qui semble te donner un baiser; jaloux de ton ombre, qui te suit comme un amant plaintif. Il me faut ton existence tout entière : avenir, passé et présent. je ne sais qui me tient d'aller tuer George et de Marcilly, et de faire déterrer Willis pour jeter son cadavre aux chiens. En parlant ainsi, Fortunio tournait autour de la chambre comme un de ces loups qu'on voit, aux ménageries, rôder autour de leur cage en frottant leur museau noir contre les barreaux. Il se tut, fit encore quelques tours et vint se poser la figure sur le lit. Il sanglotait amèrement : l'orage qui avait commencé par des tonnerres se résolvait en pluie. - Imbécile, qui ne sent pas que je n'ai jamais aimé que lui, dit Musidora en lui prenant la tête et en l'attirant sur son coeur. 0 mon ami! je ne suis née que du jour où je t'ai connu; ma vie date de mon amour. Quant à Musidora, pourquoi en es-tu jaloux? tu sais bien qu'elle est morte. N'es-tu pas mon Dieu, mon créateur? ne m'as-tu pas faite de rien? Pourquoi te tourmentes-tu? - Pardonne-moi, mon ange : j'ai été élevé bien près du soleil, sur une terre de feu; je suis extrême en tout, et mes passions rugissent dans mon âme comme des cavernes de lions. Mais voici trois heures qui sonnent; ferme tes yeux verts, mon petit crocodile. Allons, dormez, mademoiselle. CHAPITRE XXIV. Nous avions promis à nos lectrices de découvrir Soudja-Sari, cette beauté javanaise aux yeux chargés de langueur; comme elle se trouve maintenant l'héroîne opprimée, et que c'est Musidora que Fortunio aime aujourd'hui, l'intérêt se concentre natutellement sur elle. Mais nous avons fait une promesse imprudente et difficile à remplir; nous n'aurions pas d'autre moyen de trouver Soudja-Sari qu'en suivant Fortunio; et comment voulez-vous que l'on suive pédestrement un gaillard traîné par des chevaux pur sang? Et d'ailleurs avons-nous réellement le droit d'espionner notre héros? Est-il de la délicatesse de surprendre ainsi le secret d'un galant homme? Est-ce sa faute, à lui, si nous avons été le prendre pour héros de roman? Il est tant d'autres qui ne demandent pas mieux que d'imprimer leur correspordance intime. Cependant il faut à toute force trouver Soudja-Sari, la belle aux yeux pleins de langueur. Renonçant ici à tous les artifices ordinaires aux romanciers pouï exciter et graduer l'intérêt. et averti d'ailleurs qu'il sera bientôt temps d'apposer le glorieux monosyllabe FIN, nous allons trahir le secret di: Fortunio. Fortunio, comme nous l'avons dit, a été élevé dans l'Inde par son oncle, nabab d'une richesse féerique. Après la mort de son oncle, il est venu en France emportant avec lui de quoi acheter un royaume. Un des plus grands plaisirs qu'il eût, c'était de mélanger la vie barbare et la vie civilisée, d'être à la fois un satrape et un fashionable, Brummel et Sardanapale; il trouvait piquant d'avoir un pied dans l'Inde et l'autre dans la France. Pour parvenir à ce double but, voici ce qu'il avait fait : Il avait acheté, dans un quartier de Paris assez retiré, tout un pâté de maisons dont le centre était occupé par de grands jardins. Il avait fait démolir toutes les constructions intérieures, et n'avait laissé à son îlot de maisons qu'une croûte de façades peu épaisse. Toutes les fenêtres donnant sur les jardins avaient été murées soigneusement, en sorte qu'il était impossible d'apercevoir d'aucun côté les bâtiments élevés par Fortunio, à moins de passer au-dessus, dans la nacelle d'un ballon. Quatre maisons, une sur chaque flanc de l'îlot, servaient d'entrée à Fortunio; de longs passages voûtés y aboutissaient et servaient à communiquer avec le dehors sans éveiller les soupçons. Fortunio sortait et rentrait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, de façon à n'être pas remarqué. Un marchand de comestibles dont la boutique correspondait par derrière avec les bâtiments, et qui n'était autre qu'un domestique dévoué de Fortunio, servait à faire arriver les vivres d'une manière naturelle et plausible. C'est dans ce palais inconnu, plus introuvable que l'Eldorado tant cherché des aventuriers espagnols que Fortunio faisait ces retraites mystérieuses qui excitaient si vivement la curiosité de ses amis. Il y restait huit jours, quinze jours, un mois, sans reparaître, selon que son caprice le poussait. Les ouvriers employés à cette bâtisse avaient été largement payés pour garder le secret, et disséminés ensuite sur divers points du globe; aucun n'était demeuré à Paris, Fortunio les avait fait partir, sans qu'ils s'en doutassent, les uns pour l'Amérique, les autres pour les Indes et l'Afrique; il leur avait proposé des occasions admirables, qui semblaient naître fortuitement et dont ils avaient été complètement dupes. L'Eldorado, le palais d'or, comme Fortunio, l'avait baptisé, ne mentait pas à son titre : l'or y étincelait de toutes parts, et la maison dorée de Néron ne devait assurément pas être plus magnifique. Représentez-vous une grande cour encadrée de colonnes torses de marbre blanc aux chapitaux et aux fûts dorés, entourés d'un cep de vigne aussi doré, avec des grappes en prisme de rubis. Sous ce portique quadruple b'ouvraient les portes des appartements, faites en bois de cèdre précieusement travaillé. Au milieu de la cour s'enfonçaient quatre escaliers en porphyre, avec des rampes et des repos conduisant à une piscine, dont l'eau tiède et diamantée baissait jusqu'aux dernières marches ou montait jusqu'au niveau du sol, selon la profondeur que l'on voulait obtenir. Le reste de l'espace était rempli par des orangers, des tulipiers, des angsoka à fleurs jaunes, des palmistes, des aloès, et toutes sortes de plantes tropicales venant en pleine terre. Pour aider à comprendre ce miracle, nous dirons que l'Eldorado était un palais sous cloche. Fortunio, frileux omme un Indou, pour se composer une atmosphère à sa guise, avait d'abord fait construire une serre immense qui englobait complètement son nid merveilleux. Une voûte de verre lui tenait lieu de ciel; cependant il n'était pas privé de pluie pour cela : quand il désirait changer le beau invariable de son atmosphère de cristal, il commandait une pluie, et il était servi sur-le-champ. D'invisibles tuyaux criblés de trous faisaient grésiller une rosée de perles fines mr les feuilles ouvertes en éventail ou bizar- rement découpées de sa forêt vierge. Des milliers de colibris, d'oiseaux-mouches et d'oiseaux de paradis voltigeaient librement dans cette immense cage, scintillaient dans l'air comme des fleurs ailées et vivantes; des paons, au col-de-lapis-lazuli, aux aigrettes de rubis, trainaient magnifiquement sur le gazon leur queue semée di'veux étoilés. Une seconde cour contenait le logement des esclaves. Un inconvénient obligé de cette construction était de ne point avoir de vue; Fortunio, esprit très inventif et que rien n'embarrassait, avait paré à cet inconvénient : les fenêtres de son salon donnaient sur des dioramas exécutés d'une façon merveilleuse et de l'illusion la plus complète. Au,ïourd'hui, c'était Naples avec sa mer bleue, son amphithéâtre de maisons blanches, son volcan panaché de flammes, ses îles blondes et fleuries; demain, Venise, les dômes de marbre de San-Georgio, a Dogana ou le Palais Ducal; ou bien une vue de Suisse, si le seigneur Fortunio se trouvait ce jour-là d'humeur pastorale; le plus souvent c'étaient des perspectives asiatiques, Bénarès, Madras, Masulipatnam ou tout autre endroit pittoresque. Le valet de chambre entrait le matin dans sa chambre et lui demandait : « Quel pays voulez-vous qu'on vous serve aujourd'hui ? - Qu'avez-vous de prêt ? disait Fortunio voyons votre carte. Et le valet tendait à Fortunio un portefeuille de nacre où les noms des sites et des villes étaient soigneusement gravés. Fortunio marquait la vue qui lui était inconnue ou qu'il avait la tantaisie de revoir, comme s'iI se fût agi de prendre une glace chez Tortoni. Il vivait là en joie comme un rat dans un fromage de Hollande, se livrant à tous les raffinements du luxe asiatique, servi à genoux par ses esclaves, adoré comme un dieu, faisant voler la tête de ceux qui lui déplaisaient ou le servaient mal, avec une dextérité parfaite et qui eût fait honneur à un bourreau turc. Les corps étaient jetés dans un puits plein de chaux et dévorés à l'instant même. Mais depuis quelque temps, influencé sans doute par les idées européennes, il se livrait plus rarement à ce genre de plaisir, à moins qu'il ne fût ivre ou qu'il ne voulût distraire un peu Soudja-Sari. Avant d'entrer dans l'Eldorado il quittait ses habits de fashionable et reprenait ses vêtements indiens, la robe et le turban de mousseline à fleurs d'or, les babouches de maroquin jaune, et le kriss au manche étoilé de diamants. Aucun des Indiens, hommes ou femmes, qui étaient enfermés dans cette prison splendide, ne savait un mot de français, et ils ignoraient complètement dans quelle partie du monde ils se trouvaient. Ni Soudja-Sari, sa favorite, ni Rima-Pahes, à qui ses immenses cheveux noirs faisaient comme un manteau de jais, ni Koukong-Alis, aux sourcils en arc-en-ciel, ni Sacara, à la bouche épanouie comme une fleur, ni Cambana, ni Keni-Tambouhan, ne soupçonnaient qu'elles fussent à Paris, par une raison péremptoire, c'est qu'elles ne savaient pas seulement que Paris existât. Grâce à cette ignorance, Fortunio gouvernait ce petit monde aussi despotiquement que s'il eût été au milieu des Indes. Il passait là des journées entières, dans une immobilité complète, assis sur une pile de carreaux et les pieds appuyés sur une de ses femmes, suivant d'un regard nonchalant les spirales bleuâtres de la fumée de son hooka. Il se plongeait délicieusement dans cet abrutissement voluptueux si cher aux Orientaux, et qui est le plus grand bonheur qu'on puisse goûter sur terre, puisqu'il est l'oubli parfait de toute chose humaine. Des rêveries somnolentes et vagues caressaient son front à demi penché du tiède duvet de leurs ailes; des mirages étincelants papillotaient devant ses yeux assoupis. Du large calice des grandes fleurs indiennes, urnes et cassolettes naturelles, s'élevaient des senteurs sauvages et pénétrantes, des parfums âcres et violents, capables d'enivrer comme le vin ou l'opium; des jets d'eau de rose s'élançaient jusqu'au linteau sculpté des arcades et retombaient en pluie fine sur leurs vasques de cristal de roche, avec un murmure d'harmonica; pour surcroît de magnificence, le soleil, illuminant les vitres de la voûte faisait un ciel de diamant à ce palais d'or. C'était un conte de fées réalisé. On était à deux mille lieues de Paris, en plein Orient, en pleines Mille et une Nuits, et pourtant la rue boueuse, infecte et bruyante bourdonnait, grouillait et fourmillait à deux pas de là; la lanterne du commissaire de police balançait au bout d'une potence son étoile blafarde dans la brume; les libraires vendaient les cinq codes avec leurs tranches de diverses couleurs, la charte constitutionnelle ouvrait ses fleurs tricolores; découpées en façon de cocardes; l'on respirait l'atmosphère de gaz hydrogène et de mélasse de la civilisation moderne; l'on pataugeait dans le cloaque de la plus boueuse prose; ce n'était que tumulte, fumée et pluie, laideur et misère, fronts jaunes sous un ciel gris, l'affreux, l'ignoble Paris que vous savez. De l'autre côté du mur, un petit monde étincelant, tiède, doré, harmonieux, parfumé, un monde de femmes, d'oiseaux et de fleurs, un palais enchanté que le magicien Fortunio avait eu l'art de rendre invisible au milieu de Paris, ville peu favorable aux prestiges; un rêve de poète exécuté par un millionnaire poétique, chose aussi rare qu'un poète millionnaire, s'épanouissait comme une fleur merveilleuse des contes arabes. -Ici, le travail aux bras nus et noircis, à la poitrine haletante comme un soufflet de forge; là, le doux loisir nonchalamment appuyé sur son coude; la délicate paresse, aux mains blanches et frêles, se reposant le jour de la fatigue d'avoir dormi toute la nuit; la quiétude la plus parfaite à côté de l'agitation la plus fiévreuse; une antithèse complète. C'est ainsi que Fortunio menait une existence double et jouissait à la fois du luxe asiatique et du luxe parisien. Cette mystérieuse retraite était comme un nid de poésie, où il allait de temps en temps couver ses rêves; là étaient ses seules amours, car il ne pouvait s'accommoder des façons européennes et du mélange perpétuel des sexes. Il était assez de l'avis du sultan Schariar, rien ne lui paraissait plus agréable que d'acheter une jeune fille vierge et de lui faire couper la tête après la première nuit, avec cette méthode claire et simple, toute tromperie était prévenue. Il ne poussait pourtant pas ses précautions jalouses jusque-là, mais il lui était impossible d'éprouver de l'amour pour une femme qui aurait eu déjà quelque amant. A coup sûr, s'il se fût marié, il n'eût pas épousé une veuve. Musidora était la seule femme avec laquelle il eût prolongé une liaison aussi longtemps; il avait cédé aux charmes pénétrants, à la coquetterie transcendante, et surtout à la passion vraie de la pauvre enfant; cette flamme si chaude avait attiédi son coeur : il l'aimait; cependant il était malheureux pour la première fois de sa vie. D'insupportables souvenirs lui traversaient l'âme de leurs glaives aigus, et jusqu'au milieu des plus doux baisers, d'affreuses amertumes lui montaient aux lèvres : il se souvenait que cette femme avait été possédée par d'autres. Sa puissance se trouvait en défaut; il ne pouvait reprendre sur le temps la vie antérieure de Musidora pour la purifier, et cette idée s'attachait à son flanc comme un vautour. Il était si habitué à la passion exclusive, qu'il avait peine à concevoir qu'il y eût au monde un autre homme que lui. Quand quelque chose lui rappelait que d'autres pouvaient avoir été aimés comme il l'était lui-même, il lui prenait des rages diaboliques, et il aurait déchiré des lions en deux, tellement la fureur le transportait. Dans ces moments-là, il se sentait un immense besoin de monter à cheval, de se jeter au milieu d'une foule et d'y faire à grands coups de sabre un hachis de bras, de jambes et de têtes; il poussait des hurlements et se roulait par terre comme un insensé. C'est dans un de ces accès de rage jalouse qu'il avait mis le feu à la maison de Musidora. Hors cela, il était impassible comme un vieux Turc; le tonnerre serait descendu lui allumer sa pipe qu'il n'aurait pas témoigné le moindre étonnement; il n'avait peur ni de Dieu ni du diable, ni de la mort ni de la vie, et il jouissait du plus beau sang-froid du monde. Fortunio, captivé par la magicienne Musidora, ne faisait plus que de rares apparitions dans l'Eldorado. Il y avait bientôt huit jours qu'il n'y avait mis les pieds; un ennui suffocant pesait sur le ciel de verre de ce petit monde privé de son soleil. Comme aucun des habitants de l'Eldorado ne savait où il était, toute conjecture sur les motifs qui retenaient Fortunio dehors était impossible; ils ignoraient s'il avait été à la chasse aux éléphants ou faire la guerre à quelque rajah; amenés directement de l'Inde sans avoir jamais touché terre, ils ne se doutaient pas que les moeurs du pays où ils se trouvaient fussent différentes de celles de Bénarès ou de Madras. Soudja-Sari, inquiète et triste, vivait retirée dans sa chambre avec ses femmes. Il est à regretter qu'aucun de nos peintres n'ait vu Soudja-Sari, car c'était bien la plus mignonne et la plus ravissante créature que l'on puisse imaginer, et les mots, si bien arrangés qu'ils soient, ne donnent toujours qu'une idée imparfaite de la beauté d'une femme. Soudja-Sari pouvait avoir treize ans, quoiqu'elle parût en avoir quinze, tant elle était bien formée et d'une délicate plénitude de contours. Un seul ton pâle et chaud s'étendait depuis son front jusqu'à la plante de ses pieds. Sa peau, mate, et pulpeuse comme une feuille de camelia, semblait plus douce au toucher que la membrane intérieure d'un oeuf; pour la couleur, certaines transparences d'ambre en pourraient donner une idée. Vous imagineriez difficilement quelque chose d'un effet plus piquant que la blancheur blonde de ce corps virginal inondé d'épaisses cascatelles de cheveux aussi noirs que ceux de la Nuit, et filant d'un seul jet de la nuque au talon; les racines de ces cheveux s'implantant dans la peau dorée du front, formaient comme une espèce de pénombre bleuâtre d'une bizarrerie charmante ! les yeux longs et noirs, légèrement relevés vers les tempes, avaient en regard d'une volupté et d'une langueur inexprimables, et leurs prunelles roulaient d'un coin à l'autre avec un mouvement doux et harmonieux auquel il était impossible de résister. Soudja-Sari était bien nommée : quand elle arrêtait sur vous son oeillade veloutée, on se sentait monter au coeur une paresse infinie, un calme plein de fraîcheur et de parfums, je ne sais quoi de joyeusement mélancolique. La volonté se dénouait; tout projet se dissipait comme une fumée, et la seule idée qu'on eût, c'était de rester éternellement couché à ses pieds. Tout semblait inutile et vain, et il ne paraissait pas qu'il y eût autre chose au monde à faire qu'aimer et dormir. Soudja-Sari avait cependant des passions violentes comme les parfums et les poisons de son pays. Elle était de la race de ces terribles Javanaises, de ces gracieux vampires qui boivent un Européen en trois semaines et le laissent sans une goutte d'or ni de sang, plus aride qu'un citron dont on a fait de la limonade. Son nez fin et mince, sa bouche épanouie et rouge comme une fleur de cactus, la largeur de ses hanches, la petitesse de ses pieds et de ses mains, tout accusait en elle une pureté de race et une force remarquables. Fortunio l'avait achetée, à l'âge de neuf ans, le prix de trois boeufs; elle n'avait pas eu de peine à sortir de la foule des beautés de son sérail et à devenir sa favorite. Fortunio, s'il ne lui avait pas été fidèle, chose impossible avec ses idées et les moeurs orientales, lui était toujours resté constant. Jamais, avant Musidora, il n'avait eu pour d'autres un caprice aussi vif et aussi passionné, et notre chatte aux prunelles vert de mer était la seule femme qui eût jamais balancé dans le coeur de notre héros l'influence de Soudja-Sari. Soudja-Sari, assise sur un tapis, se regarde dans un petit miroir fait de pierre spéculaire et emmanché dans un pied d'or finement ciselé; quatre femmes, accroupies autour d'elle, tressent ses cheveux qu'elles se sont partagés et qu'elles entremêlent de fils d'or; une cinquième, posée plus loin, lui chatouille légèrement le dos avec une petite main sculptée en jade, montée au bout d'un bâton d'ivoire. Keni-Tambouhan et Koukong-Alis sortent des coffres de bois de cèdre qui servent de vestiaire à notre princesse des robes et des étoffes précieuses; ce sont des satins noirs avec des fleurs chimériques, ayant pour pistils des aigrettes de paon et pour pétales des ailes de papillon; des brocarts à la trame grenue, étoilés et piqués de points lumineux; des velours épinglés, des soieries plus changeantes que le col des colombes ou le prisme de l'opale; des mousselines côtelées d'or et d'argent et historiées de ramages à découpures bizarres, une vraie garde-robe de fée ou de péri. Elles étalent toutes ces magnificences sur les divans, afin que Soudja-Sari puisse choisir la robe qu'elle veut mettre ce jour-là. Rima-Pahes, dont les longs cheveux relevés à la japonaise sont tortillés autour de deux baguettes d'or terminées par des boules d'argent, se tient a genoux devant Soudia-Sari et lui montre différents bijoux contenus dans une petite cassette de malachite. Soudja-Sari est incertaine; elle ne sait pas s'il vaut mieux prendre son collier de chrysoberil, ou celui de grains d'azerodrach; elle les essaye tour à tour et finit par choisir un simple fil de perles roses, qu'elle remplace bientôt par trois rangs de corail; puis, comme fatiguée d'un aussi grand travail, elle appuie son dos sur les genoux d'une de ses femmes et laisse tomber ses bras, les mains ouvertes et tournées vers le ciel, à la façon d'une personne épuisée de lassitude; elle ferme ses paupières frangées de longs cils et renverse sa tête en arrière; les quatre esclaves, qui n'avaient pas encore terminé leurs nattes se rapprochent pour ne pas donner à ses cheveux une tension douloureuse; mais l'une d'entre elles n'ayant pas été assez prompte, Soudja-Sari poussa un cri plus aigu que le sifflement d'un aspic sur lequel on vient de marcher, et se dressa avec un mouvement brusque et sec. L'esclave pâlit en voyant Soudja-Sari chercher à retirer des cheveux de Rirna-Pahes une des longues aiguilles d'or qui les retenaient; car une des habitudes de notre infante était de planter des épingles dans la gorge de ses femmes lorsqu'elles ne s'acquittaient pas de leurs fonctions avec toute la légèreté désirable. Cependant, comme l'aiguille ne céda pas tout d'abord, Soudja-Sari reprit sa pose nonchalante et referma les yeux. L'esclave respira. La toilette de Soudja-Sari s'acheva sans autre incident. Voici comme elle était mise : un pantalon à bandes noires, sur un fond d'or fauve, lui montait jusqu'aux hanches et s'arrêtait un peu au-dessus des chevilles; une espèce de veste ou de brassière très étroite, ressemblant à la strophia et au ceste antique, jointe en haut et en bas par deux agrafes de pierreries, dessinait avec grâce les contours vifs et hardis de sa gorge ronde et brune, dont l'échancrure de l'étoffe laissait apercevoir le commencement. Cette veste était d'une étoffe d'or avec des ramages et des fleurs en pierreries, les feuillages en émeraudes, les roses en rubis, les fleurs bleues en turquoises; elle n'avait pas de manches et permettait à deux bras charmant s de faire admirer la sveltesse de leur galbe. Ce qui dcnnait un caractère piquant et singulier à ce costume de la javanaise, c'est qu'il y avait une assez grande distance entre le corset et la ceinture du pantalon, en sorte que l'on voyait à nu sa poitrine, ses flancs potelés, plus polis et plus luisants que du marbre, ses reins souples et cambrés, et le haut de son ventre, aussi pur qu'une statue grecque du beau temps. Ses chaveux étaient divisés, comme nous l'avons dit, en quatre tresses mêlées de fils d'or qui tombaient jusqu'à ses pieds, deux devant, deux derriere; une fleur de camboja s'épanouissait de chaque côté de ses tempes bleuâtres et transparentes, où l'on voyait se croiser un réseau de veines délicates comme aux tempes du portrait d'Anne de Boleyn, et au bout de ses oreilles nacrées, enroulées finement, scintillaient deux scarabées dont les élytres, d'un vert doré, se coloraient de toutes sortes de nuances d'une richesse inimaginable; un grand pagne de mousseline des Indes, avec un semis de petits bouquets d'or, négligemment roulé autour de son corps, estompait de sa blanche vapeur ce que ce costume aurait pu avoir de trop éclatant et de trop précis. Elle avait les pieds nus, avec un anneau de brillants à chaque orteil; un cercle d'or lui ceignait la cheville; ses bras étaient chargés de trois bra- celets : deux près de l'épaule et l'autre au poignet. Au cas ou elle aurait voulu marcher et descendre dans le jardin, fantaisie qui lui prenait rarement, une paire de babouches d'une délicatesse et d'une mignonnerie admirables, la pointe un peu recourbée en dedans, à la siamoise, était posée à côté de son divan. Sa toilette achevée, elle demanda sa pipe et se mit à fumer de l'opium. Rima-Pahes faisait tomber du bout d'une aiguille d'argent, sur le champignon de porcelaine, la pastille liquéfiée à la flamme d'un charbon de bois odorant, tandis que Keni-Tambouhan agitait doucement deux grands éventails de plumes de faisan-argus, et que la belle Cambana, assise par terre, chantait, en s'accompagnant sur une guzla à trois cordes, le pantoum de la colombe de Patani et du vautour de Bendam. La fumée aromatique et bleuâtre de l'opium s'échappait en légers flocons des lèvres rouges de Soudja-Sari, qui se plongeait de plus en plus dans un oubli délicieux de toutes choses. Rirna-Pahes avait déjà renouvelé six fois la pastille. - Encore, dit Soudia-Sari du ton impérieux d'un enfant gâté à qui l'on donnerait la lune s'il lui prenait fantaisie de la demander. - Non, maîtresse, répondit Rima-Pahes, vous savez bien que Fortunio vous a défendu de fumer plus de dix pipes. Et elle sortit en emportant la précieuse boîte d'or qui contenait le voluptueux poison. - Méchante Rima-Pahes, qui m'emporte ma boîte d'opium ! J'aurais si bien voulu dormir jusqu'à ce que mon Fortunio revînt ! Du moins je l'aurais vu en rêve 1 A quoi bon être éveillée et vivre quand il n'est pas là ? jamais il n'est resté aussi longtemps en chasse. Que peut-il lui être arrivé ? Il a peut-être été mordu par un serpent ou blessé par un tigre. - Très peu, dit Fortunio en soulevant la portière; c'est moi qui mords les serpents et qui égratigne les tigres. Au son de cette voix bien connue, Soudja-Sari se leva debout sur son divan se jeta dans les bras de Fortuiiio en faisant un mouvement pareil à celui d'un jeune lion éveillé en sursaut. Elle passa ses deux mains autour du col de son amant, et se suspendit à sa bouche avec l'avidité enragée d'un voyageur qui vient de traverser le désert sans boire; elle le pressait sur sa poitrine, se roulait autour de lui comme une couleuvre : elle aurait voulu l'envelopper de son corps et le toucher à la fois sur tous les points. - Oh! mon cher seigneur, dit-elle en s'asseyant sur ses genoux, si vous saviez comme j'ai souffert pendant votre absence et quelle peine j'ai eue pour vivre! Vous m'aviez emporté mon âme dans votre dernier baiser, et vous ne m'aviez pas laisse la vôtre, méchant! J'étais comme une morte, ou comme un corps pris de sommeil; mes larmes seules, roulant en gouttes silencieuses le long de ma figure, faisaient voir que j'existais encore. Lorsque tu n'es pas là, ô Fortunio de mon coeur, il me semble que le soleil s'est éteint dans la solitude des cieux; les lueurs les plus vives me paraissent noires comme des ombres; tout est dépeuplé; toi seul es la lumière, le mouvement et la vie; hors de toi, rien n'existe : oh!je voudrais me fondre et m'abîmer dans ton amour, je voudrais être toi pour te posséder plus entièrement ! ~ Cette petite fille s'exprime très bien dans son indostani; c'est dommage qu'elle ne sache pas le français, elle écrirait des romans et ferait un bas-bleu très agréable, se dit Fortunio à lui-même en s'amusant à défaire les tresses de Soudja-Sari. - Mon gracieux sultan veut-il prendre un sorbet, mâcher du bétel, ou boire de l'arack? Préférerait-il du gingembre de la Chine confit, ou une noix muscade préparée? dit la javanaise en soulevant ses beaux yeux. - Fais apporter toute la cuisine, j'ai la plus royale envie de me griser abominablement. Toi, Keni-Tambouhan, tu vas jouer du tympanon; toi, Cambana, exerce tes griffes sur ta citrouille emmanchée dans un balai, et faites à vous toutes un sabbat à rendre le diable sourd. Il y a longtemps que je ne me suis réjoui. Rima-Pahes, pendant que je chanterai et que je boirai me chatouillera la plante des pieds avec la barbe d'une plume de paon. Fatmé et Zuleika danseront, et ensuite nous ferons battre un lion et un tigre. Tous ceux ou celles qui ne seront pas ivres-morts d'ici à deux heures seront décapités ou empalés, à leur choix. C'est dit. Une nuée de petits esclaves, noirs, jaunes, rouges et bigarrés, arrivèrent portant des plateaux d'argent sur le bout des doigts et des vases sculptés en équilibre sur leur tête. En trois minutes tout fut prêt. Chaque groupe de femmes avait sa table, c'est-à-dire son tapis, chargé de bassins pleins de conserves et de confitures; le service se faisait à la mode orientale. De temps en temps Fortunio jetait à ces beautés des fruits secs entremêlés d'amandes d'or et d'argent renfermant quelque petit bijou, et il riait aux éclats de voir les efforts qu'elles faisaient pour s'en saisir. Jamais les yeux des Grecs, amants de la belle forme, ne se reposèrent sur d'aussi gracieux athlètes et ne virent de plus charmants corps dans des poses les plus variées et plus heureuses; c'étaient des groupes d'un arrangement admirable, des enlacements de couleuvre, une souplesse de Protée. - Allons, dit Fortunio à Koukong-Alis, veux-tu bien ne pas mordre : regarde donc ce petit scorpion, comme il agite ses pinces! Si tu as le malheur de faire encore pleurer Sacara, je te ferai pendre par les cheveux. Viens ici, Sacara, au lieu d'avoir une amande d'argent, tu en auras une poignée. Sacara s'approcha, souriant dans ses larmes et jetant un regard de triomphe sur Koukong-Alis, qui se tenait morne et sombre à sa place. Fortunio lui remplit le pan de sa robe du precieux fruit, l'embrassa et la fit asseoir près de lui sur le divan. Les deux almées s'avancèrent en se balançant sur leurs hanches, et dansèrent jusqu'à ce qu'elles tombassent sur le plancher haletantes et demi-mortes. Le lion et le tigre se battirent avec un tel acharnement, qu'il resta fort peu de chose des deux combattants. L'arack et l'opium firent si bien leur office, que personne ne conserva sa raison au delà du terme prescrit; la réjouissance fut complète. Fortunio s'endormit sur le sein de Soudja-Sari. Musidora l'attendit toute la nuit et dormit fort peu. <182> CHAPITRE XXV. Il paraît que Fortunio se trouva bien dans son nid doré, car Musidora l'attendit huit jours et vainement. Voici la cause de cette rupture subite. Fortunio avait reconnu qu'il y avait entre Musidora et lui une cause d'amertume inépuisable. Il la trouvait charmante, pleine d'esprit, tout à fait digne d'amour; mais il ne pouvait oublier le passé : sa jalousie rétrospective était toujours en éveil; il se serait rendu malheureux au delà de toute expression, sans contribuer en rien au bonheur de Musidora. Il avait fait les plus grands efforts pour étouffer cette pensée vivace, elle s'était toujours relevée plus venimeuse et plus acharnée; sentant que les efforts mêmes qu'il faisait pour oublier le faisaient se souvenir, il ne voulut plus persister dans une lutte inutile. S'il avait moins aimé Musidora, il l'eût gardée; il l'aimait trop pour qu'il pût exister entre eux une pensée secrète. Avec son caractère ferme il eut bientôt pris sadécision. - Décision hrévocable. Musidora reçut une lettre contenant une inscription de vingt-cinq mille livres de rente avec une boucle de cheveux de Fortunio, et ces mots d'une main inconnue : « Madame, « Le marquis Fortunio vient d'être tué en duel. Souvenez-vous quelquefois de lui. » - Ah! fit Musidora, il ne venait pas, il devait être mort en effet : je l'avais deviné; mais je ne lui survivrai pas longtemps. Et, sans verser une larme, elle alla chercher le portefeuille où était serrée l'aiguille empoisonnée que Fortunio lui avait reprise au commencement de leurs amours, se défiant des vivacités de son caractère, et qu'elle avait retrouvée au fond d'une cassette oubliée. - C'était un funeste présage, et le hasard a été clairvoyant de me faire trouver un instrument de mort où je ne cherchais que des billets d'amour et le moyen de nouer une intrigue frivole. Ayant dit ces mots, elle embrassa la boucle de cheveux de Fortunio, et se piqua la gorge avec la pointe de l'aiguille. Ses yeux se fermèrent, les roses de ses lèvres se changèrent en pâles violettes; un frisson courut sur son beau corps. Elle était morte. CHAPITRE XXVI. «Mon cher Radin-Mantri, « Cette lettre ne me précédera pas de beaucoup. Je retourne dans l'Inde, et probablement je n'en sortirai plus. Tu te rappelles avec quelle ardeur je désirais visiter l'Europe, le pays de la civilisation, comme on appelle cela; mais Dieu damne mes yeux! si j'avais su ce que c'était, je ne me serais pas dérangé. « Je suis en France à présent, un pauvre pays, à Paris, une sale ville; il est difficile de s'y amuser convenablement. D'abord il y pleut toujours, et le soleil n'y paraît qu'en gilet de flanelle et en bonnet de coton; il a l'air d'un vieux bonhomme perclus de rhumatismes. Les arbres ont de toutes petites feuilles et seulement pendant trois mois de l'année; pour toute chasse, des lapins, ou tout au plus quelques méchants sangliers ou quelques mauvais loups qui n'ont pas seulement la force de manger une douzaine de paysans. «Les hommes sont horriblement laids, et les femmes ---.Oh! et ah! Les gens riches, ou qui passent pour tels n'ont pas seulement une pièce de vingt-cinq mille francs dans leur poche, et, si en se promenant il leur prend fantaisie de faire reculer leur tilbury dans une devanture de boutique ou d'écraser un manant ou deux, ils sont obligés de laisser leur chapeau en gage ou d'aller emprunter de l'argent à un de leurs amis. « Il y a une certaine classe de jeunes gens que l'on appelle fashionables, c'est-à-dire jeunes gens à la mode; c'est une singulière vie que la leur. L'habit du plus élégant d'entre eux ne vaut pas mille francs, et les trois quarts du temps ils le doivent; leur suprême raffinement consiste à porter des bottes vernies et des gants blancs. Une paire de bottes coûte quarante francs; une paire de gants, trois francs ou cent sous. Luxe titanique! Leurs vêtements sont d'un drap à peu près pareil à celui des portiers, des marchands de salade et des avocats; il est très difficile de distinguer un grand seigneur, un fils de famille, d'un professeur d'écriture anglaise en vingt-quatre leçons. « Ces messieurs dînent dans deux ou trois cafés accrédités par la mode, où tout le monde peut aller, et où l'on risque d'être assis à la même table qu'un vaudevilliste ou un faiseur de feuilletons qui vient de toucher son mois et veut se dédommager de huit jours d'abstinence. Ces cafés sont les plus abominables gargotes du monde; on n'y peut rien avoir :- vous demandez une bosse de bison ou des pieds d'éléphants à la pulette, on vous regarde d'un air hébété, comme si vous disiez quelque chose d'extraordinaire; leur soupe à la tortue a rarement des écailles, et vous ne trouveriez pas dans leur cave une goutte de Tokay ou de Schiraz authentique. « Après leur dîner, messieurs les fashionables vont à un endroit que l'on nomme l'Opéra : c'est une espèce de baraque en bois et en toile avec des dorures passées et des espèces de barbouillages en manière de papier peint d'une magnificence suffisante pour montrer des singes acrobates et des ânes savants. Il est du bon genre de se placer dans une des boîtes oblongues qui avoisinent le plus les quatre grosses colonnes d'un corinthien repoussant, qui ne sont même pas de marbre. De ces loges il est impossible de rien voir; c'est probablement pour cela qu'elles sont plus recherchées que les autres. « Je me suis demandé très longtemps quel plaisir on pouvait trouver là dedans. Il paraît que l'amusement consiste à voir les jambes des danseuses jusqu'à la tête. Ces jambes sont habituellement fort médiocres et revêtues d'un maillot rembourré. Ce qui n'empêche pas les vieillards de l'orchestre de récurer les verres de leurs lorgnettes avec une grande activité. « Le reste du temps, on fait un tapage énorme sous je ne sais quel prétexte de musique. La pièce qu'on joue est toujours la même, et les vers sont écrits par les plus mauvais poètes qu'on puisse trouver. « Quand il n'y a pas opéra, l'on se promène avec un cigare à la bouche sur un boulevard qui n'a pas deux cents pas de long, sans ombre, sans fraîcheur, où l'on n'a place pour poser sa botte que sur le pied de ses voisins. Ou bien l'on va en soirée. Aller en soirée est un des plus inexplicables plaisirs de l'homme civilisé. Voici ce que c'est qu'une soirée. On fait venir quatre cents personnes dans une chambre où cent seraient déjà mal à leur aise; les hommes sont en roir, comme des croque-morts; les femmes ont les plus étranges costumes de la terre : des gazes, des rubans, des épis de faux or, le tout valant bien quinze francs. Leurs robes, impitoyablement décolletées, trahissent des misères de contours inimaginables. Je ne m'étonne pas que les maris ne soient point jaloux et laissent généralement à d'autres le soin de coucher avec leurs femmes! Tout le monde est debout, plaqué contre le mur; les femmes sont assises séparément, et personne ne leur parle, excepté quelques vieux êtres chauves et ventrus; le piano, exécrable invention, pleurniche piteusement dans un coin, et le piaulement aigu de quelque cantatrice célèbre surmonte, de temps en temps, le bourdonnement sourd de l'assemblée. Des palefreniers ou des portiers déguisés en laquais apportent quelques gâteaux et quelques verres de mélanges fades, sur lesquels tout le monde se rue avec une avidité dégoûtante. « Les gens les plus aisés dansent eux-mêmes comme s'ils n'avaient pas le moyen de payer des danseurs. « Tu serais bien étonné, mon bon Radin-Mantri, de voir de près la civilisation : la civilisation consiste à avoir des journaux et des chemins de fer. Les journaux sont de grands morceaux de papier carrés qu'on répand le matin par la ville; ces papiers, qui ont l'air d'avoir été imprimés avec du cirage, contiennent le récit des événements de la ville : les chiens qui se sont noyés, les maris qui ont été battus par leurs femmes, et des considérations sur l'état des cabinets de l'Europe, écrites par des gens qui n'ont jamais su lire et dont on ne voudrait pas pour valets de chambre. Les chemins de fer sont des rainures où l'on fait galoper des marmites; spectacle récréatif ! « Outre les journaux et les chemins de fer, ils ont une espèce de mécanique cons-ti-tu-ti-on-nelle avec un roi qui règne et ne gouverne pas; comprends-tu? Quand ce pauvre diable de roi a besoin d'un million, il est obligé de le demander à trois cents provinciaux qui se réunissent au bout d'un pont et parlent toute l'année sans tenir compte de ce que l'autre orateur a dit avant eux. On répond à un discours sur la mélasse par une philippique sur la pêche fluviale. «Voici la façon de vivre des Européens. « Leurs moeurs intérieurs sont encore plus étranges : on entre chez leurs femmes à toute heure du jour et de la nuit; elles sortent et vont au bal avec le premier venu; la jalousie paraît être inconnue à ce peuple. Les pairs de France, les généraux, les diplomates, prennent habituellement pour maîtresses des danseuses de l'Opéra, maigres comme des araignées, qui les trompent pour des perruquiers, des machinistes, des gens de lettres ou des nègres, au lieu de les faire coudre dans des sacs et jeter à la rivière. Ils le savent très bien, et ne leur en font pas plus mauvais visage, comme il conviendrait. Un goût singulier et presque général chez ce peuple, c'est l'amour des vieilles femmes. Toutes les actrices adorées et fêtées du public ont au moins soixante ans; ce n'est guère que vers leur cinquantième année que l'on s'aperçoit qu'elles sont jolies et qu'elles ont du talent. « Quant à l'état des arts, il est loin d'être éblouissant : tous les beaux tableaux des galeries sont d'anciens maîtres. Il y a cependant à Paris un poète, dont le nom finit en go, qui m'a paru faire des choses assez congrûment troussées; mais, après tout, j'aime autant le roi Soudraka, auteur de Vasantesena. « Je ne me suis guère amusé en Europe, et la seule chose agréable que j'y aie vue est une petite fille nommée Musidora, que j'aurais voulu enlever et mettre dans mon sérail; mais, avec ses stupides idées européennes, elle aurait été très malheureuse, et rien ne me déplaît plus que d'avoir devant moi des mines allongées. « Je partirai clans quelques jours. j'ai frété trois vaisseaux pour emporter d'ici ce qui en vaut la peine : je brûlerai le reste. L'Eldorado disparaîtra comme un rêve, un ou deux barils de poudre feront l'affaire. « Adieu, vieille Europe qui te crois jeune: tâche d'inventer une machine à vapeur pour confectionner de belles femmes, et trouve un nouveau gaz pour remplacer le soleil. Je vais en Orient, c'est plus simple! » FIN.