[5] CHAPITRE V. Obsèques du bienheureux Charles et des autres. — Miracle du boiteux guéri. — Pillage des biens. 20. Pendant ce temps on enleva du château les cadavres des morts, c'est-a-dire du châtelain et de Gautier de Locres, et on chargea le châtelain et ses fils chéris sur des navires pour les conduire vers les domaines et les châteaux qui leur appartenaient. Le prévôt se promenait dans sa maison avec ses chanoines, tâchant, autant qu'il pouvait, de se disculper par des paroles d'avoir eu aucune connaissance de cette trahison. Le même jour les traîtres firent une excursion contre leurs ennemis, c'est-à-dire contre Thancmar et les siens, auprès de Straten, et ils trouvèrent les villages déserts et les métairies abandonnées. Car, à la nouvelle du meurtre commis sur le comte, les peuples avaient été saisis d'une grande frayeur, voyant qu'ils avaient perdu leur défenseur, et que si, par hasard, ils étaient assiégés par les traîtres, ils n'avaient plus personne pour les secourir ; lorsqu'ils apprirent aussi que tous les grands du pays avaient donné leur assentiment à la trahison, ils se crurent eux et l'État exposés, pour l'avenir, à de bien plus terribles dangers, et, oubliant le soin de leurs propriétés, ils ne songèrent qu'à conserver leur vie, et s'enfuirent dans des lieux plus sûrs. Alors les traîtres s'emparant du village et du domaine de Thancmar, enlevèrent toutes les armes et tous les meubles ainsi qu'une grande quantité des troupeaux et des habits des paysans de cette métairie, et s'en retournèrent le soir, après s'être ainsi livrés au pillage pendant tout le jour. Ils ne bornèrent pas leurs ravages à nos seuls environs; un grand nombre de gens qui étaient dans le secret de la trahison coururent aussitôt sur le passage des marchands qui allaient à la foire à Ypres, et s'emparèrent d'eux ainsi que de tous leurs bagages. Guillaume d’Ypres, apprenant la mort du comte, crut qu'il allait parvenir au comté, et força tous les marchands qu'il put prendre dans la foire, sans distinction de lieu, de jurer à lui et aux siens attachement et fidélité. Il ne leur permit pas de se retirer, et les retint prisonniers jusqu'à ce qu'ils eussent achevé de lui rendre hommage. Il fit tout cela par le conseil du prévôt et de ses traîtres neveux. Vers le déclin de ce même jour, par le conseil commun du prévôt, de ses neveux et de leurs complices, ils demandèrent à Frumold le jeune, qu'ils retenaient prisonnier, les clefs du trésor du comte. Ils lui arrachèrent aussi toutes celles de la maison et des coffres et boîtes qui s'y trouvaient. Mouchard, le châtelain Haket et Gautier fils de Lambert de Redenbourg s'en emparèrent. 21. Pendant ce temps, on laissait là le corps du comte, dont les prêtres avaient tant recommandé l'âme à Dieu dans le moment où ils donnaient à la dérobée à son châtelain la communion du Christ; en sorte que ce corps sanglant et abandonné était encore dans la même position que lorsqu'il reçut la mort. Les frères de l'église délibéraient donc avec inquiétude sur ce qu'ils devaient faire et quelles obsèques ils devaient lui préparer, lorsqu'il n'était personne qui osât remplir même à la dérobée l'office divin dans cette même église où venaient de se commettre un si grand carnage et un si horrible forfait. Enfin en ayant reçu la permission du prévôt, et d'après le consentement des frères, Frumold le vieux enveloppa le noble corps d'un linceul, et le mit dans un cercueil au milieu du chœur: il l'arrangea avec le respect convenable, plaça auprès quatre cierges, selon notre coutume, et accomplit avec grand soin toutes les autres cérémonies. Les femmes seules, assistant à ces funérailles, veillèrent pendant le jour et la nuit suivante, poussant de pieuses lamentations. Cependant les traîtres délibérèrent avec le prévôt et son châtelain par quelle ruse ils enlèveraient le corps du comte, afin qu'ils n'eussent pas l'opprobre éternel de le voir inhumer en leur présence: ils décidèrent donc habilement d'envoyer vers l'abbé de Gand pour le prier de faire enlever le corps du comte de notre ville, et de le faire transporter et inhumer à Gand. Ainsi se termina ce jour plein de douleur et de misère, origine de tous les maux et de tous les troubles qui eurent lieu dans les royaumes environnants, et des maux plus grands qui nous attendent à l'avenir. La nuit suivante, le prévôt ordonna de munir d'armes l'église, et de garnir de sentinelles la tribune et la tour, afin qu'il pût s'y retirer avec les siens en cas d'attaque de la part des citoyens. D'après l'ordre du prévôt, des chevaliers entrèrent armés cette nuit dans la tribune de l'église, et garnirent la tour et ses avenues de sentinelles toujours renouvelées, dans la crainte que les citoyens ne les attaquassent, et ne fissent sur eux une incursion le lendemain ou les jours suivants. Le dimanche d'après la mort du comte, le prévôt envoya saluer Simon, notre évêque de Noyon. Raoul, moine de Saint-Trudon, était porteur d'une lettre dans laquelle il priait l'évêque de réconcilier à Dieu l'église où avait été assassiné et gisait le comte, dont celui-ci ignorait la mort. Il lui présenta aussi les moyens de justification par lesquels le prévôt voulait prouver canoniquement son innocence devant le clergé et lé peuple. Le porteur de cette lettre ayant été pris et jeté à bas de son cheval, ne put parvenir vers l'évêque: cette nouvelle donna au prévôt une grande frayeur pour lui-même. Le mercredi et le jeudi, le prévôt manda par un certain mercenaire à Gautier de Vlaersle que, selon la promesse qu'il avait faite à lui et à ses neveux de les aider, il se hâtât de venir à leur secours avec ses frères, et il lui fit remettre quarante mares d'argent. Celui-ci, ayant reçu l'argent, feignit qu'il allait venir, mais ne vint que pour faire dommage au prévôt et à ses neveux. L'évêque Simon, qui était frère de l'épouse du comte Charles, du château de Bruges, frappa du glaive de l'anathème les sacrilèges et les traîtres, défendit qu'aucun des fidèles entrât dans leur association ou leur accordât du secours, et condamna à l'anathème tous ceux qui les avaient aidés dans l'exécution de leur crime. 22. Le jeudi 3 mars, l'abbé vers lequel on avait envoyé à Gand, ayant couru à cheval toute la nuit, arriva de grand matin au château vers le prévôt et ses neveux, et demanda qu'ils lui livrassent selon leur promesse le corps du comte. Le prévôt sortit, et, ayant convoqué le châtelain et ses neveux, assassins du comte, il délibéra avec eux sur la manière dont l'abbé pourrait enlever le corps sans tumulte. Mais aussitôt les pauvres qui attendaient que le prévôt leur distribuât des aumônes pour le salut de l'âme du comte (et qui pénétrèrent plus vite le projet, parce qu'il n'y avait qu'eux parmi les citoyens qui voulussent aller avec les traîtres et les fréquenter encore), commencèrent à répandre le bruit que l'abbé était venu avec fourberie, et par le conseil des traîtres, pour emporter le mort. L'abbé avait fait préparer un cercueil dans lequel on devait mettre le corps et le transporter à cheval. Cependant les pauvres suivaient le prévôt partout ou il allait, s'écriant: « Seigneur, qu'il n'arrive jamais qu'on emporte de notre endroit le corps de notre père et d'un si glorieux martyr, car, si cela arrive, notre ville et ses édifices seront détruits après sans pitié. Les ennemis et les persécuteurs qui viendront dans ce château auront quelque pitié et quelque miséricorde, et ils n'oseront détruire entièrement une église où sera enseveli avec respect le corps du saint comte. » Et il s'éleva aussitôt un très grand bruit parmi les citoyens sur l'enlèvement du corps. Le prévôt et l'abbé hâtèrent l'accomplissement de leur dessein, avant que la ville ne fût en rumeur ; ils firent faire un nouveau cercueil et le firent apporter jusqu'à la porte de l'église pour enlever le mort. Des chevaliers entrèrent pour emporter avec le corps le cercueil qui était au milieu du chœur, et le transporter dans celui qui était à la porte. Alors les chanoines du lieu accourant, remirent violemment à sa place le cercueil du chœur, disant qu'ils voulaient auparavant apprendre du prévôt pour quel motif il avait donné cet ordre. Ils se rendirent au château, où se tenaient le prévôt et ses neveux, et avec eux une foule considérable de citoyens qui avaient en tendu dire qu'on voulait enlever le corps. Un vieillard prit la parole, en présence de tout le peuple: « Seigneur prévôt, dit-il, si vous eussiez voulu agir avec justice, vous n'auriez pas donné, sans le consentement et le conseil des frères, un si précieux martyr, un si grand prince, un si grand trésor de notre église, que la grâce et la miséricorde divine nous ont accordé pour martyr. Il n'est aucun motif pour lequel on doive nous enlever un prince qui a été élevé parmi nous, y a passé la plus grande partie de sa vie, et qui, par l'ordre de Dieu, a péri parmi nous pour la justice: bien plus, si l’on nous l'enlève, craignons la destruction de cette ville et de cette église; car, par son intervention, Dieu nous épargnera et aura compassion de nous, mais, si on nous l'enlève, Dieu vengera sans pitié la trahison qui vient d'avoir lieu parmi nous. » Mais le prévôt et les traîtres, saisis d'indignation, ordonnèrent l'enlèvement du corps. Alors les frères de l'église se précipitèrent aux portes du temple avec un grand tumulte, criant à haute voix que tant qu'ils vivraient, ils ne laisseraient pas emporter le corps du très pieux Charles, comte et martyr, et qu'ils mourraient plutôt là que de souffrir qu'on l'enlevât. On eût vu alors les clercs s'armer de tables, de sièges, de chandeliers, et de tous les ustensiles de l'église, dont ils pouvaient se servir pour faire résistance. En place de trompettes, ce fut au son des cloches qu'ils appelèrent tous les citoyens du lieu : ceux-ci, instruits de la chose, accoururent en armes, et, tirant leurs épées, entourèrent le cercueil du comte, prêts, si quelqu'un essayait de l'enlever, à s'y opposer. Le tumulte se déclarant dedans et dehors l'église, la divine miséricorde voulut apaiser la fureur de ses enfants et le bruit des armes. Car comme des malades et des boiteux étaient étendus sur le cercueil, au milieu du tumulte, un boiteux, dont le pied était lié à ses fesses, commença à crier et à bénir Dieu qui, à la vue de tous les assistants, lui avait rendu, par la vertu du pieux comte, le mouvement naturel de ses membres. La nouvelle de ce miracle apaisa tout le monde. Le prévôt, le châtelain et les traîtres, effrayés de l'émeute, s'étaient retirés dans la maison du comte, et mandèrent aux citoyens qu'on n'enlèverait point le corps contre leur volonté. L'abbé s'en retourna donc, content de s'échapper. Le prévôt allait et venait, délibérant avec les traîtres, et se consultant sur ce qu'il y aurait à faire selon l'événement. Aussitôt les frères de l'église cherchèrent des artisans et des ouvriers qui pussent, aussi bien que le permettaient le temps et la nécessité, construire un caveau pour ensevelir le comte dans le lieu où il avait reçu la palme du martyre. Après en avoir cherché les moyens, ils s'occupèrent avec activité de cet ouvrage, craignant que, par quelque ruse plus adroite, on ne leur enlevât de nouveau le corps. Ainsi finit le jour où l'enlèvement du corps de ce malheureux défunt avait été l'occasion de tant d'artifices et de troubles. 23. Le vendredi, quatrième jour du même mois, les chanoines et le prévôt, s'assemblèrent hors des murs, dans l'église de Saint-Pierre, pour y accomplir, selon la coutume, les funérailles du comte dont on avait déjà préparé le tombeau. On y célébra, pour l'âme du pieux comte, la messe des Morts, à laquelle il assista très peu de monde excepté les chanoines; car personne de sa cour n'y fut présent, si ce n'est le chapelain Baudouin, le jeune Oger et Godbert, clercs du comte. Ensuite le prévôt et les frères retournèrent dans l'église de Saint-Donatien où était le mort, et ayant fait entrer les pauvres dans l'église, Frumold le vieux distribua des deniers, pour le salut de l’âme du pieux comte Charles, et par la main du prévôt, à tous les malheureux qui en voulurent bien recevoir; ce que Frumold le vieux ne put faire sans pleurer, et il répandit encore plus de larmes de compassion que de deniers. Il y avait une foule très considérable de pauvres qui reçurent des aumônes. La distribution des aumônes terminée, le noble corps fut transporté dans la tribune, et le prévôt présent, et placé auprès du sépulcre, pleura enfin alors le comte, qu'il reconnut avoir été le père de tout le pays de Flandre, et il pleura des vertus que son esprit obstiné s'indignait de reconnaître. Le comte fut renfermé dans un sépulcre construit aussi bien que l'avait permis le temps; et, s'il n'était point comme il convenait lorsqu'il fut placé dans le tombeau, on en décora ensuite l'entrée d'un travail soigné. Sans doute son âme épurée par les peines du martyre, jouit de la récompense de ses vertus entre les mains de celui dont la volonté l'a retiré du monde et l'a élevé au comté céleste avec-Dieu et le Seigneur, à qui soit empire, louange, honneur et gloire pendant les siècles infinis des siècles! [6] CHAPITRE VI. L'insolence croissante des traîtres commence à être réprimée par Gervais, camérier du comte. 24. Le samedi, cinquième jour de mars, vers le soir, Frumold le jeune fut délivré de sa captivité, il dut sa liberté aux grandes peines que se donnèrent pour lui des intercesseurs auprès du prévôt et de ses neveux, il fut renvoyé sous la condition que, dans les huit jours qui suivraient sa sortie de prison, il se réconcilierait avec les traîtres entre les mains desquels il était tombé, ou abjurerait sa patrie et s'exilerait pour toujours, il alla dans sa maison trouver ses amis et sa famille qui, plus qu'on ne peut le dire, avaient été tourmentés de douleur et de crainte de la mort pour lui et pour eux-mêmes; car, depuis le moment qu'il avait été emprisonné, ses domestiques n'osaient sortir nulle part qu'ils ne crussent devoir être aussitôt poursuivis parce qu'ils étaient de sa maison. Il mangea avec ses amis et sa famille, décidé à abandonner sa patrie plutôt que de retomber au pouvoir de traîtres qui avaient fait périr son seigneur dont il était aimé plus que tous les autres et qu'il chérissait presque plus que lui-même. Il aimait mieux, souffrir un exil perpétuel que d'entrer dans leur amitié; car il est insupportable pour un homme de faire alliance avec son ennemi. Cela est aussi contre nature, car toute créature fuit, si elle le peut, les choses qui lui sont ennemies. Lorsqu'on eut soupé, Frumold disposa de sa maison et de ses biens, et, ayant pris congé de chacun, il distribua à ses serviteurs, pour se sustenter pendant un certain temps, du froment, des fromages et de la viande, espérant que, par la grâce de Dieu, il rentrerait un jour content et tranquille en possession de tout ce qu'il abandonnait par nécessité et par amour pour le très pieux comte. Il se retira avec son beau-père hors du château et de la ville où il avait jusque-là habité; ses amis le recommandant à Dieu avec des gémissements et des larmes, le suivirent autant qu'ils purent. Dans le même temps, les traîtres, opiniâtrement obstinés dans tous les crimes, firent une excursion contre leur ennemi Thancmar et les siens; mais repoussés honteusement, ils rentrèrent dans le château effrayés et couverts d'ignominie. 25. Le sixième jour de mars, Gottschalk de Thaihals vint en message d'Ypres à Bruges vers le prévôt à qui il parla ainsi: « Salut et amitié de la part de mon maître et votre ami intime Guillaume d'Ypres, qui vous promet publiquement, autant qu'il est en lui, un très prompt secours à vous et aux vôtres. » Après que tout le monde l'eut applaudi, ayant été introduit dans une chambre, il dévoila au prévôt, à Guillaume de Wervick, à Bouchard et au peu de gens qu'ils avaient admis en dedans avec eux, d'autres choses qu'il n'osait rapporter en public et qui transportèrent toute la maison de joie, et leur donnèrent une telle confiance en Guillaume, qu'ils le nommèrent et le prirent pour comte. D'après ce secret rapport, les sages et les faiseurs de conjectures regardèrent comme complice de la trahison ce Guillaume qui saluait les traîtres de notre pays après l'accomplissement de leur crime, et leur offrait de tout son pouvoir les secours les plus prompts en leur promettant par écrit force et caution. Lorsque l'envoyé s'en fut retourné, on s'empara des marchands de Flandre, de quelque lieu qu'ils vinssent à la foire d'Ypres, et on les força à jurer foi et hommage à Guillaume, et ainsi de le prendre pour comte. Cela fut fait par le conseil du prévôt et des siens qui espéraient ainsi que leur trahison envers le pieux comte Charles resterait impunie. Guillaume aurait été alors élevé au comté s'il fût aussitôt venu à Bruges pour venger le meurtre de son seigneur et cousin le comte; mais comme Dieu n'en avait pas disposé ainsi, il fallait que les autres princes et peuples de la terre suivissent l’ordre divin, et se liguassent tous unanimement pour venger la mort du très pieux comte. Les bourgeois de notre ville entraient en apparence dans les desseins de leurs seigneurs, le prévôt, ses coupables neveux et le châtelain, et tâchaient de découvrir les secrets de leurs conseils, afin qu'instruits par ce stratagème de leurs ruses et machinations, ils pussent se précautionner contre eux. Dans ce temps, le prévôt et les siens ne cessaient par des conférences, de circonvenir tous ceux qu'ils pouvaient, les engageant, par un grand nombre de présents et de promesses, à embrasser leur parti. Il manda à Guillaume qu'il lui donnerait le comté, et l'exhorta, à cet effet, à recevoir hommage et serment de tous les Flamands qu'il pourrait réunir par force ou par l'appât d'une récompense; il fit savoir aux habitants de Furnes, ses alliés, qu'ils fissent à Guillaume serment et hommage. Il envoya aussi à l'évêque de Noyon une lettre par laquelle il se justifiait d'avoir trempé, soit de conseil, soit de fait, dans la trahison envers le comte ; il le priait, par son ardent amour pour les fils de l'Eglise, de secourir promptement de ses conseils lui et ses chanoines, et de venir promptement, en vertu de son autorité pontificale, purifier l'église et célébrer l’office divin. Il envoya à Jean, évêque de Thérouanne, une lettre dont la teneur était la même. Il fit dire à Robert, alors à Kackzercke, qui avait épousé une de ses nièces, de fortifier avec le plus grand soin sa maison et ses propriétés, jusqu'à ce qu'on eût établi dans le comté le pouvoir de Guillaume d'Ypres. Ce Robert était un chevalier libre avant d'épouser la nièce du prévôt ; mais après l'avoir eue pendant un an, selon la loi des comtes de Flandre, il était devenu de condition servile et appartenait au comte : d'où s'éleva entre le pieux comte Charles et le prévôt et ses partisans un si funeste débat sur le servage et la liberté. Le prévôt manda aussi aux Flamands qui habitaient dans le voisinage, sur les bords de la mer, qu'ils vinssent avec leurs forces au secours de lui et de ses neveux, s'il arrivait que quelqu'un s'élevât dans le royaume et dans le comté pour venger le comte. Il ordonna expressément à nos citoyens d'entourer le faubourg de fossés et de palissades, à l'abri desquels ils pussent se défendre contre quiconque les attaquerait. Les citoyens ceignirent en effet le faubourg de palissades, mais dans une autre intention qu'on ne le leur avait recommandé et ordonné, ainsi que la suite le fit voir. Sous la conduite du châtelain ils enlevèrent hors du faubourg les palissades et les pièces de charpente employées en fortifications par le feu comte et par Frumold le jeune, qui se doutait que la proscription s'étendrait sur ses biens, et s'emparèrent de tout ce qui pouvait servir à les retrancher ; ils bâtirent pour leur défense des tours, des forts, et s'assurèrent des moyens de sortie contre leurs ennemis. Tout le monde se hâtait pour terminer ces ouvrages, aussi bien le clergé que le peuple. On ne goûta aucun repos, employant la nuit à veiller et le jour à travailler, jusqu'à ce que, les fortifications du faubourg étant achevées, on établit des gardes à chaque porte, aux tours et aux forts, afin que personne n'en sortît sans qu'on le sût, et qu'on n'y laissât entrer que les citoyens. 26. Le lundi 7 mars, Dieu tira du fourreau le glaive de la vengeance divine contre les ennemis de son Église, et excita le cœur d'un chevalier, nommé Gervais, à faire tomber sur eux un châtiment plus terrible et plus prompt qu'on ne croyait alors. Ce chevalier sévit de toute sa colère et de toute sa puissance contre ces scélérats et abominables serviteurs qui avaient livré à la mort l'excellent, le pieux, le juste prince, au moment où il était humblement prosterné, adressant: à Dieu et aux saints, pendant le service divin, l'hommage de sa vénération dans le saint temps du carême, dans un saint lieu et dans une sainte prière, tandis qu'il se croyait en sûreté au milieu d'eux. Gervais, l'un des familiers et des fidèles de son maître, le très pieux Charles, et qui avait été son camérier et admis à ses conseils tant publics que secrets, affligé et irrité de la mort de son très cher maître, marcha entouré d'une armée formidable de gens de pied et d'un cercle épais de chevaliers et d'armes, et, ainsi garanti des ennemis de Dieu comme par un rempart, il courut assiéger un lieu nommé Ravenscot, que les traîtres avaient muni de fortifications pour leur défense, lieu invincible et inaccessible tant par sa position naturelle que par ses fortifications. Gervais fît un grand butin des troupeaux de cette ville et des environs. Cependant tous ceux du parti de ces scélérats vivaient sans inquiétude, croyant que personne au monde ne voudrait ni ne pourrait s'élever contre leurs maîtres, puisque ces misérables avaient commis sur leur seigneur comte un crime si audacieux. Dieu les avait aveuglés, tant ceux qui avaient trahi le comte que ceux qui leur prêtaient secours, et il voulut que, privés de raison et de prudence, après avoir été précipités dans tous les crimes par l'ivresse de la colère et de la fureur, ils se laissassent égarer par la crainte. Se croyant en sûreté et pensant que tous les habitants du royaume étaient leurs amis ou moins forts qu'eux, ils étaient sans précaution contre l'attaque d'un petit nombre d'ennemis; c'est pourquoi Gervais fit un si grand butin dans son expédition auprès de Ravenscot. Les assiégés surpris et stupéfaits de cette subite attaque, et en trop petit nombre pour se défendre contre tant de milliers d'agresseurs, désespérèrent de leur vie, et se rendirent aussitôt à Gervais, à condition qu'on les laisserait sortir avec leur vie et leurs membres. Les chevaliers et les gens de pied qui assiégeaient Ravenscot en ayant chassé les habitants, se précipitèrent dans la ville et ravagèrent tout ce qu'ils y trouvèrent. Les gens de la garnison mise là par les traîtres s'enfuirent dans la nuit, accoururent vers nous et; racontèrent l'événement au prévôt et aux siens, qui furent alors saisis d'une crainte qui ne leur laissait point de relâche et changea la disposition de leur esprit, abaissant cette fierté et cet orgueil qui les avaient rendus jusques alors féroces, sans modération et sans humilité. Robert l’Enfant, dont le domaine avait été en peu de temps détruit par le fer et le feu, s'efforça avec quelques chevaliers de marcher contre Gervais et les siens; mais, lorsqu'il fut instruit de leur grande multitude, il abandonna son expédition. Il serait trop long d'insister sur la crainte et la douleur dont furent tourmentés, les traîtres, et de dire la joie qui transporta tout le monde, excepté eux, lorsqu'on apprit de toutes parts que l'équitable main de Dieu avait commencé la vengeance. 27. Le mardi 8 mars, la ville de Ravenscot fut incendiée et détruite par le fer et la flamme; on brûla aussi près de Bruges la maison de Wilfrid Knop, frère du prévôt, et qui avait conspiré la mort du comte. Ensuite Gervais s'approcha avec toutes ses forces de la place dans laquelle s'étaient retranchés les traîtres, et fit des excursions aux environs, empêchant qu'ils ne pussent sortir par les faubourgs. Nos bourgeois apprenant que Dieu commençait si promptement sa vengeance se réjouissaient, mais seulement dans le fond de leur cœur, n'osant le faire hautement à cause des traîtres qui allaient et venaient encore tranquillement et hardiment parmi eux, ils rendaient grâces en eux-mêmes à Dieu qui, dans ce lieu d'horreur et de confusion, daignait jeter sur ses fidèles un œil de miséricorde, et se hâtait d'exterminer les exécrables homicides qui, jusqu'alors, avaient opprimé le peuple de Dieu par des ravages, des incendies, des meurtres et toute sorte de troubles. Ils envoyèrent ensuite des députés à Gervais et aux siens, pour conclure ensemble un traité de foi, d'amitié et d'alliance inviolable. Ils conspirèrent aussi la vengeance de leur comte, et promirent le jour suivant d'introduire les gens de Gervais dans leur ville, et de les recevoir comme des frères dans leurs retranchements. Je ne pourrais exprimer la joie qui transporta Gervais et les siens à cette députation, car ils virent que ce qu'ils allaient faire pour venger le comte leur était ordonné de Dieu. Gervais et les siens se lièrent avec les députés de nos citoyens, et ils se promirent par un même serment foi et alliance pour venger leur seigneur, le très juste comte de notre pays. Cette conspiration, entièrement ignorée des traîtres et de plusieurs de nos citoyens, n'était connue que des plus sages de notre ville, qui réglèrent secrètement et pendant la nuit ce projet salutaire à tous. [7] CHAPITRE VII. Siège du château de Bruges. — Arrivée d'auxiliaires. — Supplice de quelques-uns des traîtres. 28. Le mercredi 9 mars, jour de l'octave du martyre de notre bienheureux comte, Gervais, d'après ce qui était convenu avec nos citoyens, fut reçu dans le faubourg, près des arènes, à l'occident du château, ce qui devait être une grande calamité pour les traîtres;auparavant il avait effrayé, ce même jour, par l'incendie de leurs maisons, Bouchard, Robert l’Enfant et leurs complices, qui, voyant leurs demeures brûler, sortirent de tous côtés du château pour voir s'ils pourraient s'emparer de ceux qui y mettaient le feu. Vers le côté oriental du château, les flammes poussées par les vents consumèrent trois grandes maisons; les citoyens y coururent pour voir avec Bouchard et ses chevaliers, ignorant l'alliance conclue entre les bourgeois et Gervais, et la plus grande partie d'entre eux suivaient à main armée ces scélérats. Isaac, qui pendant la vie de Charles, le pieux comte, avait été son camérier et admis à ses conseils et à sa familiarité, et qui depuis avait été à la tête du complot, sortit de la ville à cheval avec ses chevaliers. Enfin les chevaliers des deux partis étant venus en présence, les traîtres virent qu'en si petit nombre ils ne pourraient tenir contre une armée si considérable, et prirent la fuite ; mais les assiégeants les ayant poursuivis à grands pas, les forcèrent à fuir jusqu'au château. Lorsqu'ils furent, parvenus dans la ville, Bouchard et les siens s'arrêtèrent quelque temps devant la maison de Didier,frère d'Isaac, pour délibérer sur ce qu'ils avaient à faire. Pendant ce temps Gervais, les poursuivant avec violence, arriva à nos portes, vers l'occident, et là, ayant juré et reçu la foi des citoyens, il se précipita dans la ville avec une très forte troupe. Les citoyens étaient alors dans leurs maisons tranquilles comme à l'ordinaire; car le soir approchait, et un grand nombre d'entre eux, ignorant ce qui se passait, s'étaient mis à dîner. Comme les traîtres, troublés d'avoir été forcés à fuir, consultaient sur ce qu'ils avaient à faire, ils aperçurent les assiégeants qui se précipitaient sur les places, et les attaquaient avec des lances, des flèches et toutes sortes d'armes. Tous les citoyens, émus par ce tumulte effrayant, le bruit des armes et les clameurs qui tonnaient de toutes parts, coururent se préparer à combattre, les uns pour défendre la place contre Gervais, ignorant le traité conclu; les autres, qui en étaient instruits, pour aider de toutes leurs forces son attaque, et forcer les traîtres à fuir dans le château. Lorsque les citoyens furent instruits du traité et des serments que Gervais leur avait prêtés, ils s'élancèrent, par le pont du château, contre ceux qui le défendaient et combattaient en faveur des scélérats. Sur un autre pont, qui conduisait à la maison du prévôt, un grand combat eut lieu, et on s'y battit à coups de lance et d'épée ; sur un troisième pont, situé du côté de l'orient, et qui allait jusqu'aux portes du château, se livra un terrible combat, au point que ceux qui étaient dans le château, ne pouvant soutenir l'impétuosité du choc, brisèrent le pont, et fermèrent les portes sur eux. Partout où les citoyens purent approcher de ceux du château, on combattit avec un acharnement extraordinaire, jusqu'à ce que ceux-ci se vissent dans l'impossibilité de tenir; ainsi surpris et livrés par les citoyens, bon gré mal gré, ces misérables furent poussés dans le château; beaucoup furent blessés, et ils étaient inanimés de crainte et de douleur en même temps que harassés par la fatigue du combat. 29. Cependant, au moment de l'irruption de Gervais dans la ville, Isaac, s'enfuyant du lieu où ils étaient à délibérer, se réfugia dans sa maison qui était assez forte. Après avoir passé le pont qui s'étendait devant sa maison, il le renversa et le brisa afin de n'être point poursuivi dans sa fuite. Dans ce temps on prit George, le principal chevalier des traîtres, et qui, avec Bouchard, avait tué le comte. Le chevalier Didier, frère du traître Isaac, le renversa de cheval, et lui coupa les deux mains. Ce Didier, quoique frère d'un traître, n'était cependant pas complice de la trahison. Le misérable George se réfugia, les mains coupées, dans un lieu où il espérait demeurer caché; mais ayant été aussitôt dénoncé, il fut traîné vers un certain Gautier, chevalier de Gervais; ce chevalier, assis sur son cheval, ordonna à un jeune spadassin d'une grande férocité de le tuer: celui-ci, se précipitant sur George, le frappa de son glaive, et le renversa à terre; ensuite, le spadassin l'ayant jeté par les pieds dans un cloaque, l'y plongea malgré lui comme il le méritait. On avait pris aussi un homme nommé Robert, de la maison du châtelain Haket, dont il était coureur et domestique, il fut tué au milieu de la place publique, et on le traîna dans les marais. On s'empara encore du plus misérable des serviteurs de Bouchard, nomme Fromald, qui, s'enfuyant, s'était caché entre deux matelas, après avoir revêtu des habits de femme pour se déguiser; on le tira de là, et on le conduisit au milieu de la place publique, où, à la vue de tous, on le pendit la tête en bas, au moyen d'un bâton passé dans les jarrets et les jambes, afin d'augmenter l'ignominie et le déshonneur des traîtres assiégés, qui se tenaient dans la galerie et les tourelles du comte, témoins du spectacle de leur opprobre. Pendant ce temps, ils ne cessaient de tirer des traits, de jeter à l’envi des pierres, et de lancer des javelots du haut des murs. Le jour fini, la nuit se passa de part et d'autre en crainte et en incertitude, et on se dressa des embûches. Les assiégeants veillèrent de peur que quelqu'un des assiégés ne se dérobât par la fuite, ou que quelqu'un ne pénétrât secrètement dans les murs pour leur porter secours; ensuite, pendant tout le temps du siège, on veilla et on se dressa des embûches. Très souvent les assiégés attaquaient de nuit les assiégeants, et leur livraient un très violent combat. On se battait pendant la nuit avec plus d'ardeur que pendant le jour; parce que le jour, à cause de leur crime honteux, les assiégés n'osaient se montrer. Ils espéraient pouvoir se cacher, et s'échapper d'une manière quelconque, pensant que, s'ils parvenaient à s'enfuir, nul d'entre eux ne serait soupçonné du crime de trahison. Ils combattaient de nuit avec d'autant plus d'ardeur qu'ils se flattaient de sortir bientôt par le secours des chefs du siège, qui promettaient d'y donner les mains, et ils comptaient se disculper facilement de leur crime. Mais les princes s'inquiétaient peu de ce qu'ils promettaient aux assiégés, et des serments qu'ils pouvaient leur faire, car ce n'était qu'un moyen de leur extorquer l'argent et le trésor de l'excellent comte. Ils le firent à bon droit, et reçurent des assiégés le trésor du comte, et en outre beaucoup de dons, mais sans se croire obligés d'observer aucune foi ni serment avec les serviteurs impies qui avaient mis à mort leur seigneur légitime et naturel. Ceux-ci demandaient à leurs ennemis de les sauver conformément à la foi et aux serments qu'ils leur avaient jurés; mais les autres n'étaient point liés à des gens qui avaient tué leur maître et le père de tout le comté. C'eût été avec plus de justice que ceux qui avaient chéri le comte, même après sa mort, s'étaient rassemblés pour le venger, et avaient souffert les craintes, les veilles, les blessures, les attaques, et toutes les adversités qu'on a coutume d'éprouver dans un siège; c'eût été avec plus de justice, dis-je, qu'ils eussent obtenu le château, le trésor, et toutes les choses appartenant au comte, après la mort de leur maître, que ces abominables traîtres, avaient détruit et sa maison, et les richesses du pays. Les assiégeants et les assiégés avaient à cet effet de fréquentes conférences, et les assiégés demandaient seulement à être absous du crime de trahison. 30. Le jeudi 10 mars, Siger, châtelain de Gand, accourut au siège avec toutes ses forces,ainsi que le frère de Baudouin d'Alost, nommé Iwan. Dans la nuit de ce jeudi, Isaac, qui avait le sentiment de son crime et du châtiment qu'il méritait, tourmenté de la crainte de la mort, s'enfuit avec son écuyer. Sa femme, leurs serviteurs et suivantes, et enfin tous ceux de sa maison se cachèrent également où ils purent trouver un asile. Dans la précipitation de cette fuite nocturne, ils abandonnèrent aux ennemis, et sans aucune défense, leur maison, la plus grande partie de leurs meubles, et tout ce que jusqu'alors ils avaient possédé en toute liberté et pouvoir. Le châtelain de Gand et Jean en étant instruits y accoururent de très grand matin avec un grand nombre d'assiégeants et pillèrent tout ce qu'ils trouvèrent à emporter pour leur usage. Enfin, ils mirent sous les toits des torches enflammées et incendièrent les maisons, les greniers et tout ce qu'ils trouvèrent de combustible. Le tout fut si promptement détruit par l'incendie et les tourbillons des flammes qu'excitaient les vents, qu'il fut reconnu, à la grande surprise de tous, que jamais tant de bâtiments et de bois n'avaient été réduits à rien en aussi peu de temps. 31. Le vendredi 11 mars, Daniel, un des pairs du comté, qui avait été, avant leur trahison, fort lié avec le prévôt et ses neveux, accourut promptement au siège ainsi que Richard de Woldman, Thierri châtelain de la ville de Dixmude, et Gautier, bouteiller du comte. Chacun de ces princes vint avec toutes ses forces pour venger la mort de leur comte et seigneur. Après s'être tous rassemblés avec nos citoyens et tous les grands occupés au siège, avant qu'on leur permît d'entrer dans la ville, ils jurèrent, pour le salut et l'avantage de nos citoyens, de respecter inviolablement les habitations et propriétés. Ils firent en même temps le serment d'attaquer ensuite, avec une même ardeur et impétuosité, leurs ennemis, ces parricides impies, de les assiéger, et s'il plaisait à Dieu de les vaincre, de n'épargner la vie d'aucun coupable, de ne point les faire échapper ni sauver par aucun artifice, mais de les anéantir et d'agir, par le jugement commun des grands, pour l'honneur du royaume et le salut de ses habitants. On promit aussi de conserver ce qui appartenait aux citoyens et à tous ceux qui contribueraient par leurs travaux à venger la mort du comte. 32. Le samedi 12 mars, les princes ordonnèrent que tous ceux qui étaient occupés au siège attaquassent le château de tous les côtés accessibles. Vers midi, les chevaliers et les citoyens s'armèrent, investirent les portes du château, et y mirent le feu. Dans cette attaque, ils incendièrent une porte de derrière qui tenait à la maison du prévôt. Comme ils atteignaient les grandes portes du château et y mettaient un amas de foin et de paille sèche, et qu'un des chevaliers s'avançait pour mettre le feu à la paille, les assaillants furent accablés de pierres, de bâtons, de traits et de flèches qu'on lançait du haut des murs; en sorte que beaucoup d'entre eux furent blessés par des monceaux de pierres qu'on leur jetait du haut des tours ; les casques furent brisés, et à peine parvinrent-ils à se sauver sains et saufs sous la tortue qu'ils avaient formée près des portes et dont ils s'étaient couverts pour mettre le feu. Quiconque était atteint d'une pierre jetée d'en haut, quelle que fût sa force et sa vigueur, était renversé avec violence, et demeurait tout brisé, mourant et sans mouvement. Dans cette attaque, un homme d'armes du dehors mourut le cœur traversé d'une flèche. Partout un tumulte et des cris effroyables, et un combat très violent; le bruit et le fracas des armes étaient répétés dans la profondeur des airs. Le combat dura jusqu'au soir, et les assiégeants n'y ayant éprouvé que perte et dommage, s'éloignèrent des murs et des tours du château, et rassemblèrent tous ceux de leur parti, inquiets des dangers de la nuit. Cette attaque ne fit qu'animer de plus en plus les assiégés qui voyaient les assiégeants chassés loin de leurs murs, et accablés de pertes et de blessures. [8] CHAPITRE VIII. Augmentation des forces des assiégeants. — Arrivée de la comtesse de Hollande. — Reliques emportées de l'église. — Les assiégés fortifient le château. 33. Le dimanche 13 mars, de part et d'autre on garda, comme c'était le jour du dimanche, une apparence de paix. Le 14 et le 15 mars, les bourgeois de Gand avec une troupe de brigands des campagnes d'alentour, très avides de butin, s'assemblèrent pour venir au siège, car leur châtelain leur avait mandé de rassembler leurs forces, de réunir leur commune et de venir en armes attaquer le château pour leur propre compte, comme des hommes fameux dans les combats et les batailles, et habiles à renverser les places assiégées. Lorsqu'ils apprirent qu'ils iraient au siège pour leur propre compte, ils s'associèrent tous les archers, les ouvriers habiles dans les métiers, les brigands intrépides, les homicides, les voleurs et tous hommes audacieux aux cruautés de la guerre, et chargèrent d'armes trente chariots. Ils accoururent à pied et à cheval, espérant qu'ils obtiendraient de grosses sommes d'argent si les assiégés se rendaient à eux. Leur armée était innombrable et pleine de courage. S'étant approchés des portes de notre ville, ils voulaient entrer par violence mais la multitude qui était en dedans s'opposa à eux, et le combat se fût presque engagé de tous côtés, si les plus sages dans chaque armée ne se fussent accordés. S'étant donné les mains, ils promirent, par la foi et le serment, de se réunir à nous pendant ce siège dans la même intention, les mêmes armes et les mêmes desseins, de conserver sains et saufs les propriétés et les effets de nos citoyens, de ne retenir avec eux que les habitants du pays et ceux qui étaient habiles dans le combat, et de renvoyer les autres. Les gens de Gand entrèrent donc avec toute leur troupe et remplirent les lieux qui étaient à l’entour du château. Ensuite les travailleurs et les ouvriers préparèrent leurs échelles pour escalader les murailles. En ce même temps, Razon de Gavres, bouteiller, revint de Saint-Gilles, et, très justement affligé de la mort de son seigneur le comte, vint au siège avec toutes ses forces. 34. Le mercredi 16 mars, la nuit où se célèbrent les vigiles de Sainte Gertrude, la comtesse de Hollande vint au siège avec son fils et un grand nombre de gens. Elle espérait que tous les princes qui étaient alors au siège créeraient son fils comte, nos citoyens et plusieurs princes le lui ayant fait entendre. La comtesse se montrait fort gracieuse envers eux, et s'efforçait, par de nombreuses promesses et beaucoup de présents, de disposer à l'amitié pour elle l'esprit de tous les grands. Ce jour, Froulphe et Baudouin, chevaliers de Somerenghen, vinrent, comme de la part de Guillaume d'Ypres, annoncer aux princes qui étaient au siège que le roi de France avait donné le comté audit Guillaume d'Ypres; ce qui les mit tous dans l’inquiétude, ayant promis à ladite comtesse d'élire son fils. Ces chevaliers avaient annoncé faussement ce mensonge, afin de retarder par cette ruse le dessein qu'avaient les chefs du siège d'élire comte le fils de ladite comtesse. A cette nouvelle, les chefs s'indignèrent, si cela était vrai, que le roi eût donné le comté à Guillaume d'Ypres. Ils jurèrent donc tous ensemble et promirent de ne jamais combattre sous ce comte de Flandre; car il était suspect à tout le monde et accusé d'avoir pris part au meurtre du seigneur comte. 35. Le jeudi 17 mars, les chanoines de Saint-Donatien escaladèrent au moyen d'échelles, avec la permission et le consentement des princes, les murs du côté méridional du château, ils en tirèrent les châsses, les reliques, les cercueils des Saints; ils enlevèrent et transportèrent dans l'église de Saint-Christophe, située sur la place publique, les tentures, les tapisseries, les tapis, les longues chapes de soie, les vêtements sacrés, un amas de livres, les ustensiles de l'église, et tous les autres objets qui lui appartenaient. Le prévôt, quand il vit sa fortune tout-à-fait changée, souffrit de mauvais gré, par l'intervention de Frumold l'ancien, qu'on enlevât les tablettes et les notes sur les revenus du comte, qu'il avait conservées pour lui et pour son Guillaume d'Ypres, ainsi que toutes les reliques des Saints et les ornements du temple. L'église de Saint-Donatien demeura donc déserte, abandonnée et dépouillée par les traîtres qui y tenaient leurs concubines, leurs latrines, leur cuisine, leurs fours et toute sorte de saletés. Le très pieux serviteur de Dieu, le comte Charles, gisait encore seul, abandonné à ses assassins, dans le lieu où il avait reçu le martyre. Après que tout ce qu'on avait permis d'emporter fut enlevé, les chanoines portèrent en pleurant les reliques des Saints, sans les cérémonies accoutumées, dans la douleur, les soupirs et les gémissements. Il n'était permis qu'au clergé et à quelque peu de gens d'approcher pour emporter ces reliques des murs de l'église, car des deux côtés on se tenait sur ses gardes ; mais au milieu de tant d'armes on respecta les Saints, et on donna sûreté et passage à ceux qui les portaient. Ce fut une chose étrange et tout-à-fait singulière que cette procession dans laquelle Alger, camérier du prévôt, porta la croix, vêtu d'une cape à la manière des clercs; désespérant de sa vie, il se sauva par ce déguisement. Tous les bons et tous nos citoyens s'affligèrent d'un tel événement, cependant ils se réjouirent d'être en possession des reliques des Saints, qui, si on les avait laissées dans l'église, seraient devenues la proie des ennemis et des pillards de ce lieu, comme on le vit ensuite lors de la prise du château et de l'attaque de l'église. Je dois remarquer que dans un si grand tumulte, au milieu de l'incendie de tant de maisons embrasées par les assiégés qui du château lançaient pendant la nuit sur les toits des flèches enflammées, ou au dehors par des voleurs qui espéraient enlever quelque chose, parmi les périls de tant de nuits et les combats de tant de jours, moi, Galbert, n'ayant pas la faculté d'écrire, j'ai noté sur mes tablettes les principales choses, en attendant que, dans quelque nuit ou quelque jour de paix, je pusse mettre en ordre, selon les événements, le récit que je fais maintenant, et que j'ai ainsi transmis aux fidèles dans la périlleuse situation que vous voyez et lisez. Je n'ai pas noté, à cause de la confusion et du grand nombre, ce que chacun faisait; je me suis seulement appliqué à consigner ce qui a été fait et ordonné en commun dans le siège, et ce que j'en ai recueilli, je me suis forcé, bien à contre cœur, à le coucher par écrit. Voici quelle était la construction des échelles. D'abord on fabriqua une très large échelle avec des chevilles, presque de la hauteur des murs du château; à droite et à gauche on fit, avec des perches extrêmement solides, des palissades en forme de murailles; on fit devant les échelles une palissade semblable, sur laquelle on coucha en long une échelle plus étroite et plus longue, construite de la même manière, afin qu'après qu'on aurait dressé la grande échelle, l'échelle plus étroite tombât dans l'intérieur des murs, et que les palissades à droite, à gauche et en avant, servissent pour la défense de ceux qui monteraient. 36. Il ne faut pas passer sous silence qu'il y avait plusieurs hommes renfermés dans le château, qui n’étaient coupables de la mort du comte ni de fait ni de consentement, mais qui s'étaient trouvés avec les coupables, le jour où ceux-ci furent renfermés entre leurs murs. Il y en avait aussi plusieurs qui étaient entrés de leur plein gré avec ces scélérats, et qui, quoiqu'ils n'eussent pas participé au meurtre de fait et matériellement, y avaient cependant donné leur assentiment. Un grand nombre aussi, le premier jour et les jours suivants du siège, étaient entrés par l'appât des récompenses et du gain. Parmi ceux-là était un cruel archer, nommé Benkin, adroit et agile à lancer des flèches; lorsqu'il parcourait les murs en combattant, courant de côté et d'autre, quoiqu'il fût seul on eût dit qu'il y en avait plusieurs qui nous accablaient de coups du haut des remparts et sans aucun relâche. Quand il tirait sur les assiégeants, on distinguait son trait de tous les autres, parce qu'il frappait ceux qui étaient sans armes des blessures les plus graves ; et quant à ceux qui étaient armés, exempts de blessures mais non de contusions, ils fuyaient épouvantés. Il y avait aussi avec ces coupables le chevalier Weriot, qui depuis sa jeunesse avait toujours été voleur et brigand. Il fit un très grand carnage parmi les assaillants en les accablant de pierres qu'il leur lançait de sa main gauche seulement. Dans les murs s'étaient rassemblés pour cette œuvre criminelle un grand nombre de coupables et de leurs alliés, appliqués les jours et les nuits aux veilles, aux combats, aux attaques et à différents travaux. Ils avaient comblé les portes du château de tas de terre, de pierres et de fumier, depuis le bas jusqu'en haut, de peur que du dehors, en incendiant et en brûlant les portes, on ne pût pénétrer jusqu'à eux. On avait mis le feu du côté de l'orient, et les grandes portes avaient été presque brûlées, en sorte qu'on y eût fait une très grande ouverture, si elles n'avaient été fermées par cet amas de matières. Enfin, comme au dedans on avait obstrué les portes de monceaux de terre et de pierres, au dehors les assiégés, aussi bien que les assiégeants, avaient de tous côtés détruit les ponts qui autrefois allaient droit au château; en sorte qu'il ne restait plus aux assiégeants aucun moyen d'entrer ni aux assiégés aucun de sortir. 37. Tranquilles donc sur leurs portes, les assiégés s'efforcèrent de boucher celles de l'église du côté du midi, celles de la maison du comte qui avaient une sortie dans le château, et les passages qui, du cloître, s'étendaient également dans le château: afin que si par malheur on les chassait du château du comte, ils pussent se retirer dans sa maison, dans celle du prévôt, dans le réfectoire, dans le cloître des frères et dans l'église. L'église de Saint-Donatien était bâtie en forme de rotonde élevée, couverte d'un dôme artistement construit de tuiles et de briques. Autrefois le toit de cette église était bâti en bois, et on avait élevé au dessus un clocher travaillé avec art; de sorte qu'il se faisait remarquer par l'éclat de sa beauté, s'élevant comme le siège de l'empire, et placé au milieu du pays comme pour commander la paix, l'ordre, l'obéissance aux droits et aux lois, d'où le pays recevait repos et justice. Tout le bois avait été autrefois consumé par le feu; c'est pourquoi on avait fait, pour éviter ce danger, un tel ouvrage avec de l'argile et des pierres, afin que le feu ne le pût consumer. Du côté de l'occident une tour extrêmement forte s'élevait au dessus des bâtiments de l'église dont elle faisait partie, et à son extrémité se séparait en deux tours plus étroites. Un mur entourait la maison du prévôt, le dortoir et le cloître des frères, ainsi que tout ce côté du château. Ce mur, dont les assiégés comptaient demeurer les maîtres, était très élevé et très fort, et avait des tourelles et une galerie extérieure pour combattre au dehors. Mais quoique le mur fût fort et les degrés pour y arriver solides, ils travaillaient nuit et jour à se fortifier même en dedans, parce qu'ils comprenaient qu'ils allaient bientôt avoir à combattre contre le monde entier.