http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome05/guillaume/montdieu/lettre002.htm Traduction française : OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD. TRADUCTION NOUVELLE PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER. PARIS, LIBRAIRIE LOUIS DE VIVÈS, ÉDITEUR , 9, Rue Delambre, 9, 1866 [0] GUILLAUME ABBÉ DE SAINT-THÉODERIQ, PRÈS REIMS, ET ENSUITE MOINE DE SAIGNELAY. LETTRE OU LIVRE AUX FRÈRES DU MONT-DIEU. PRÉFACE. Aux très chers Frères et Seigneurs, Haimon, prieur et aux autres Religieux, Guigues, désire un Sabbat bienheureux. 1. C'est chose presque imprudente, c'est chose qui dépasse toute convenance que ma bouche s'ouvre pour vous parler, ô mes très-chers frères dans le Christ : je ne puis garder le silence, Dieu le sait. Pardonnez-moi, car mon coeur s'est dilaté. Dilatez-vous pareillement, vous aussi, dans vos entrailles, et saisissez-nous : parce que je suis tout à vous en celui dans le coeur de qui nous vous aimons et désirons réciproquement. Aussi, depuis que je vous ai quittés jusqu'à cet instant, j'ai voulu dédier mon travail de chaque jour, quelque chétif qu'il soit, non à vous qui n'en avez nul besoin, mais au frère Etienne et ses compagnons, les frères plus jeunes que lui, ainsi qu'aux novices qui vous arrivent, dont Dieu seul est le maître : qu'ils prennent cet opuscule et qu'ils le lisent ; peut-être y trouveront-ils quelque consolation qui charmera leur solitude, quelque motif qui les poussera à bien être fidèles à leur sainte résolution. J'offre ce qui est en mon pouvoir, la bonne volonté; de mon côté, je la réclame de vous avec les fruits qu'elle produit. David plut au Seigneur en dansant, non à cause de sa danse, mais à raison de son amour. (II. Reg. VI, 24.) Pareillement, la femme qui oignit les pieds du Seigneur fut louée par Jésus-Christ, non pour cette onction, mais en vue de la charité qui la faisait faire ; et parce qu'elle accomplit ce qui était en son pouvoir, elle fut justifiée. (Luc. VII, 47.) 2. J'ai aussi pensé à vous dédier un autre opuscule que j'ai entrepris pour consoler l'âme de quelques-uns de nos frères, et pour venir en aide à leur foi, bien qu'assurément il y ait plus de crainte que de danger dans l'état de besoin où ils se trouvaient. Leur tristesse a coutume de me causer beaucoup de joie, mais je ne les puis voir livrés à ses atteintes. Car l'excès de leur foi, et surtout l’ardeur de leur amour, leur fait détester à un tel point tout ce qui offense la vérité, que, si même légèrement, l'esprit de blasphème ou les impressions de la chair atteignent leur âme ou l’émeuvent, au premier bruit, à la moindre approche, ils croient que la pureté de leur âme est blessée et ils se pleurent eux-mêmes comme réprouvés. Quand ils passent des ténèbres du siècle aux exercices d'une vie plus pure, ils éprouvent un coup semblable à celui que ressentent les personnes qui abandonnent brusquement, et quittent de longues ténèbres pour une subite lumière. De même qu'en les frappant soudain, la lumière qui doit tout leur faire voir blesse leurs yeux trop faibles ; de même, ces âmes novices, à la première clarté de la foi, sont aveuglées, et ne peuvent soutenir les rayons inaccoutumés d'une lumière nouvelle, tant que l'amour lui-même de cette clarté ne les a pas habituées à en supporter l'éclat. [1] CHAPITRE I. Félicitations de ce que ces religieux renouvellent la ferveur qui existait dans les anciens ordres religieux. 1. Les frères du Mont de Dieu portent dans les ténèbres de l'Occident et dans les froids de nos Gaules, la lumière de l'Orient, et l'antique ferveur dont brûlait l'Egypte pour les pratiques religieuses; je veux dire 1e modèle de la vie solitaire, et le type d'une vie céleste. Mon âme, allez à leur rencontre dans la joie du saint Esprit, le coeur riant dans la ferveur lie la piété et dans tout le dévouement d'une volonté généreuse. Comment en serait-il autrement? Il faut se réjouir, comme dans un banquet, parce que la portion principale de la religion et de la piété chrétienne, qui paraissait toucher le ciel de plus près, était morte, et voici qu'elle revient à la vie; elle s'était perdue, et voici qu'elle a été retrouvée. Nous l'avions entendu dire, nous ne le croyions pas; nous lisions dans les livres et nous admirions la gloire dont était éclatante la vie des anciens solitaires, sous l'influence de la grâce de Dieu qui l'illustrait avec profusion, quand soudain, nous l'avons retrouvée dans les champs de la forêt, sur le Mont de Dieu, sur la montagne riche et heureuse : c'est là que le désert brille de toute la beauté de ses richesses; et que les collines sont entourées de joie. C'est là que par vous se montre, et qu’en vous se fait voir, cette vie cachée, jusqu'à ce jour, et qui apparaît en quelques personnes simples : celui qui la fait briller en vous, c'est celui-là même qui, par le ministère de quelques apôtres grossiers, subjugua le monde, au grand étonnement du monde lui-même. Encore que le Seigneur ait réalisé bien des prodiges grands et divins, celui pourtant qui brilla au-dessus de tous les autres, et qui les illustra, c'est que, connue nous venons de le dire, par le ministère de quelques personnes grossières et simples, le Seigneur soumit à son joug tout le monde, et tout l'orgueil de la sagesse du siècle : ce que, de nos jours aussi; il a commencé d'opérer en vous. Il en est ainsi, ô Père, il en est ainsi, parce que cela vous a paru bon. (Matth. XX1 et Luc. XX.) Tout cela, vous l'avez caché aux sages et aux prudents de ce siècle, et vous l'avez révélé aux petits. Ne craignez donc point, faible troupeau, mais soyez remplis de confiance, parce qu'il a plu au Père de vous donner un royaume. (Luc. XII, 32.) 2. Considérez, mes frères, considérez votre vocation. (I. Cor. I, 26.) Où est le sage entre vous? où est celui qui sait écrire? où est celui qui recherche le siècle? Car, bien qu'il y en ait parmi vous plusieurs qui soient instruits, c'est pourtant par le moyen des simples qu'a rassemblé les sages, celui qui jadis, par des pécheurs, soumit les rois et les philosophes. Laissez donc, laissez le sage de ce siècle, ceux qui sont remplis de son esprit, qui cherchent les choses élevées et qui lèchent la terre, laissez-les descendre dans l'enfer avec leur sagesse. Pour vous, pendant que l'on creuse une fosse pour le pécheur, rendez-vous insensés pour Dieu comme vous avez entrepris de l'être ; par la folie du Seigneur qui est meilleure que toute la sagesse des hommes, et à la suite du Christ, apprenez ainsi le moyen de monter au ciel. Car déjà votre simplicité excite le zèle de plusieurs; votre pauvreté très grande et très suffisante confond déjà la cupidité d'un grand nombre; votre vie, retirée dans le silence, inspire à certains l'horreur de tout ce qui fait, ou parait faire du bruit. S'il est donc quelque consolation dans le Christ, s'il est quelque soulagement de charité, quelque société dans le même esprit, quelque sentiment de miséricorde, remplissez non seulement ma joie, mais encore celle de tous ceux qui craignent le nom du Seigneur : que par la variété de ce vêtement brillant de l'or de cette sagesse qui siège, comme une reine, à la droite de l'époux, que par votre zèle, que par votre ferveur, ces saints débuts deviennent recommandables aux yeux de tous, pour la gloire de Dieu, pour votre grande récompense, et pour la joie des bons. 3. Je parle de nouveauté, à cause des langues envenimées des méchants. (Que Dieu vous mette à l'abri de leurs atteintes en vous cachant dans le secret de sa face.) Les hommes pervers, ne pouvant obscurcir l'éclat manifeste de la vérité, tirent leurs arguties du seul mot de nouveauté; ce sont eux qui sont vieux, et, dans leur esprit vieilli, ils ne savent point méditer les choses nouvelles; outres les anciennes, ils ne peuvent recevoir le vin nouveau qui les ferait crever. Mais votre nouveauté n'est point une vanité nouvelle. Ce genre de vie, c'est l'antique profession religieuse, la piété parfaitement fondée en Jésus-Christ, l'héritage. de l'Église de Dieu venue des jours anciens, montrée dès l'époque des Patriarches, établie et innée en saint Jean Baptiste, (Matth. III, 1.) pratiquée très fidèlement par le Seigneur lui-même, désirée en sa présence par ses disciples eux-mêmes. Quand ceux qui étaient avec lui sur la montagne sainte eurent vu la gloire de sa transfiguration, soudain, Pierre ravi en cela et ne sachant ce qu'il disait, parce qu'à l'aspect de la majesté de Dieu, il parut comprendre le bien commun de tous dans Son bien particulier; mais très présent à lui même et parfaitement éclairé sur ce qu'il disait en cet autre sens, qu'ayant goûté la suavité du Seigneur, il jugea très bon de la savourer toujours, il souhaita de mener cette vie dans le voisinage de Dieu et près des habitants du ciel qu'il avait vus avec Jésus, et s'écria : « Il fait bon être ici. Si vous le voulez, faisons-y trois tentes, une pour vous, une pour Moise et une pour Elie. » (Matth. XVII, 4.) S'il avait été exaucé, il lui aurait fallu ensuite faire trois autres tentes, une pour lui, une pour Jacques, une pour Jean. 4. Après la passion du Seigneur, le souvenir récent de son sang fraîchement répandu, échauffant encore le coeur des fidèles, les déserts se remplirent d'âmes qui choisissaient cette vie solitaire, qui pratiquaient la pauvreté de l'esprit et qui employaient leur riche repos en se livrant, avec un zèle mutuel, aux exercices spirituels, et à la contemplation des grandeurs du Seigneur. Parmi eux nous trouvons les Paul, les Macaire, les Antoine, les Arsène et d'autres personnages consulaires, dans cette sainte république de vie consacrée à Dieu, moins brillants dans la cité de Dieu, nobles triomphateurs qui avaient emporté la victoire sur le siècle, sur le prince de ce monde, sur leur corps, et s'étaient illustrés dans le soin de leur âme et dans le service de leur divin maître. Qu'ils se taisent donc ces hommes qui dans les ténèbres jugent de la lumière, qui dans l'excès de leur mauvaise volonté, tous accusent de nouveauté : ils méritent bien plutôt, eux, le reproche de vieillerie et de vanité. A l'exemple du Seigneur, vous aurez toujours des hommes qui vous loueront, et des hommes qui vous blâmeront. Détournez-vous de ceux qui vous adressent des éloges, ils ont en eux la disposition qui leur fait aimer le bien en vous : ne faites pas attention à ceux qui vous blâment, et priez pour eux. Et oubliant ce qui est en arrière, laissant les scandales qui sont placés à droite et à gauche le long de votre route, élancez-vous à ce qui est en avant. Si vous voulez, sur chaque point, répondre à ceux qui vous louent, argumenter avec ceux qui vous blâment, vous perdrez le temps, et ce n'est pas une perte mince dans une vie sainte. Qui s'attarde en allant de la terre au ciel, encore que rien ne le retienne, éprouve un grand dommage. [2] CHAPITRE II. Combien difficile et sublime est leur genre de vie. 5. Ne négligez donc rien, ne vous attardez pas, car il vous reste beaucoup de chemin à faire. Votre genre de vie est en effet très élevé. Il dépasse les cieux, il égale la vie des anges dont il imite la pureté. Vous avez voué non seulement toute sainteté, mais la perfection de toute sainteté, mais la consommation de toute fin. Ce n'est pas votre affaire de languir autour des préceptes donnés à tous les fidèles, et d'observer seulement ce que Dieu prescrit; il faut réaliser ce qu'il veut, éprouvant « quelle est cette bonne volonté de bon plaisir et de perfection. » (Rom. XII, 2.) A d'autres de servir Dieu, à vous de vous attacher à lui. A d'autres, de croire en Dieu, de le connaître, de l'aimer, de le vénérer; à vous, de le goûter, de le comprendre, de le connaître et de jouir de lui. Voilà qui est grand, voilà qui est difficile. Mais le Seigneur est tout puissant et bon, il vous fait de tendres promesses, il accomplit fidèlement sa parole, et ne cesse d'accorder son secours à ceux qui, animés de son grand amour, professent une grande perfection; à ceux qui se confiant à lui, et qui secourus de sa grâce, entreprennent les choses qui surpassent les forces de la nature, il donne une volonté et un désir analogues, il accorde la grâce de le bien vouloir, et les aide pour accomplir de nouveaux progrès tous les jours. Quand l'homme aura fait ce qui aura été en son pouvoir, laissant calomnier le calomniateur, il rendra miséricordieusement justice à son pauvre et le défendra parce qu'il aura agi selon ses forces. 6. Cependant, mes frères, que toute idée d'élévation reste éloignée de l'appréciation que vous faites de vous mêmes, de votre petitesse, de votre humilité et de votre bouche : avoir des sentiments de ce genre, c'est une mort; le vertige peut saisir facilement celui qui se regarde d'en haut, et il court risque de la vie. Appelez d'un autre nom votre profession, désignez votre ordre par une qualification particulière: Estimez-vous, et appelez-vous plutôt des bêtes féroces, indomptées et vagabondes (qu'on n'aurait pu réduire par les moeurs ordinaires des hommes), admirant et regardant comme bien au-dessus de vous, la vertu et la gloire de ces très puissants ambidextres (semblables à Ahod ce très vaillant juge d'Israël, (Jud. III, 15.) qui se servait de chaque main comme de la droite), qui aiment avec transport à se livrer au-dedans à la contemplation de la vérité; mais qui, pour accomplir véritablement toute charité, lorsque la nécessité ou le devoir les appelle, se prêtent promptement à ce qui est de l'intérieur sans s'y donner. Prenez garde aussi, serviteur de Dieu, prenez garde de paraître condamner ceux que vous ne voulez pas imiter. Je veux que vous fassiez, dans votre infirmité, ce que faisait dans la plénitude de la santé, celui qui disait : « Jésus-Christ est venu sauver les pécheurs dont je suis le premier. » (I Tim. 15) Saint Paul ne prononçait point ces paroles par une précipitation mensongère; elles résultaient de l'appréciation qu'il faisait de lui. Celui en effet qui se connaît, en s'examinant parfaitement, ne trouve pas de péchés comparables à celui qu'il a commis, il ne rencontre pas de fautes semblables aux siennes. Je ne veux donc point que vous pensiez que la lumière commune du jour ne luit que dans votre cellule, qu'il n'y a de tranquillité qu'en vous, que la grâce de Dieu n'opère que dans votre conscience. Le Seigneur n'est-il le Dieu que des solitaires? Il est le Dieu de tous. Il a pitié de tous et il ne hait aucune des créatures qu'il a produites. Je préfère vous voir penser que la lumière sereine est partout excepté en vous, et avoir des sentiments très bas de vous plutôt que des autres. [3] CHAPITRE III. Il faut pratiquer la vertu avec ferveur, pour l'exemple de ceux qui viendront après nous. 7. Opérez donc plutôt avec crainte et tremblement votre salut, qui est aussi celui des autres. Considérez, non ce qu'ils sont, mais ce qu'il est en votre pouvoir de les rendre par votre influence; considérez non seulement ceux qui existent présentement, mais ceux qui vivront après vous, et que vous aurez pour imitateurs dans votre sainte carrière. Car, de vous, de votre exemple, de votre autorité, dépend dans ce pays toute la prospérité de votre ordre sacré. Vos successeurs, en vous respectant comme ils le doivent et en vous imitant, vous appelleront leurs pères et leurs fondateurs. Tout ce que vous aurez réglé, tout ce que votre manière de faire aura établi comme coutume, vos successeurs le recueilleront et le maintiendront; il ne sera permis d'y rien changer. Il en sera de ces règles chez vous, comme chez nous des lois immuables de la souveraine et éternelle vérité; il est expédient que tous les apprennent et les scrutent, personne néanmoins n'a licence pour les juger. Rendons grâce à Dieu, parce qu'il ne sera ni indigne de vous, ni inutile pour vos successeurs, de pratiquer vos règles avec force et d'imiter avec fidélité en vous ce que vous pratiquez vous mêmes. Et s'il faut aussi faire la part à d'autres idées sages, Dieu vous le manifestera. Car, sans blesser en rien la sainteté de la chartreuse, sans porter atteinte au respect plein d'estime qui lui est dû, dans les froids rudes et continuels des Alpes, bien des choses sont nécessaires aux religieux qui y pratiquent la pauvreté volontaire en se bornant à ce qui suffit, qui ne le sont pas au même degré dans les régions que nous habitons. 8. Vous comprenez ce que je dis : le Seigneur vous en donnera l'intelligence. Je me réjouis en vous, et bien qu'absent de corps mais présent d'esprit et considérant votre ordre, la ferveur de son esprit, l'abondance de la paix qui y règne, la grâce de la simplicité, la fidélité aux règles, la suavité même du saint Esprit qui se fait sentir dans la charité qui lie les religieux, le modèle parfait de piété qui reluit dans la vie que vous menez,` à ce souvenir du Mont-Dieu, je tressaille d'allégresse et j'adore avec amour ces prémices du saint Esprit et le gage de la grâce accordée à cet ordre religieux qui grandit en luit promettant de si heureux fruits. Car, ce nom même de Mont-Dieu est d'un bon augure; il marque, comme le Prophète le dit de la montagne du Seigneur, que sur ses hauteurs habite la race de ceux qui cherchent Dieu, de ceux qui cherchent la face du Dieu de Jacob, de ceux qui ont les mains innocentes et le coeur pur, et qui n'ont pas reçu leur âme en vain. (Ps. XXXIII, 4.) Car, voilà bien votre profession, chercher ce Dieu de Jacob, non à la façon ordinaire des autres hommes, mais chercher la face de Dieu, cette face que vit Jacob, lorsqu'il dit : « J'ai vu le Seigneur face à face, et mon âme a été sauvée. (Gen. XXXII, 30.) Rechercher la face de Dieu, c'est chercher à le connaître à visage découvert, comme le vit Jacob et comme le dit aussi l'Apôtre : "alors je connaîtrai comme je suis connu : à présent, nous voyons dans un miroir et par reflet; mais alors, nous le verrons face à face, comme il est : " (I Cor. XIII, 12.) c'est cette vision après laquelle nous devons courir sans relâche sur la terre par l'innocence des mains et la pureté du coeur, comme l'enseigne « la piété,» qui, aux termes de Job, est le culte de Dieu. » (Job. 28 selon les LXX). Celui qui n'a pas cette piété, « a reçu son âme en vain, » c'est-à-dire, il vit inutilement, ou il ne vit pas entièrement, en ne vivant point de cette vie pour laquelle son âme lui avait été donnée. [4] CHAPITRE IV. Quelle est la vraie piété, quelle est la solitude ou la clôture qui convient aux Religieux. 9. Cette piété, c'est la mémoire continuelle de Dieu, c'est un acte toujours renouvelé d'attention à sa pensée, un effort perpétuel du coeur vers son amour : de sorte qu'aucun jour, qu'aucune heure même ne trouve le serviteur de Dieu, ou à travailler à accomplir sa règle, ou ivré au soin de sa perfection, ou à goûter les suavités et les délices de la charité. Voilà la piété à laquelle l'Apôtre excite son disciple bien-aimé, en ces termes: « Exercez-vous à la piété, car l'exercice du corps, sert de peu. La piété est utile à tout bien, elle a les promesses de la vie présente et celles de la vie future. (I. Tim. IV, 8.) En tout et par-dessus tout, votre habit annonce non seulement l'apparence, mais encore la réalité de cette piété, et votre profession en exige la pratique. Car, comme le dit l'Apôtre : «il en est qui ont l'extérieur de la piété, mais qui en répudient la vérité et la vertu, » (II. Tim. III. 5.) Celui de vous qui ne l'a pas dans sa conscience, ne la montre pas dans la vie, ne la pratique pas dans sa cellule : il n'est pas solitaire, il est seul : sa cellule pour lui n'est pas une cellule, mais un cachot et une prison. Il est bien seul, celui avec qui Dieu n'est pas; il est vraiment captif celui qui n'est pas libre en Dieu. Solitude et réclusion sont en effet des termes qui indiquent la misère : mais la cellule ne doit jamais être une prison de force, mais bien le domicile de la paix, la porte fermée; non point ténèbres, mais retraite et secret. 10. Celui qui a Dieu avec lui n'est jamais moins seul que lorsqu'il n'est avec personne. Alors il goûte en liberté sa joie, alors il est bien seul et s'appartient pour jouir de Dieu en lui et de lui en Dieu. Alors, dans la lumière de la vérité, dans la tranquillité d'un coeur pur, la conscience sans tâche s'ouvre d'elle-même, et le souvenir pénétré de Dieu se répand librement, l'intelligence est illuminée et l'amour jouit de son objet, ou bien la faiblesse humaine pleure librement ses misères. C'est pourquoi selon la forme de votre règle, habitant dans les cieux plutôt que dans les cellules, ayant écarté de vous tout le monde, vous vous êtes entièrement renfermés avec Dieu. Le séjour de la cellule et le séjour du ciel sont rapprochés. Car, de même qu'entre cellule et ciel il existe un rapport quant au nom, il existe aussi une relation au point de vue de la piété. C'est du mot céler que la cellule et le ciel tirent leur nom : ce qui est caché dans le ciel l'est aussi dans la cellule ce qui se passe dans le ciel se passe dans la cellule. Qui est-ce donc qui s'y passe ? S'occuper de Dieu, jouir de Dieu. Car ce qui se fait selon la règle, pieusement et fidèlement dans les cellules, j'ose le dire, les saints anges de Dieu regardent les cellules comme le ciel, et ils éprouvent en ces deux endroits des jouissances égales. Car, lorsque la cellule voit constamment pratiquer les choses célestes, le ciel devient semblable à la cellule et s'en rapproche par l'image du même mystère, par l'affection de la piété et par le goût d'une occupation pareille; à l'esprit qui prie, ou à l'âme qui sort de son corps, le chemin de la cellule au ciel n'est ni difficile, ni long. De la cellule on monte souvent au ciel, presque jamais on ne descend de la cellule à l'enfer, si ce n'est pour suivre le conseil du Psalmiste : « Qu'ils descendent vivants dans les enfers, » pour n'y point tomber en mourant. C'est de cette manière que les habitants des cellules descendent souvent dans ces tristes abîmes. De même que dans leurs contemplations assidues ils aiment à revoir les joies du Paradis, afin de les désirer toujours davantage ; de même ils considèrent les souffrances des damnés pour; en avoir horreur et les éviter. Et c'est ce que dans leurs prières ils souhaitent à leurs ennemis, « de descendre vivants dans les enfers. » (Ps. LIV, 16.) A la mort, nul ou presqu'aucun religieux ne tombe de sa cellule dans le gouffre éternel, parce que presqu'aucun n'y persévère jusqu'à la fin, s'il n'est prédestiné au ciel. 11. Le fils de la grâce, le fruit de son sein, la cellule le réchauffe, le nourrit, l'embrasse, le conduit à la perfection et le rend digne d'entrer en conversation avec Dieu : elle écarte et rejette de suite l'étranger et celui qu'on lui a faussement donné. D'où vient que le Seigneur dit à Moïse : « ôte les souliers de tes pieds: car le lieu que tu foules est une terre sainte. » (Ex. III, 5.) Un lieu saint, une terre consacrée n'a jamais souffert longtemps l'âme du péché, remplie d'affections mortes, de celui dont le coeur est éteint. La cellule est le sol sacré et l'endroit vénérable où Dieu et le serviteur causent ensemble comme l'ami avec son ami. L'âme fidèle s'y unit souvent au Verbe de Dieu, l'épouse s'y donne à l'époux, les choses célestes s'y rapprochent des terrestres et les divines des humaines. La cellule du serviteur de Dieu est comme un temple saint du Seigneur. Des choses divines se passent en effet dans le temple et dans la cellule : mais plus fréquemment dans la cellule. Dans le temple, sont distribués visiblement et en figure, à certains moments, les sacrements de la piété chrétienne : dans la cellule, comme dans le ciel, dans la même vérité, dans le même ordre, bien que non pas encore dans la majesté du même éclat, ni dans la même éternelle sécurité, la chose même qui fait l'objet de tous les sacrements de notre foi est constamment célébrée. Aussi, comme nous venons de le dire, la cellule rejette vite loin de son sein, comme un avorton, l'étranger qui n'est pas son fils; elle le vomit comme une nourriture inutile et nuisible : la pharmacie de la piété ne souffre pas longtemps dans son sein un malheureux de ce genre ; le pied de l'orgueil arrive, la main du pécheur l'ébranle et l’emporte : chassé, il ne peut rester tranquille, il fuit misérable, nu et tremblant, comme Caïn, loin de la face de Dieu; il est exposé aux vices et aux démons; le premier qui le trouvera lui donnera la mort de l'âme : ou bien, si parfois il s'obstine à rester dans sa cellule, non par la constance de la vertu, mais par un entêtement déplorable, la cellule lui est encore comme un cancer ou comme un tombeau dans lequel il est enterré vivant. « Le sage devient plus sage en voyant flageller le méchant. » (Prov. XIX, 25.) « Et il lavera ses mains dans le sang du pécheur. » (Ps. LVII, 11.) Donc, comme le dit le Prophète : « Si tu te convertis, Israël, convertis-toi à moi. » (Jerem. IV, 1.) C'est-à-dire, arrive au faîte d'une conversion complète. Car il n'est accordé à personne de rester longtemps dans le même état. Le serviteur de Dieu est toujours dans cette alternative, ou il faut toujours qu'il avance, ou bien qu'il recule ou il s'efforce d'aller en avant, ou il est entraîné en arrière. On exige de vous tous la perfection, mais on n'exige pas de tous la même perfection. Si vous commencez, commencez bien : si vous avez déjà atteint quelque degré, mesurez-vous vous-même à, vous-même, et dites avec l'Apôtre: » Ce n'est pas que j'aie déjà saisi le but ou que je sois parfait : j'avance pour tâcher de saisir celui en qui j'ai été saisi. Il y a une chose, oubliant ce qui est en arrière, et m'élançant sur ce qui est en avant, je cours vers la récompense qui m'est destinée dans la vocation d'en-haut, en Jésus-Christ Notre-Seigneur. » (Phil. III, 12.) Il ajoute ensuite : « Nous donc, tant que nous soyons de parfaits, ayons ces sentiments. » Par là, l'Apôtre vous déclare ouvertement que la perfection de l'homme juste en cette vie, consiste à oublier ce qui est en arrière et à s'élancer complètement vers ce qui est en avant, et le terme de cette perfection se trouvera au lieu où l'on saisira complètement le but montré par la vocation divine. [5] CHAPITRE V. Triple état de la vie religieuse, animale, raisonnable, spirituelle, en d'autres termes, état de ceux qui commencent, de ceux qui progressent et des parfaits. 12. De cette sorte, de même que l'étoile diffère de clarté de l'étoile, de même la cellule est différente de la cellule, selon la vie de ceux qui commencent, de ceux qui progressent et de ceux qui sont parfaits. L'état de ceux qui commencent peut être appelé animal, celui de ceux qui progressent, raisonnable; celui des parfaits, spirituel. Il faut être indulgent quelquefois en certains points, envers ceux qui sont encore dans l'état animal, là même où l'on n'excuse point ceux qui sont comme raisonnables. De même on montre une certaine clémence envers ceux qui ne sont que raisonnables en des matières où l'on n'en a point à l'égard des spirituels, dont tous les actes doivent être parfaits, de nature à servir de modèle, et dignes de louange plutôt que de blâme. C'est de ces trois genres d'hommes que se compose tout l'état religieux; ils se distinguent non seulement par des désignations particulières, mais encore par le caractère propre d'application qui les spécifie. Tous les enfants de Dieu doivent, dans le jour qui leur est donné, examiner avec attention ce qui leur manque: le point d'où ils sont partis, celui où ils sont arrivés, et à quel degré d'avancement les trouve, à chaque jour ou à chaque heure, leur propre considération. Il en est qui sont animaux, qui d'eux-mêmes ne sont ni conduits par la raison, ni entraînés par l'affection : cependant, ébranlés par l'autorité ou, excités par l'exemple, ils approuvent le bien où ils le trouvent, et, semblables à des aveugles, tirés par la main, ils suivent, c'est-à-dire, ils marchent à la suite. Il en est de raisonnables, par le jugement de la raison et le discernement de la science naturelle, ils ont la connaissance du bien et en ont le désir; mais ils n'en ont point encore l'amour. Il en est de parfaits que l'Esprit conduit, et qui sont plus pleinement illuminés par les lumières qu'il répand. Et parce qu'ils ont le goût du bien dont l’affection les meut, on les appelle sages. Et parce que le Saint-Esprit, dont la charité les conduit, les revêt et les entoure, comme autrefois revêtit Gédéon, on leur donne le nom de spirituels. Le premier état s'exerce autour de ce qui est du corps; le second, sur ce qui entoure l'âme; le troisième n'a de repos qu'en Dieu. De même que chacun de ces états renferme un certain degré de perfection, de même, chacun dans son genre, a une certaine mesure dans la perfection qui lui est propre. Dans la vie animale, le commencement du bien, c'est la parfaite obéissance; le progrès, c'est de dompter son corps et de le réduire en servitude; la perfection, c'est de changer en jouissance la coutume de faire le bien. Dans l'état raisonnable, le commencement c'est de comprendre ce qui est proposé selon la doctrine de la Foi ; le progrès, de pratiquer ces vérités comme elles sont proposées ; la perfection s'obtient quand le jugement de la raison se transforme en affection de l'âme. La perfection de l'homme raisonnable est le commencement de l'homme spirituel : son progrès consiste à contempler à visage découvert la gloire de Dieu , la perfection en est d'être transformé en la même ressemblance, allant de clarté en clarté, comme potassé par l'Esprit du Seigneur. 13. Donc, pour commencer par le premier point du premier sujet, par l'état animal : l'animalité est un genre de vie obéissant aux sens du corps ; ce qui a lieu quand l'âme, comme affectée, hors d'elle même, par les délectations que lui font ressentir les corps qu'elle aime, nourrit ou entretient sa sensualité en jouissant d'eux. Cette vie se retrouve encore lorsque l'âme, rentrant en elle-même, et ne pouvant dans l'intérieur de sa nature incorporelle porter ces corps, y apporte leur image. Habituée à ces corps, elle pense que rien n'est comparable à l'objet qu'elle a laissé au-dehors ou à celui qu'elle a résumé en son intérieur: de là vient que tant que le temps lui est accordé, il lui est agréable de vivre selon les délectations de la chair. Quand elle est détournée de ces réalités grossières, elle ne peut penser qu'à l'aide d'imaginations corporelles. Lorsqu'elle s'élève aux choses spirituelles ou divines, elle ne peut en avoir d'autres impressions que celles qu'elle reçoit des corps ou des choses corporelles. S'éloignant de Dieu, la folie s'empare d'elle, lorsqu'elle est trop concentrée en elle-même et tellement abrutie qu'elle ne veut pas ou ne peut pas être gouvernée. Lorsque l'orgueil le fait sortir grandement hors d'elle, elle devient prudence de la chair, et se croit sagesse quand elle est folie, au dire de l'Apôtre : « se prétendant sages, ils sont devenus insensés. » (Rom. I, 22.) Or, tournée, vers Dieu, elle devient sainte simplicité, c'est-à-dire volonté toujours égale par rapport au même objet ; ainsi qu'on le vit dans Job appelé et homme simple, droit et craignant Dieu. » (Job. I, 1.) Car la simplicité est proprement une volonté parfaitement dirigée vers le Seigneur, ne lui demandant qu'une seule chose et l'obtenant, n'ambitionnant, point d'être multipliée sur plusieurs objets dans le siècle. Ou bien, la simplicité est encore la véritable humilité dans la conduite, c'est-à-dire cette vertu qui aime mieux sentir la conscience de la vertu que d'en avoir la renommée ; sentiment par lequel l'homme simple ne refuse pas de paraître sot dans le monde pour être sage devant Dieu. Ou bien encore, la simplicité est la volonté seule tournée vers Dieu, sans être encore formée par la raison pour devenir l'amour; c'est-à-dire, la volonté formée, mais pas encore illuminée pour être éclairée, pour être charité, c'est-à-dire jouissance de l'amour. 14. La simplicité donc possédant en elle-même quelque commencement de la créature de Dieu, c'est-à-dire une volonté simple et bonne, sorte de matière première et grossière, qui servira à former dans l'avenir l'homme de bien, présente à son auteur, au commencement même de la conversion, cette même matière pour recevoir sa forme. Car déjà, avec cette bonne volonté, la créature ayant un commencement de la sagesse, c'est-à-dire la crainte du Seigneur, en conclut que par elle-même elle ne peut se donner cette forme, et que, pour un insensé, il n'est rien de plus utile que d'obéir à un sage. C'est pourquoi, se soumettant à l'homme à cause de Dieu, elle lui confie sa bonne volonté pour la dresser selon Dieu dans le sentiment et dans l'esprit de l'humilité; dès ce moment, la crainte du Seigneur se met à opérer en elle toute la plénitude des vertus, quand, par la justice elle obéit à plus grand que lui, par la prudence, elle ne se fie point en elle-même, par la tempérance, elle refuse de juger, par la force, elle s'adonne tout entière à l’obéissance pour accomplir et non pour critiquer ce qu'on exige d'elle. Voilà l’épouse à qui le Seigneur donne cet ordre : « Et vous vous tournerez vers votre époux. » (Gen. III, 16.) Cet époux, c'est ou sa propre raison et son propre esprit, ou l'esprit et la raison d'un autre. C'est à cet époux qu'obéit justement l'homme simple et droit en lui-même plus droitement et plus justement en autrui qu'en soi-même. Donc, d'après l’ordre de Dieu, et d'après l’instinct de la nature, l’épouse doit avoir une conversion légitime, c'est-à-dire une obéissance parfaite pour son époux, le sens animal pour l’esprit qui l'anime ou pour quelque homme spirituel qui le régira. L'obéissance parfaite dans le commençant est celle qui ne discute pas ce qu'on lui prescrit, ou qui n'examine jamais pourquoi on lui commande, mais qui s'efforce seulement d'accomplir avec fidélité et humilité ce que le supérieur exige d'elle. L'arbre de la science du bien et du mal dans le Paradis, c'est le jugement de l'esprit qui décide en la vie religieuse dans la personne du Père spirituel; c'est lui qui juge tout et n'est jugé par personne. A lui de prononcer, aux autres d'obéir. Adam goûta pour sa perte du fruit défendu, instruit par celui qui lui inspira en ces termes une si mauvaise résolution : « Pourquoi le Seigneur vous a-t-il commandé de ne pas manger du fruit de cet arbre ? » (Gen. III, 1.) Voilà le jugement, pourquoi existe ce précepte. Et l'esprit infernal ajoute : « Il savait en effet que le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux.» Voici, pourquoi cet ordre a été donné, pour les empêcher dé devenir eux aussi des dieux. Le premier homme jugea, il mangea, il devint désobéissant et fut chassé du Paradis. De même, qu'un homme à l'état animal jugeant de tout, qu'un novice qui veut être prudent, qu'un commençant qui croit être sage, puissent rester longtemps dans une cellule et persévérer dans un ordre religieux, c'est chose impossible. Que le moine devienne insensé pour être sage: que tout son jugement consiste à ne juger de rien. Que toute sa sagesse consiste à s'attacher à ne pas en avoir du tout en cette matière.