http://remacle.org/bloodwolf/historiens/galbert/charleslebon1.htm [0] GALBERT, SYNDIC DE BRUGES (fin XIe - début XIIe s.). VIE DE CHARLES-LE-BON, COMTE DE FLANDRE (vers 1083 - 1127). PRÉFACE. Quoique, parmi les princes des royaumes connus qui nous entourent, Henri, empereur des Romains, ait fait éclater par ses hauts faits le plus ardent désir acquérir de la gloire et de la renommée, et qu'il eût à bien régner les mêmes dispositions que ces princes, il gouvernait cependant avec moins de puissance et de célébrité. Après un règne de plusieurs années, il mourut sans héritier. Le roi d'Angleterre, sans enfants, gouvernait aussi son royaume avec moins de réputation et de puissance que le comte Charles, marquis de Flandre, notre seigneur et prince naturel, qui, fameux dans les armes et de race royale, commandait depuis sept ans dans ce comté, et s'y montrait le père et le protecteur des églises de Dieu, généreux envers les pauvres, affable et juste envers ses seigneurs, impitoyable et habile contre ses ennemis. Il mourut sans enfant, trahi et assassiné à cause de sa justice, par les siens; que dis-je ? par ses infâmes serviteurs. Je n'ai point cherché à orner des figures de l'éloquence la description de la mort d'un si grand prince, ni à l'embellir des nuances de différentes couleurs; mais, ne m'attachant qu'à l'exactitude des faits, je transmets à la mémoire des fidèles, en style peu élégant, il est vrai, le récit de cette mort étrangère à l'ordre de nature. Je n'avais, en effet, ni le temps ni le lieu favorables lorsque je m'appliquai à ce travail; c'était dans un moment ou notre ville était pressée par la crainte et la nécessité, au point que le clergé et le peuple sans exception couraient également risque des biens et de la vie. Ce fut au sein de tant d'adversités, et pressé par de telles angoisses, que je commençai à rasseoir mon esprit flottant, et comme agité au milieu de l'Euripe, et me forçai au travail d'écrire. Dans cet effort de mon esprit une seule petite étincelle de charité, entretenue et fomentée de sa flamme, alluma au fond de mon cœur toutes les vertus intellectuelles, et donna ainsi à mon être captif sous les terreurs du dehors quelque liberté d'écrire. Si quelqu'un veut parler et médire de cet ouvrage de mon esprit, que j'ai composé dans une si fâcheuse extrémité, et que je livre à votre connaissance et à celle de tous les fidèles, je m'en embarrasse peu: ce qui me rassure, c'est que je dis et transmets à la mémoire de la postérité la vérité bien connue de tous ceux qui ont couru les mêmes dangers. Je prie donc et avertis celui entre les mains duquel tombera cet ouvrage, d'un style si aride et si mesquin, de ne point s'en moquer ni le mépriser; qu'il admire au contraire des choses qui, de notre temps seulement, ont été écrites et recueillies par l’ordre de Dieu, et qu'il apprenne à ne pas mépriser ou livrer à la mort les puissances de la terre, qui, nous devons le croire, ont été établies à notre tête par la volonté de Dieu. C'est pourquoi l'Apôtre dit: « Soyez donc soumis pour l'amour de Dieu à tous vos supérieurs, soit au roi comme au souverain, soit aux gouverneurs comme à ceux qui sont envoyés de sa part. » (I Petr. II, 13) Comme en effet n'est pas ici un terme d'assimilation, mais d'affirmation; comme se dit dans l'Écriture sainte pour signifier ce qui est véritable, ainsi qu'on le voit dans ce passage: comme époux, c'est-à-dire, parce qu'il est l'époux. Les homicides, les buveurs, les débauchés, tous les pervers de notre pays, ne méritaient pas d'avoir pour prince un homme bon, religieux, puissant, catholique, protecteur après Dieu des pauvres et des églises, défenseur de sa patrie, et tel que les autres puissances de ce monde terrestre pouvaient prendre modèle sur lui pour la manière de bien gouverner et de servir Dieu dignement. Le diable donc, comme vous allez l'apprendre, voyant l'avancement de l'Eglise et de la foi chrétienne, détruisit le repos du pays, c'est-à-dire de l'Eglise de Dieu, et le troubla par ses pièges, par les trahisons et l'effusion du sang des innocents. [1] CHAPITRE PREMIER. Des gestes glorieux du bienheureux Charles dans le comté. — L'Empire romain et le royaume de Jérusalem lui sont offerts. 1. Charles, fils de Cnution, roi de la Dacie, et d'Adèle, issue du sang des comtes de Flandre, fut, à cause de cette parenté, élevé dans notre patrie, depuis son enfance jusqu'à ce que son corps et son esprit eussent acquis la force de l'âge viril. Dès qu'il eut reçu le titre de chevalier, il fit contre ses ennemis une action remarquable qui lui valut une bonne renommée, et lui procura une grande gloire auprès de tous les puissants des royaumes. Pendant plusieurs années, nos grands avaient désiré que la fortune pût le leur donner pour seigneur. Le comte Baudouin, jeune homme d'une grande valeur, transmit en mourant son État à son neveu Charles, et le confia à la fidélité de ses grands. Dans un grand et sage dessein, le pieux comte commença à s'occuper du rétablissement de la paix, et à renouveler dans le royaume les lois et la justice, en sorte que peu à peu, ayant rétabli partout la paix, la quatrième année de son gouvernement, tout fleurit, tout prit un aspect riant, tout jouit de la tranquillité et de toute sorte de bonheur. Enfin, voyant combien la paix était agréable à tout le monde, il ordonna que, dans toute l’étendue de son royaume, les habitants, soit sur les places publiques, soit dans l'intérieur des forts, se tinssent en repos et sécurité, et habituellement sans armes, voulant qu'autrement ils fussent frappés des mêmes armes qu'ils porteraient. Pour se conformer à ces ordres, les arcs, les flèches, et toutes les autres armes furent déposées dans des lieux paisibles, et situés hors des villes. A la faveur de cette paix, les hommes se gouvernaient par les lois et la justice, préparant pour les assemblées publiques tous les arguments de l'esprit et de l'étude; en sorte que chacun, s'il était attaqué, se défendait par la force et le charme de sa rhétorique ; et s'il attaquait un ennemi, il l'éblouissait par la variété des couleurs de son éloquence. Alors trouva son emploi l'art de parler, soit naturel, soit acquis; car il y avait beaucoup d'hommes sans lettres, à qui la nature elle-même avait montré les règles de l'éloquence, et qu'elle avait instruits à débattre et argumenter avec tant de conséquence que les hommes savants dans l'art de la rhétorique ne pouvaient leur échapper ni les repousser; mais comme ils circonvenaient par là dans les assemblées les fidèles moins habiles et les brebis du Christ, Dieu, qui voit tout d'en haut, ne dédaigna pas de châtier ces trompeurs, afin de faire sentir par des punitions à ceux à qui il avait accordé, pour leur salut, le don de l'éloquence, qu'ils l'avaient fait servir à leur propre perte. 2. Le Seigneur donc envoya le fléau de la famine, et ensuite celui de la mortalité, sur tous les habitants de notre royaume; mais, auparavant, il daigna rappeler à la pénitence, par des signes effrayants, ceux qu'il voyait enclins au mal. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1124, dans le mois d'août, vers la neuvième heure du jour, il apparut à tous les habitants du pays une éclipse dans le soleil; sa lumière manqua d'une manière qui n'était pas naturelle. La partie orientale de l'astre fut voilée, et peu après, il se répandit su le reste une obscurité qui lui était étrangère, mais qui ne couvrit pourtant pas le soleil tout entier. Cet espèce de nuage le parcourut sans sortir de son disque, passant d'Orient en Occident; et, à la vue de ce phénomène, ceux qui observaient la paix, et savaient les injustices commises dans les assemblées, menacèrent tout le monde du danger d'une famine et dune mortalité prochaine. Ces miracles n'ayant corrigé personne, ni les maîtres, ni les serviteurs, tout à coup fondit sur eux la famine et la mortalité ; comme il est dit dans le Psalmiste: « Il appela la famine sur la terre, et il brisa toute la force de l'homme en le faisant manquer de pain.(Psal. CIV, 16) » En ce temps, personne ne pouvait se sustenter à la manière ordinaire, par la nourriture et la boisson; mais, contre la coutume, celui qui trouvait un repas mangeait, en une seule fois, autant de pain qu'il avait habitude d'en consommer en plusieurs jours avant le temps de la famine, on se gorgeait ainsi jusqu'à l'excès, en sorte que, les conduits naturels élargis par cette trop grande quantité de nourriture et de boisson, la nature languissait, les hommes étaient malades de crudités et d'indigestion, ou travaillés par la faim jusqu'à ce qu'ils rendissent le dernier soupir. Un grand nombre de ceux à qui rien ne manquait enflèrent, dégoûtés de la nourriture et de la boisson. Dans le temps de cette famine, au milieu du carême, des hommes de notre pays, demeurant aux environs de Gand et des fleuves de la Lys et de l'Escaut, se nourrirent de viande, le pain leur manquant tout-à-fait. Quelques-uns, se rendant vers des villes et des châteaux pour s'y procurer du pain, périrent d'inanition tout au plus au milieu de la route. Des pauvres se traînant avec peine autour des métairies et des palais des riches, ou des murailles de leurs châteaux, pour demander l'aumône, moururent en mendiant. Chose étonnante à dire! personne dans notre pays n'avait conservé son teint naturel, et sur tous les visages était empreinte une pâleur approchant de celle de la mort. Ceux qui étaient sains et ceux qui étaient malades languissaient également, car ceux dont le corps était sainement constitué devenaient malades à voir la détresse des mourants. 3. Ces calamités ne corrigèrent point encore les impies, qui, dans ce temps, dit-on, conspiraient déjà la mort du pieux comte Charles. Cet illustre comte était sans cesse occupé à soutenir les pauvres de toutes les manières, leur distribuant lui-même, et par ses serviteurs, de généreuses aumônes dans les châteaux et les lieux qui lui appartenaient. Depuis les temps qui précédèrent le carême jusqu'aux nouvelles moissons, il nourrit chaque jour cent pauvres à Bruges, donnant à chacun d'eux un très gros pain. Une semblable disposition avait lieu dans ses autres châteaux. La même année, le seigneur comte ordonna que quiconque ensemencerait deux mesures de terre dans le temps des semailles, ensemencerait une autre mesure de terre en fèves et en pois, parce que ces espèces de légumes poussant plus promptement, et dans une saison plus favorable, nourriraient plus vite les pauvres si la famine et la disette ne cessaient pas cette année ; il ordonna qu'on en fit ainsi dans tout son comté, pourvoyant ainsi pour l'avenir, autant qu'il le pouvait, aux besoins des pauvres. Il réprimanda avec des paroles d'opprobre les gens de Gand, qui avaient laissé mourir de faim devant les portes de leurs maisons des pauvres qu'ils auraient pu nourrir. Il défendit aussi de faire de la bière, parce que les citoyens et les cultivateurs s'interdisant cette fabrication dans le temps de la famine, il en devait résulter plus d'abondance pour les pauvres. Il ordonna de faire des pains d'avoine, afin qu'au moins les pauvres pussent soutenir leur vie de pain et d'eau. Il commanda qu'on vendit un quartaut de vin six écus, et pas davantage, afin que les marchands ne fussent point si fournis, et n'achetassent pas le vin, mais que pressés par la faim, ils échangeassent leurs marchandises pour d'autres denrées, et que par là les pauvres vécussent avec plus de facilité. Chaque jour il faisait emporter de sa propre table de quoi nourrir cent treize pauvres, et plus. Depuis le commencement du carême et de son pieux jeûne, durant lequel il fut trahi et s'endormit dans le Seigneur, jusqu'au jour où il mourut dans le Christ, il distribua chaque jour à un pauvre des vêtements neufs, à savoir, une chemise, une tunique, des fourrures, une cape, des bottes, des bottines et des souliers; et, après avoir achevé cette miséricordieuse distribution aux pauvres, il se rendait à l'église, où, se prosternant pour prier, il chantait des psaumes en l'honneur de Dieu; et là, après avoir entendu la messe selon sa coutume, il distribuait des deniers aux pauvres, toujours prosterné devant le Seigneur. 4. Pendant que Charles, marquis de Flandre, gouvernait ainsi son comté avec paix et gloire, Henri, empereur des Romains, mourut, et le trône demeura désert et privé d'héritier. Les plus sages du clergé et du peuple du royaume des Romains et des Teutons s'agitaient de toutes les manières pour trouver un homme noble de naissance autant que par ses mœurs, auquel ils pussent confier l'empire. Ayant donc porté les yeux autour d'eux sur les princes des autres pays et royaumes, ils résolurent prudemment que les plus sages et puissants du royaume enverraient solennellement au pieux Charles, comte de Flandre, des députés propres à cette mission, à savoir, le chancelier de l'évêque de Cologne, et avec lui le comte Godefroi de Namur, priant et conjurant sa puissance et sa piété, de la part de tout le clergé et de tout le peuple du royaume et de l'empire des Teutons, que, par charité pure, il reçût les honneurs de l'empire, et la dignité royale avec le pouvoir qui les accompagne; car les meilleurs, tant du clergé que du peuple, l'attendaient pour l'élire avec un très juste empressement; voulant, par la grâce de Dieu, s'il daignait venir vers eux, l'élever unanimement au trône de l'empire, et le créer roi conformément à la loi des précédents empereurs catholiques. Le comte Charles, ayant reçu leur députation et entendu leur demande, prit conseil des nobles et des pairs de sa terre, sur ce qu'il avait à faire à ce sujet; mais ceux-ci, qui le chérissaient d'un juste amour et d'une vertueuse prédilection, et le révéraient comme leur père, commencèrent à s'affliger et à pleurer à cause de son départ, disant ce pays cruellement perdu s'il l'abandonnait. Les abominables traîtres qui en voulaient à sa vie lui conseillèrent d'accepter chez les Teutons le trône et ses grandeurs, lui représentant combien il serait glorieux et honorable pour lui d'être roi des Romains. Ils s'efforçaient, les misérables, de trouver quelque ruse et quelque piège pour se défaire de celui qu'ensuite, ne pouvant l'éloigner tant qu'il demeurait en vie, ils prirent le parti de trahir, lui qui défendait contre eux les lois de Dieu et des hommes. Le comte Charles, à la prière de ses sujets chéris, demeura donc dans son comté, faisant observer la paix à tout le monde et l'établissant, autant qu'il était en son pouvoir, ainsi que tout ce qui était favorable au salut de la patrie, se montrant fidèle à la foi catholique, bon et religieux, honorant Dieu, et gouvernant les hommes avec prudence. Il n'avait pas, aux environs de sa terre, soit sur les frontières, soit dans l'intérieur de sa domination, d'ennemis contre lesquels il eut à se distinguer par des exploits terrestres, car ses voisins le craignaient, ou bien, unis à lui par des alliances de paix et d'amitié, ils entretenaient avec lui un commerce de dons et de présents; cependant, pour l'honneur de son pays et l'exercice de ses chevaliers, il livra des combats à quelques-uns des comtes ou des princes de la Normandie et de la France, et même au-delà de ce pays et, à la tête de deux cents chevaliers, il fit des excursions dans leurs États, dans ces occasions, il éleva sa réputation, la puissance et la gloire de son comté, et racheta auprès de Dieu, par une quantité considérable d'aumônes, tout ce qu'il avait pu avoir de torts. 5. Il arriva aussi, du temps qu'il vivait, que le roi de Jérusalem tomba en la captivité des Sarrasins, et que la ville de Jérusalem demeura abandonnée et sans roi; les chevaliers chrétiens, comme nous l'avons appris, qui servaient dans l'armée chrétienne, haïssaient ce roi captif parce qu'il était avare et ladre, et qu'il gouvernait mal le peuple de Dieu. Ils délibérèrent donc, et d'un commun avis envoyèrent une lettre au comte Charles pour le prier de venir à Jérusalem prendre possession du royaume de Judée, et recevoir, dans le lieu saint et dans la sainte Cité, la couronne de l'empire catholique et la dignité royale. Ayant à ce sujet consulté ses fidèles, il ne voulut point abandonner sa tendre patrie, qu'il aurait bien gouvernée, encore mieux qu'il n'avait fait jusqu'alors, si d'abominables traîtres, remplis du démon, n'eussent égorgé leur seigneur et père, qui était plein de l'esprit de piété, de sagesse et de force. O douleur qu'ils aient ravi à l'Église de Dieu un si grand homme, que le clergé et le peuple de l'empire d'Orient, et la cité sainte de Jérusalem, ainsi que le peuple Chrétien avaient souhaité et demandé avec instances pour leur roi ! [2] CHAPITRE II. Occasion de la haine qui se souleva contre le bienheureux Charles. 6. Les forces de l'esprit, la mémoire, le courage et le talent me manquent pour louer le bon comte Charles ; vous tous princes des royaumes, vous lui êtes inférieurs en mérite, en puissance, en sagesse, en prudence, en bonnes mœurs. Le comte Charles, vers la fin de sa vie, était tel, aux yeux des fils religieux de l'Église, qu'il surpassait en mérite les chefs des États, et les nombreux docteurs de la foi chrétienne, et, quoiqu'autrefois il eût été pécheur et coupable, à la fin de sa vie, par le fruit d'une heureuse pénitence, tout pour lui se tournait en bien, et concourait au salut éternel de son âme. C'est pourquoi quelqu'un a dit que « personne ne doit être appelé heureux avant sa mort et ses funérailles» ; (OVIDE, Metam. III. 136.) et selon l'apôtre: « Nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu, et de ceux qu'il a appelés pour être saints. (Rom. VIII, 28) » Dans un lieu sacré, au milieu des prières sacrées et d'une sainte dévotion de cœur, dans le temps sacré du carême, au moment d'une distribution sacrée d'aumônes devant l'autel sacré, au milieu des reliques sacrées de saint Donatien, archevêque de Reims, de saint Basile, et du grand saint Maxime, qui ressuscita trois morts, des chiens immondes, pleins du démon, des serviteurs abominables égorgèrent leur seigneur. Il n'est personne de si sot, de si stupide, de si niais, qui n'infligeât les derniers châtiments et les peines les plus inouïes à ces traîtres serviteurs, qui, par une trahison sans exemple, mirent à mort le maître qu'ils auraient dû défendre. Il est étonnant, et singulièrement mémorable, que parmi les empereurs, les rois, les ducs et les comtes que nous avons vus, ou dont nous avons entendu parler, nous n'en ayons encore connu aucun capable comme lui d'être le seigneur et le père de ses sujets, et le protecteur des églises de Dieu. Il savait être un seigneur, un père, un protecteur pieux, doux, humain, attentif à l'honneur de Dieu et de l'Église, la preuve en est, qu'après la mort d'un si grand homme, tout le monde, ses amis et ses ennemis, les étrangers et les voisins, les nobles et le vulgaire, et les habitants de tous les pays où était parvenue sa glorieuse renommée, attestèrent tous les mérites qu'on devait croire, devant Dieu et devant les hommes, à celui qui, comme un chef chrétien, était mort pour avoir fait exécuter la justice de Dieu, et pour le salut des peuples qu'il gouvernait. Des hommes avec lesquels il vivait en paix firent éclater leur trahison contre lui, ainsi qu'il est dit dans le psaume: « Car l'homme avec lequel je vivais en paix, en qui je me suis même confié, et qui mangeait de mes pains, a fait éclater sa trahison contre moi. (Psal. XL, 10) » 7. Après donc que la clémence de Dieu eut éloigné les fléaux, et fait cesser entièrement les calamités du temps, il commença à rendre aux terres la fertilité de sa grâce, ordonna que les greniers fussent remplis de fruits, de vin, que le monde abondât en vingt autres choses nécessaires à la vie, et, par l’ordre divin, toute la terre recommença à refleurir sous un air plus doux. Le pieux comte, voulant ramener l’ordre dans son royaume, rechercha soigneusement dans les terres de sa domination quels étaient, les hommes qui appartenaient à ses domaines, et quels étaient les serfs et les hommes libres. Le comte assistait souvent aux plaids où se traitaient ces affaires, écoutant les débats relatifs à la liberté des séculiers et à l'état des serfs, parce qu'au milieu des grandes affaires et des causes d'intérêt général, les hommes libres ne daignaient pas prononcer sur celles des serfs. Tous ceux que le comte trouvait lui appartenir, il s'occupait à les faire rentrer dans son domaine. Un certain Bertulphe, prévôt du chapitre de Bruges, appartenant au domaine du comte, et de condition servile, ainsi que son frère Désiré Haket, châtelain de Bruges, et ses neveux, Bouchard, Albert, Robert, et d'autres principaux de leur parenté, s'efforçaient de toute leur adresse et de tout leur esprit de trouver un moyen de lui échapper, et d'éluder son titre de propriété. Ayant enfin pris conseil, le prévôt donna en mariage, à des chevaliers libres, ses nièces qu'il avait élevées dans sa maison, afin que ce mariage procurât à lui et aux siens les moyens de parvenir à la liberté séculière. Mais il arriva qu'un des chevaliers qui avaient épousé une nièce du prévôt, appela à un combat singulier, en présence du comte, un autre chevalier de race libre. Le chevalier provoqué répondit par un refus injurieux, disant qu'il n'était pas de condition servile, mais jouissait, en vertu de sa naissance, de tous les privilèges d'un homme libre, et qu'ainsi celui qui l'appelait en ce combat singulier n'était point son égal; car, selon le droit établi par le comte, quiconque étant libre avait épousé une serve, un an après ce mariage, cessait d'être libre, et rentrait dans la même condition que sa femme. Le chevalier gémit d'avoir perdu la liberté à cause de sa femme, lui qui avait pensé, en la prenant, se rendre plus libre encore. Le prévôt et les siens en furent très affligés, et s'efforcèrent de toutes, les manières de se soustraire au servage du comte. Le comte, ayant vu, par les dépositions et le rapport des anciens du pays, qu'ils lui appartenaient incontestablement, s'efforçait de les remettre sous sa domination; cependant le prévôt ni les siens n'avaient pas été interpellés ni poursuivis par les prédécesseurs du comte, comme étant de condition servile, et la chose, assoupie et négligée pendant longtemps, était en quelque sorte oubliée de tous, si, dans l'appel au combat dont nous avons parlé, la vérité n'eût été rappelée à la mémoire. 8. Le prévôt, qui, entouré de toute cette suite de neveux, se trouvait le plus puissant après le comte, et le plus illustre par la réputation et la dévotion, prétendait être libre ainsi que toute sa famille, ascendants et descendants, et se débattait avec une extrême opiniâtreté et arrogance. Il s'efforçait de tous ses moyens et de tout son pouvoir de se soustraire, lui et les siens, aux droits de propriété du comte, dont il parlait souvent ainsi: « Ce Charles de la Dacie ne serait jamais parvenu à la dignité de comte si je ne l'avais voulu, et maintenant, lorsque c'est par moi qu'il est devenu comte, il ne se rappelle plus le bien que je lui ai fait; loin de là, il veut me réduire en esclavage avec toute ma famille, s'informant des anciens si nous sommes ses serfs; mais qu'il cherche tant qu'il voudra, nous sommes et serons toujours libres, et il n'est pas un homme sur la terre qui puisse nous faire serfs. » C'est en vain cependant qu'il proférait ces paroles orgueilleuses; car l'habile comte avait pénétré la désobéissance du prévôt et des siens, et appris leur fourberie et leur trahison. Le prévôt, voyant que sa défense et celle des siens ne pouvaient avoir d'autres résultats que la privation de leur liberté, aima mieux périr avec tous ses neveux que d'être soumis au servage du comte. Par un dessein atroce et un complot abominable, ils commencèrent à conspirer entre eux la mort du comte, et à choisir un lieu et une circonstance favorables pour le tuer. 9. Le prévôt se réjouissait de ce que des querelles élevées entre ses neveux et Thancmar,dont le comte soutenait à bon droit la cause, lui fourniraient l'occasion de trahir le comte ; car, tant par des récompenses que par sa puissance et ses brigues, il avait appelé les chevaliers de notre province au secours de ses neveux contre Thancmar, qu'il assiégeait de toutes parts dans une place où celui-ci s'était retranché. Enfin, son armée s'étant réunie, il attaqua vigoureusement les assiégés, et brisant les barricades des portes, il détruisit les retranchements et les clôtures de ses ennemis. Absent lui-même du lieu du combat, et comme s'il y eût été étranger, il avait tout fait par ses conseils et ses artifices. Au dehors il affectait une grande bienveillance, disant à ses ennemis qu'il était affligé de ce que ses neveux suscitaient tant de troubles, et commettaient tant d'homicides, tandis que c'était lui qui les avait excités à tous les crimes. Au jour dont nous venons de parler, il y eut des deux côtés un grand nombre d'hommes tués et blessés. Le prévôt, ayant appris que ce combat était engagé, se rendit vers les charpentiers qui travaillaient dans le cloître des religieux, et leur ordonna d'y apporter leurs outils, à savoir leurs haches pour aller démolir les murs, les retranchements et les maisons de ses ennemis. Il envoya dans chaque maison de la ville pour y ramasser des haches qui furent très promptement portées sous les murs de la place assiégée. Ses neveux étant revenus la nuit avec cinq cents chevaliers et un nombre infini d'hommes d'armes et de gens de pied, il les amena dans le cloître et dans le réfectoire des religieux, où il répara leurs forces avec des mets et des boissons de diverses sortes, et il se réjouit et se glorifia de leur victoire. Comme il opprimait ainsi continuellement ses ennemis, et dépensait de très grosses sommes pour s'attacher ceux qui secouraient ses neveux, les hommes d'armes d'abord, et ensuite les chevaliers commencèrent à piller les paysans, au point qu'ils enlevaient et dévoraient les troupeaux et le bétail des métayers. Tout ce que possédaient les paysans, les neveux du prévôt le leur enlevaient avec violence, et l'employaient à l'usage des leurs. Mais jamais, depuis l'origine, nos comtes n'avaient souffert qu'on exerçât de tels ravages dans leurs États, parce qu'il en serait résulté de très grands carnages et de terribles combats. 10. Les paysans, ayant appris que le comte était arrivé à Ypres, se rendirent vers lui secrètement, pendant la nuit, au nombre de deux cents, et s'étant prosternés à ses pieds, ils le supplièrent de leur accorder, comme à l'ordinaire, son secours paternel, et de leur faire rendre leurs biens, à savoir, les troupeaux et le bétail, les habits et l'argent, et enfin tous les autres meubles de leurs maisons, que leur avaient ravis entièrement les neveux du prévôt, et ceux qui les avaient accompagnés au siège, combattant avec eux le jour et la nuit. Le comte, ému de tristesse lorsqu'il entendit proférer de telles plaintes, convoqua ses conseillers et plusieurs mêmes qui étaient de la famille du prévôt, et demanda par quelle vengeance et quel jugement rigoureux on devait faire justice de ce crime. Ils lui conseillèrent de détruire sans délai, par l'incendie, la maison de Bouchard, parce qu'il avait exercé des rapines contre les paysans du comte. Ils l'excitèrent fortement à détruire cette maison, parce que, tant qu'elle resterait sur pied, Bouchard exciterait des troubles, commettrait des ravages ou des homicides, et dévasterait entièrement le voisinage. D'après ce conseil, le comte alla incendier la maison, et détruisit de fond en comble la demeure de Bouchard, ce dont celui-ci et le prévôt, ainsi que leurs complices, furent excessivement affligés, vu que, par cette action, le comte paraissait approuver et secourir leurs ennemis, et que chaque jour il les inquiétait sur leur condition servile, et s'efforçait, de toutes les manières, de les faire rentrer dans son domaine. Après avoir brûlé cette maison, le comte retourna à Bruges, alors vinrent à lui ses familiers, qui l'engagèrent à se tenir sur ses gardes, disant que les neveux du prévôt le trahissaient, et cherchaient contre lui une occasion favorable depuis l'incendie de ladite maison, et que même, n'eût-il pas agi de la sorte, ils ne l'en auraient pas moins trahi. Après le souper du comte, se rendirent auprès de lui des intercesseurs de la part du prévôt et de ses neveux, qui supplièrent le comte de détourner d'eux sa colère, et, prenant pitié d'eux, de les recevoir en amitié. Le comte répondit qu'il agirait avec eux selon toute justice et miséricorde, s'ils voulaient désormais renoncer aux troubles et aux pillages, et il leur promit en outre de rendre à Bouchard une meilleure maison. Il jura cependant que, tant qu'il serait comte, Bouchard ne posséderait plus aucune propriété dans l'endroit de la maison brûlée, parce que jusqu'alors, demeurant tout près de Thancmar, il n'avait fait qu'exciter des querelles et des séditions contre ses ennemis et contre les citoyens, et se livrer au pillage et au meurtre. Les intercesseurs, en partie complices de la trahison, ne pressèrent pas beaucoup le comte au sujet de la réconciliation, et comme les serviteurs se disposaient à présenter les santés, ils prièrent le comte d'ordonner qu'on apportât du meilleur vin. En buvant, ils demandèrent, selon la coutume des buveurs, que l'on bût une fois à leur santé et abondamment, après quoi ils prendraient, pour la dernière fois, congé du comte et s'en iraient dormir. Par l'ordre du comte, on but abondamment a la santé de tous ceux qui étaient présents, après quoi ils prirent enfin congé et s'en allèrent. [3] CHAPITRE III. Conspiration nocturne pour le meurtre du bienheureux Charles. 11. Isaac, Bouchard, Guillaume de Wervick, Enguerrand et leurs complices, munis de l'assentiment du prévôt, pressaient l'exécution du dessein qu'ils devaient accomplir, non pas contraints par un ordre divin, mais de leur libre volonté. Aussitôt que les médiateurs et intercesseurs entre le comte et les neveux du prévôt, après l'incendie de la maison de ce dernier, rapportèrent la réponse du comte, savoir, qu'ils n'avaient pu obtenir aucune grâce pour lesdits neveux ou leurs fauteurs, mais que seulement le comte agirait avec eux selon la justice, telle que la réglerait le jugement des premiers de sa terre ; alors le prévôt et ses neveux entrèrent dans une chambre, où ils réunirent qui ils voulurent, et, se donnant mutuellement la main, firent serment de tuer le comte. Pendant ce temps le prévôt gardait la porte de la chambre. Ils appelèrent à ce serment Robert l’Enfant, l'invitant à s'armer pour exécuter avec eux le dessein qu'ils allaient accomplir, et pour lequel ils s'étaient mutuellement donné la main, mais le noble jeune homme, que sa vertu rendait méfiant, réfléchit que l'action à laquelle ils le pressaient de participer devait être grave, et ne voulut point entrer dans leur conjuration sans savoir auparavant quelle chose ils avaient juré de faire et comme ils le pressaient encore, il s'échappa et se hâta de gagner la porte; mais Isaac, Guillaume et les autres crièrent au prévôt, qui la gardait en ce moment, de ne point laisser sortir Robert sans l'avoir forcé par ses ordres à faire ce qu'ils lui demandaient. Alors, séduit par les caresses et les menaces du prévôt, le jeune homme rentra et jura d'observer ce qu'ils lui imposeraient, sans connaître ce qui devait s'exécuter, et, aussitôt le pacte conclu avec les traîtres, il demanda ce qu'on devait faire. Ils répondirent: « Ce comte Charles travaille de tous ses moyens à notre destruction et s'efforce de nous mettre en servage; nous avons juré de le trahir, et tu dois accomplir avec nous cette trahison tant par tes conseils que par tes actions. » Alors le jeune homme, effrayé et fondant en larmes, dit: « Loin de nous le dessein de trahir notre seigneur, le comte de notre patrie ! Bien plus, si vous ne renoncez à votre projet, j'irai et découvrirai pleinement votre trahison au comte et à tous les citoyens, et jamais, par la volonté de Dieu, je ne vous aiderai en cette ligue par mes conseils ni par mes secours. » Comme il s'échappait du milieu d'eux, ils le retinrent violemment en lui disant: « Écoute, ami, nous t'avons communiqué cette trahison comme si nous devions l'exécuter réellement, pour éprouver par là si tu voudrais demeurer avec nous pour quelque action importante, mais le projet pour lequel tu t'es lié à nous par la foi et le serment est tout autre qu'on ne vient de te le dire; nous te l'avons caché jusqu'ici; nous te l'apprendrons plus tard. » Ils dissimulèrent ainsi leur trahison en la tournant en raillerie: ils sortirent alors de la chambre, et, se séparant, chacun se rendit chez soi. Isaac rentré dans sa maison feignit d'aller dormir, car il attendait le silence de la nuit, et bientôt montant à cheval il retourna dans le château, et se rendit à la demeure de Bouchard. Appelant celui-ci et tous les autres qu'il voulut, ils se rendirent séparément dans une autre habitation, à savoir celle du chevalier Gautier. En entrant ils éteignirent promptement le feu qu'il y avait dans la maison, de peur qu'à sa lueur ceux qui s'y trouvaient éveillés ne reconnussent qui ils étaient, et quelle affaire ils traitaient à cette heure inusitée. Tranquilles donc dans les ténèbres, ils résolurent d'exécuter leur crime le lendemain des que le jour paraîtrait, et choisirent pour l'accomplir les plus intrépides et les plus audacieux de la maison de Bouchard, leur promettant beaucoup de richesses. Ceux qui tueraient le comte devaient avoir, les chevaliers quatre marcs, et les serviteurs deux marcs; et ils se lièrent par le serment le plus abominable. Comme le crépuscule commençait à poindre, Isaac retourna dans sa maison après avoir animé les autres par ses conseils, et les avoir préparés à un si grand crime. 12. Le jour ayant paru sombre et nébuleux, au point qu'on ne pouvait distinguer aucun objet à la distance de la longueur d'une lance, Bouchard envoya secrètement quelques serviteurs dans la cour du comte, pour épier le moment où il se rendrait à l'église. Le comte s'était levé de grand matin, et après avoir, selon sa coutume, distribué des aumônes aux pauvres dans sa propre maison, il se rendit à l'église. Mais, ainsi que l'ont rapporté ses chapelains, pendant la nuit, comme il s'était mis dans son lit pour dormir, il fut agité par une certaine méfiance inquiète ; son esprit était confus et troublé, sa pensée tendue sur une foule d'idées qui se succédaient tourmenté, il se couchait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, tantôt s'asseyant sur son lit, et croyant se sentir malade. Lorsqu'il se fut mis en chemin pour l'église de Saint-Donatien, les serviteurs qui épiaient sa sortie coururent annoncer aux traîtres que le comte était monté dans la tribunede l'église, accompagné de peu de monde; alors le furieux Bouchard et ses chevaliers et ses serviteurs, ayant pris des épées nues sous leurs manteaux, poursuivirent le comte dans cette tribune. Ils se divisèrent en deux bandes qui occupèrent les deux entrées, de manière qu'aucun de ceux qu'ils voulaient faire périr ne pût s'échapper par l’une ou l'autre issue de la tribune et voilà qu'ils virent le comte prosterné selon sa coutume auprès de l'autel, sur un humble marchepied, où il chantait les psaumes en l'honneur de Dieu, récitait dévotement des prières, et distribuait en même temps des deniers aux pauvres. Or, il faut savoir quel homme noble et quel excellent comte firent périr ces serviteurs impies et inhumains : il avait eu pour aïeux les hommes les meilleurs et les plus puissants qu'on eût vu fleurir depuis le commencement de la sainte Eglise, soit en France, soit en Flandre, soit en Dacie, ou dans l'Empire Romain. Le pieux comte issu de leur souche dans notre temps, et élevé depuis son enfance jusqu'à ce qu'il devînt un homme parfait,ne s'écarta jamais des nobles mœurs que lui avaient transmises ses royaux ancêtres, et de l'honnêteté qui leur était naturelle. Après avoir fait, avant d'être comte, un grand nombre d'actions illustres et remarquables, il prit le chemin du saint pèlerinage de Jérusalem, traversa les abîmes de la mer, et enfin, selon ses vœux ardents et rempli de joie, il arriva dans cette ville, après bien des blessures et des périls soufferts à différentes reprises pour l'amour du Christ. Il combattit vaillamment contre les ennemis de la foi chrétienne, et, après avoir adoré avec respect le sépulcre du Seigneur, il revint dans sa patrie. Dans les fâcheuses nécessités et extrémités qu'il endura pendant ce pèlerinage, le pieux serviteur du Seigneur apprit, comme il le rapportait souvent lorsqu'il fut parvenu au rang de comte, quelle misère accable les pauvres, de quel orgueil les riches sont enflés, et de combien de calamités tout le monde est frappé. C'est pourquoi il avait coutume de condescendre aux besoins des pauvres, d'être ferme dans l'adversité, modeste dans la prospérité, selon les paroles du psalmiste : « La majesté du roi suprême éclatait dans son amour pour la justice, (Psal. XCVIII)» et il gouvernait le comté selon l'avis des grands et des prudhommes. Lorsqu'un si glorieux prince eut subi le martyre, tous les habitants du pays, frappés de cette infâme trahison, la déplorèrent amèrement ; et, chose étonnante à dire, le comte ayant été tué dans le château de Bruges, le matin d'un mercredi, le bruit de cette mort abominable frappa l’oreille des citoyens de la ville de Londres, située en Angleterre, le vendredi suivant vers la première heure du jour; et vers le soir de ce même vendredi, cette nouvelle alla jeter la désolation dans la ville de Laon qui, située en France, est à une distance très considérable de nous. C'est ce que nous avons appris par nos écoliers qui étudiaient alors à Laon, et par nos négociants qui le même jour trafiquaient à Londres. Personne, ni à cheval ni sur mer, n'aurait pu traverser si promptement l'intervalle des temps et des lieux dont nous venons de parler. 13. Pour que cette trahison s'accomplît, il avait été voulu de Dieu qu'il ne demeurât de la race de Bertulphe que des fils audacieux et présomptueux, la mort avait atteint les autres. Les survivants étaient puissants dans leur patrie, importants et comblés de richesses, mais le prévôt dont nous venons de parler se conduisait envers le clergé avec une sévérité très rude et un orgueil immodéré ; car il avait coutume, lorsque paraissait en sa présence quelqu'un qu'il connaissait très bien, de feindre par orgueil d'ignorer son nom, et de demander d'un air mécontenta ceux qui l'entouraient qui était cet homme ; alors, si cela lui plaisait, il l'appelait et le saluait. Ayant vendu à quelqu'un un canonicat, il ne le fit point élire canoniquement, mais l'en investit par violence. Aucun de ses chanoines n'osait le blâmer, ni en secret ni ouvertement. Les chanoines de l'église de Saint-Donatien, dont nous avons déjà parlé, étaient autrefois très religieux et très versés dans les lettres; au commencement du gouvernement de ce prévôt si arrogant, il y en eut qui, réprimant son orgueil, le retinrent par leurs conseils dans la doctrine catholique, et l'empêchèrent de commettre aucune iniquité dans les affaires du l'Église. Mais, après qu'ils se furent endormis dans le Seigneur, le prévôt, laissé à lui-même, se porta à tout ce qui lui plut, et où le poussait l'impétuosité de son arrogance. Chef de sa famille, il éleva ses neveux selon son gré, et, les ayant destinés à la guerre, s'attacha à les mettre à la tête de tous dans le pays, et s'efforça de faire connaître partout leur renommée. Il excitait donc ses parents à des querelles et des séditions, et leur cherchait des ennemis à attaquer, afin qu'on redît partout de quelle puissance et de quelle force il jouissait, lui et ses neveux, puisque personne dans le pays ne leur résistait et ne les surpassait. Enfin, poursuivi devant le comte comme étant de condition servile, et le comte s'efforçant de prouver qu'il était serf ainsi que toute sa famille, il fut couvert de honte, comme on l'a déjà dit, et il lâcha de découvrir quelque ruse, quelque moyen pour échapper au servage et conserver la liberté qu'il avait usurpée. Ne pouvant y parvenir autrement, et rempli d'opiniâtreté, il finit par accomplir, avec les siens et quelques grands du pays, le meurtre auquel il s'était longtemps préparé, et dont l'issue devint funeste à lui et aux siens. 14. Cependant le Dieu très miséricordieux daigna rappeler de nouveau les siens par des prodiges effroyables; car, dans notre voisinage, on vit dans les fossés des eaux ensanglantées en signe d'un meurtre prochain, ce qui eût pu les détourner de leur trahison si leur cœur n'avait été si endurci dans le projet de faire périr le comte. Souvent, conférant entre eux, ils se disaient: « Si nous tuons le comte, qui le vengera? » Ainsi, tandis que, sans savoir pourquoi, ils employaient le mot qui, ce mot, d'un sens indéterminé, indiquait des quantités infinies et qu'il était impossible de déterminer par un nombre certain, comme il parut lorsque le roi de France accompagné d'une armée considérable, et les princes de notre pays, avec une multitude infinie, s'assemblèrent pour venger la mort du très pieux comte. Mais les tristes suites de ce coup fatal ne sont pas encore arrivées à leur terme, et cette mort ne cesse d'être vengée sur les suspects, les coupables et fugitifs exilés. C'est pourquoi nous, habitants du pays de Flandre, qui pleurons la mort du comte, de ce grand prince, en souvenir de sa vie, nous prions, avertissons et conjurons qu'après avoir lu le récit véritable et certain de sa vie et de sa mort, vous tous qui le connaîtrez, vous demandiez pour son âme la gloire de la vie éternelle et une béatitude perpétuelle avec les saints. Dans le récit de cette mort, le lecteur trouvera rangé, selon l'ordre des jours et des faits, ce qui s'est passé en ce temps jusqu'à la vengeance rapportée à la fin de cet opuscule ; vengeance que Dieu seul exerça sur les principaux du pays qu'il extermina de ce monde par un arrêt de mort, pour avoir médité et exécuté cette trahison. [4] CHAPITRE IV. Meurtre du bienheureux Charles et de quatre autres. — Fuite et emprisonnement de quelques-uns. 15. L'année onze cent vingt-septième, le deuxième jour du mois de mars, deux jours de la seconde semaine du carême déjà passés, le jour suivant, mercredi, vers l'aube, le pieux comte était prosterné en oraison pour entendre la messe du matin à Bruges, dans l'église de Saint-Donatien, autrefois archevêque de Reims, distribuant aux pauvres, selon sa pieuse coutume, ses généreuses aumônes, les yeux fixés sur les psaumes qu'il lisait, et la main droite étendue pour distribuer ses aumônes, son chapelain, chargé de cet emploi, lui apprêtait des deniers que tout en priant il distribuait aux pauvres. Les prières terminées ainsi que les répons de la tierce, le comte, selon sa coutume, priait en lisant, ou récitait le Pater Noster à haute voix; alors, par suite de tant de complots, de serments conclus entre eux, les abominables et traîtres, déjà homicides dans le cœur, percèrent de leurs épées et tuèrent le comte tandis qu'il priait et distribuait l'aumône, humblement prosterné devant la majesté divine. Ainsi lavé de ses péchés par les ruisseaux de son sang et terminant par de bonnes œuvres la carrière de sa vie, le comte obtint de Dieu la palme des martyrs. Au dernier moment, de sa vie et à l'approche de la mort, autant qu'il lui fut possible, au milieu des coups et des blessures dont l'accablaient ses assassins, il tourna vers le ciel son visage et ses mains royales, et livra ainsi son âme au maître de tous les hommes, s'offrant lui-même à Dieu pour le sacrifice du matin. Le corps sanglant d'un si grand homme et d'un tel prince demeura abandonné et privé des hommages et des soins respectueux de ses serviteurs. Misérablement délaissé, il n'eut pour honneurs funéraires que les larmes de tous ceux qui apprirent cet événement et qui recommandèrent à Dieu, en pleurant, un si grand prince mort de la mort des martyrs. 16. Les assassins tuèrent aussi Thancmar, châtelain de Bourbourg. D'abord ils le blessèrent à mort, et quelque temps après, l'ayant indignement tiré par les pieds hors de la tribune où il était monté avec le comte, ils le mirent en pièces à coups d'épée sous les portes extérieures de l'église. Dans cet intervalle, le châtelain avait confessé ses péchés aux prêtres de cette église et reçu chrétiennement en communion le corps et le sang du Christ. Aussitôt après avoir tué le comte, les meurtriers, laissant dans la tribune son corps et le châtelain à l'article de la mort, sortirent de l'église pour aller tomber sur ceux de leurs ennemis qui se trouvaient à la cour du comte, et les tuèrent à leur plaisir, errants et dispersés dans le château. Ils poursuivirent dans la maison du comte un chevalier nommé Henri, que Bouchard soupçonnait d'avoir tué son frère Robert. Henri se jeta aux pieds du châtelain Haket, qui était aussi monté dans cette maison avec les siens pour s'en emparer. Haket le reçut, à merci ainsi que le frère de Gautier de Locres et les sauva des coups de ceux qui avaient envahi le château. En cette même heure, furent livrés aux meurtriers les deux fils du châtelain de Bourbourg, qui, pendant ce temps, confessaient leurs péchés aux prêtres dans la tribune de l'église, et dont chacun louait la valeur et l'esprit. Ces deux frères se nommaient Gautier et Giselbert,étaient égaux en valeur et dignes, par la noblesse de leur aimable figure, de l'affection de tous ceux qui les connaissaient. Ayant appris le meurtre du comte et de leur père, ils se hâtèrent de fuir; mais les misérables traîtres les poursuivirent à cheval jusque sur la place des Arènes à la sortie du faubourg. Un cruel chevalier nommé Eric, l'un de ceux qui avaient trahi le comte, jeta à bas du cheval sur lequel fuyait un des deux frères; et renversé, celui-là fut tué par ceux qui le poursuivaient. Comme l'autre, sur la porte de sa demeure, se préparait à fuir, ils accoururent contre lui du côté opposé, et le percèrent de leurs épées. Un de nos citoyens, nommé Lambert Benkin, lui trancha la tête de sa hache comme s'il eût frappé sur du bois. C'est ainsi qu'en donnant la mort à ces deux frères, ils les firent passer à la sainte béatitude des cieux. Ils poursuivirent pendant une lieue Richard de Woldman, homme puissant de cette ville et dont la fille avait épousé le neveu de Thancmar contre qui le prévôt et ses neveux avaient jusqu'alors excité des querelles et des séditions. Il était venu avec ses chevaliers à la cour du comte, comme plusieurs grands se préparaient à s'y rendre le même jour. Trompés dans leur poursuite, les traîtres retournèrent dans le château où se pressait la foule du clergé et du peuple courant çà et là, éperdu de ce qui se passait. Ceux qui auparavant avaient été dans l'amitié du comte pendant qu'il vivait, étaient dans une grande frayeur et se cachaient pour éviter d'être vus par les traîtres. Ceux de la cour du comte qui n'avaient eu d'autre appui que sa protection, ayant promptement pris la fuite, s'échappèrent à travers le peuple en tumulte. Gervais, camérier du comte, et que la main de Dieu arma le premier pour venger son maître, s'enfuit à cheval vers ses parents en Flandre. Jean, domestique du comte, chargé de veiller à la chambre, et que son maître chérissait entre tous ses serviteurs, s'enfuit en courant à cheval par des chemins écartés depuis le matin jusqu'à midi, et arriva vers cette heure à Ypres, où il annonça la mort du comte et des siens. Dans ce temps, les négociants de tous les pays des environs de la Flandre s'étaient rassemblés à Ypres dans la cathédrale de Saint-Pierre, où se tenaient alors tous les marchés et toutes les foires, et négociaient en sûreté sous la protection du pieux comte. Dans le même temps, des marchands du royaume des Lombards étaient venus à cette foire, et le comte leur avait acheté vingt et un marcs une coupe d'argent fabriquée avec un admirable travail où la liqueur disparaissait aux yeux des spectateurs. Lorsque le bruit de cette nouvelle vint frapper, au milieu du concours, les hommes de divers pays dont était remplie cette foire, tous repliant leurs marchandises, s'enfuirent jour et nuit, annonçant et divulguant en tous lieux la honte de notre terre. 17. La perte du comte fut pleurée par tous les hommes qui aimaient la paix et la droiture, et par ceux-là même qui ne le connaissaient que d'après la renommée. Mais dans notre château où gisait assassiné notre seigneur et père le très pieux Charles, personne n'osait gémir hautement sur sa mort; on contraignait sa douleur, ses soupirs et ses larmes, comme si notre seigneur, étendu là sous nos yeux, n'eût été qu'un inconnu, comme si notre père eût été un étranger; plus la douleur qu'on éprouvait au dedans était forte, moins on osait la soulager par des larmes et des gémissements. Les neveux du prévôt et le plus scélérat de tous les hommes, Bouchard, avec leurs complices, aussitôt après la fuite de leurs ennemis, étant revenus dans la ville, cherchèrent avec leurs chevaliers Gautier de Locres, qu'ils détestaient extrêmement, car il était du conseil du comte, leur avait nui en toute occasion, et avait excité le comte à remettre en son servage toute la famille du prévôt. Depuis le moment de la mort du comte jusqu'au retour de ces scélérats dans la ville, c'est-à-dire vers midi qu'ils revinrent après avoir mis en fuite leurs ennemis, Gautier, saisi d'angoisse, était demeuré caché dans le lieu qu'occupent les orgues, dans la même tribune où le comte gisait assassiné. Ils se précipitèrent donc par les portes dans l'église, et courant çà et là les épées nues et encore teintes de sang, ils cherchèrent Gautier avec de grands cris et un bruit d'armes éclatant dans les coffres et sous les bancs des frères, l'appelant à haute voix, par son nom, Gautier ! Gautier! Ils trouvèrent, respirant encore, le châtelain de Bourbourg, qu'ils avaient mortellement blessé, et le tirant par les pieds, ils achevèrent enfin de le tuer aux portes de l'église. Tandis qu'il respirait encore dans la tribune, il donna à l'abbesse d'Aurigny son anneau pour le porter à sa femme en signe de sa mort et de tout ce qu'il mandait par l'abbesse à sa femme et à ses enfants dont il ignorait la mort, arrivée aussitôt après la sienne. Cependant on cherchait Gautier de Locres dedans et dehors l'église. Un des gardiens du temple l'avait caché et lui avait laissé son manteau. Troublé par la crainte de la mort, à ce bruit, des armes et des voix qui l'appelaient, par son nom, il sortit de l'endroit où il s'était caché, s'imaginant qu'il serait plus en sûreté dans l'église même. Sautant du haut des stalles des chantres, il s'enfuit à travers ses ennemis jusque dans le chœur de l'église, appelant par de hauts et lamentables cris Dieu et les saints à son secours. Le misérable Bouchard et Isaac, camérier et en même temps homme du comte Charles, le poursuivirent de près, tout furieux dans le lieu saint, avec leurs épées nues et horriblement ensanglantées; le visage épouvantablement furieux et féroce, d'une taille élevée, d'un regard affreux, ils étaient tels que personne ne pouvait les envisager sans terreur. Bouchard l'ayant saisi par les cheveux et agitant son glaive, étendait le bras pour le frapper et ne voulait pas différer d'un instant la mort d'un ennemi qu'il tenait entre ses mains, après avoir tant désiré de s'en voir le maître. Cependant, par l'intervention des clercs, il différa sa mort jusqu'à ce qu'il l'eût conduit hors de l'église, le tenant toujours par les cheveux. Gautier, ainsi captif et sûr de mourir, marchait en criant: Dieu, ayez pitié de moi! Et ils lui répondaient: « Nous devons te payer d'une miséricorde semblable à celle dont tu as usé envers nous. » Lorsqu'ils l'eurent conduit dans la cour, ils le jetèrent à tuer à leurs esclaves qui le mirent à mort en peu de moments, à coups d'épées, de bâtons, de clous et de pierres. 18. Pour la seconde fois, retournant dans le sanctuaire, ils cherchèrent autour de l'autel pour voir si quelqu'un de ceux qu'ils avaient destinés à la mort s'y était caché, et y introduisirent leurs serviteurs pour faire cette recherche. Dans le premier sanctuaire, Baudouin, chapelain et prêtre, et Robert, clerc du comte, se tenaient cachés auprès de l'autel, tapis contre terre dans l'excès de leur frayeur; dans le second sanctuaire s'étaient réfugiés Oger, clerc, et Frumold le jeune, syndic, qui était le plus familier de notre ville auprès du comte Charles, et pour cette raison plus suspect au prévôt et à ses neveux, et avec eux Arnoul, camérier du comte. Oger et Arnoul s'étaient couverts d'un tapis, et Frumold s'était fait une cache sous des faisceaux de branches, et ils attendaient ainsi la mort. Alors les serviteurs qui avaient été introduits dans le sanctuaire, cherchant et retournant tous les rideaux, les manteaux, les livres, les tapis et les branches que les moines avaient coutume d'apporter tous les ans au dimanche des Rameaux, ne tardèrent pas à découvrir Oger et Arnoul; ils avaient trouvé auparavant, sans savoir qui il était, Eustache, clerc, frère de Gautier de Locres, caché avec Baudouin et Godbert, et ceux-ci promirent à ces serviteurs envoyés à leur poursuite de leur donner de l'argent s'ils voulaient les cacher. Les serviteurs qui étaient entrés dans le sanctuaire étant retournés dans le chœur vers Bouchard, Isaac et les autres, ceux-ci les sommèrent de déclarer s'ils avaient trouvé quelqu'un, et ayant entendu leur rapport, Isaac fut saisi d'une violente et terrible fureur contre Frumold le jeune, au point qu'il jura par Dieu et les saints que sa vie ne pourrait être rachetée par une quantité d'or aussi grande que l’était l'église elle-même. Il excita aussi la fureur de tous contre Frumold, en criant que personne n'avait plus que lui nui dans l'esprit du comte au prévôt et à ses neveux. Alors, renversant les portes, Isaac se précipita aussitôt, et, saisissant Frumold par le corps, se disposa à l'emmener. Celui-ci l'ayant, vu, loin de croire qu’Isaac l'emmenait prisonnier, s'imagina qu'il lui sauvait la vie, et lui dit: « Mon ami Isaac, je te supplie, par l'amitié qui a régné jusqu'ici entre nous, de conserver ma vie et de pourvoir par là à mes enfants, tes neveux, qui, si l'on me tue, demeureront sans appui. » Mais il lui répondit: « On t'accordera le pardon que tu as mérité en nous nuisant auprès du comte. » Alors un prêtre s'approchant de Frumold lui conseilla de confesser à Dieu et à lui ses péchés; lorsqu'il l'eut fait, Frumold tira de son doigt un anneau d'or, que, désespérant de sa vie, il envoya à sa fille par ce prêtre. Pendant ce temps Isaac délibérait, avec Bouchard sur ce qu'il avait de mieux à faire, s'il devait le tuer ou lui conserver la vie, afin d'arracher de lui et d'Arnoul, camérier, qui était aussi prisonnier avec lui, tout le trésor du comte. 19. Cependant les chanoines de ce lieu coururent vers l'oncle de Frumold le jeune et l'engagèrent à supplier le prévôt pour la vie de son neveu qu'ils avaient vu sur le point de périr, et dont Isaac avait juré la mort. Alors le vieillard se hâta de se rendre avec les religieux de l'église vers la maison du prévôt, et, s'étant jeté à ses pieds, il le conjura et le supplia de sauver la vie de son neveu. Celui-ci envoya enfin un messager pour défendre à ses neveux de faire aucun mal à Frumold. Ayant entendu le messager, ils le renvoyèrent dire que cela ne se pouvait faire à moins que le prévôt ne vînt en personne. A ce rapport, le vieillard se jeta aux genoux du prévôt et le supplia d'aller lui-même le sauver, et le prévôt s'y rendit, non avec vitesse, mais d'un pas excessivement lent, comme ne se mettant pas beaucoup en peine d'un homme qui lui était fort suspect. Il arriva enfui au sanctuaire où il ne se passait rien de saint, mais des actions toutes abominables. A la demande des prêtres, il prit tous les prisonniers sous sa sauvegarde, à cette condition seulement que, quand Isaac et ses neveux requerraient les prisonniers qu'ils mettaient entre ses mains, le prévôt les leur remettrait. Le prévôt retourna donc, et conduisit dans une chambre de sa maison ceux qui étaient sous sa surveillance, et les garda avec la plus grande attention. Il dit à Frumold qu'il avait emmené prisonnier: « Sache, Frumold, qu'à la prochaine Pâques tu ne posséderas pas ma charge comme tu l'espérais, et je n'avais pas mérité de toi que tu me fisses ainsi du tort dans l'esprit du comte. » Celui-ci jura qu'il avait agi sans mauvaise intention ; il était vrai cependant qu'aucun de la cour du comte, tant qu'il vécut, n'entra plus avant dans sa familiarité ni ne lui fut plus cher que ledit Frumold. Car la maison de celui-ci ayant été brûlée, le comte la fit bâtir entièrement à ses frais, plus solide et plus élégante qu'elle n'avait été auparavant, et dans le monde on n'estimait aucune maison meilleure ni plus commode que celle-là. Renfermés et gardés prisonniers, ils eurent au moins le temps de pleurer ce pieux, comte qui s'était montré non leur maître mais leur père et leur égal dans son intimité avec eux, miséricordieux, humble, doux et également favorable dans ses Etats aux riches et aux pauvres. La douleur empêchait les prisonniers de se parler autrement que par des sanglots et des soupirs que leur arrachait la profonde tristesse de leur âme. Ils déploraient ce funeste forfait qui n'avait pas permis à des serviteurs de mourir avec leur seigneur et leur père, bien plus malheureux de survivre à celui avec lequel ils eussent mieux aimé quitter le monde par une mort, illustre et honorable devant Dieu et les hommes, que de vivre avec la douleur de sa perte, et de voir (Dieu nous préserve de ce malheur!) les traîtres prospérer sous l'autorité d'un autre comte. Ils languissaient ainsi plongés dans la consternation sans qu'aucun de leurs amis osât s'approcher d'eux, même en secret, pour leur faire entendre des paroles de consolation; bien plus, si quelqu'un le tentait, il était privé de la vie.