est un homme intègre et droit, craignant Dieu, et se détournant du mal. Nous avons déjà remarqué ci-devant que ce ne fut pas tant à Job qu'à Dieu même que le démon s'attaqua; que ce bienheureux affligé fut entre Dieu et le démon comme la matière de leur combat; et que s'il avait péché dans ses paroles, il faudrait conclure ce que l'on ne peut penser sans crime : que Dieu même Se serait trompé dans les avances qu'Il avait faites en faveur de ce saint homme. Car il est à remarquer que le diable ne fut pas le premier à demander à Dieu la liberté de tenter Job, mais que ce fut Dieu Lui-même qui commença le premier à louer Job au mépris du diable. Or Dieu n'eût pas ainsi exposé son serviteur s'II n'eût été bien assuré de sa constance et de sa fermeté dans la justice; et après avoir allumé contre lui, par tant de louanges, le feu de l'envie dans l'esprit du tentateur, Il ne l'eût pas ainsi abandonné à la tentation pour le voir périr. Mais lorsque l'ancien ennemi des hommes ne trouve point de mal en nous pour nous accuser, il s'efforce de convertir en mal le bien même. Quand il est vaincu par nos bonnes oeuvres, il examine nos paroles, et quand il ne peut trouver de prétexte d'accusation dans nos paroles, il va fouiller jusque dans le fond de notre coeur pour en noircir l'intention, afin de persuader à notre Juge que nos bonnes actions ne sont pas faites par un bon principe, et qu'ainsi elles ne méritent nullement qu'Il les considère. Ainsi, voyant que les fruits de vertu, dont ce bon arbre était chargé dans son été, étaient verts et bien nourris, il cherche le moyen de mettre comme des vers à ses racines, pour les ronger. C'est pourquoi il dit à Dieu : Est-ce d'une manière désintéressée que Job craint Dieu ? Ne l'as-Tu pas protégé, lui, sa maison, et tout ce qui est à lui ? Tu as béni l'oeuvre de ses mains, et ses troupeaux couvrent le pays. Comme si le démon disait clairement : Faut-il s'étonner qu'un homme, qui reçoit sur la terre tant de faveurs de ta Libéralité, vive, pour cette considération, dans la justice et dans l'innocence ? Mais il serait véritablement innocent et juste s'il vivait de même dans l'affliction. Pourquoi donc considérer comme quelque grand et vertueux personnage celui dont toutes les actions sont accompagnées de leur récompense et comblées de l'affluence de tant de biens ? Ainsi, cet artificieux adversaire, voyant que le saint homme Job avait si vertueusement vécu pendant sa prospérité, s'efforce de le perdre dans l'Esprit de son divin Juge par la considération de l'adversité. C'est pourquoi l'ange dit dans l'Apocalypse : Il a été précipité, l'accusateur de nos frères, celui qui les accusait devant notre Dieu jour et nuit. (Apo 12,10) L'Écriture sainte marque souvent la prospérité par le jour et l'adversité par la nuit. Ainsi, il est dit que le démon ne cesse d'accuser jour et nuit, parce qu'il s'efforce de nous noircir devant Dieu, tantôt dans la prospérité et tantôt dans l'adversité. Il nous accuse durant le jour, quand il fait connaître que nous usons mal de notre bonheur; et il nous accuse durant la nuit, quand il montre que nous ne sommes point patients dans le malheur. Comme donc le bienheureux Job n'avait point encore ressenti les fléaux de Dieu, le démon n'avait point encore de matière de l'accuser durant la nuit. Et parce que Job avait témoigné beaucoup de vertu durant la prospérité, le démon veut faire croire que ce n'était qu'en considération de ces avantages temporels qu'il avait ainsi bien vécu; s'efforçant de persuader par une fausse et artificieuse supposition qu'il n'usait pas de son bien pour le service du Seigneur, mais qu'il servait le Seigneur pour avoir du bien. Car il y en a quelques-uns qui n'usent des choses du monde que pour les nécessités de la vie présente, afin de jouir de Dieu. Et il y en a plusieurs qui, pour jouir des choses du monde, n'usent et ne s'acquittent que comme en passant des choses de Dieu. Ainsi, le démon s'imagine que, en étalant aux Yeux de son Créateur les biens que sa Libéralité répandait sur Job, il affaiblira les bonnes oeuvres de cet ouvrier fidèle et laborieux; de sorte que, ne pouvant reprendre les actions de sa vie, il veut au moins censurer les pensées de son esprit en supposant faussement qu'il n'a pas servi Dieu par amour pour Lui, mais que le seul désir de jouir d'une félicité temporelle l'a fait vivre dans l'innocence et dans la vertu. Ainsi le démon, ignorant les forces du bienheureux Job, et sachant que dans tous les hommes la plus rude épreuve est celle de l'adversité, il entreprend de le tenter par cette voie, afin que celui qui avait marché d'un pas assuré durant le jour de la prospérité et de la fortune trébuchât durant la nuit de l'adversité et du malheur et fût terrassé par l'effort de l'impatience aux Yeux de Dieu même, qui avait si avantageusement fait son éloge. [2,9] CHAPITRE IX. Mais étends ta Main, touche à tout ce qui lui appartient, et Tu verras s'il ne Te maudit pas en face. Quand Satan désire si ardemment de tenter le saint homme Job, et que néanmoins il dit au Seigneur qu'Il devrait étendre son Bras pour l'affliger, c'est une chose digne de remarque, qu'il ne s'attribue point cette puissance, lui qui de toutes les créatures s'est toujours élevé contre le Créateur avec orgueil. Car le démon n'ignore pas que de lui-même il n'a aucun pouvoir d'agir, puisqu'il ne subsiste pas seulement de soi-même selon sa nature spirituelle. C'est pourquoi cette légion de démons, qui était dans le corps d'un possédé, dit à Jésus Christ dans l'évangile : Si Tu nous chasses, envoie- nous dans ce troupeau de pourceaux. De sorte qu'il n'y a nul sujet de s'étonner que celui qui n'avait pas seulement la liberté d'entrer de lui-même dans les moindres des animaux, ne pût, sans permission de son Créateur, toucher à la maison d'un saint homme. Or il faut remarquer que la volonté de Satan est toujours injuste, mais que la puissance qui lui est donnée ne l'est jamais. Parce que Dieu ne lui permet qu'avec équité d'exécuter ce qu'il désire avec injustice. D'où vient qu'il est dit dans le Livre des Rois que Saül fut agité par un mauvais esprit venant du Seigneur. Voilà un même esprit qui est tout ensemble appelé mauvais et du Seigneur. Car c'est l'esprit venant du Seigneur, à cause de la permission qu'il reçoit de sa Puissance divine, qui est toujours juste; et c'est un esprit méchant, par le désir d'une volonté toujours injuste. Il n'y a donc pas sujet de craindre celui qui ne peut rien qu'on ne lui permette. Et il ne faut appréhender que cette seule Puissance qui, en lâchant la bride à notre ennemi, fait servir son injuste volonté à l'exécution de ses justes Jugements. Or il est remarquable que Satan ici demande seulement à Dieu d'étendre un peu sa Main sur Job, parce que ce n'est que des choses extérieures dont il poursuit la ruine. Car il croit faire peu de chose s'il ne blesse l'âme, et si, l'arrêtant par des plaies mortelles, il ne l'empêche d'arriver à cette céleste patrie, loin de laquelle ce malheureux, étant percé des traits de son ancien orgueil, demeure abattu et dans l'impuissance de jamais se relever. Mais que signifient ces paroles : et Tu verras s'il ne Te maudit pas en face ? Car nous regardons ce que nous aimons, et nous détournons notre visage des choses que nous n'aimons pas. Qu'est-ce donc que la Face de Dieu, sinon le regard de sa Grâce ? Ainsi, Satan dit : étends ta Main, touche à tout ce qui lui appartient, et Tu verras s'il ne Te maudit pas en face; comme s'il disait en termes clairs : Ôte-lui ce que Tu lui as donné, parce que s'il perd les choses temporelles qu'il a reçues de ta Bonté, il ne se mettra plus guère en peine de chercher les regards de ta Grâce; et s'il est une fois privé de ce qui était l'unique objet de ses plaisirs et de son amour, il méprisera tes autres Faveurs en Te maudissant. Mais la Vérité ne Se laisse pas surprendre par ses demandes artificieuses, et Elle accorde à cet ennemi, pour le détromper, ce qu'Elle sait devoir accroître le mérite de son serviteur fidèle. C'est pourquoi le Seigneur dit à Satan : Voici, tout ce qui lui appartient, Je te le livre; seulement, ne porte pas la main sur lui. Il faut remarquer en ces Paroles du Seigneur la sage dispensation de sa Bonté : comment Il permet au démon d'agir et qu'en même temps, Il l'en empêche; comment Il lui lâche la bride et qu'en même temps Il la lui retient. Il y a des choses dans lesquelles Il permet au démon de tenter Job; il y en a dans lesquelles Il lui permet de l'affliger; mais il y en a d'autres auxquelles Il lui défend de toucher. Voici, tout ce qui lui appartient, Je te le livre; seulement, ne porte pas la main sur lui. Il lui abandonne ses biens, mais Il met son corps sous sa divine Protection. Ce n'est pas qu'Il ne le lui livre aussi bientôt après, mais Il ne veut pas permettre à l'ennemi de l'attaquer tout à la fois de tant de manières, de crainte qu'il ne pût résister en même temps à tant d'insultes. Dieu use ainsi envers ses élus lorsqu'ils doivent être attaqués de plusieurs maux, en leur faisant cette faveur si particulière de les partager en divers temps, afin que les afflictions, qui les accableraient si elles survenaient tout à la fois, soient supportables lorsqu'elles n'arrivent que l'une après l'autre. C'est ce qui fait dire à saint Paul : Dieu, qui est fidèle, ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces; mais avec la tentation, Il préparera aussi le moyen d'en sortir, afin que vous puissiez la supporter. (I Cor 10,13-14) David dit aussi à Dieu : Sonde-moi, Seigneur ! éprouve-moi. Comme s'il disait clairement : Examine d'abord mes forces, et ne permets que je sois tenté que selon que Tu auras reconnu l'étendue de mon pouvoir. Ces mêmes Paroles de Dieu : Voici, tout ce qui lui appartient, Je te le livre; seulement, ne porte pas la main sur lui peuvent avoir un autre sens. Car on peut dire que, encore que le Seigneur connût le courage et la valeur de son brave combattant, Il voulait néanmoins partager les combats que lui préparait son ennemi, afin que ce valeureux soldat, qui devait être victorieux en toutes occasions, acquît une gloire d'autant plus illustre, que cet opiniâtre ennemi, ne se rebutant point pour avoir été vaincu, retournait toujours l'attaquer avec de nouvelles forces et une plus grande furie. [2,10] CHAPITRE X. Et Satan se retira de devant la Face du Seigneur. Que veut dire : Satan se retira de devant la Face du Seigneur ? Et où peut-on aller pour être hors de la Présence de Celui qui est partout ? Car c'est pour cela que Lui-même dit dans un Prophète : Ne remplis-Je pas, Moi, les cieux et la terre ? (Jer 23,24) C'est pour cela que la Sagesse divine dit aussi ailleurs : J'ai fait seule tout le tour du ciel. C'est pour cela qu'il est dit de son Esprit saint : L'Esprit du Seigneur remplit tout le globe de la terre. C'est pour cela que le Seigneur dit dans un Prophète : Le ciel est mon trône et la terre est mon marchepied. Et c'est pour cela qu'il est dit de Lui dans le même Prophète : Il mesure les dimensions des cieux avec la paume, (Is 40,12) et renferme les eaux dans le creux de sa Main. Parce qu'Il est tout ensemble intérieur et extérieur au trône sur lequel Il sied; et, en mesurant les cieux avec une paume et renfermant les eaux dans sa Main, Il fait bien voir qu'Il environne extérieurement et de toutes parts les choses qu'Il a créées. Car ce qui enferme est au-dehors de ce qu'il contient au-dedans de soi. Ainsi, par le trône où Il est assis, Il donne à connaître qu'Il est en même temps et au-dedans et au-dessus des créatures. Et par la Main dans laquelle Il contient le monde, Il marque qu'Il est au-dehors et au- dessous. Comme donc qu'Il est au-dedans de tout, au-delà de tout, au- dessus de tout, et au-dessous de tout, Il est supérieur à toutes choses par sa Puissance, Il est inférieur par son Soutien, Il est extérieur par sa Grandeur et Il est intérieur par sa Subtilité et sa Pénétration. Il préside étant au-dessus, Il soutient étant au-dessous, Il environne étant au- dehors, il pénètre étant au-dedans. Et Il n'est pas au-dessus par une partie de sa Substance, ni au-dessous par une autre, ni au-dehors par une autre, ni au-dedans par une autre, mais c'est Le même qui, étant tout entier en tous lieux, préside en soutenant et soutient en présidant, environne en pénétrant et pénètre en environnant. Or en cela même qu'Il préside étant au-dessus, Il soutient aussi étant au-dessous; et en cela même qu'Il environne étant au-dehors, Il remplit étant au-dedans. Comme supérieur, Il gouverne tout sans inquiétude; comme inférieur, Il soutient tout sans travail; comme intérieur, Il pénètre tout sans diminution, comme extérieur, Il environne tout sans extension. Ainsi Il est et au-dessus et au-dessous, sans être contenu en aucun lieu; Il est grand sans S'étendre, Il est subtil sans Se resserrer. Où peut-on donc aller pour sortir hors de Celui qui, n'étant en nul lieu par extension et d'une matière corporelle, est partout par l'immensité d'une nature qui n'a point de bornes ? Mais tant que Satan, étant enchaîné par la Puissance divine, ne peut accomplir ses mauvais désirs, il demeure comme en la Présence de Dieu. Et il en sort lorsque Dieu, lui relâchant ces chaînes secrètes qui le retenaient, lui permet d'accomplir ce qu'il désire. Il sort hors de la Présence du Seigneur, lorsque sa volonté pernicieuse, qui avait été resserrée dans les liens de la Justice divine, a la liberté d'en venir à son effet. Car ainsi que je viens de dire, tant qu'il ne put exécuter ce qu'il voulait, il demeura comme en la Présence du Seigneur; parce que l'ordre de sa Providence suspendait les funestes effets de sa malice. Mais il sortit hors de la Présence de Dieu lorsque, ayant reçu le pouvoir de tenter Job, ses détestables souhaits furent accomplis. [2,11] CHAPITRE XI Un jour que les fils et les filles de Job mangeaient, et buvaient du vin dans la maison de leur frère aîné, il arriva auprès de Job un messager qui dit : Les bœufs labouraient et les ânesses paissaient à côté d'eux ; des Sabéens se sont jetés dessus, les ont enlevés, et ont passé les serviteurs au fil de l'épée. Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle. Il faut remarquer ici quels sont les temps les plus sujets aux tentations. Nous voyons que le démon prend son temps pour tenter Job, quand il voit que ses enfants sont dans les festins : car cet ennemi des hommes ne regarde pas seulement ce qu'il doit faire, mais en quel temps il doit le faire. Et quoiqu'il eût reçu de Dieu le pouvoir de tenter Job, il choisit néanmoins le temps qu'il jugea plus propre pour le vaincre, afin que, par cette circonstance, la Miséricorde divine nous fît connaître que la joie et la bonne chère sont les avant-coureurs de l'affliction. Il faut aussi remarquer avec quelle adresse et quel artifice le démon fait savoir à Job les pertes qui lui arrivent. Car on ne lui dit pas simplement que ses boeufs ont été pris par les Sabéens, mais on ajoute qu'ils labouraient, afin que l'utilité de leur travail et l'espérance d'en recueillir beaucoup de profit augmentassent encore le déplaisir de les perdre. C'est pour cette même raison que, selon le texte grec, les ânesses qui furent aussi enlevées sont dites être pleines, afin que si son esprit n'était pas fort touché de la perte de ces animaux peu considérables, il le fût davantage à cause de leur fécondité. Et parce que les pertes et les adversités de la terre nous frappent l'esprit plus sensiblement quand elles se multiplient et qu'elles sont plus surprenantes et plus imprévues, la mesure de sa douleur alla sans cesse croissant par la manière dont on lui annonça ses malheurs l'un après l'autre. Car l'Écriture ajoute : Il parlait encore, lorsqu'un autre vint et dit : Le feu de Dieu est tombé du ciel, a embrasé les brebis et les serviteurs qui les gardaient, et les a consumés. Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle. Comme si le démon eût appréhendé de ne pouvoir inspirer à Job une douleur assez violente par les pertes dont il l'affligeait, ils s'efforce, par la manière dont il lui en fait dire les nouvelles, de porter son esprit au dernier comble d'affliction et d'impatience. Car il faut observer avec quel artifice il lui fait dire : le feu de Dieu est tombé du ciel; comme s'il lui disait clairement : tu souffres des Châtiments de Celui que tu t'imaginais d'apaiser par tant de sacrifices; tu ressens les effets de la Colère de Celui que tu as tous les jours servi avec tant de soin. Ainsi, en lui donnant à entendre que c'était de ce même Dieu, qu'il avait servi, qu'il recevait toutes ces afflictions, il veut lui persuader qu'il a sujet de s'en offenser, et de s'emporter contre Lui avec excès; afin que, se remettant devant les yeux tous ses services passés, et se persuadant que c'était en vain qu'il avait travaillé de les Lui rendre, il s'emportât dans un orgueil injurieux à son Créateur. Car lorsque l'âme pieuse souffre du mal de la part des hommes, elle va chercher son repos et sa consolation dans la Grâce de son Dieu; et lorsque la tempête des tentations s'émeut contre elle au-dehors, elle cherche à se mettre à couvert et comme à l'abri de l'espérance divine, et se retire promptement dans le port de sa conscience. C'est pourquoi cet ennemi fin et adroit s'efforce d'ébranler tout à la fois la fermeté de l'âme de ce grand saint et par les maux qu'il reçoit de la part des hommes et par ceux qui ne paraissent venir que de Dieu. Il commence par l'irruption des Sabéens, et il ajoute aussitôt la descente du feu de Dieu, afin de lui ôter toute espérance de consolation dans ses maux, en lui faisant voir qu'il avait pour persécuteur Celui-là même qui seul eût été capable de le soutenir dans l'adversité; et qu'ainsi, se voyant, au fort de la tentation, abandonné de tout secours et pressé de toutes parts de tant de maux, il s'emportât contre Dieu avec d'autant plus d'audace, qu'il ne lui restait que le désespoir. Il parlait encore, lorsqu'un autre vint et dit : Des Chaldéens, formés en trois bandes, se sont jetés sur les chameaux, les ont enlevés, et ont passé les serviteurs qui les gardaient au fil de l'épée. Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle. Voilà un nouveau dommage qu'il reçoit de la part des hommes, comme si son premier malheur n'eût pas été suffisant de l'affliger; et de peur aussi que le mal qui lui avait été envoyé du ciel ne le touchât pas assez, en voici un autre qui s'était formé dans l'air : Il parlait encore, lorsqu'un autre vint et dit : Tes fils et tes filles mangeaient, et buvaient du vin dans la maison de leur frère aîné ; et voici, un grand vent est venu de l'autre côté du désert, et a frappé contre les quatre coins de la maison ; elle s'est écroulée sur les jeunes gens, et ils sont morts. Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle. Lorsqu'un homme voit qu'il n'a pas abattu son ennemi par un coup dont il l'a blessé, il lui en porte encore d'autres, jusqu'à ce qu'il lui ait enfin percé le coeur. C'est pourquoi, après avoir annoncé à Job la perte que lui avaient fait souffrir les Sabéens, on lui rapporte les effets de la Vengeance divine, qui avait éclaté contre lui dans ce feu du ciel, qui était tombé sur ses troupeaux; on lui apprend ensuite l'enlèvement de ses chameaux et le meurtre de ses serviteurs par les Chaldéens, et on lui fait voir de nouvelles marques de la Colère du ciel dans l'impétuosité de ce tourbillon qui renversa sur ses enfants la maison où ils étaient en festin. Et en effet, comme personne n'ignore que les éléments ne peuvent se mouvoir sans l'Ordre de Dieu, en lui parlant de la sorte on lui donne secrètement à entendre que Celui-là même a ému contre lui les éléments, qui a permis au démon de les émouvoir. Quoiqu'il soit bien vrai qu'après que Dieu lui en a une fois donné le pouvoir, il peut les troubler pour l'exécution de ses desseins et de sa malice. Et il ne faut pas s'étonner si cet esprit, qui a été précipité du haut des cieux, a encore quelque puissance dans l'air pour y exciter des tempêtes; puisque nous voyons que les hommes, qui sont condamnés aux mines pour y fouiller les métaux, ne laissent pas d'avoir encore l'usage de l'eau et du feu. Le démon, s'efforçant d'ébranler la patience de Job, lui fit premièrement savoir les pertes qu'il lui causait. Il lui en fit savoir plusieurs l'une après l'autre; et il les lui fit savoir d'une manière surprenante. En lui apprenant d'abord le dommage que lui firent souffrir les Sabéens, c'était comme une première blessure, dont il entamait un corps vigoureux et sain; mais quand il frappa de nouveau ce coeur déjà entamé, pour le porter à des paroles d'impatience, ce fut comme ajouter une nouvelle blessure à une ancienne. Or il faut remarquer avec quelle adresse cet artificieux ennemi prend soin de combattre la patience du saint homme Job, en se servant moins de la perte de ses biens, que de l'ordre et la manière dont il la lui fait annoncer. Il a la malice de commencer par les moindres pertes, puis, il continue par les plus grandes, et il garde pour la fin la funeste mort de tous ses enfants; de crainte qu'un si bon père ne contât pour rien la perte de ses possessions temporelles, s'il ne l'apprenait qu'après avoir perdu ses enfants, et qu'il fût peu touché de la privation de ses biens s'ils n'en apprenait la nouvelle qu'après avoir appris celle de leur mort. Parce que, en effet, tous ses biens seraient inutiles si ceux pour qui on les conservait n'étaient plus au monde. Ainsi le démon commence par les moindres maux, pour réserver les plus considérables pour la fin; et en lui apprenant de la sorte toutes ces mauvaises nouvelles l'une après l'autre comme par degrés, il fait trouver place à chaque blessure dans ce coeur abîmé dans l'affliction. Il faut encore remarquer quel est l'artifice dont il se sert en apprenant à Job tant de malheur, tant de fois et avec tant de surprise, afin que, la douleur s'augmentant sans cesse dans son coeur par des disgrâces nouvelles et inopinées, il fût incapable de se contenir et qu'il éclatât par ses blasphèmes avec d'autant plus d'emportement et de chaleur, qu'il aurait été plus outré par des maux si surprenants et si redoublés. [2,12] CHAPITRE XII. J'estime qu'il ne faut pas passer sans quelque réflexion par-dessus cette circonstance, que c'est dans la maison de leur frère aîné que les enfants de Job faisaient festin quand ils furent tous accablés sous ces ruines. Car nous avons ci-devant remarqué que les festins ne se font guère sans quelque péché. Mais pour ne parler que de ce qui nous regarde, il faut savoir que la vie voluptueuse des inférieurs peut être corrigée par l'exemple de la tempérance et de la vertu des supérieurs. Mais quand les personnes élevées en pouvoir et en dignité s'abandonnent eux-mêmes à leurs plaisirs, alors les personnes qui sont moindres lâchent entièrement la bride à leurs passions. Et en effet, qui voudra se contenir dans l'ordre et la discipline, lorsque ceux qui ont l'obligation et le pouvoir d'y contenir tous les autres, s'en relâchent eux- mêmes pour satisfaire tous leurs désirs ? C'est donc lorsque les enfants de Job faisaient festin dans la maison de leur frère aîné, qu'ils périssent malheureusement; parce que le diable reçoit beaucoup plus de pouvoir de nous nuire lorsqu'il voit que ceux qui sont élevés en dignité au-dessus des autres, pour la conservation de la discipline, s'adonnent à la gourmandise et à la crapule. Car il frappe les fidèles qui sont commis à leur conduite avec d'autant plus de facilité et de hardiesse qu'il reconnaît que ceux qui sont établis pour intercéder en faveur de leurs fautes s'abandonnent plus licencieusement à leurs voluptés. Dieu nous garde néanmoins de soupçonner les enfants d'un si grand homme de n'avoir eu pensée de s'inviter les uns les autres que pour satisfaire leur sensualité et leur gourmandise; mais nous pouvons dire hardiment que, encore qu'en ces occasions l'on observe les préceptes de la tempérance avec un soin si exact que l'on ne dépasse point dans son manger les bornes d'une juste nécessité, il est toujours vrai que les sentiments de piété s'émoussent et se ralentissent beaucoup au milieu des festins, et que celui qui croit pouvoir user sans crainte des honnêtes divertissements du monde, ne connaît guère la grandeur du péril où nous exposent les attaques continuelles des tentations. C'est donc en la maison du frère aîné que le démon fait mourir tous les autres enfants de Job; parce que cet ancien ennemi se sert de la négligence des supérieurs comme d'une secrète ouverture pour passer aux inférieurs et les faire périr malheureusement. Mais après avoir examiné par combien de traits ce généreux combattant a été percé par ceux qui lui ont annoncé tant de malheurs, voyons maintenant de quelle manière il s'est maintenu au milieu de tant de blessures. [2,13] CHAPITRE XIII. Alors Job se leva, déchira son manteau, et se rasa la tête; puis, se jetant par terre, il se prosterna devant Dieu. Il y en a qui s'imaginent que la constance véritable, ainsi que l'affectait autrefois la philosophie profane, consiste à ne point sentir la douleur lorsqu'on les maltraite. D'autres ont tant de sensibilité pour le mal que, étant incapables de supporter les grandes douleurs, ils s'emportent aussitôt en des plaintes immodérées et en des paroles de murmure et d'impatience. Mais ceux qui veulent suivre la véritable philosophie doivent marcher entre ces deux vicieuses extrémités. Car l'insensibilité du coeur n'est pas le juste degré de la vraie vertu. Et il y a des membres que le mal rend quelquefois si fort stupides qu'ils ne ressentent même pas la douleur des incisions. D'autre part, c'est sortir des bornes de la vertu que d'avoir une trop grande sensibilité pour les douleurs; parce que quand le coeur est touché d'affliction avec excès, il s'emporte d'ordinaire en des paroles impatientes et injurieuses à la Majesté divine, de sorte que, au lieu de corriger ses péchés par la souffrance des fléaux que Dieu envoie, on les augmente et le multiplie par la manière impatiente dont on reçoit ces châtiments. Un prophète, parlant contre l'insensibilité de ceux qui sont ainsi visités par la Justice divine, dit : Tu les frappes, et ils ne sentent rien; Tu les consumes, et ils ne veulent pas recevoir instruction; ils prennent un visage plus dur que le roc, ils refusent de se convertir. Et David, parlant contre la trop grande faiblesse de ceux qui ne peuvent supporter ces mêmes fléaux de Dieu, dit dans un psaume : Le malheur les entraîne à leur perte. Car ils pourraient bien y subsister s'ils l'enduraient avec constance; mais dans ces situations-là, ils manquent de courage, ils ne peuvent résister à l'affliction et ils tombent dans l'abattement par leur peu de courage et de fermeté. Mais le bienheureux Job, suivant la conduite de la vraie philosophie, s'est maintenu avec un sage et juste tempérament contre ces deux maux; en sorte qu'il n'a ni méprisé ces fléaux de Dieu comme un insensible, ni ne s'est emporté contre la Jugement de Celui qui les lui envoyait, comme une personne impatiente et trop sensible à la douleur. Car après avoir perdu tous ses biens et tous ses enfants, il ne fit autre chose que de se lever, déchirer son manteau, et se raser la tête ; puis, se jetant par terre, se prosterner devant Dieu. L'action de déchirer ses habits et de se raser la tête nous témoigne assez qu'il ressentit de la douleur de ces châtiments. Mais l'action de se prosterner fait voir clairement que malgré l'excès de cette douleur, il ne s'emporta point contre la Justice de Celui qui le châtiait. Ainsi, il ne se montra pas tout à fait insensible dans son malheur, de crainte qu'il ne semblât mépriser Dieu par sa dureté. Il ne s'y montra pas non plus trop sensible, de crainte de pécher en se laissant émouvoir avec excès. Mais parce qu'il y a deux préceptes de charité, l'un pour Dieu et l'autre pour le prochain, afin de s'acquitter de l'amour qu'il devait à son prochain, il témoigna de l'affliction à la perte de ses enfants, et pour ne pas manquer à l'amour de Dieu, il Lui adressa ses prières au plus fort de sa douleur. Il y en a qui ont l'habitude de témoigner de l'amour pour Dieu durant leur prospérité, et qui dans l'adversité aiment beaucoup moins Celui qui les humilie. Mais le bienheureux Job, en faisant paraître à l'extérieur des mouvements d'affliction, témoigna bien qu'il n'était pas insensible aux fléaux que lui envoyait son Père céleste, et en marquant son humilité par ses adorations et par ses prières, il fit bien voir que tous ces châtiments n'étaient pas capables d'effacer de son coeur l'amour véritable qu'il Lui portait. Ainsi, pour ne point témoigner d'orgueil par son insensibilité, il se jeta contre terre, en gémissant sous la pesanteur de tant de fléaux; mais pour faire voir que ces châtiments ne pouvaient le séparer de Celui qui les lui faisait sentir, il ne se prosterna contre terre que pour L'adorer. Les anciens avaient une coutume que ceux qui pour l'ornement de leur corps laissaient pousser leurs cheveux devaient les couper dans le temps de l'affliction; et au contraire, que ceux qui, durant le temps de la prospérité et de la joie, les portaient coupés devaient les laisser pousser dans le temps de l'affliction, en témoignage de leur douleur. C'est pourquoi il n'y a pas lieu de douter que le bienheureux Job ne conservât ses cheveux durant la prospérité, puisqu'il est écrit que, pour marquer son affliction, il les coupa, afin que, pendant que la Justice de Dieu le frappait si rudement de toutes parts, sa pénitence volontaire produisît aussi un changement extérieur en sa personne. [2,14] CHAPITRE XIV. Mais voyons ce que ce saint homme, qui avait été dépouillé de tous ses biens et privé de tous ses enfants, dit, après avoir déchiré ses vêtements, coupé ses cheveux et s'être prosterné contre terre : Je suis sorti nu du sein de ma mère, et nu je retournerai dans le sein de la terre. Ô quelle merveille, qu'un homme abattu contre terre sous l'accablement de la douleur, et avec des habits tout déchirés, ait l'âme assez élevée pour entrer dans le secret des Conseils de Dieu ! Car ayant perdu, par la Volonté divine, tout ce qu'il avait, pour conserver sa patience, il rappelle dans sa mémoire ce premier temps, auquel il n'avait encore rien de toutes les choses qu'il venait de perdre; afin que, considérant qu'autrefois il ne les possédait pas, il ait moins de douleur de les avoir toutes perdues. En effet, c'est une grande consolation dans la perte des choses du monde, de se remettre devant les yeux le temps auquel on ne possédait pas encore ce qu'on a perdu. Et parce que nous sommes tous composés et comme engendrés de terre, c'est avec beaucoup de raison qu'elle est appelée notre mère, selon ces autres paroles de l'Écriture : Les enfants d'Adam sont chargés d'un joug pesant, depuis le jour de leur sortie du ventre de leur mère jusqu'au jour de leur sépulture, auquel ils rentrent dans la mère commune des hommes. Ainsi Job, afin de modérer ses larmes par la patience, considère soigneusement quel il était avant de venir au monde; et pour la conserver avec plus de fermeté, il examine avec application quel il sera en sortant du monde, et dit : Je suis sorti nu du sein de ma mère, et nu je retournerai dans le sein de la terre. Comme s'il disait : La terre m'a produit tout nu lorsque je suis venu au monde, et la terre me recevra aussi tout nu quand j'en sortirai. Puis donc que je n'ai perdu que ce que j'avais reçu pour ne pas l'emporter, qu'ai-je perdu de propre et qui m'appartînt ? Mais parce qu'il ne faut pas seulement rechercher notre consolation dans la vue de la condition de notre nature, mais aussi dans la considération de la Justice du Créateur, le bienheureux Job ajoute : Le Seigneur a donné, et le Seigneur a ôté ; il est advenu comme il a plu au Seigneur. Ce saint homme avait perdu toutes choses par les tentations, dont le démon l'avait combattu : mais comme il savait que Satan n'aurait pas eu la puissance de la persécuter de la sorte, si le Seigneur ne la lui avait accordée, il ne dit pas : le Seigneur me l'a donné et l'ennemi me l'a emporté, mais : le Seigneur a donné, et le Seigneur a ôté. Et en effet, il aurait eu un juste sujet de se fâcher, si le démon avait ravi ce que Dieu avait donné; mais quand c'est Celui même qui nous a donné les choses qui nous les ôte, c'est plutôt reprendre ce qui est à Lui qu'ôter ce qui est à nous. Car si nous avons reçu de Lui les choses, dont nous nous servons pour l'usage de la vie présente, de quoi nous plaignons-nous si sa Justice retire de nous ce que sa Libéralité avait bien voulu nous confier ? Puisqu'on ne peut avec raison accuser d'injustice un créancier, qui, ne s'étant point engagé pour un temps certain, redemande quand il lui plaît ce qu'il a prêté. C'est pourquoi Job ajoute fort bien : il est advenu comme il a plu au Seigneur. Car quand il nous arrive en ce monde des choses contre notre gré, il faut que nous soumettions nos désirs à Celui qui ne peut vouloir rien d'injuste. Et ce nous est un grand sujet de consolation dans les choses qui nous déplaisent, de savoir qu'elles n'arrivent que par l'Ordre de Celui auquel rien ne peut plaire qui ne soit juste. S'il est donc vrai qu'il n'y a rien que de juste qui plaise à Dieu et que d'ailleurs nous ne souffrons que ce qui Lui plaît, il faut conclure que ce que nous souffrons est juste et qu'il est très injuste et déraisonnable de murmurer pour des souffrances qui sont justes. [2,15] CHAPITRE XV. Mais après avoir entendu comment ce saint orateur a établi sa cause contre son adversaire, voyons maintenant comment il termine son discours en donnant des louanges et des bénédictions à son Juge. Que le Nom du Seigneur soit béni ! Voilà la conclusion de tous les bons sentiments qu'a témoignés ce saint homme. Il finit toutes ses paroles en bénissant Dieu, afin de vaincre et de charger de confusion son ennemi, en lui apprenant pour l'accroissement de son supplice que, quoique l'homme soit frappé de la Main de Dieu, il ne laisse pas de publier ses louanges, au lieu que le démon lui a été rebelle et désobéissant, dans l'état même de félicité où il avait été créé. Il faut remarquer que notre ennemi nous blesse d'autant de dards qu'il excite contre nous de tentations : car nous sommes tous les jours en cette vie comme dans un vaste champ de bataille, nous sommes tous les jours percés de tentations comme d'autant de flèches mortelles. Mais nous lui lançons aussi de nos dards lorsque, étant blessés par les tribulations qu'il nous suscite, nous ne lui opposons que l'humilité. Ainsi, le bienheureux Job, étant frappé par la perte de ses biens et de ses enfants, a changé de violentes afflictions en des louanges divines, lorsqu'il dit : Le Seigneur a donné, et le Seigneur a ôté ; il est advenu comme il a plu au Seigneur. Que le Nom du Seigneur soit béni ! Et de cette sorte, il a frappé par les traits de l'humilité son ennemi si superbe et a surmonté ce tyran cruel par sa patience. Et ne croyons pas que cet admirable combattant n'ait fait que de recevoir des blessures, sans pouvoir en faire à son ennemi. Car les voix, que sa patience a fait éclater en la louange de Dieu dans cet état de douleur, ont été comme autant de dards dont il a percé le coeur de son adversaire. Il en a même lancé avec beaucoup plus de violence qu'il n'en a reçu. Car, étant affligé, il n'a perdu que des choses purement terrestres, mais souffrant avec humilité son affliction, il a multiplié ses récompenses dans le ciel. En tout cela, Job ne pécha point des lèvres et n'attribua rien d'injuste à Dieu. Encore que dans le fort de la tentation, nous ne péchions point par nos paroles, nous pouvons néanmoins pécher dans le secret de nos pensées, qui sont figurés par les lèvres. C'est pourquoi l'Écriture rend ici témoignage en faveur du coeur, aussi bien que de la langue du bienheureux Job, car, après avoir dit qu'il ne pécha point, elle ajoute qu'il n'attribua rien d'injuste à Dieu. Et en effet, n'attribuer rien d'injuste à Dieu, c'est ne point pécher par la langue; mais étant dit auparavant qu'il ne pécha point, cela nous marque que non seulement il ne s'est pas emporté en des paroles de murmure et d'insolence, mais qu'il a même réprimé dans son âme jusqu'aux moindres mouvements d'indignation et de dépit. Or celui-là attribue des choses injustes à Dieu, qui, étant affligé par des fléaux de la Justice divine, s'efforce de se justifier soi-même. Car que fait-il d'autre en se vantant de son innocence avec orgueil sinon d'accuser l'équité de Celui qui le châtie ? Jusqu'ici, nous avons expliqué en peu de mots les paroles de l'histoire, il faut maintenant y rechercher les mystères de l'allégorie. [2,16] EXPOSITION DU SENS ALLÉGORIQUE. CHAPITRE XVI. Or, les fils de Dieu vinrent un jour se présenter devant le Seigneur, et Satan vint aussi au milieu d'eux. Il faut premièrement examiner pourquoi il est dit qu'une chose s'est passée devant le Seigneur en un certain jour, puisque pour Lui, le cours des temps n'est point séparé par la différence des jours et des nuits. Car en la Présence de cette Lumière infinie, qui éclaire les objets qu'Elle choisit, sans S'en approcher, et qui abandonne ceux qu'Elle rejette, sans S'en éloigner, la mutabilité et la vicissitude sont des défauts qui n'ont point lieu, mais en demeurant toujours immuable en Elle-même, Elle règle et gouverne tout ce qui est muable. Elle a créé de telle sorte les choses qui passent, que pour Lui elles ne passent jamais; non plus que le temps, qui, s'écoulant si vite chez nous, ne s'écoule nullement en sa Présence. D'où vient que les choses même, qui suivent la volubilité des siècles, demeurent fixes et toujours présentes dans la divine Eternité. Pourquoi donc, en parlant de ce qui se fait devant Dieu, l'Écriture dit-elle : un certain jour, puisque Dieu n'a point d'autre jour que sa propre Eternité, que David a reconnu ne pouvoir être limitée par aucune fin, ni précédée par aucun commencement, lorsqu'il a dit : Mieux vaut un jour dans tes parvis que mille ailleurs ? Mais comme l'Écriture sainte parle des choses qui se sont passées dans le temps, il est juste qu'elle se serve de termes qui marquent le temps, afin que, s'abaissant, elle nous élève, qu'en parlant de l'éternité dans le temps, elle fasse insensiblement passer à la notion des choses éternelles ceux qui sont accoutumés aux temporelles, et que l'éternité, si fort inconnue à nos esprits, s'y insinue agréablement par des expressions connues, dont elle se sert pour nous traiter avec douceur et avec tendresse. Et il n'y a pas lieu de s'étonner que Dieu n'ait pas voulu découvrir prématurément aux hommes son Immutabilité dans les Écritures, puisque nous voyons que même après l'accomplissement de sa Résurrection glorieuse, Il n'a fait connaître à ses disciples que peu à peu et par degrés l'incorruption du Corps qu'Il avait repris. Car saint Luc nous apprend qu'Il envoya d'abord des anges à ceux qui Le cherchaient dans le sépulcre; qu'ensuite, deux de ses disciples parlant de Lui sur le chemin, Il leur apparut, mais sous une forme à eux inconnue, et ne Se fit connaître à eux que lorsqu'Il rompit le pain, après avoir employé beaucoup de temps à les instruire et les exhorter; et enfin, en entrant tout d'un coup où les disciples étaient renfermés, Il Se donna non seulement à connaître mais même à toucher. Ainsi, les disciples étant encore faibles et imparfaits, Il fut obligé de les nourrir et élever peu à peu dans la connaissance d'un si grand mystère, afin qu'en cherchant faiblement la vérité, ils la trouvassent, que l'ayant trouvée, ils s'avançassent dans sa connaissance, et que s'y étant avancés, ils retinssent avec plus de fermeté ce qu'ils auraient connu de la sorte. Comme donc nous ne sommes pas tout d'un coup conduits à l'éternité, mais seulement par les progrès successifs des choses et des paroles, qui sont comme les pas avec lesquels nous nous avançons, il est dit qu'une chose s'est faite en un certain jour, en la Présence de Celui qui voit tous les temps, sans les voir dans aucun temps. [2,17] CHAPITRE XVII. Mais peut-être que l'Écriture dit que Satan se présenta devant le Seigneur un certain jour, pour nous marquer que Dieu découvre les ténèbres même parmi les clartés de la plus vive lumière. Car quant à nous, nous sommes incapables de voir la lumière et les ténèbres d'une seule vue; parce que quand nos yeux se trouvent dans l'obscurité, ils ne peuvent plus voir la lumière; et dès lors qu'ils reviennent à la clarté de la lumière, l'obscurité des ombres s'évanouit. Mais cette Vertu divine, qui d'un regard immuable considère toutes les choses muables, voit Satan comme dans le jour, parce qu'Il renferme sans obscurité, dans l'immensité de sa Nature divine, les ténèbres des anges apostats et réprouvés. Quant à nous, ainsi que nous l'avons déjà dit, nous ne pouvons pas d'une seule vue considérer les choses que nous choisissons en approuvant et celles que nous rejetons en les condamnant, parce que notre esprit ne peut se tourner vers une pensée qu'en se détournant d'une autre; et lorsqu'il revient à celle qu'il avait quittée, il s'éloigne nécessairement de celle à laquelle il s'était depuis attaché. Mais Dieu, qui voit toutes choses tout à la fois sans aucune mutabilité, les comprend aussi sans extension, à savoir les bons qu'Il assiste et les méchants qu'Il juge; ceux qu'il a assistés, qu'Il récompense, et ceux qu'Il a jugés, qu'Il condamne; réglant les choses diversement, sans qu'il y ait en Lui de diversité ni de changement. Satan se trouva donc un jour devant Lui, parce que la lumière de son Éternité n'est altérée par aucune ombre de changement; et comme les ténèbres sont aussi présentes à Dieu, il est dit ici que le démon était en sa Présence parmi les enfants de Dieu. Parce que l'esprit impur est pénétré de cette même vertu de la divine Justice, dont sont remplis les coeurs des esprits purs et fidèles, et ce malheureux est percé du même rayon de lumière, dont les esprits bienheureux sont illuminés, afin qu'ils puissent luire eux-mêmes. Ainsi Satan se trouva parmi les enfants de Dieu, parce que comme les bons anges servent à aider les élus, de même le démon sert à les éprouver. Il se trouva avec les enfants de Dieu, puisque si les anges viennent sur la terre pour y secourir ceux qui sont dans les travaux et dans les souffrances, le diable, en exécutant, sans le savoir, les Ordres secrets de la Justice divine, s'efforce sans cesse d'accomplir un ministère de réprobation et d'iniquité. C'est pourquoi un prophète dit fort bien dans le Livre des Rois : J'ai vu le Seigneur assis sur son trône, et toute l'armée des cieux se tenant auprès de Lui, à sa droite et à sa gauche. Et le Seigneur dit : Qui séduira Achab, pour qu'il monte à Ramoth en Galaad et qu'il y périsse ? Ils répondirent l'un d'une manière, l'autre d'une autre. Et un esprit vint se présenter devant le Seigneur, et dit : Moi, je le séduirai. Le Seigneur lui dit : Comment ? Je sortirai, répondit-il, et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophètes. Car qu'est-ce que le trône de Dieu sinon les puissances spirituelles et angéliques, sur lesquelles Dieu, régnant d'une manière plus sublime, règle et gouverne tous les êtres qui leur sont inférieurs ? Qu'est-ce que l'armée du ciel, sinon la multitude des anges destinés au service de leur Créateur ? Et que veut dire que ces troupes célestes sont divisées à sa droite et à sa gauche ? Car Dieu, étant tellement au milieu des choses, qu'Il est aussi au-dehors et qu'Il les contient, n'a ni côté droit ni côté gauche. Mais il faut savoir que le côté droit marque les anges élus et le côté gauche les anges qui sont réprouvés. Parce que les bons anges qui aident les hommes ne sont pas les seuls qui servent Dieu, mais les mauvais anges Le servent aussi en les éprouvant. Et ceux qui consolent et qui fortifient les fidèles animés du désir de sortir de leurs péchés ne sont pas les seuls qui contribuent à sa Gloire, mais ceux qui affligent et châtient les pécheurs qui ne veulent pas se convertir y contribuent aussi d'une autre manière. Et quoique l'Écriture dise : l'armée du ciel, ce n'est pas à dire qu'elle n'y comprenne aussi la partie des anges qui est réprouvée. Car on appelle bien oiseaux du ciel ceux que nous voyons n'être suspendus que dans les airs. Et saint Paul, parlant des démons, les appelle les esprits de malice qui sont dans les cieux. Et voulant marquer leur chef, il le nomme le Prince des puissances de l'air. L'armée des anges est donc à la droite et à la gauche du trône de Dieu; parce que, comme les volontés des bons anges s'accordent et concourent avec la Bonté de Dieu, ainsi les sentiments des mauvais anges, qui suivent la pente de leur malice, suivent et exécutent les rigoureux arrêts de sa Justice. C'est pourquoi il est dit qu'un esprit trompeur se présenta devant Dieu pour tromper le roi Achab, qui pour ses péchés méritait de l'être. Car il n'y a nulle apparence de croire qu'un bon esprit eût voulu servir au mensonge et dire : Je sortirai, et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophètes. Mais parce que le roi Achab avait mérité, par le dérèglement de sa vie, d'être trompé de la sorte, il arriva enfin qu'il pérît contre son gré par la séduction du malin esprit, après être tombé tant de fois dans le péché volontairement. Car Dieu donne quelquefois aux démons, par l'ordre d'une secrète justice, le pouvoir d'entraîner involontairement dans la peine du péché ceux qu'ils y ont fait tomber volontairement. Et comme en cette vision du prophète il est marqué que l'armée du ciel était à sa droite et à sa gauche, de même il est dit ici que Satan était parmi les enfants de Dieu. Ainsi les anges qui sont nommés enfants de Dieu se tiennent à sa droite, et il y a aussi des anges à sa gauche, puisque Satan se trouva avec eux en la Présence de Dieu. [2,18] CHAPITRE XVIII. Mais comme nous sommes présentement occupés à développer les mystères de l'allégorie, nous pouvons dire avec quelque fondement que ce qui est écrit, qu'un jour le Seigneur vit Satan, signifie qu'Il a repris et condamné ses actions dans l'incarnation de sa Sagesse; comme si ne l'avoir pas vu auparavant n'était autre chose que d'avoir toléré jusqu'alors qu'il exerçât sa malice dans la perte de la plus nombreuse partie des hommes. C'est pourquoi Dieu lui dit : D'où viens-tu ? C'est durant le jour que Satan est repris de ses voies damnables, d'autant que c'est dans la lumière qu'a répandue la Sagesse du Fils de Dieu, lorsqu'Elle S'est manifestée, que les embûches de cet ennemi caché sont découvertes. Parce donc que c'est par l'Incarnation de Jésus Christ que Dieu reprend Satan, et réprime les emportements de sa fureur, c'est avec beaucoup de raison qu'Il lui demande : D'où viens-tu ?, puisqu'Il examine et reprend ses actions criminelles lorsqu'Il découvre et dissipe le venin de ses suggestions et de sa malice artificieuse. Et il est marqué qu'en ce jour-là, les enfants de Dieu étaient présents devant le Seigneur, parce que tous les élus sont assemblés pour être appelés à l'éternelle patrie par la lumière de la divine Sagesse, qui Se fait paraître. Car avant que la Sagesse incarnée fût venue sur la terre pour les rassembler effectivement, il est vrai qu'ils étaient déjà intérieurement présents aux Yeux de sa Divinité par sa Prescience éternelle : mais comme les actions de l'ancien ennemi des hommes sont particulièrement examinées à la Venue du Médiateur, voyons ce qu'il répond à Dieu : De parcourir la terre et de m'y promener. Parce qu'il a entraîné après lui toutes les nations du monde depuis Adam jusqu'à la Venue de Jésus Christ et qu'il a, pour ainsi dire, imprimé les pas de sa malice dans le coeur de tous les peuples. Et étant tombé du ciel, il s'est rendu avec justice le maître des coeurs des hommes, puisqu'ils se sont volontairement jetés dans les liens de son péché. De sorte qu'il a eu la liberté de marcher par toute la terre, parce qu'il n'a trouvé aucun homme qui fût tout à fait exempt de son crime. Car avoir parcouru la terre n'est rien d'autre que n'avoir trouvé personne qui lui résistât absolument. Mais que Satan en revienne, c'est dire que la Puissance divine réprime les effets de sa malice, car on a vu paraître revêtu de chair un Homme qui n'avait aucune des faiblesses de la chair, que le péché nous communique. Il est venu humble pour Se faire admirer par un ennemi superbe, afin que celui qui a méprisé la puissance de sa Divinité appréhendât même la faiblesse de l'humanité. C'est pourquoi cette infirmité humaine lui est proposée comme extraordinaire, sous la figure merveilleuse de ses paroles : As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n'y a personne comme lui sur la terre. Nous avons déjà dit que le mot Job signifiait affligé. Or c'est avec grande raison que cette expression figurée appelle affligé Celui qui selon les paroles d'un prophète porte véritablement nos douleurs. Et Il n'a pas son semblable sur la terre; parce que tout homme n'est qu'homme, mais quant à Lui, Il est tout ensemble Dieu et Homme. Il n'a pas son semblable sur la terre, parce que, encore que chaque enfant adoptif soit élevé jusqu'à la participation de la Divinité même, il n'a pas néanmoins ce singulier avantage d'être Dieu par sa nature. Le Fils de Dieu est aussi appelé serviteur dans la personne de Job, parce qu'Il a daigné prendre sur Lui la forme de serviteur. Or la bassesse de la chair, dont Il a bien voulu Se revêtir, n'a point fait injure à sa Majesté, parce que, en prenant notre chair sans Se dépouiller de la Gloire qu'Il possédait, Il n'a ni altéré sa Divinité par l'humanité qu'Il a prise, ni détruit son Humanité par la Divinité qu'Il a conservée. Car quoique saint Paul nous apprenne qu'existant en forme de Dieu, Il n'a point regardé comme une proie à arracher d'être égal avec Dieu, mais S'est dépouillé Lui-même, en prenant une forme de serviteur; la vérité est que S'être anéanti Lui-même n'est autre chose qu'être sorti de cet état invisible de grandeur, pour Se rendre visible aux yeux des hommes, en telle sorte que cette Immensité divine qui pénétrait toutes choses sans aucunes bornes pût être couverte et comme renfermée sous l'apparence extérieur d'un homme et d'un serviteur. Or pour Dieu, dire au démon par un langage figuré : As-tu remarqué mon serviteur Job ? n'est autre chose que faire admirer au démon son Fils unique dans la forme de serviteur, que ce Médiateur avait prise pour la destruction de Satan. Car en lui montrant une si grande puissance cachée sous la chair, c'était faire connaître à ce superbe adversaire une chose qu'il ne pouvait considérer qu'avec beaucoup de douleur. [2,19] CHAPITRE XIX. Que le démon a bien reconnu que Jésus Christ, qui a été figuré par Job, était venu pour le détruire; mais qu'ayant douté qu'Il fût Dieu, il a employé tous ses efforts pour Le faire mourir; et qu'avant sa Mort, les apôtres, figurés par les enfants cadets de Job, n'ont point quitté les Juifs, figurés par le frère aîné, pour aller prêcher aux gentils. Or, après lui avoir proposé cet objet singulier d'admiration, il était fort à propos, pour réprimer l'orgueil du démon, de faire un tableau des vertus d'un homme si merveilleux. Et cet homme était simple et juste; il craignait Dieu, et se détournait du mal. Car Jésus Christ homme, qui est venu parmi les hommes comme médiateur entre Dieu et eux, y est venu simple, afin de donner un exemple que les hommes pussent imiter; y est venu juste, afin de punir les esprits d'iniquité, y est venu craignant Dieu, afin de détruire l'orgueil, et y est venu fuyant le mal, afin de purifier dans ses élus toutes leurs souillures. Car il est dit de Lui dans Isaïe : L'esprit de crainte du Seigneur Le remplira. (Is 11,2) Et Il S'est particulièrement éloigné du mal, parce qu'Il n'a pas voulu imiter les mauvaises actions qu'Il a trouvées parmi les hommes; d'où vient que saint Pierre dit : Lui qui n'a point commis de péché, et dans la bouche duquel il ne s'est point trouvé de fraude. (I Pi 2,22) Et Satan répondit au Seigneur : Est-ce d'une manière désintéressée que Job craint Dieu ? Ne l'as-Tu pas protégé, lui, sa maison, et tout ce qui est à lui ? Tu as béni l'ouvre de ses mains, et ses troupeaux couvrent le pays. L'ancien ennemi a bien connu que le Rédempteur des hommes était venu au monde pour le vaincre et pour le détruire; c'est pourquoi il dit à Jésus Christ dans l'évangile par la bouche d'un possédé : Qu'y a-t-il entre nous et Toi, Fils de Dieu ? Es-Tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps ? (Mt 8,29) Ce n'est pas que le démon voyant le Seigneur être passible et sujet aux infirmités d'une chair mortelle, son orgueil ne lui ait d'abord inspiré quelque doute de ce qu'il avait auparavant soupçonné touchant sa Divinité. Car, ne pouvant concevoir que des sentiments superbes, lorsqu'il L'a vu homme, il a douté qu'Il fût Dieu. C'est pourquoi, afin d'en pouvoir découvrir la vérité, il en vint aux tentations et dit à Jésus Christ : Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. (Mt 4,3) Comme donc il Le voit passible, il ne saurait croire qu'Il soit Dieu, mais seulement qu'Il a été préservé du mal par une grâce particulière. Et c'est pour cela qu'il dit ces paroles : Ne l'as-Tu pas protégé, lui, sa maison, et tout ce qui est à lui ? Tu as béni l'oeuvre de ses mains, et ses troupeaux couvrent le pays. Il dit que Dieu a environné de sa Protection divine et la Personne et la Maison de Jésus Christ, parce que, ayant voulu tenter sa conscience, il n'a jamais pu la pénétrer. Il dit la même chose de ses biens, d'autant qu'il ne croit pas non plus pouvoir se rendre maître de ses élus. Il se plaint que Dieu ait béni ses travaux et que ses biens se soient multipliés sur la terre; parce que c'est avec douleur et avec rage qu'il voit que la foi de Jésus Christ se répand dans les esprits des hommes par la prédication des apôtres. Car ses biens et ses possessions se multiplient quand le nombre des fidèles s'accroît tous les jours par les travaux des prédicateurs. De sorte que pour Satan, dire ces paroles à Dieu n'est autre chose que les concevoir en soi-même par esprit d'envie. Dire ces paroles à Dieu n'est autre chose que d'être rongé de douleur de ce qu'elles sont véritables. Mais étends ta Main, touche à tout ce qui lui appartient, et Tu verras s'il ne Te maudit pas en face. Le démon a pensé que Celui qui avait été protégé par la Grâce divine durant un temps de tranquillité pourrait être précipité dans le péché par les douleurs et par les souffrances; comme s'il disait clairement : Celui qui passe pour un Dieu lorsqu'on Lui voit faire de miracles sera reconnu pour un homme et pour un pécheur lorsqu'Il sera tenté par les maux et par les tourments. Et le Seigneur dit à Satan : Voici, tout ce qui lui appartient, Je te le livre; seulement, ne porte pas la main sur lui. Quand nous recherchons le sens figuré de l'Écriture, il ne faut pas entendre par les mains de Satan sa puissance, mais les tentations qu'il excite. Dieu donc ayant défendu au tentateur de toucher à la personne de Job lorsqu'Il lui abandonnait ses possessions, Il lui permet de le faire, après qu'il les lui a enlevées. Parce que la Judée, qui avait été l'héritage de Jésus Christ, Lui a premièrement été comme ravie par son infidélité, puis Il a Lui-même été attaché à une croix. Ayant donc souffert le mépris et l'aversion de la Judée avant d'aller à la croix, Il a comme perdu d'abord ce qu'Il possédait, et Il a enduré ensuite en sa Personne les effets de la rage et de la fureur de ses ennemis. Et Satan se retira de devant la Face du Seigneur. Nous avons remarqué ci-devant que Satan est sorti de la Présence du Seigneur, quand il a exécuté ce qu'il souhaitait. Car c'était être comme devant Dieu, que de ne pouvoir accomplir à cause de Dieu le mal dont il était si fort altéré. Un jour que les fils et les filles de Job mangeaient, et buvaient du vin dans la maison de leur frère aîné... Les fils et les filles de Job, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, nous figurent les apôtres ou le commun des fidèles. Et le Seigneur S'étant incarné a premièrement choisi un petit nombre de Juifs pour les faire venir à la foi, et ensuite Il a attiré et joint à Lui la multitude du peuple des Gentils. Or c'est le peuple juif qui est proprement le fils aîné du Seigneur, ayant été longtemps auparavant engendré par la doctrine de la Loi. Et c'est le peuple des Gentils qui est son cadet, n'étant né que vers la fin du monde. Lors donc que Satan contribuait, sans le savoir, au salut des hommes, en demandant à Dieu le pouvoir de corrompre les coeurs de ceux qu'il voulait animer contre Jésus Christ, pour Lui faire souffrir sa Passion et sa Mort, les saints apôtres ignoraient encore que les Gentils dussent venir au salut, et ne prêchaient qu'aux seuls Juifs les mystères de la foi. C'est pourquoi il est dit que lorsque Satan sortit de devant Dieu, les fils et les filles de Job mangeaient chez leur frère aîné. Car il avait été dit aux apôtres : N'allez pas vers les païens. (Mt 10,5) Ainsi ce n'a été qu'après la Mort et la Résurrection de Jésus Christ que les apôtres ont commencé à se tourner vers les Gentils pour leur prêcher l'évangile. Et c'est pour cela qu'ils disent aux Juifs dans les Actes : C'est à vous premièrement que la Parole de Dieu devait être annoncée; mais, puisque vous la repoussez, et que vous vous jugez vous- mêmes indignes de la vie éternelle, voici, nous nous tournons vers les païens. (Ac 13,46) Ainsi ces fils de l'Epoux, desquels Il parle Lui-même quand Il dit : Les fils de l'Epoux ne jeûneront point tant que l'Epoux sera avec eux, (Mc 2,19) font tous ensemble festin dans la maison de leur frère aîné, parce qu'alors les apôtres ne se repaissaient des viandes délicieuses des Écritures qu'avec les Juifs qu'ils assemblaient à leur festin. [2,20] CHAPITRE XX. Il arriva auprès de Job un messager qui dit : Les boeufs labouraient et les ânesses paissaient à côté d'eux; des Sabéens se sont jetés dessus, les ont enlevés, et ont passé les serviteurs au fil de l'épée. Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle. Que signifient les boeufs sinon ceux qui travaillent fortement pour Dieu, et que représentent les ânesses, sinon les simples fidèles qui mènent une vie commune ? Et c'est avec raison que l'Écriture remarque qu'elles paissaient auprès des boeufs, parce que les personnes simples, qui n'ont pas l'intelligence des choses sublimes, en sont néanmoins d'autant plus proches que la charité leur fait considérer les avantages de leurs frères comme les leurs propres; et que ne portant point d'envie aux biens spirituels dont les autres sont remplis ils ne sont point séparés d'eux dans leurs pâturages. Ainsi les ânesses paissent avec les boeufs, parce que ceux qui sont les moins éclairés, se joignant aux personnes intelligentes, se repaissent de leurs lumières. Or, le mot de Sabéen signifie captivant : et qui sont ceux qui réduisent les autres en captivité, sinon les esprits impurs, qui retiennent dans l'esclavage de l'infidélité ceux qu'ils ont soumis ? Et ils font passer les serviteurs, ou comme peut marquer le mot latin, les jeunes gens au fil de l'épée; parce qu'ils blessent mortellement par les traits des tentations tous ceux à qui la faiblesse de l'âge n'a pas encore donné assez de courage et de liberté, qui commencent à bien faire, mais qui sont assujettis sous la tyrannie des malins esprits, par l'infirmité d'une vertu qui ne fait que naître. Et ils les font mourir, parce qu'ils les mettent dans le désespoir de l'éternité. Mais quel est cet homme qui, venant annoncer une si triste nouvelle à Job, dit : je me suis échappé moi seul ? Quel est cet ambassadeur qui se sauve seul lorsque tous les autres périssent, sinon les paroles prophétiques, qui, après que tous les maux qu'elles ont prédit sont arrivés, retournent seules au Seigneur en leur entier ? Car lorsqu'on connaît qu'elles ont dit vrai par la mort des personnes à qui elles l'ont prédite, c'est comme une personne vivante au milieu des morts. C'est pour cela que quand il fallut emmener Rebecca pour la faire épouser à Isaac, on y envoya un serviteur, parce que ce sont les prophéties qui servent au mariage spirituel de Jésus Christ avec son Église. Lors donc que les Sabéens firent leur irruption, il ne s'en sauva que ce serviteur qui vint en dire la nouvelle : d'autant que les malins esprits réduisant toutes les âmes fidèles en captivité, la vertu de ces paroles prophétiques qui l'ont prédite en a paru davantage : Aussi mon peuple est-il devenu captif, parce qu'il n'a pas connu le Seigneur. Et ainsi la prophétie est sauvée lorsque la captivité qu'elle avait prédite vient à s'accomplir. [2,21] CHAPITRE XXI Il parlait encore, lorsqu'un autre vint et dit : Le feu de Dieu est tombé du ciel, a embrasé les brebis et les serviteurs, et les a consumés. Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle. Tous ceux qui dans la Synagogue ont été élevés à l'éminente fonction de prêcher la Parole de Dieu tout-puissant sont fort bien appelés cieux; puisqu'ils paraissaient tout appliqués aux choses célestes. D'où vient que Moïse, voulant exciter l'attention des prêtres et du peuple à qui il parlait, commença son discours en leur disant : Cieux ! prêtez l'oreille, et je parlerai; Terre ! écoute les paroles de ma bouche. (Dt 32,1) Car par le mot de ciel il marque l'ordre des prélats; et par celui de terre les peuples qui leur sont soumis. Nous pouvons donc entendre sous la figure de ces paroles les prêtres juifs, ou les pharisiens, ou les docteurs de la loi, qui, étant occupés à des fonctions toutes célestes, paraissaient aux yeux des hommes comme des lumières qui venaient du ciel : mais, ayant été ébranlés par une commotion extraordinaire quand le Sauveur vint S'opposer à eux, ce fut comme un feu qui tomba du ciel, lorsque les flammes de l'envie s'embrasèrent dans le coeur de ceux-là même qui, paraissant annoncer la vérité, ne faisaient que tromper le simple peuple. Et en effet, l'évangile nous apprend que, brûlant d'envie contre la doctrine de la vérité, ils ne cherchaient que l'occasion de faire prendre Jésus Christ; mais comme ils craignaient le peuple, ils n'osaient découvrir leur mauvais dessein. C'est pourquoi ils disaient aux Juifs, pour les dissuader de suivre notre Seigneur : Y a-t-il quelqu'un des chefs ou des pharisiens qui ait cru en lui ? Mais cette foule qui ne connaît pas la loi, ce sont des maudits ! (Jn 7,49) Et qu'entendrons-nous par les brebis et les serviteurs, sinon les personnes innocentes, mais encore faibles et imparfaites, qui, craignant l'inimitié et la persécution des pharisiens et des chefs, se laissent consumer par le feu de l'infidélité ? Ainsi, le feu est tombé du ciel sur les brebis et les serviteurs, et les a tous consumés; c'est-à-dire les flammes de l'envie sont parties du coeur des prélats, et ont dévoré tout le bien qui commençait de naître dans les peuples : parce que quand les méchants prélats se font rendre de l'honneur aux dépens de la vérité, ils détruisent dans le coeur des fidèles qui leur sont soumis tout ce qu'il y a de sainteté et de vertu. C'est pourquoi l'Écriture ajoute : Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle; parce que la cause du mal qui avait été prédit ayant eu son effet, la prophétie qui dit que le feu consumera les adversaires est préservée de la mort de la fausseté et du mensonge. Comme si elle disait en termes clairs : Non seulement les méchants seront un jour consumés par le feu de la Vengeance divine, mais même dès à présent ils sont dévorés par les flammes de l'envie; puisque ceux qui dans le dernier jugement doivent être punis du dernier supplice, se déchirent maintenant eux-mêmes par le tourment de l'envie. Ainsi ce serviteur s'est sauvé tout seul en fuyant et a apporté la nouvelle que tous les autres ont été brûlés, lorsque cette prophétie qui dit que le zèle s'est saisi d'un peuple ignorant, a fait voir qu'elle avait parlé véritablement, en se retirant du peuple juif. Comme si elle disait en termes clairs : Le peuple n'ayant pas voulu examiner les paroles des prophètes et ayant aveuglément donné sa confiance aux discours des docteurs remplis d'envie, il a été dévoré par le feu du zèle; puisqu'il s'est laissé brûler par les flammes de l'envie. Il parlait encore, lorsqu'un autre vint et dit : Des Chaldéens, formés en trois bandes, se sont jetés sur les chameaux, les ont enlevés, et ont fait passer au fil de l'épée les serviteurs qui les gardaient. Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle. Comme le mot Chaldéen signifie féroce, qui pouvons-nous entendre par les Chaldéens, sinon les auteurs de la persécution qui éclata hautement contre Jésus Christ par ces cris des Juifs : Crucifiez-Le; crucifiez-Le ! Or, ils se forment en trois bandes, lorsque les pharisiens, les hérodiens et les sadducéens se séparèrent en trois bandes, pour proposer des questions à Jésus Christ. Il est vrai qu'ils furent tous vaincus par la Bouche de la Sagesse divine; mais comme il semble bien qu'ils attirèrent beaucoup de fous et d'imprudents après eux, il est dit que formés en trois bandes, se sont jetés sur les chameaux, les ont enlevés. Car chacune de ces trois sectes des Juifs attira à leur opinion particulière plusieurs de ces insensés, et en les traînant dans l'abîme par leurs fausses persuasions, on peut dire que les esprits de ces personnes faibles et ignorantes, dont ils se rendirent les maîtres, étaient difformes, et figurés par la bosse de ces chameaux. Et en effet, quand notre Seigneur prêcha dans la Samarie, plusieurs de ce peuple se soumirent volontairement à son joug. Cependant peut-on nier que ces malheureux, qui, désespérant de la résurrection dernière, Lui proposèrent, pour Le tenter, la question des sept maris d'une seule femme, qui étaient morts l'un après l'autre, ne s'efforçassent de corrompre la foi des Samaritains qui croyaient en Lui, puisqu'il est constant qu'ils n'avaient nulle espérance qu'on ressuscitât ? Et comme il y avait, dans la loi, des choses qu'ils recevaient et d'autres qu'ils rejetaient, ils étaient encore très bien figurés par les chameaux, qui d'une part ruminent comme les animaux purs et de l'autre n'ont pas le pied fendu, comme les animaux immondes. Quoique l'on puisse aussi dire que les chameaux, qui ruminent et n'ont pas le pied fendu, marquent fort bien tous les Juifs, qui entendaient l'histoire selon la lettre, mais n'en découvraient nullement la vertu par une lumière spirituelle. Et les Chaldéens, divisés en trois troupes, les enlèvent, parce que les pharisiens, les hérodiens et les sadducéens les pervertissent, en les détournant de la véritable intelligence de Dieu. Et ils passent les serviteurs au fil de l'épée, parce que, encore qu'il y en eût parmi le peuple qui fussent capables de se servir de la lumière de la raison, ils les accablaient par leur autorité et par leur puissance au lieu de les combattre par la force de la raison. Et comme étant préposés sur le peuple juif, ils prétendaient que ceux qui leur étaient soumis, devaient toujours les imiter, ils se servaient de l'autorité de leur ministère, pour conduire dans le précipice ceux qui par ailleurs étaient capables d'intelligence. Or, il n'y en a qu'un qui s'échappe de leurs mains, parce que les pharisiens, les hérodiens et les sadducéens, commettant tant d'injustices et tant de crimes, la parole prophétique qui dit : Ils m'ont méconnu fait paraître sa vertu, en les délaissant. [2,22] CHAPITRE XXII. Il parlait encore, lorsqu'un autre vint et dit : Tes fils et tes filles mangeaient, et buvaient du vin dans la maison de leur frère aîné; et voici, un grand vent est venu de l'autre côté du désert, et a frappé contre les quatre coins de la maison; elle s'est écroulée sur les jeunes gens, et ils sont morts. Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle. Nous avons dit ci-devant que par les fils et les filles de Job l'on devait entendre les apôtres et le peuple fidèle qui était soumis à leur conduite; et qu'ils faisaient festin dans la maison de leur frère aîné, parce qu'ils se repaissaient des mets délicieux de la prédication parmi le peuple juif, avec lequel ils habitaient. Mais un grand vent est venu de l'autre côté du désert. La région du désert, c'est le coeur des infidèles, qui n'est plus cultivé de personne, quand le Créateur l'abandonne. Ce grand vent n'est autre chose qu'une tentation violente. Donc un grand vent est venu de l'autre côté du désert; parce que, lors de la Passion de notre Sauveur, il s'éleva une persécution violente de la part des Juifs contre les fidèles. On peut aussi entendre par la région du désert, la multitude des esprits impurs qui sont abandonnés de Dieu. Et il en vient un vent qui ébranle la maison; parce que c'est d'eux que vient la tentation qui a ébranlé les coeurs de ceux qui ont persécuté Jésus Christ. Or cette maison dans laquelle les fils de Job faisaient festin était soutenue sur quatre coins ou quatre angles. Car il y avait trois ordres de personnes qui conduisaient la synagogue : les prêtres, les scribes et les anciens du peuple. Que si nous y joignons les pharisiens, nous trouverons les quatre angles de cette ancienne maison. Ainsi un grand vent est venu de l'autre côté du désert, et a frappé contre les quatre coins de la maison; parce qu'il s'éleva une violente tentation de la part des démons, qui excita dans les esprits de ces quatre ordres de personnes une cruelle persécution contre Jésus Christ. Et cette maison, en tombant, a accablé les enfants de Job sous ses ruines, parce que la Judée, étant tombée dans cette cruauté si barbare que de persécuter son Libérateur, accabla la foi des apôtres par le découragement du désespoir. Car comme ils étaient encore, dans leur foi, tendres et délicats comme des enfants, à la première vue de la persécution, les uns renièrent leur Maître et les autres prirent la fuite. Et quoique la Main de Dieu les retînt toujours dans sa prescience, pour les faire venir un jour à la vie du ciel, néanmoins leur crainte charnelle éteignit en eux la vie de la foi. Ceux donc qui abandonnèrent leur Sauveur à la vue des cruautés que la Judée lui préparait ont été comme accablés sous les ruines de cette maison qui a été renversée par l'ébranlement de ses quatre angles. Que pouvait alors devenir le faible troupeau des fidèles, voyant que les béliers même avaient pris la fuite ? Cependant, il s'en sauva un qui annonça cette nouvelle, parce qu'alors la parole des prophéties qui avaient prédit toutes ces choses témoigna sa fidélité et sa vertu; ayant dit longtemps auparavant : Que ferait mon bien- aimé dans ma maison ? Il s'y commet une foule de crimes; puis voulant marquer les prédicateurs de la vérité, qui avaient fui lors de la Passion : Mes proches se tiennent à l'écart; et, parlant de tous ceux qui avaient été frappés d'épouvante en cette occasion terrible : Frappe le pasteur, et que les brebis se dispersent ! (Zac 13,7) [2,23] CHAPITRE XXIII. Alors Job se leva, déchira son manteau. Job, voyant sa maison tombée et ses enfants ensevelis dans ses ruines, se leva; parce que la Judée étant tombée dans son infidélité et ses prédicateurs se trouvant saisis de la crainte de la mort, le Sauveur de l'homme S'est ressuscité Soi-même de la mort du corps, et a fait voir la rigueur de cet effroyable jugement, par lequel Il a abandonné ses persécuteurs. Car pour le Seigneur, se lever n'est autre chose que montrer la sévérité de sa conduite envers les pécheurs qu'Il abandonne, d'autant que comme on peut dire que Dieu est couché, quand Il exerce contre eux la rigueur de sa Justice. D'où vient qu'il est dit que Job déchira ses vêtements. Car la Synagogue a été comme le Vêtement du Seigneur, étant demeurée attachée à Lui par l'attente de sa Venue qui lui était sans cesse prêchée par les saints prophètes. Car de même que ceux qui L'aiment sont maintenant appelés ses vêtements, selon ces paroles de saint Paul : Pour faire paraître devant lui cette Église glorieuse, sans tache, ni ride ... (Ep 5,27) C'est-à-dire qu'étant son vêtement spirituel, elle doit être sans tache par ses actions et sans pli par son espérance. Aussi la Judée, s'unissant à Lui par la foi en son Incarnation future, Lui était comme un vêtement. Mais quand ce Messie, attendu depuis si longtemps, est enfin venu, Il a enseigné en venant au monde, des choses nouvelles; en les enseignant, Il en a fait d'admirables; et en les faisant, Il en a souffert d'ignominieuses. Il a déchiré la robe dont il était revêtu, lorsque, arrachant quelques-uns des Juifs de leur infidélité, Il y a laissé tous les autres. Car, qu'est-ce que ce manteau déchiré, sinon la Judée qui est divisée en plusieurs différentes sectes ? Et en effet, si elle n'était comme une robe déchirée, l'évangile ne dirait pas que, pendant que Jésus Christ prêchait, il s'éleva une dispute parmi le peuple, les uns disant : C'est un homme de bien. D'autres disaient : Non, il égare la multitude. (Jn 7,12) Et ainsi la Judée a été figurée par ce vêtement déchiré de Job, lorsque, ayant perdu l'esprit d'union par les différentes opinions dont elle était partagée, le Seigneur, après sa Résurrection, n'a apparu qu'à quelques-uns qui devaient croire, et S'est caché à d'autres qui ne devaient pas croire en Lui. Et s'étant rasé la tête, se jeta par terre, et adora Dieu. Que signifient ces cheveux coupés, sinon les sacrements de Jésus Christ ? Et qu'est-ce que la tête de Job, sinon la souveraine dignité du sacerdoce ? Car c'est pour cela qu'il est dit au prophète Ézéchiel : Fils de l'homme, prends un instrument tranchant, un rasoir de barbier; prends-le, et passe-le sur ta tête et sur ta barbe; (Ez 5,1) afin que cette action du prophète représentât le Jugement du Sauveur, qui, ayant paru revêtu de chair, a rasé sa tête quand Il a retiré les sacrements de ses préceptes du sacerdoce des Juifs; et Il a coupé sa barbe quand Il a fait perdre au peuple d'Israël tout l'éclat de sa vertu en l'abandonnant. Or la terre représente l'homme pécheur. C'est pourquoi il a été dit au premier homme : Tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. (Gen 3,19) Ainsi par le mot poussière, la gentilité pécheresse nous est figurée. Car la Judée, se réputant juste, faisait des jugements défavorables du paganisme, selon ces paroles de saint Paul : Nous, nous sommes juifs de naissance, et non pécheurs d'entre les païens. (Gal 2,15) Ainsi notre Médiateur S'est prosterné contre terre, après avoir rasé les cheveux de sa Tête, lorsque, en retirant ses sacrements du sacerdoce des Juifs qu'Il abandonna, Il Se fit connaître aux Gentils. Car Il a rasé les cheveux de sa Tête, parce qu'Il a privé ce premier sacerdoce de ses sacrements et S'est prosterné contre terre, parce qu'Il S'est donné Lui- même pour le salut des pécheurs; en abandonnant ceux qui se croyaient être justes et attirant à Lui ceux qui se reconnaissaient pécheurs. C'est pourquoi il est dit dans l'évangile : Je suis venu dans ce monde pour un jugement, pour que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles. (Jn 9,39) C'est encore pour cela que la nuée qui précédait le peuple dans le désert en forme de colonne n'avait l'éclat du feu que durant la nuit et non pas durant le jour; parce que le Sauveur, qui donnait l'exemple de sa Vie pour servir de conduite à ceux qui Le suivent, n'a répandu aucune lumière sur ceux qui se confiaient en leur propre justice et leurs propres forces, et a rempli du feu de son amour ceux qui reconnaissaient les ténèbres de leurs péchés. Et quoiqu'on dise que Job se soit jeté et prosterné contre terre, il ne faut pas pour cela penser qu'il soit indigne de figurer notre Rédempteur; car il est écrit : Le Seigneur envoie une parole à Jacob : elle tombe sur Israël. (Is 9,8) Or, Jacob signifie supplantateur, et Israël : voyant Dieu. Et qu'entendrons-nous par Jacob, sinon le peuple juif ? et par Israël sinon les Gentils ? Parce que les Gentils ont considéré comme Dieu, par les yeux perçants de leur foi, Celui même que les Juifs ont voulu supplanter et perdre par la mort du corps. Ainsi la parole qui avait été envoyée vers Jacob est tombée dans Israël, quand les Gentils ont reconnu et reçu Celui que le peuple juif avait rejeté lorsqu'Il était venu vers Lui. Car il est écrit du saint Esprit : L'Esprit du Seigneur est tombé sur eux. Or, l'Écriture, en parlant de la Parole de Dieu, ou de l'Esprit saint, se sert du terme tomber, afin de mieux exprimer la manière imprévue dont l'un et l'autre vient à nous. Car une chose qui tombe se porte tout à coup en bas. Lors donc qu'il est dit que le Médiateur est comme tombé sur la terre, cela nous marque qu'Il est venu aux Gentils d'une manière imprévue et sans qu'aucun signe ne L'ait précédé. C'est aussi avec raison qu'il est dit que se jetant par terre, il se prosterna; parce qu'en embrassant l'humiliation de la chair, Il a inspiré à ceux qui croient en Lui l'amour de l'humilité. Ainsi il est dit qu'Il a fait ce qu'Il a enseigné de faire. De même qu'il est dit de son Esprit saint qu'Il intercède par des soupirs inexprimables. (Rom 8,26) Car celui qui est égal ne prie point; mais il est dit qu'Il prie, parce qu'Il fait prier ceux qu'Il remplit. Quoique notre Rédempteur nous en ait aussi montré l'exemple en sa Personne, puisqu'Il a prié son Père avec tant d'instance sur le point de sa Passion. Et faut-il s'étonner s'II S'est soumis à Dieu son Père en Le priant, puisqu'Il a bien daigné S'abandonner entre les mains des pécheurs jusqu'à y souffrir la mort ? [2,24] CHAPITRE XXIV. Je suis sorti nu du sein de ma mère, et nu je retournerai dans le sein de la terre. La Synagogue a été la mère de notre Sauveur selon la chair, et c'est d'elle qu'Il est sorti pour paraître visible à nos yeux sous la forme d'un corps mortel. Mais elle L'a toujours tenu couvert sous l'écorce de la lettre, en n'ouvrant point les yeux de l'âme pour Le contempler d'une manière spirituelle. De sorte que, n'ayant pas voulu Le reconnaître Dieu sous le voile du corps humain dont Il était revêtu, elle a comme méprisé de Le voir à nu dans sa Divinité, mais Il est sorti tout nu du ventre de sa mère, lorsque, sortant comme de la chair de la Synagogue, Il S'est montré visible aux yeux des Gentils. Cette vérité a été admirablement bien figurée par le manteau que Joseph laissa en fuyant. Car comme lorsque cette femme adultère voulut abuser de lui, il s'enfuit en lui abandonnant son manteau, de même la Synagogue, ayant voulu embrasser le Seigneur comme une adultère parce qu'elle ne Le croyait qu'un pur homme, Il lui laissa devant les yeux l'écorce de la lettre, et S'en alla vers les Gentils pour leur faire connaître sa Divinité. C'est pourquoi saint Paul dit des Juifs que jusqu'à ce jour le même voile demeure quand ils font la lecture de l'Ancien Testament, (II Cor 3,14) parce que cette femme adultère a retenu ce manteau, ayant laissé échapper nu celui qu'elle tenait mal. Comme donc le Sauveur, en sortant de la Synagogue, S'est rendu visible à la foi des Gentils, il est vrai de dire qu'Il est comme sorti nu du ventre de sa mère. Mais l'a-t-Il pour cela entièrement abandonnée ? Et comment ces paroles d'un prophète seraient-elles vraies : Quand ton peuple, ô Israël, serait comme le sable de la mer, un reste seulement reviendra ? (Is 10,22) Et celles-ci de saint Paul : jusqu'à ce que la totalité des païens soit entrée, et ainsi tout Israël sera sauvé. (Rom 11,25) Jésus Christ sera donc un jour tellement visible que la Synagogue même Le reconnaîtra. Et cela arrivera certainement à la fin du monde, quand Il Se fera voir comme Il est au reste de son ancien peuple. De sorte que c'est avec grande raison qu'il est dit ici : et nu je retournerai. Puisqu'Il retourne véritablement nu dans le ventre de sa mère lorsque, après avoir été vu comme homme durant cette vie, Il paraîtra à la fin des siècles comme Dieu aux yeux de la Synagogue. Le Seigneur me l'a donné, et le Seigneur me l'a ôté; il est advenu comme il a plu au Seigneur. Que le Nom du Seigneur soit béni ! Notre Rédempteur, en tant que Dieu, donne toutes choses avec son Père, et en tant qu'homme, Il reçoit toutes choses de son Père. Disons donc de la Judée, lorsqu'elle croyait par avance le mystère de l'incarnation future : Le Seigneur l'a donnée. Et disons d'elle, lorsqu'elle a méconnu et méprisé son Incarnation présente, après l'avoir attendue : Le Seigneur l'a ôtée. Car elle avait été donnée quand quelques Juifs ont cru qu'elle devait arriver. Et elle a été ôtée quand quelques autres n'ont pas voulu Le reconnaître et honorer lorsqu'elle s'est accomplie. Or Il apprend à ceux qui croient en Lui à Le bénir dans les maux et dans les souffrances, par ces paroles qui suivent : Il est advenu comme il a plu au Seigneur. Que le Nom du Seigneur soit béni ! C'est pour cela que, selon le témoignage d'un évangéliste, le Seigneur, en rompant le pain lorsqu'Il était près de souffrir sa Passion, rendit grâces. De sorte qu'Il rend grâces à Dieu, lors même qu'Il reçoit les fléaux et les châtiments qui étaient dûs aux péchés d'autrui. Et Celui qui n'avait point mérité de persécution bénit Dieu avec humilité lorsqu'Il la souffre; afin de faire connaître à tous les hommes ce que chacun doit faire lorsqu'il est châtié pour ses propres fautes, puisque Jésus supporte si patiemment la peine des fautes d'autrui; et comment celui qui n'est qu'homme et serviteur doit en user quand Dieu le corrige, puisque Celui même qui est égal à son Père Lui rend grâces quand Il en reçoit de châtiments. En tout cela, Job ne pécha point et n'attribua rien d'injuste à Dieu. Saint Pierre dit la même chose de Jésus Christ : Lui qui n'a point commis de péché, et dans la bouche duquel il ne s'est point trouvé de fraude. (I Pi 2,22) Car les artifices et les tromperies, qui passent pour prudence devant les hommes, sont réputées folie devant Dieu selon ces paroles de saint Paul : La sagesse de ce monde est folie devant Dieu. (I Cor 3,19) Puis donc que nulle parole trompeuse n'est jamais sortie de sa bouche, il est indéniable qu'il n'attribua rien d'injuste à Dieu. Cependant les prêtres et les premiers parmi les Juifs s'imaginèrent que Jésus Christ avait mal parlé lorsque, étant interrogé lors de sa Passion, Il déclara qu'Il était le Fils de Dieu. Car ils s'écrièrent contre Lui avec un extrême emportement : Qu'avons-nous encore besoin de témoins ? Voici, vous venez d'entendre son blasphème. (Mt 26,65) Mais il est sans aucun doute qu'Il ne dit rien de mal contre Dieu, puisqu'Il parla de Lui-même avec vérité, lorsqu'Il dit en mourant à ces infidèles ce qu'Il fit voir peu après, en ressuscitant, à tous les fidèles. [2,25] EXPOSITION DU SENS MORAL. CHAPITRE XXV. Après avoir expliqué en peu de mots les allégories qui figurent notre Chef, il faut passer à l'explication morale des mêmes paroles pour l'édification de son Corps, afin d'examiner comment les choses, que l'histoire nous dit s'être accomplies par des actions extérieures, se passent tous les jours au-dedans de l'âme. Or, les fils de Dieu vinrent un jour se présenter devant le Seigneur, et Satan vint aussi au milieu d'eux. Parce qu'il arrive souvent que cet ancien ennemi de l'homme s'insinue adroitement dans les meilleures pensées que la Venue du saint Esprit fait naître dans notre coeur, afin d'y jeter le trouble et de les dissiper, après y avoir mis la confusion. Mais Celui qui nous a créés ne nous abandonne pas dans une tentation si périlleuse; d'autant qu'Il nous fait paraître, à la clarté de sa Lumière, cet ennemi qui s'était caché comme en embuscade pour nous surprendre. C'est pourquoi on lui demande ici : D'où viens-tu ? Car demander à cet artificieux adversaire d'où il vient n'est autre chose que nous découvrir toutes ses embûches secrètes, afin que lorsque nous reconnaissons qu'il veut s'insinuer dans notre coeur, nous veillions contre lui avec une exacte et soigneuse circonspection. Et Satan répondit au Seigneur : De parcourir la terre et de m'y promener. Pour Satan, parcourir la terre n'est autre chose que de sonder tous les coeurs charnels et terrestres, pour y trouver quelque sujet de les accuser devant le souverain Juge. Il parcourt la terre parce qu'il tâte nos coeurs de tous les côtés, afin d'enlever le bien qu'il y trouve, d'y répandre le mal qu'il apporte, d'y accroître celui qu'il a répandu, de mettre le comble à l'iniquité qu'il a fait croître, et rendre compagnons de son supplice ceux qu'il a conduits au dernier comble de l'iniquité. Et il faut remarquer qu'il ne dit pas qu'il a volé, mais seulement qu'il a marché sur la terre; parce que d'ordinaire il n'abandonne pas si tôt ceux qu'il a une fois commencé à tenter, et que lorsqu'il rencontre, pour ainsi dire, un coeur mou, et qui obéit, il y enfonce bien avant le pied de ses damnables suggestions, afin que, s'y arrêtant davantage, il y imprime plus fortement les pas des actions dépravées et que par l'exemple de son péché, il jette tous ceux qu'il peut attirer à lui dans la dernière réprobation. Mais Dieu oppose à la malice de cet ennemi les louanges qu'Il donne au bienheureux Job en disant : As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n'y a personne comme lui sur la terre; c'est un homme simple et juste, craignant Dieu, et se détournant du mal. Quand Dieu fortifie quelqu'un contre l'ennemi par ses divines Inspirations, c'est comme s'II le louait aux yeux de Satan : parce que pour Dieu, louer quelqu'un, c'est lui inspirer le bien, et le conserver en son âme après le lui avoir inspiré. Mais cet ancien ennemi de l'homme s'anime contre les bons avec d'autant plus de rage qu'il les voit plus fortement environnés du secours de la Grâce de leur Rédempteur. C'est pourquoi il répond à Dieu : Est-ce d'une manière désintéressée que Job craint Dieu ? Ne l'as-Tu pas protégé, lui, sa maison, et tout ce qui est à lui ? Tu as béni l'oeuvre de ses mains, et ses troupeaux couvrent le pays. Comme s'il disait clairement : Pourquoi loues- Tu celui qui n'a de force que ce qu'il en reçoit de ta Protection ? Car l'homme serait digne de tes louanges et moi de mépris s'il soutenait mes efforts par ses seules forces. Et c'est pour cela qu'il demande ensuite à Dieu contre l'homme, par une intention pleine de malice, ce que ce divin Protecteur de l'homme lui accorde par un motif de miséricorde. Mais étends ta Main, touche à tout ce qui lui appartient, et Tu verras s'il Te maudit en face. Quand nous portons en abondance des fruits de vertu, et que nous sommes dans une continuelle prospérité, il arrive d'ordinaire que l'esprit s'élève, s'imaginant que les biens qui sont en lui viennent de lui-même. Or, quoique notre ancien ennemi s'efforce malicieusement de les ravir, Dieu néanmoins ne le lui permet que par un mouvement de sa Bonté, afin que l'esprit, ébranlé par l'effort de la tentation dans ces mêmes biens pour lesquels il avait plus de complaisance, reconnaisse son impuissance et sa faiblesse, et qu'ainsi il pense à s'affermir plus solidement par l'espérance du Secours de Dieu. De sorte qu'il arrive, par un admirable conseil de miséricorde, que la Bonté divine se sert, pour faire vivre notre âme, de cette même tentation que l'esprit malin excite contre nous afin de la perdre. C'est pourquoi le Seigneur dit à Satan : Voici, tout ce qui lui appartient, Je te le livre ; seulement, ne porte pas la main sur lui. Comme si Dieu disait clairement au démon : Je te donne le pouvoir de tenter mes élus dans les biens extérieurs; mais en même temps Je veux que tu saches que Je Me réserve leur persévérance au fond de leur âme. Ainsi c'est avec beaucoup de raison que l'Écriture dit ensuite : Et Satan se retira de devant la Face du Seigneur. Parce que, ne lui étant pas permis de pénétrer jusque dans le fond du coeur pour le perdre, il est contraint d'être vagabond à l'extérieur, puisqu'il est exclu de l'intérieur. Et quoiqu'il excite souvent du trouble dans les vertus de l'âme des justes, il est néanmoins vrai de dire qu'il n'est qu'au-dehors, puisque le Seigneur, s'opposant à tous ses efforts, les blessures qu'ils en reçoivent ne sont point mortelles. Car Dieu ne lâche la bride à la fureur du démon qu'autant qu'il est nécessaire que les élus soient tentés pour en acquérir plus de fermeté dans la vertu. Ceci afin qu'ils n'attribuent point à leurs propres forces le bien qu'ils font, qu'ils ne s'oublient point dans une fausse assurance, et qu'ils ne perdent jamais cette crainte salutaire qui les empêche de se relâcher, puisqu'ils doivent veiller à la conservation des vertus qu'ils ont acquises, avec d'autant plus de soin, qu'ils savent que l'ennemi qu'ils ont en tête est toujours sous les armes des tentations pour les surmonter. [2,26] CHAPITRE XXVI. Un jour que les fils et les filles de Job mangeaient, et buvaient du vin dans la maison de leur frère aîné, il arriva auprès de Job un messager qui dit : Les boeufs labouraient et les ânesses paissaient à côté d'eux; des Sabéens se sont jetés dessus, les ont enlevés, et ont passé les serviteurs au fil de l'épée. Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle. La sagesse est le premier bien qui naisse dans le coeur des bons, et c'est comme le premier enfant qu'y engendre la Grâce du saint Esprit; et cette sagesse n'est autre chose que notre foi, selon ce témoignage d'un prophète : Si vous ne croyez, vous ne pourrez jamais comprendre. Et en effet, nous avons la sagesse pour comprendre les choses que nous dit notre Créateur quand nous y soumettons la créance de notre foi. Ainsi les enfants de Job font festin dans la maison de leur frère aîné, lorsque les autres vertus se nourrissent de la foi. Car si cette vertu ne s'engendre la première dans notre coeur, tous les autres biens ne peuvent être des biens véritables, quoiqu'ils le paraissent. Il est donc vrai de dire que les fils de Job font festin dans la maison de leur frère aîné, quand les vertus que nous possédons se nourrissent de la Parole divine dans la maison de la foi. Car il est écrit que sans la foi il est impossible d'être agréable à Dieu. De sorte que ces vertus se repaissent des viandes de la vraie vie, lorsqu'elles commencent à prendre la nourriture des sacrements de la foi. Et enfin, les fils de Job font festin dans la maison de leur frère aîné; d'autant que si toutes les vertus ne sont remplis des mets délicieux de la sagesse, pour agir avec conduite et avec prudence dans les choses où elles se portent, elles ne peuvent être de vraies vertus. Mais pendant que le bien que nous faisons se fortifie par la nourriture de la sagesse et de la foi, notre ennemi vient enlever les boeufs qui labouraient et les ânesses qui paissaient, et passe les serviteurs qui les gardaient au fil de l'épée. Que signifient ces boeufs qui labouraient, sinon nos pensées les plus sérieuses et les plus graves, qui, exerçant notre âme par une soigneuse application, lui font produire des fruits de vertu avec abondance ? Que figurent les ânesses qui paissaient, sinon les plus simples mouvements du coeur, qui, évitant soigneusement d'être doubles et trompeurs, paissent librement dans les pâturages de la pureté et de la sincérité ? Or il arrive d'ordinaire que l'artificieux ennemi de l'homme, reconnaissant que notre esprit s'est rempli de ces pensées graves et sublimes, s'efforce de les affaiblir par des sentiments de volupté, qu'il nous inspire; et que, voyant les mouvements simples et sincères de notre coeur, il s'applique à les corrompre par des inventions subtiles et ingénieuses qu'il nous découvre, afin que, nous portant à rechercher les louanges de ces vaines subtilités, nous perdions la vraie simplicité et la sincère pureté du coeur. Que s'il ne peut nous entraîner jusqu'à des actions criminelles, il est vrai néanmoins que, s'insinuant par mille différentes tentations dans nos meilleures pensées, il leur nuit beaucoup, et il trouble de telle sorte tout le bien qui est dans notre âme, qu'il nous semble quelquefois que ce tentateur nous l'a tout à fait ravi. L'on peut aussi entendre par les boeufs qui labouraient les pensées de charité, qui nous portent à contribuer à l'avantage et au salut de notre prochain, et à entamer, pour ainsi dire, la dureté du coeur de nos frères, par le fer des enseignements et des exhortations. Et les ânesses, qui ne résistent par aucun mouvement de férocité à ceux qui les chargent, peuvent figurer la douceur de la patience. Or quand l'ennemi voit que nous voulons contribuer au salut des autres par nos paroles, il plonge notre esprit dans un si profond assoupissement de paresse, que, encore que nous ne soyons point occupés pour nous-mêmes, nous nous trouvons quelquefois incapables de nous appliquer au service du prochain. Ainsi le démon enlève les boeufs qui labouraient, lorsqu'il détruit, par la langueur de la négligence qu'il nous inspire, les mouvements que nous ressentions pour travailler à l'avantage de nos frères. Et quoique les coeurs des élus veillent sans cesse dans les plus secrets replis de leurs pensées, et qu'ils considèrent bien, en résistant au démon, quels sont les efforts dont il les attaque, ce malicieux ennemi ne laisse pas de se satisfaire de la joie d'avoir remporté quelque léger avantage, en ce qu'il a occupé et détourné, quand bien même ce ne serait que pour un moment, les pensées d'une âme juste. Il arrive aussi fort souvent que quand le démon voit une âme disposée à la tolérance, il examine quel est le principal objet de son amour, et c'est en cela qu'il tend ses pièges et qu'il forme ses embûches, afin qu'en l'attaquant par son plus sensible et par ce qu'elle aime le plus, il puisse plus facilement confondre en elle la vertu de la patience. Il est bien vrai que les élus ont grand soin de rentrer souvent en eux-mêmes, qu'ils s'affligent d'une sensible douleur pour les moindres fautes, et que connaissant, par l'émotion qu'ils ont soufferte, comment ils doivent agir à l'avenir pour se maintenir, ils s'en affermissent davantage dans la vertu. Mais il suffit à l'ennemi d'avoir troublé la patience des justes, quand ce ne serait que pour un moment, et il s'en réjouit comme s'il avait enlevé des pâturages de leur coeur ces ânesses de Job, dont il est ici parlé. Je veux bien que nous considérions attentivement et avec tout le soin qui nous est possible ce qui est convenable à chaque chose que nous voulons entreprendre, mais souvent notre ennemi se jette sur notre âme avec une impétuosité si soudaine, que, surprenant toute la circonspection de notre esprit, il tue, pour ainsi dire, par l'épée de cette tentation imprévue, ceux qui servaient à la garde de nos pensées. Cependant, il y en a un qui s'enfuit et qui rapporte à Job la perte des autres; parce que le discernement de notre raison, voyant la violence que notre âme souffre de la part de notre ennemi, rentre en nous-mêmes et paraît comme le seul qui s'est sauvé, lorsqu'elle porte l'esprit à faire une sérieuse réflexion sur tout ce qu'elle souffre. Ainsi, comme tous les autres périssent en cette rencontre, un seul retourne à notre esprit, quand le discernement de notre raison, se sentant troublé par les mouvements des tentations, il rentre en notre conscience afin qu'en s'affligeant par un vrai sentiment de componction elle puisse recouvrer ce que l'esprit, par des incursions si inopinées et si violentes, croit avoir perdu. Il parlait encore, lorsqu'un autre vint et dit : Le feu de Dieu est tombé du ciel, a embrasé les brebis et les serviteurs qui les gardaient, et les a consumés. Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle. Que nous représentent les brebis et les serviteurs, sinon l'innocence des pensées et la pureté de coeur des justes ? Quant au ciel, nous avons déjà dit ci-devant qu'il nous marquait l'air, d'où vient que nous disons les oiseaux du ciel. Et nous savons que les esprits impurs, qui sont tombés du plus haut des cieux, sont errants et vagabonds entre le ciel et la terre et qu'ils brûlent d'une envie d'autant plus ardente contre les hommes qui élèvent leurs coeurs au ciel, que ces malheureux se voient précipités de ces sublimes demeures par l'impureté de leur présomption et de leur orgueil. Comme donc le feu de l'envie qui est renfermé dans ces puissances de l'air lance ses flammes contre la pureté de nos pensées, c'est comme un feu qui tombe du ciel sur les brebis. Et en effet, ces flammes embrasent souvent les plus purs mouvements des âmes par l'ardeur de l'impureté; et ils brûlent, pour ainsi dire, de simples et d'innocentes brebis, lorsqu'ils troublent par la tentation d'impudicité nos plus chastes sentiments. Or l'Écriture appelle ce feu le feu de Dieu, parce que, encore que ce ne soit pas Dieu qui l'excite en nous, ce n'est toutefois que par sa Permission que le démon l'y excite. Et d'autant que ce feu répand quelquefois la confusion et le trouble dans les circonspections de notre esprit, l'on peut dire qu'il tue les serviteurs qui gardaient toutes les brebis. Cependant, il y en a un qui s'en sauve sans y avoir reçu aucun mal, lorsque, durant ce désordre presque général de notre esprit, il nous reste encore une pensée de discernement, qui, considérant par un examen soigneux tout ce qui se passe, évite elle seule la mort qui la menaçait. Car cette pensée, plus discrète et plus avisée que les autres, ne se laissant point envelopper dans cette confusion générale des puissances de notre âme, vient rapporter à l'esprit, comme à son maître, tout ce qui est arrivé, et le porte à avoir recours aux larmes et à la prière. [2,27] CHAPITRE XXVII. Il parlait encore, lorsqu'un autre vint et dit : Des Chaldéens, formés en trois bandes, se sont jetés sur les chameaux, les ont enlevés, et ont passé les serviteurs qui les gardaient au fil de l'épée. Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle. Nous avons déjà dit ci- devant que les chameaux, qui, selon l'ancienne loi, ont quelque chose de pur en ce qu'ils ruminent et quelque chose d'impur en ce qu'ils n'ont pas le pied fendu, signifient la louable dispensation des choses du monde, dans laquelle l'ennemi nous tend d'autant plus d'embûches que le soin en est plus embarrassant et plus difficile. Car quiconque reçoit cette administration extérieure est beaucoup plus exposé que les autres aux traits de notre ennemi caché. Et en effet, il arrive très souvent que celui qui s'efforce de donner ordre à quelque chose, en prévoyant avec prudence ce qui doit en arriver à l'avenir, ne voit nullement le mal et le dommage présents; souvent aussi, en veillant sur le présent, il est comme endormi et aveuglé pour ce qui regarde l'avenir. Souvent, en agissant en certaines choses avec nonchalance, il néglige celles pour lesquelles il devrait s'employer avec vigilance et attention; souvent, en voulant faire quelque action avec activité et chaleur, il nuit à celles qui en dépendent, par trop de précipitation et d'empressement. Quelquefois, il voudrait bien régler sa langue, mais l'obligation de sa charge ne lui permet pas de se taire. Quelquefois, en s'efforçant de modérer l'usage de sa langue avec trop de sévérité, il retient dans le silence ce qu'il devrait dire. Quelquefois, en ne voulant pas manquer à dire les choses qui sont nécessaires, il s'emporte jusqu'à en dire qu'il ne devrait pas publier. Or il se trouve quelquefois rempli d'une si grande confusion de pensées, qu'à peine peut-il porter tout ce qui roule dans son esprit, par une prévoyance trop inquiète; et quoiqu'il ne fasse rien à l'extérieur, il ne laisse pas de suer sous la pesanteur des sollicitudes dont son coeur gémit. Et parce qu'au-dedans il souffre beaucoup, il arrive que, quoiqu'il paraisse à l'extérieur dans le calme et dans le repos, il ne laisse pas d'être intérieurement accablé de soin et de lassitude. Car souvent l'esprit considère de certains maux comme s'ils devaient lui arriver; il s'y prépare avec toute l'application qui lui est possible; il s'échauffe et se travaille avec une concentration extraordinaire; le sommeil l'abandonne, la tranquillité de la nuit se change pour lui en un jour pénible; et tandis que son corps se repose paisiblement dans son lit, son coeur est comme agité de contestations intérieures et de secrètes clameurs. Et souvent après cela, il n'arrive rien de tout ce qu'on a prévu; et ces pensées inquiètes et turbulentes, nous ayant fait perdre inutilement tant de temps et tant d'efforts pour nous préparer à un mal imaginaire, demeurent tout d'un coup dans le vide de l'inaction et du repos. Or l'esprit s'éloigne d'autant plus des applications nécessaires, qu'il s'occupe davantage aux vaines et aux inutiles. Comme donc les esprits des ténèbres s'efforcent de corrompre les soins de la dispensation des choses extérieures, tantôt par la lenteur ou la précipitation des actions, tantôt par trop de retenue ou trop d'emportement dans nos paroles, et presque toujours par la confusion et l'inquiétude de nos pensées, ils nous sont figurés par les trois troupes de Chaldéens qui enlevèrent les chameaux de Job. Et en effet, n'est-ce pas comme former trois corps d'armée pour dissiper les soins de l'administration des choses terrestres, qui nous est représentée par les chameaux, que de les combattre et les détruire, et par l'iniquité des actions, et par la superfluité des paroles et par le dérèglement des pensées ? En sorte que quand l'esprit veut s'appliquer efficacement à l'exercice de ses devoirs extérieurs, il se trouve malheureusement distrait de la considération de soi-même; et il ignore d'autant plus profondément les dommages intérieurs qu'il souffre en son âme, qu'il s'occupe avec plus d'application et d'empressement aux choses extérieures. Mais lorsqu'un esprit sage et bien sensé se charge du soin de cette administration, il considère d'abord ce qu'il doit à lui-même, puis ce qu'il doit à son prochain, afin que les soins excessifs des affaires d'autrui ne lui fassent jamais négliger ses intérêts propres, et que la vigilance, qu'il a pour son utilité particulière, ne lui fasse pas oublier celle d'autrui. Cependant il arrive d'ordinaire que lorsque l'esprit s'applique avec une vigilante sollicitude à l'un et à l'autre, et qu'il considère avec tant de circonspection les choses qui le regardent et celles qui regardent le prochain dont il est chargé, il se trouve tellement troublé dans les diverses occasions d'agir que lui présentent ces deux choses, qu'il n'est plus maître de lui-même, mais est comme enlevé hors de lui, et voit toutes ses circonspections confondues et désordonnées; comme le figure la défaite des serviteurs qui gardaient les chameaux de Job. Il s'en échappe un néanmoins, parce que parmi tous ces désordres, le discernement de notre raison se présente aux yeux de l'esprit, et fait connaître à notre âme ce que le soudain effort de la tentation lui a fait perdre intérieurement. [2,28] CHAPITRE XXVIII. Il parlait encore, lorsqu'un autre vint et dit : Tes fils et tes filles mangeaient, et buvaient du vin dans la maison de leur frère aîné ; et voici, un grand vent est venu de l'autre côté du désert, et a frappé contre les quatre coins de la maison ; elle s'est écroulée sur les jeunes gens, et ils sont morts. Et je me suis échappé moi seul, pour t'en apporter la nouvelle. Nous avons déjà dit ci-devant que le côté et la région du désert signifient la multitude des esprits impurs, qui ont été délaissés par Dieu et qui, ayant aussi eux-mêmes abandonné leur Créateur, sont demeurés comme en friche, et privés des soins de la Main divine qui devait les cultiver. C'est de ce côté-là que s'élève ce grand vent qui renverse la maison, parce que c'est de la part des esprits immondes que viennent ces plus violentes tentations qui font déchoir notre conscience de l'état de tranquillité qu'elle possédait. Or cette maison était principalement soutenue par la solidité de ces quatre coins; d'autant que l'édifice de notre âme est fondé sur les quatre vertus, de prudence, de tempérance, de force et de justice. Et comme cette maison des enfants de Job s'appuyait sur ces quatre angles, de même toute la structure de nos bonnes oeuvres est élevée sur la fermeté de ces quatre vertus principales. C'est pourquoi il y avait autrefois quatre grands fleuves qui arrosaient tout le paradis terrestre, parce que l'âme qui est arrosée par ces quatre divines vertus n'est plus brûlée des ardeurs de tous les désirs charnels. Mais il arrive quelquefois que, lorsque la paresse vient à occuper notre esprit, la prudence y devient toute languissante; puisque quand il s'endort dans la négligence, il est incapable de prévoir les choses qui peuvent arriver. Quelquefois, lorsque le plaisir et la volupté s'y insinue, la tempérance s'y affaiblit, puisque nous nous abstenons d'autant moins des choses illégitimes, que nous nous laissons plus facilement aller aux charmes des biens présents. Quelquefois, la crainte s'empare tellement de notre coeur, qu'elle détruit toute notre force; et nous nous trouvons d'autant plus faibles contre les adversités, que nous appréhendons avec plus d'excès de perdre ce que nous aimons. Quelquefois, un amour immodéré de nous-mêmes se glissant dans notre esprit le détourne insensiblement de l'équité de la justice; puisque c'est violer les droits de Celui qui nous a créés, que de ne pas nous donner tout entiers à Lui. Ainsi un grand vent vient de l'autre côté du désert, et frappe contre les quatre coins de la maison, lorsqu'une forte tentation fait écrouler, pour ainsi dire, par d'imperceptibles commotions, ces quatre vertus. Et les angles étant ébranlés, la maison tombe en ruine, parce que nos vertus étant affaiblies, notre conscience se trouve dans une déplorable confusion. Or, les enfants de Job font leur festin entre les quatre angles de la maison, parce que c'est dans les plus secrets replis de notre âme, qui est principalement élevée par ces quatre vertus divines jusqu'au comble de la sainteté, que toutes les autres vertus, qui sont comme ses enfants spirituels, se nourrissent et se fortifient réciproquement. Car la Grâce du saint Esprit, qui forme premièrement notre âme par la prudence, par la tempérance, par la force et par la justice, la fortifie ensuite par sept autres vertus, contre autant de tentations qui lui font la guerre. Ainsi, Il lui donne la sagesse contre la folie, l'intelligence contre la stupidité, le conseil contre l'irréflexion, la force contre la timidité, la science contre l'ignorance, la piété contre la dureté de coeur et la crainte de Dieu contre l'orgueil. Que si notre esprit, lorsqu'il est ainsi comblé de l'abondance de tant de dons spirituels, ne pense qu'à en jouir dans une oisive sécurité, il oublie bientôt Celui de qui il les tient et se persuade avoir de lui-même ce qu'il voit ne lui avoir point encore manqué. D'où il arrive que cette même Grâce qui les lui avait communiqués, les lui retire pour son avantage, et fait sentir à cet esprit de présomption quelle est sa propre faiblesse. Et en effet, nous reconnaissons véritablement d'où nous viennent tous ces biens, lorsque, étant près de les perdre, nous ressentons bien que nous ne sommes pas capables de les conserver de nous-mêmes. Ainsi, il arrive souvent, pour nous apprendre l'humilité, que, quand la tentation nous attaque, la sagesse que nous possédons est obscurcie par un nuage si épais de pensées folles et extravagantes, que notre esprit qui en est troublé ne sait plus comment il doit résister aux maux dont il se voit menacé, ni de quelle manière il peut se préparer contre ces attaques. Pourtant ces mêmes mouvements de folie et d'extravagance servent à l'instruction de notre âme, puisque si elle a, pour ainsi dire, extravagué pour un temps, elle redevient aussitôt sage avec d'autant plus de solidité et de vérité que c'est avec plus d'humilité; de sorte que ce qui avait mis cette vertu en danger est cela même qui l'affermit en nous plus solidement. Quelquefois aussi, il arrive que notre esprit, se laissant emporter à la vanité par la sublimité de ses connaissances, tombe tout d'un coup si bas et languit dans une si grossière stupidité, que cet orgueilleux, qui auparavant pénétrait les choses les plus élevées, ne trouve que des ténèbres dans les plus basses et les plus communes. Mais cette même stupidité, en occultant ainsi notre intelligence, nous la conserve, parce que, en nous humiliant pour un temps, l'esprit nous fortifie véritablement dans l'intelligence des choses les plus sublimes. Quelquefois, lorsque nous croyons agir en toutes choses avec beaucoup de prudence et de conseil, il survient une occasion imprévue qui nous emporte en des actions précipitées, de sorte que, après avoir cru nous être toujours conduits avec jugement, nous nous trouvons tout à coup intérieurement tombés dans le dérèglement et dans la tentation. Mais cette même confusion nous apprend à ne plus attribuer à nos propres forces la prudence de nos conseils, et nous porte à nous régler de nouveau avec d'autant plus de gravité et de conduite, que nous reconnaissons avoir été près de tomber dans le dernier dérèglement. Quelquefois, quand l'âme s'estime être, par la force de son courage, au-dessus de toutes les adversités, il s'en présente tout à coup de si formidables, qu'elle ne peut s'empêcher d'être saisie de beaucoup de crainte. Ainsi, cette faiblesse lui apprend à qui elle doit attribuer la force et l'intrépidité qu'elle a ressenti à d'autres occasions. En conséquence, elle se maintient ensuite dans cette vertu avec d'autant plus de fermeté et de courage, qu'elle s'est vue sur le point de la perdre par les sentiments d'une timidité excessive. Quelquefois, lorsque nous nous réjouissons de savoir beaucoup, nous tombons tout à coup dans les ténèbres de l'ignorance; mais plus cet aveuglement obscurcit pour un temps les yeux de notre âme, plus il sert à les ouvrir aux lumières de la vraie science, en lui faisant reconnaître, par ces ténèbres dont il est puni, de qui il tient tout ce qu'il sait. Quelquefois, lorsque nous réglons notre vie avec plus de piété, lorsque nous pensons être le plus remplis des entrailles de miséricorde, nous nous trouvons tout à coup frappés d'une dureté et d'une insensibilité de coeur, qui nous font connaître à qui nous devions attribuer nos bons mouvements; nous rentrons d'autant plus véritablement et solidement dans la piété, que nous la chérissons plus tendrement après avoir pensé la perdre. Quelquefois notre esprit, considérant avec trop de complaisance la crainte salutaire avec laquelle il est soumis à Dieu, se trouve tout à coup surpris d'orgueil; mais étant aussitôt ému par l'appréhension de ne plus craindre, il se tourne promptement vers l'humilité et s'y attache avec d'autant plus de fermeté, qu'il en a reconnu le prix, lorsqu'il appréhendait de la perdre. Cette maison étant donc renversée par la violence de ce tourbillon de vent, les enfants de Job se trouvent accablés sous ces ruines, d'autant que la conscience étant ainsi troublée par l'effort des tentations, les vertus qui étaient nées dans son coeur sont en un moment comme accablées et éteintes, pour son avantage. Car ces enfants ne mourant que selon la chair demeurent vivants selon l'esprit, parce que, encore que nos vertus, étant obscurcies durant la tentation et pour un temps, déchoient de leur premier état, elles se conservent néanmoins en leur entier par la persévérance de nos bonnes intentions dans le fond du coeur. Les trois filles de Job périssent aussi à cette occasion avec leurs frères; parce qu'il arrive quelquefois que les adversités troublent la charité de notre coeur, que la crainte y ébranle notre espérance, et que les questions et les disputes y obscurcissent notre foi. Car nous devenons souvent comme insensibles à l'Amour de Dieu, quand nous croyons que la rigueur des fléaux dont Il nous afflige surpasse nos fautes. Souvent l'excès de la crainte affaiblit la fermeté de notre espérance. Souvent l'embarras et la difficulté des questions et des disputes nous agitent de telle force, que notre foi est près de faire naufrage dans cette tempête. Mais ces filles qui meurent selon le corps vivent toujours selon l'esprit; parce que, bien que cette commotion générale de nos puissances nous persuade que la foi, l'espérance et la charité sont comme mortes au fond de notre conscience, la persévérance de nos bonnes intentions ne laisse pas de les conserver toujours vivantes aux yeux de la souveraine Majesté. D'où il vient qu'un des serviteurs de Job reste seul pour pouvoir lui annoncer ces tristes nouvelles, parce que le jugement et le discernement de l'esprit demeure toujours en son entier parmi toutes ces tentations. Et ce favorable messager fait en sorte que Job, en pleurant, recouvre tous ses enfants, lorsque ce discernement et cette lumière de l'esprit, lui inspirant une salutaire douleur par les funestes nouvelles qu'il lui annonce, lui font retrouver, par la pénitence, les vertus qu'il avait commencé de perdre par une vaine complaisance en ses propres forces. Aussi est-ce par un ordre merveilleux de la Miséricorde divine que nous faisons des fautes. Car l'homme aurait une opinion trop avantageuse de lui-même, s'il ne ressentait jamais de faiblesse au fond de son coeur; mais quand son âme est ébranlée par l'effort de quelque tentation et qu'elle se trouve réduite à une si extrême lassitude, qu'elle ne peut plus soutenir sa fermeté et sa constance, on lui montre la forteresse de l'humilité pour se mettre à couvert des embûches de son ennemi. Ainsi elle trouve la force de se maintenir dans cet état de faiblesse, qui lui faisait appréhender une dangereuse chute. [2,29] CHAPITRE XXIX. La tentation nous apprend aussi, non seulement de qui nous tenons les forces que nous recevons, mais encore avec quelle vigilance nous devons les conserver; parce qu'il arrive souvent que celui qui n'a pu être surmonté par l'effort des tentations est renversé malheureusement par une trop grande assurance. Car lorsqu'il ne pense qu'à se reposer de ses fatigues dans l'oisiveté, il prostitue honteusement son âme au corrupteur. Mais si par une conduite de miséricorde, Dieu tempère la tentation, de telle sorte que, au lieu de fondre sur lui avec une soudaine impétuosité, elle ne l'attaque que peu à peu, et seulement pour l'exercer, alors il réveille ses soins pour se précautionner contre les embûches de son ennemi et se mettre en état de résister à tous ses efforts. C'est pourquoi l'Ecriture dit : Alors Job se leva, car comme être assis est la posture d'une personne qui se repose, de même se lever est l'action de celui qui veut combattre. Ainsi, se lever, après avoir appris les nouvelles de tous ces malheurs, n'est autre chose que se préparer au combat avec un plus grand courage, après avoir éprouvé la tentation. Or l'esprit de discernement est très utile à ces occasions, parce qu'il sait distinguer les vertus des vices. D'où il vient que l'Ecriture ajoute en parlant de Job : il déchira son manteau. Car nos déchirons nos vêtements lorsque nous examinons toutes nos oeuvres avec un discernement soigneux. Et en effet, si nos oeuvres n'étaient comme les vêtements qui nous couvrent aux yeux de Dieu, l'ange ne dirait pas dans l'Apocalypse : Heureux celui qui veille, et qui garde ses vêtements, afin qu'il ne marche pas nu et qu'on ne voie pas sa honte ! Car l'on verra notre honte si au jour de jugement notre vie corrompue n'est point couverte, aux yeux des justes, du voile des bonnes oeuvres qui l'aient accompagnée. Mais parce que, quand nous sommes tentés par le péché, nous avons recours aux larmes, et que ces larmes salutaires servent à nous ouvrir les yeux de l'âme pour nous mieux faire recevoir l'impression de la lumière de justice, l'on peut dire que nous déchirons nos vêtements avec douleur, lorsque, nos pleurs ayant excité en nous l'esprit de discernement, nous jugeons de toutes nos actions avec une juste et rigoureuse sévérité. C'est alors que toute notre présomption se dissipe, c'est alors que toutes nos pensées inutiles s'évanouissent. C'est pourquoi il est dit ensuite de Job : et s'étant coupé les cheveux, il se jeta par terre. Car que signifient les cheveux selon le sens moral, sinon les pensées flottantes et incertaines de notre esprit ? D'où il vient qu'ailleurs l'Ecriture adresse à l'Eglise ces saintes paroles : Tes lèvres sont comme un fil cramoisi, et ta bouche est charmante. Car les cordons servent à renouer les cheveux. Ainsi, les lèvres de l'Épouse ressemblent à un cordon, parce que toutes les pensées errantes et vagabondes des auditeurs sont arrêtées et comme liées par les exhortations de l'Eglise sainte, de crainte qu'en se relâchant elles ne s'écoulent et ne se répandent sur des objets illicites, et qu'étant ainsi répandues, elles n'affaiblissent la vue du coeur, alors qu'elles doivent se réunir comme en une seule intention de piété, et être liés ensemble par la prédication de la vérité comme avec un cordon tout mystérieux. Et ce cordon est de couleur feu, parce que les paroles des saints sont toutes enflammées du feu de la charité. Et qu'est-ce qui nous est marqué par la tête sinon l'entendement, qui est le principal moteur de chaque action ? C'est pourquoi il est dit ailleurs : que l'huile ne manque point sur ta tête. Car cette huile sur la tête nous figure la charité dans l'entendement. Et l'huile manque sur la tête lorsque la charité s'éloigne de l'entendement. Ainsi, se couper les cheveux de la tête n'est autre chose que retrancher les pensées inutiles et superflues de notre esprit. Et celui-là se jette par terre, après avoir coupé les cheveux de sa tête, qui, ayant réprimé ses pensées d'orgueil et de vanité, reconnaît humblement ses propres faiblesses. Et en effet, il est bien difficile de faire de grandes choses et de ne pas entrer en quelque estime de nos pensées, dont nos actions ne sont que la suite. Car dès que nous luttons énergiquement contre les vices, aussitôt la présomption de nos pensées se forme dans notre coeur. Et pendant que l'esprit surmonte courageusement le péché, il se laisse d'ordinaire flatter d'un orgueil secret et imperceptible, et, se figurant avoir beaucoup de mérite, il ne croit nullement pécher dans cette pensée de propre estime et de vanité. Mais on est d'autant plus coupable aux yeux du rigoureux et souverain Juge, que la faute que l'on commet est plus cachée et presque entièrement incorrigible. Et plus on se glorifie dans sa bonne vie, plus la perte dans laquelle on se précipite est sans remède. C'est pour cette raison que, ainsi que nous l'avons déjà dit, la conduite de la Miséricorde divine tempère de telle sorte la tentation en faveur de l'âme qui a trop confiance en elle-même, qu'elle n'en est combattue que par degrés; afin qu'étant affaiblie, sans être absolument détruite, elle reconnaisse ce qu'elle est, et se dépouille du faste de sa vanité et de son orgueil. Car aussitôt que la tentation attaque l'esprit, toute la présomption de nos pensées s'évanouit, et tout ce tumulte qui y était excité s'apaise. Parce que lorsque l'esprit s'enfle de vanité, c'est comme s'il affectait la tyrannie, et les fauteurs et défenseurs de ce tyrannique parti sont ses pensées : mais si ce tyran voit que son ennemi s'élève contre son injuste domination, aussitôt il perd ces forces et cette assistance. Car tous ses défenseurs s'enfuient à l'approche de ce nouvel ennemi, et ils abandonnent par timidité durant la guerre celui qu'ils louaient avec de si flatteuses adulations durant la paix. Or tous ses fauteurs et ses satellites l'ayant quitté, il demeure lui seul exposé à son ennemi, parce que les pensées de présomption s'évanouissant, l'esprit troublé se voit seul en butte aux efforts des tentations. Ainsi Job, à la nouvelle de tant de malheurs, coupe les cheveux de sa tête; parce que l'esprit, étant accablé par la violence des tentations, se dépouille de toutes ses pensées d'orgueil et de vanité. Et en effet, que veut dire que les Nazaréens laissent croître leurs cheveux, sinon qu'une vie fort continente et fort vertueuse nourrit d'ordinaire des pensées de présomption ? Et que signifie que les Nazaréens sont obligés, après avoir accompli leur dévotion, de se couper les cheveux et de les brûler dans le feu du sacrifice, sinon que nous arrivons au comble de la dernière perfection lorsque nous surmontons si absolument les vices extérieurs que nous purifions même notre esprit de ses pensées inutiles et défectueuses ? Et les brûler dans le feu du sacrifice n'est autre chose que détruire ces pensées vaines et superflues par les flammes de la charité divine, afin que le coeur soit entièrement embrasé de l'amour de Dieu, et que, imitant ces Nazaréens qui jetaient leurs cheveux au feu, il consume par le zèle brûlant de la vraie perfection toute l'inutilité de ses pensées. [2,30] CHAPITRE XXX. Il faut remarquer que Job, se prosternant contre terre, adora Dieu. Car celui-là offre une véritable adoration à son Créateur, qui reconnaît humblement qu'il n'est que poussière; qui ne s'attribue aucune vertu comme si elle lui était propre, et qui avoue sincèrement que tout le bien qu'il fait vient de la Miséricorde de son Dieu. C'est pourquoi Job ajoute avec beaucoup de raison : Je suis sorti nu du sein de ma mère, et nu je retournerai dans le sein de la terre. Comme si un esprit qui, étant tenté reconnaît sa faiblesse et son indigence, disait : Comme la première Grâce que j'ai reçue de Dieu m'a trouvé nu quand elle m'a engendré dans la foi, de même ce sera aussi la même Grâce divine qui me trouvera encore nu au sortir du monde, quand elle me sauvera. Et c'est en effet une grande consolation à un esprit qui est dans le trouble, et qui, se voyant attaqué par les vices, se sent comme dépouillé de toutes sortes de vertus, que de mettre tout son recours dans l'espérance de la Miséricorde divine : parce qu'alors il est d'autant moins en danger d'être dépouillé, qu'il se reconnaît humblement dénué de tous les biens. Et quoiqu'il puisse quelquefois se couvrir de quelque vertu, il est néanmoins certain que, reconnaissant sa propre faiblesse, il est incomparablement mieux revêtu de l'humilité, et il est beaucoup plus fort lorsque, ne s'attribuant aucun bien sans la Grâce de son Dieu, il demeure comme couché, alors qu'auparavant il était comme debout par une confiance trop présomptueuse. C'est pourquoi il reconnaît aussitôt avec humilité la Main de son Bienfaiteur et de son Juge lorsqu'il dit : Le Seigneur me l'a donné, le Seigneur me l'a ôté. Voilà comment a profité des tentations celui qui, dans le bien qu'il possède, reconnaît la Libéralité de son Bienfaiteur, et qui, dans l'affaiblissement de ses forces, confesse la Puissance du Juge qui le châtie. Et en effet, sa force ne lui est pas tout à fait ravie, mais est seulement abattue par les efforts qu'elle a soutenus; afin que l'âme qui est ébranlée, en appréhendant sans cesse de la perdre, demeure toujours dans l'humilité, pour ne jamais la perdre. Il en est advenu comme il a plu au Seigneur, que le Nom du Seigneur soit béni. Lorsque nous sommes ébranlés par des secousses intérieures, il faut avoir aussitôt recours au Jugement du Créateur, afin que notre coeur rende des actions de grâces à Dieu qui l'assiste, avec d'autant plus de reconnaissance, qu'il lui fait reconnaître plus sensiblement par les tentations dont Il l'éprouve, son impuissance et sa faiblesse. Et il est dit avec raison : En tout cela, Job ne pécha point et n'attribua rien d'injuste à Dieu. Parce que l'esprit qui est affligé doit avoir grand soin, lorsque la tentation le presse au-dedans, de ne point laisser échapper au-dehors des paroles d'impatience, et de ne jamais murmurer de l'épreuve que Dieu lui envoie, de crainte que ce feu, qui doit l'épurer comme l'or, ne le réduise en cendre comme de la paille, par la légèreté de ses paroles inconsidérées et injurieuses à la Majesté divine. [2,31] CHAPITRE XXXI. Or, rien n'empêche que nous n'appliquions aux Dons extérieurs, que le saint Esprit communique quelquefois à ses fidèles, ce que nous avons dit des Dons intérieurs, qui sont les vertus. Car l'un reçoit l'esprit de prophétie, l'autre le don de parler diverses langues, l'autre le pouvoir de guérir les malades. Et comme l'expérience fait connaître que ces dons ne sont pas toujours dans l'âme de la même sorte, il est certain que Dieu les retire quelquefois pour son bien, de crainte qu'elle ne s'élève par une vaine présomption de sa sainteté. Et en effet, si l'esprit de prophétie animait toujours les prophètes, Élisée ne dirait pas : Laisse-la, car son âme est dans l'amertume, et le Seigneur me l'a caché et ne me l'a point fait connaître. Si l'esprit de prophétie était toujours dans les prophètes, Amos ne répondrait pas à ceux qui l'interrogeaient : Je ne suis pas prophète ; à quoi il ajoute : ni fils de prophète ; mais je suis berger, et je cultive des sycomores. Car comment celui qui avait annoncé tant de vérités futures ne serait-il pas prophète ? Ou comment serait-il prophète s'il avait désavoué une vérité présente touchant sa personne; mais parce que, au moment où on l'interrogeait, il sentait bien n'avoir l'esprit prophétique, il rendit un témoignage de lui-même, qui était fort véritable, lorsqu'il dit : Je ne suis pas prophète. Il ajouta néanmoins ensuite : Écoute maintenant la Parole du Seigneur : Ta femme se prostituera dans la ville, tes fils et tes filles tomberont par l'épée, ton champ sera partagé au cordeau; et toi, tu mourras sur une terre impure. Ainsi ce prophète fit voir clairement qu'il fut de nouveau rempli de l'esprit de prophétie pendant qu'il disait qu'il ne l'avait pas, et qu'il mérita de recevoir cet esprit, lorsqu'il reconnut humblement n'être point prophète. Et si l'esprit de prophétie animait toujours les prophètes, Nathan n'accorderait pas à David qui le consultait au sujet de la construction du Temple ce qu'il lui dénia peu de temps après. D'où vient qu'il est écrit dans l'évangile : Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et S'arrêter, c'est Celui qui baptise du saint Esprit. Car il est bien vrai que le saint Esprit descend sur tous ceux qui sont baptisés, mais il est certain qu'Il ne demeure toujours d'une manière particulière que dans le Médiateur. Ainsi Il demeure continuellement sur Celui qui seul peut tout et le peut toujours. Car pour les fidèles qui le reçoivent, comme ils ne peuvent pas posséder toujours ses Dons lorsqu'ils le veulent, il est certain qu'ils ne les reçoivent que comme en passant. Mais puisque Jésus Christ, parlant de ce même Esprit, dit à ses disciples : Il demeure avec vous, et Il sera en vous; comment Dieu donne-t-Il à connaître le Médiateur par cette marque, que c'est Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et s'arrêter ? Car si, selon les Paroles de notre Seigneur, le saint Esprit demeure aussi dans les disciples, comment cette demeure sera-t-elle une marque assurée pour reconnaître le Médiateur ? C'est ce que nous verrons facilement si nous avons soin de bien discerner les Dons divins de ce même Esprit. Car il y en a sans lesquels on ne peut jamais arriver à la vraie vie, et il y en a d'autres qui font paraître la sainteté des personnes pour le bien et l'utilité de leur prochain. Car la douceur, l'humilité, la patience, la foi, l'espérance, la charité sont de ces Dons sans lesquels les hommes ne peuvent jamais obtenir la vie éternelle. Mais la prophétie, la puissance de guérir les malades, le don de parler en diverses langues et d'interpréter la Parole de Dieu sont aussi des Dons de l'Esprit saint; mais qui ne font autre chose que témoigner la vertu de sa Présence pour le salut et la conversion des autres. Ainsi, le saint Esprit demeure toujours, ou dans ses prédicateurs ou dans tout le reste de ses élus, par ces Dons si salutaires sans lesquels on ne peut arriver à la vraie vie, mais Il ne demeure pas toujours dans ses prédicateurs par ses autres Dons, qui ne sont pas tant communiqués pour notre utilité particulière que pour le salut des autres. C'est que, encore qu'Il habite dans leurs coeurs afin de les faire vivre avec piété, il est certain qu'Il ne se sert pas toujours de leur ministère pour faire éclater ses signes extraordinaires et ses miracles. Au contraire, Il leur ôte quelquefois le pouvoir d'en faire, afin qu'ils reçoivent ces grâces extérieures avec d'autant plus d'humilité, qu'ils ne sauraient les conserver toujours. Mais le Médiateur entre Dieu et l'homme, Jésus Christ Homme, a toujours en Lui le saint Esprit. C'est donc avec beaucoup de raison qu'il est dit que le saint Esprit demeure en Lui d'une manière particulière; puisqu'Il ne demeure dans les saints que par Grâce et pour produire quelques effets particuliers, tandis que dans Lui c'est par nature et pour toutes sortes d'effets qu'Il demeure. Car comme le corps humain n'a point d'autre sens que celui du toucher, alors que la tête a l'usage de tous les autres sens, puisqu'elle voit, qu'elle entend, qu'elle goûte, qu'elle hume et qu'elle touche, de même dans les membres spirituels du souverain Chef, il y paraît quelques vertus particulières, mais dans le Chef même toutes les vertus y brillent d'un éclat divin. Ainsi l'Esprit saint demeure d'une manière toute différente des autres dans celui auquel Il Se communique substantiellement comme il Lui plaît et de qui Il ne Se sépare jamais selon la nature. Or ces Dons, qui sont utiles pour arriver à la vraie vie ne peuvent se perdre sans un extrême danger de notre salut : mais ceux qui ne servent qu'à faire paraître la sainteté peuvent être ôtés, sans que l'on en reçoive aucun dommage. Nous devons donc conserver soigneusement les premiers pour notre bien spirituel, et nous devons être bien contents d'avoir les autres pour l'avantage de notre prochain. Quant aux premiers, il faut terriblement appréhender de les perdre; quant aux autres en revanche, si Dieu les retire pour un temps, il faut s'en consoler par l'humilité, dans la pensée qu'ils auraient pu enfler notre esprit de présomption. Ainsi quand Dieu nous prive du Don des signes et des miracles qu'Il nous avait communiqué, disons-Lui du fond du coeur : Le Seigneur me l'a donné, le Seigneur me l'a ôté. Il en est advenu comme il a plu au Seigneur, que le Nom du Seigneur soit béni. Car nous montrons clairement que nous avons bien usé de ces Dons, si nous en supportons la privation avec patience, lorsque Dieu les retire de nous pour un temps.