[4,0] LIVRE QUATRIÈME. [4,1] CHAPITRE PREMIER. Personne, je pense, ne serait en droit de se moquer de moi à raison de l'entreprise que j'exécute en ce moment. Quoique je n’aie pu aller moi-même à Jérusalem, ni connaître la plupart des personnages et tous les lieux dont il est ici question, l'utilité générale de mon travail ne saurait en être diminuée, s'il est certain que je n'ai appris les choses que j'ai écrites ou que j'écrirai encore, que d'hommes dont le témoignage est parfaitement conforme à la vérité. Si l’on me reproche de n'avoir pas vu par moi-même, on ne saurait du moins me reprocher de n'avoir pas entendu, et je suis fort disposé à croire qu'il vaut autant entendre que voir. Un poète a dit, il est vrai : « L'esprit est moins vivement frappé des choses que les oreilles ont entendues, que de celles que les yeux mêmes ont vues. (HORACE, Art poétique, v. 180-181)» Et cependant qui ne sait que les historiens, et ceux qui ont publié les vies des saints, ont écrit non seulement ce qu'ils avaient pu voir, mais encore ce qu'ils avaient appris par les relations d'autrui ? Si l'homme véridique, comme dit saint Jean, rend témoignage de ce qu'il a vu et entendu, on ne saurait refuser d'admettre l'authenticité des récits d'un homme sincère, lorsqu'il n'est pas possible de voir par soi-même. Si donc quelqu'un nous blâme ou dédaigne notre travail, il peut choisir librement entre ces deux partis, ou de corriger nos écrits, si cela lui convient ou d'écrire lui-même, s'il est mécontent de nous. L'armée du Seigneur, conduite par ses chefs, le comte Raimond de Saint-Gilles, Boémond, Godefroi et un grand nombre d'autres, entra alors en Arménie, et se réjouit toutes les fois que le hasard lui faisait rencontrer les Turcs. Elle trouva, sur son chemin, un château d'un abord si difficile, qu'on jugea que toute tentative sur ce point n'amènerait aucun résultat. Un Gentil, habitant de cette province, et portant un nom chrétien (il s'appelait Siméon), demanda à nos princes le gouvernement de cette contrée, pour la défendre des invasions des Turcs. Nos princes le lui accordèrent aussitôt, et il s'établit dans le pays, afin de le protéger. Les nôtres se portèrent en avant et atteignirent Césarée de Cappadoce. Après être sortis de la province de Césarée, ils arrivèrent auprès d'une ville d'une grande beauté, et située dans un pays très fertile. Une armée turque l’avait assiégée durant trois semaines, avant l'arrivée des nôtres, mais sans pouvoir réussir à s'en emparer. Dès que les nôtres se présentèrent, les habitants se rendirent volontairement à eux, et les Chrétiens prirent possession de la place. Un chevalier, nommé Pierre des Alpes, supplia instamment nos princes de la lui confier, s'engageant à défendre le pays au nom de l'empereur grec et de nos grands, et ceux-ci consentirent avec bonté à sa demande, pour récompenser sa fidélité. La nuit venue, Boémond apprit que les ennemis, qui avaient dernièrement assiégé cette même ville, marchaient en avant des nôtres, en corps très multipliés, mais peu considérables. Se bornant à prendre avec lui son escorte ordinaire de chevaliers, il se porta aussitôt à leur poursuite, mais sans pouvoir rencontrer ceux qu'il cherchait. L'armée arriva ensuite dans une ville appelée Coxon, où elle trouva en grande abondance toutes les choses nécessaires à la vie. Les habitants ouvrirent leurs portes aux pèlerins, les accueillirent avec empressement et leur fournirent, pendant trois jours, les moyens de réparer leurs forces. Le comte de Saint-Gilles, informé que les Turcs, qui d'ordinaire faisaient le service de garnison dans la ville d'Antioche, venaient d'en sortir, envoya en avant une partie de son armée, avec ordre d'en prendre possession, et d'y établir son autorité. Il choisit parmi ses principaux compagnons quatre chefs, dont trois portaient le nom de Pierre, et le quatrième appelé Guillaume de Montpellier, était célèbre parmi nous par ses faits d'armes, et il les fit partir à la tête de cinq cents chevaliers. Non loin de la ville, ils entrèrent dans une vallée, où ils trouvèrent un camp, et ils apprirent en même temps que la place d'Antioche était occupée par une nombreuse armée de Turcs, et que l’on y faisait de grands préparatifs de défense, tant en hommes qu'en armes, pour résister aux Francs, s'ils venaient entreprendre le siège. L'un des chevaliers que j'ai dit se nommer Pierre, et à qui l’on avait donné un surnom emprunté du lieu de Roha, se sépara alors de ses compagnons, et entra dans la vallée, où se trouve une ville appelée Rugia : il rencontra des Turcs et des Sarrasins, se battit contre eux, leur tua beaucoup de monde et poursuivit les fuyards. Informés et joyeux de ses succès, admirant une valeur qui se déployait contre les Turcs d'une manière si extraordinaire, les Arméniens se soumirent à lui. Bientôt il fut reconnu chef dans une ville nommée Rusa, que les habitants lui livrèrent, et il se fit recevoir de même dans plusieurs autres châteaux. Cependant l'armée chrétienne ayant quitté la ville de Coxon, dont j'ai déjà parlé, s'avança au milieu de montagnes escarpées, en suivant un sentier scabreux, et tellement étroit qu'un homme ne pouvait jamais passer devant celui qui le précédait : chacun était obligé de marcher à pied et à la file. Ce petit chemin, tout hérissé de rochers, s'élevait au dessus d'un immense précipice, en sorte que si un cheval venait à être heurté par un autre, il tombait sans ressource jusque dans le fond de l'abîme. Vous auriez vu tous ces chevaliers, qui auparavant avaient perdu leurs chevaux dans des routes inconnues ou par suite de la disette, et étaient devenus de cavaliers hommes de pied, accablés d'une tristesse mortelle, serrer les poings, s'arracher les cheveux, appeler la mort à grands cris, vendre leurs cuirasses, leurs casques ou toute autre arme, sans aucun égard à leur valeur, pour trois, quatre ou cinq deniers, et s'ils ne trouvaient point d'acheteurs, jeter dans les précipices leurs boucliers et leurs meilleures armures, uniquement occupés dans un si grand danger du soin de leur propre conservation. Enfin ils sortirent du milieu de ces rochers à la suite de fatigues intolérables, et arrivèrent auprès d'une ville appelée Marésie : les citoyens allèrent à leur rencontre avec beaucoup de témoignages de joie, et leur vendirent des denrées en abondance. Les pèlerins réparèrent leurs forces épuisées en séjournant sur cette terre ferme, et ils attendirent l'arrivée du seigneur Boémond, qui était demeuré en arrière. [4,2] CHAPITRE II. De là les Chrétiens arrivèrent enfin dans les plaines où est située Antioche, cette célèbre métropole de la Syrie, illustrée par ses avantages temporels, et plus encore par les nombreux témoignages qu'elle a rendus en faveur du christianisme. Le fleuve qui l'arrose se nomme Farfar. Lorsque les nôtres arrivèrent dans les environs d'un pont établi sur ce fleuve, ceux qui étaient chargés de former l'avant-garde rencontrèrent une grande armée de Turcs, chargés d'immenses provisions, et qui se hâtaient de porter secours a la ville qui allait être assiégée. Dès qu'ils les eurent reconnus, les nôtres les attaquèrent avec la vigueur naturelle aux Francs, et en un moment ils remportèrent sur eux la victoire et les dispersèrent de tous côtés. Les malheureux succombant comme s'ils fussent tombés dans une place assiégée sous les coups des béliers, jettent au loin les armes qui naguère eussent pu répandre au loin la terreur ; les simples soldats s'enfuient en foule ; dans la confusion de la déroute ils renversent les bataillons de leurs alliés; naguère remplis d'orgueil et maintenant humiliés, ceux qui avaient espéré se livrer avec joie au carnage des Chrétiens, s'estiment heureux de sauver leur vie au prix de leur déshonneur ; ils étaient venus porter secours aux habitants d'Antioche, et maintenant ils ne sont plus qu'un monceau de cadavres, et toutes les denrées qu'ils destinaient à l'approvisionnement de la place tombent au pouvoir des assiégeants par un effet de la miséricorde du Tout-Puissant. Tandis qu'ils tombaient de toutes parts, comme les grains tombent sous la grêle, les nôtres enlevaient de riches dépouilles, d'immenses provisions de froment et de vin, et tous ceux qui étaient à pied trouvaient des chevaux, des chameaux et des ânes pour se monter. Nos pèlerins établirent ensuite leur camp sur les rives du fleuve, et Boémond, prenant avec lui quatre mille chevaliers d'élite, alla bloquer l'une des portes de la ville, et veilla toute la nuit pour fermer l'entrée et la sortie de cette porte. Le lendemain, le 21 octobre, le quatrième jour de la semaine et au milieu du jour, l’armée entière arriva et campa devant les murs d'Antioche ; elle occupa en toute hâte les avenues de trois des portes de la ville, mais une quatrième porte demeura libre parce qu'il n'y avait aucun moyen de la bloquer, vu la difficulté d'y parvenir à travers les gorges impraticables des hautes montagnes qui l'avoisinaient. Les habitants, et même les Turcs enfermés dans la place, furent saisis d'une si grande terreur qu'aucun d'eux ne se porta à la rencontre des nôtres; on les laissa s'avancer comme s'ils se rendaient au marché ; nul ne fit la moindre démonstration hostile, et ces apparences trompeuses durèrent pendant près de quinze jours, comme si la paix eût été partout proclamée. Dans les environs tout s'annonça pour les assiégeants sous les plus heureux auspices : arrivés à la suite des récoltes ils trouvèrent en abondance tout ce dont ils avaient besoin. Chose dont je ne saurais trop m'étonner, à raison de l'époque où l'on se trouvait, les raisins étaient encore suspendus aux branches des vignes ; de tous côtés on découvrait des grains enfermés, non dans des greniers, mais dans des fosses souterraines; les arbres étaient chargés de fruits; enfin le sol fertile fournissait en abondance tout ce que l’on peut désirer pour la nourriture. Les Arméniens et les Syriens, qui formaient la population ordinaire de la ville, pour ne pas parler des Turcs, que l'on pouvait considérer en quelque sorte comme des passagers, se prévalant de leur titre de chrétiens, venaient souvent visiter les nôtres, se disant entièrement dévoués à eux, et ils allaient ensuite rapporter aux leurs ce qu'ils avaient découvert parmi les assiégeants. Ils séduisaient adroitement les Francs dans leurs fréquents entretiens, leur disant tout bas, et en y joignant toutes sortes de protestations adulatrices, qu'ils fuyaient devant la face des Turcs, et cependant ils ne permettaient pas à leurs femmes même de sortir de la ville ; en se séparant des Francs ils retournaient auprès d'elles, et rendaient compte ensuite aux Turcs de toutes les imperfections qu'ils avaient pu remarquer dans le camp des Chrétiens. Instruits ainsi de leurs projets et de l'état intérieur de notre armée par les rapports des Syriens, les Turcs sortaient de temps en temps de la ville, dépouillaient ceux des nôtres qu'ils rencontraient errants de côté ou d'autre pour chercher des vivres, observaient les sentiers les plus fréquentés par eux, attaquaient à l'improviste ceux qui se rendaient sur les montagnes ou vers la mer, et ne cessaient de tendre des embûches aux Chrétiens ou de les assaillir à force ouverte. Non loin de là était un château que l’on nommait Harenc, occupé par des Turcs d'une grande bravoure, à qui l’on avait confié le soin de le défendre, et qui faisaient de fréquentes incursions sur les Francs, lorsque quelques-uns d'entre eux s'aventuraient parfois imprudemment. Nos princes, ne pouvant supporter des affronts si réitérés, rassemblèrent un corps nombreux de chevaliers et de gens de pied et renvoyèrent à la découverte, pour savoir où se cachaient ordinairement ceux qui leur faisaient tant de mal. Ayant en effet trouvé le lieu de retraite des Turcs, les nôtres se présentèrent d'abord devant eux ; puis, feignant habilement de prendre la fuite, ils se laissèrent poursuivre jusqu'au point où ils savaient positivement que Boémond s'était placé en embuscade. Pendant cette marche rétrograde deux de nos hommes furent tués par les Turcs. Mais Boémond, sortant aussitôt du lieu où il s'était caché, marcha sur les ennemis, animé d'une juste fureur, et ramenant ceux qui naguère semblaient avoir tourné le dos, il engagea de très près un rude combat. Il tua beaucoup de monde aux Turcs, emmena un grand nombre de prisonniers, et, les traînant à sa suite jusque sous la porte de la ville, il les fit tous décapiter pour effrayer les citoyens qui voyaient de près cette exécution. Quelques-uns de ceux-ci montèrent sur le point le plus élevé de cette porte, et lancèrent sur les nôtres une si grande quantité de flèches, que l'enceinte intérieure du camp de Boémond en fut inondée. Une femme même périt frappée de l'un de ces traits. Nos princes ayant tenu conseil résolurent alors de construire un fort sur le sommet d'une montagne qu'ils avaient appelée Malreguard, pour s'en faire un nouveau point de défense contre les adressions des Turcs. On se mit donc en devoir de construire ce fort, et vous auriez vu les princes les plus considérables travailler de leurs propres mains à transporter des pierres. Là nul indigent ne pouvait se plaindre d'être opprimé par la puissance des grands, lorsque ceux même qui commandaient ne prenaient aucun moment de repos, et s'adonnaient aux travaux les plus bas. Tous semblaient savoir, par le seul instinct de la bonne nature, ce précepte qu'ils n'avaient pas lu sans doute, et que Marius donnait, au rapport de Salluste : "Si tu te conduis mollement, en même temps que tu accables l'armée de la sévérité de ton commandement, tu agis en maître et non en général". Lorsque le château fut terminé, les princes se chargèrent tour à tour de veiller à sa défense. La fête de la Nativité du Seigneur approchait, et les provisions en grains et en toutes sortes de denrées commençaient à diminuer considérablement. Tout se vendait déjà fort cher dans le camp des nôtres. Il n'y avait aucun moyen de se répandre au loin, pour aller chercher des vivres dans les limites des pays habités par les chrétiens; on ne trouvait plus aucune ressource, et personne n'osait s'aventurer dans les terres des Sarrasins, sans le secours d'une forte troupe. Cependant, comme la disette allait croissant, les grands tinrent conseil, et débattirent entre eux les moyens de pourvoir au salut d'une si grande réunion d'hommes, qui allaient se trouver exposés aux plus affreux malheurs, si l’on ne venait promptement à leur secours. A la suite de longues discussions on jugea convenable qu'une portion de l'armée se mît en mouvement pour ramasser en tous lieux des moyens de subsistance, tandis que le reste suivrait les opérations du siège. Boémond dit alors: Vaillants chevaliers, si vous le jugez utile, je partirai avec le comte de Flandre, et nous ferons tous nos efforts pour vous procurer des vivres. Cette proposition fut accueillie avec d'autant plus de joie que déjà les chrétiens souffraient beaucoup, non pas seulement de la rareté, mais encore du défaut complet de toutes sortes de denrées. Ils célébrèrent donc la Nativité du Seigneur avec toute l'ardeur et la dévotion possible, et le lendemain, qui était le second jour de la semaine, les deux princes partirent avec vingt mille hommes de pied ou chevaliers, pour aller dévaster les provinces occupées par les Sarrasins, [4,3] CHAPITRE III. Cependant les Turcs et les Arabes, les Sarrasins et les autres Gentils, qui étaient accourus de Jérusalem, de Damas, d'Alep, et de divers autres pays, et qui, animés de la même ardeur, s'étaient réunis en une armée innombrable, pressaient leur marche pour porter secours à la ville d'Antioche. Ils avaient appris que les chrétiens devaient faire une incursion dans leur pays, pour y enlever des grains et d'autres denrées de première nécessité; et se formant en ordre de bataille, au moment où le crépuscule commençait à poindre, ils s'avancèrent avec une gaîté qui devait se changer bientôt en une profonde tristesse pour livrer combat aux nôtres, vers les lieux où ils savaient que ceux-ci étaient rassemblés. Les ennemis se formèrent en deux corps, dont l'un devait attaquer les chrétiens en tête, tandis que l'autre ferait un circuit pour envelopper notre armée. Mais le comte de Flandre, se confiant en la force divine et pressant le signe de la croix sur son cœur, et l'illustre comte Boémond marchèrent à la rencontre de l'ennemi, avec un courage digne de leur grande âme. Le combat s'engagea, et dès le premier choc les ennemis prirent la fuite. La guerre fut aussitôt changée en triomphe, et les Gentils ayant tourné le dos, un grand nombre d'entre eux eurent les reins brisés par les épieux qui venaient les atteindre. Les longues lances de frêne frappaient sur les boucliers des ennemis, et maniées avec une grande vigueur, à force de porter des coups, elles se réduisaient à n'être plus que de petites lances. Les casques atteints par la pointe des épées ne défendaient plus les têtes contre de cruelles blessures, tandis que d'autres se plaignaient des trop faibles doublures de leurs cuirasses prétendues impénétrables. Rien ne pouvait suffire à défendre aucune partie du corps; tout ce que les barbares avaient jugé solide était détruit, tout ce que les Francs atteignaient se brisait sous leurs coups. La plaine était jonchée d'une grande quantité de cadavres, de nombreux monceaux de morts rompaient l'uniformité de ces champs, auparavant couverts de grains, et partout on voyait noircir la terre, arrosée du sang odieux des Gentils. Ceux qui survécurent au carnage se sauvèrent en pressant leur fuite, heureux de pouvoir laisser sur le chemin leurs propres dépouilles, non par amour pour les chrétiens, mais pour marcher plus légèrement. Bientôt les dispositions des nôtres furent entièrement changées: la crainte se convertit en courage, le combat en victoire, la tristesse en joie, la famine en abondance ; l'homme nu se trouva chargé de vêtements, l'homme de pied eut des chariots, le pauvre de l'argent, celui qui était ruiné se vit comblé de biens, et le vainqueur célébra son triomphe par des transports de joie. Tandis que ces événements se passaient, les Turcs, qui commandaient à Antioche, n'ignoraient pas que Boémond et le comte de Flandre avaient quitté le camp. Remplis d'une nouvelle confiance par le départ de ces illustres chevaliers, les Turcs sortaient très souvent pour provoquer les nôtres au combat, et cherchaient à découvrir le côté faible des assiégeants. Un jour, qui était le troisième de la semaine, voyant une occasion favorable pour exercer leur valeur, ils attaquèrent les Chrétiens à l'improviste, et, tandis que ceux-ci ne redoutaient aucun danger, un grand nombre de leurs chevaliers et de leurs hommes de pied furent massacrés. Le magnifique évêque du Puy perdit, entre autres, l'homme le plus considérable de sa cour, qui était aussi son porte-bannière ; et si le fleuve, sur les rives duquel les Chrétiens avaient dressé leur camp, ne les eût séparés des ennemis, ils auraient encore perdu bien plus de monde. Cependant Boémond s'étant remis en route pour retourner à Antioche, après avoir ravagé les provinces des Sarrasins, voulut parcourir les montagnes, au milieu desquelles Tancrède habitait, espérant y trouver les choses dont les assiégeants avaient besoin, quoique les nôtres eussent enlevé tout ce qui s'était présenté à leurs yeux; beaucoup d'entre eux cependant n'avaient rien trouvé, et s'en retournaient à vide, du moins sans provisions de bouche. Boémond, toujours homme de bon conseil, voyant les Chrétiens errer sottement de côté et d'autre, leur adressa la parole en ces termes : Si vous cherchez à conserver votre vie, si, dans l’urgente nécessité qui vous presse, vous voulez, avec raison, pourvoir au soin de vos personnes, agissez du moins de telle sorte que, tandis que vous cherchez des vivres, votre vie ne vous soit pas enlevée de toute autre manière. Cessez de parcourir des montagnes impraticables, puisque vous savez que vos ennemis vous tendent des pièges dans ces horribles déserts qui vous sont inconnus. Que l'armée s'avance bien unie, car chacun devient plus fort de la présence d'un autre, afin que si l'on attaque une portion d'entre eux, ils puissent trouver du secours parmi les autres. Ne sait-on pas que les moutons, s'ils vont errer loin de la main on de l'œil du berger, s'exposent à la dent du loup? De même le chevalier qui se hasarde seul, loin de la société de ses compagnons, s'expose à devenir la proie des brigands. Il vaut bien mieux pour vous demeurer au milieu des vôtres, en ne prenant que de légers repas, que chercher des festins plus abondants au prix d'une captivité dont vous ne pourriez jamais vous délivrer. Aller ensemble, revenir ensemble, se plaire aux nombreuses réunions, ne rien entreprendre témérairement, telle est la conduite des hommes sages; ceux qui vont errant de tous côtés sont ceux qui veulent périr. Il dit, et se remit en marche pour rejoindre ses compagnons; mais son retour ne ramena point l'abondance dans le camp des assiégeants. Cependant les rusés Arméniens et les Syriens, voyant notre armée dépourvue de vivres, et ne trouvant rien à acheter, allaient parcourant tous les lieux qui leur étaient connus, ramassaient des grains de tous côtés, les portaient ensuite dans le camp des nôtres, et les leur vendaient à des prix exorbitants, à tel point que la charge de froment que pouvait porter un âne était payée huit de leurs byzantins, qu'ils appelaient pourpris, et que l’on estimait valoir cent vingt sous de notre monnaie. On peut juger par là à quelle horrible extrémité étaient réduits tous ceux qui n'avaient pas le moyen de racheter à de tels prix; et, comme les princes commençaient à éprouver de grands embarras, faute d'argent, que pouvait faire alors celui qui déjà s'était trouvé réduit à la plus grande pauvreté, lorsque tous les autres étaient riches encore ? Tous les pèlerins éprouvaient de grandes angoisses; le peu de nourriture qu'ils prenaient les épuisait par degrés ; et lorsqu'ils avaient perdu leurs forces, la rage de la faim achevait de les détruire. On ne trouvait plus dans le camp ni pain, ni viande de bœuf ou de porc. Les grains de toute espèce avaient été arrachés par les mains des indigents, et toutes les denrées que l’on avait pu trouver étant consommées, personne ne pouvait plus s'en procurer. La faiblesse des corps avait amolli les cœurs et abattu tous les courages. Privés de tous moyens de nourriture, les hommes voyaient leur peau se tendre et se gonfler. En même temps qu'on manquait d'aliments, on avait perdu toute autre ressource, et ces divers fléaux étaient autant de causes de mort. Cette mort du moins mettait enfin un terme aux angoisses ; mais ceux que la faim dévorait demeuraient en proie à la douleur, et plus leur vie se prolongeait, plus ils acquéraient de titres à de meilleures récompenses. Ceux qui mouraient allaient se nourrir du pain des anges, et recueillaient des fruits excellents de leurs maux, d'autant plus sûrement qu'ils avaient plus longtemps langui dans ce cruel supplice. D'autres, pendant ce temps, combattaient et cherchaient des aventures diverses; mais, accablés comme ils étaient, à peine pouvaient-ils trouver quelques occasions favorables, et qui dussent être préférées à la mort : tout autour d'eux ils ne voyaient que des sujets de tristesse. Ainsi ils faisaient leurs efforts pour suivre le Christ, en portant une double croix, et se réjouissaient d'outrepasser même les ordres du maître, qui n'a prescrit que de prendre une seule croix. Tandis que l'horrible faim rongeait ces malheureux, que leurs estomacs desséchés succombaient d'anéantissement, ces souffrances portaient le feu dans les entrailles et atteignaient les cerveaux. Les âmes, accablées de ces angoisses du corps, étaient fatiguées de la guerre et de ses horreurs, et les jours et les nuits étaient remplis de douleur. L'esprit était encore ardent, bien que les forces fussent épuisées ; quelquefois les tourments de l'âme ranimaient les forces, et alors les Chrétiens ne redoutaient plus d'aller de nouveau verser leur sang dans les combats. [4,4] CHAPITRE IV. Il y avait dans l'armée un nommé Guillaume, que l’on surnommait Charpentier, non qu'il fût ouvrier en bois, mais parce qu'il faisait la guerre comme un charpentier, en se retirant toujours. Il était originaire des pays au-delà de la Suisse, homme puissant en paroles, mais petit par ses œuvres, "magni nominis umbra", n'ayant que l'ombre d'un grand nom, entreprenant toujours les plus grandes choses, et n'en terminant jamais aucune. Au moment où il entreprit le voyage de Jérusalem, il enleva à ses pauvres voisins les petites provisions qu'ils pouvaient posséder, et se fit ainsi à lui-même de honteuses ressources. Ne pouvant souffrir un état de détresse que d'autres, bien plus indigents que lui, supportaient sous ses yeux avec une parfaite fidélité, cet homme prit la fuite secrètement. A la guerre, il n'eut d'autre illustration que celle dont il se vantait par ses discours, et ne se distingua jamais par ses actions. Lorsqu'une expédition de Francs alla en Espagne pour repousser les païens, qui y venaient en foule de l'Afrique, Guillaume, qui n'avait de courage qu'en paroles, se retira honteusement et trompa l'attente d'un grand nombre de personnes. Ce ne fut point, j'en suis convaincu, sans l'expresse volonté de Dieu, que ces hommes, qui jouissaient d'une réputation devenue populaire, se montrèrent, dans l'occasion, les plus mauvais et les plus incapables de supporter toutes les fatigues : cette observation peut s'appliquer non seulement à celui dont je parle, mais à d'autres encore dont je tairai les noms; et ceux qui avaient eu parmi nous le plus grand renom d'hommes terribles et redoutables par la force de leurs armes, devinrent, dans l'expédition du Seigneur, plus faibles et plus timides que les lièvres même. Plus une telle conduite était contraire à la bonne voie, et plus elle dut attirer le mépris sur ceux qui s'y livrèrent. Lorsqu'ils habitaient dans leur pays, lorsqu'ils combattaient sans en avoir droit, lorsqu'ils dépouillaient criminellement les pauvres, alors en effet ils eussent été fondés à se montrer timides, par la crainte de se damner à jamais : mais toute timidité semblable devenait infiniment coupable alors qu'il y avait pour tous certitude parfaite d'obtenir le salut éternel, quels que fussent les événements. En outre, et afin que l'on vît, selon le langage de l'Apocalypse, tomber même les étoiles du ciel, ce Pierre dont j'ai déjà parlé, le célèbre Ermite, atteint aussi de folie, se retira pareillement. O Pierre ! qu'as-tu donc fait, et pourquoi oublies-tu ton nom? Si la pierre est l'origine du mot Pierre, tout Pierre doit porter le caractère de la solidité. Pourquoi penses-tu à fuir ? La pierre ne se meut que difficilement. Suspends ta marche, souviens-toi de ton antique ermitage et de tes jeûnes ! Tant que ta peau demeure attachée sur tes os, raidis ton estomac suspendu comme par un fil, sache te nourrir de l'herbe des troupeaux. Pourquoi veux-tu penser à des festins immodérés ? Tels ne sont point les préceptes de l'ordre monastique, ni les enseignements de ta mère; obéis du moins aux dogmes que tu as professés. Lorsque tu tourmentais les peuples pour entreprendre ce voyage, tu les forçais à se réduire à la pauvreté. Si tu as marché devant eux, observe du moins ce que tu as enseigné à chacun. Jadis Pierre refusait les dons de Cérès, et ne se nourrissait que de poisson et de vin. Un moine se fut mieux sanctifié en ne se nourrissant que de poireaux, de cresson, de navets, de noix et de noisettes, de tisanes, de fruits, de lentilles et d'herbes, en rejetant les poissons et le vin, et en ajoutant cependant à ses repas quelques morceaux de pain. Ces transfuges, qui fuyaient les pieuses occupations du siège et ses saintes souffrances, furent poursuivis par un homme animé d'une persévérance à toute épreuve pour l'œuvre du Christ, par Tancrède qui les ramena, comme il était juste, non sans qu'ils fussent exposés à toutes sortes d'affronts. D'abord ils lui promirent verbalement de retourner au camp; mais Tancrède ne voulut se fier à eux que lorsqu'ils se furent engagés par serment à rentrer dans le sein de l'armée, et à subir le jugement des princes pour leur désertion des rangs. Guillaume fut donc forcé, bon gré mal gré, de revenir sur ses pas, et on le conduisit à la cour du magnifique Boémond, où il veilla toute la nuit. Le lendemain, dès le point du jour, il fut conduit en présence de ce prince respectable qui, lui faisant honte de sa conduite ainsi qu'il le méritait, lui adressa la parole en ces termes : Tandis que le nom du roi et du royaume de France s'élève majestueusement au dessus des noms de tous les autres royaumes ; tandis qu'après Dieu, chaque mère ne met au monde dans ce royaume et n'envoie en tous lieux que des hommes accomplis par leur courage et leur fermeté ; toi, mauvais bavard et le plus impur de tous les hommes, tu as été produit pour la honte et le déshonneur de cette terre, et tu apparais comme un monstrueux prodige. O père excellent de toutes choses ! quelle espèce de charpentier avons-nous donc ici ? Comme l'ouvrier habile abat le bois avec sa doloire, de même celui-ci devait broyer les épaules des Gentils avec sa lance et son glaive. Déjà ce fier travailleur avait, à force de coups, émoussé mille épées, et seul il avait détruit les peuples païens, tandis que nous demeurions dans l'oisiveté. Que sont devenues cette vigueur si vantée et ces bravades si souvent renouvelées sur les rives de la Loire et de la Seine, lorsqu'il est certain que nous avons vu si peu d'actions, et que nous entendons a sans cesse une langue dont la volubilité ressemble au roulement du tonnerre ? Seul il pouvait secourir la lune en travail, et cependant nous ne l'avons vu produire aucune œuvre de quelque efficace, et il a vécu dans un honteux engourdissement. Certes après avoir trahi en Espagne la race du Seigneur, il était digne de ta haute vaillance que tu misses le comble en Syrie à une conduite si honorable. Eh bien, soit! tu ne pouvais agir autrement. C'est pourquoi, accusé d'un crime si honteux, tu obtiendras le pardon le plus complet. À la suite de ce discours, les Francs, qui l'entendirent, rougirent pour Guillaume; celui-ci ne pouvait revenir de son étonnement, et ils eurent grand-peine à lui imposer silence. L'illustre Boémond, sachant mêler la modération à la sévérité, épargna le misérable et se borna à lui faire promettre par serment de ne plus abandonner la route de Jérusalem, soit que la fortune fût favorable, soit que l'avenir amenât de nouveaux revers ; il lui promit même que Tancrède, qui l'avait arrêté dans sa fuite, deviendrait son ami s'il se conduisait désormais avec l'énergie d'un homme. Cet arrangement fut accepté des deux parties ; mais peu de temps après, cet admirable charpentier qui, tant qu'il se voyait en sûreté, menaçait de faire un massacre général des Turcs, oubliant ses serments et mentant à sa foi, ne tarda pas à s'échapper furtivement et prit la fuite une seconde fois. Que personne, au reste, ne s'étonne que cette armée, quoique remplie de sentiments de piété, se soit trouvée exposée à de si grandes souffrances, car il n'est que trop certain que ceux qui la composaient repoussaient par les plus grands crimes la prospérité, que le ciel n'eût pas manqué de leur envoyer s'ils se fussent bien conduits. Tandis qu'ils étaient en proie à cette profonde misère, tandis qu'ils se trouvaient ainsi privés de toute espèce d'aliments, s'il arrivait que quelqu'un de l'armée se portât un peu trop loin du camp, et qu'un autre de la même armée vînt à le rencontrer seul, celui-ci mettait l'autre à mort pour le plus petit salaire. Les Chrétiens en étaient venus à ce point de malheur qu'ils avaient à peine mille chevaux à opposer à de si nombreux ennemis. Le défaut absolu de pain les mettait, en outre, au supplice, et loin que ces privations les continssent, quelques-uns, au contraire, en étaient plus vivement poussés au crime. On ne saurait douter cependant que, tandis que ces fléaux du ciel les frappaient, beaucoup d'entre eux n'aient été conduits par la repentance à rentrer en eux-mêmes, et que ne comptant plus sur leurs propres forces, et embrassant de meilleures espérances, ils n'en soient enfin venus, au milieu de leur détresse, à implorer les secours de Dieu seul; car tout ce qui leur arrivait servait à leur mieux démontrer, de jour en jour, que plusieurs ressources s'épuisaient ou plus leur courage s'affaiblissait, et plus ils avaient besoin d'apprendre à recourir, avec une juste humilité, à celui à qui toutes choses sont possibles. L'un des délégués du despotique empereur, qui se nommait, si je ne me trompe, Tetigus, et qui assistait au siège d'Antioche, homme déjà âgé, mais qui ayant eu le nez cassé, je ne sais par quel accident, portait un nez en or, frappé de la crainte des Turcs, et redoutant, en outre, les dangers de la disette, alla trouver les seigneurs, et leur adressa, en un langage fort élégant, ces paroles remplies de mensonges : La cruelle nécessité exige, ô chefs très illustres, que vous sachiez quelles sont les angoisses qui nous accablent et les motifs de crainte qui nous viennent, en outre, du dehors. Tandis que l'on combat hors du camp, dans l'intérieur le tourment de la faim ne cesse de nous mettre au supplice ; d'aucun côté nous ne voyons aucun refuge, nous ne trouvons aucun secours à l'aide duquel nous puissions respirer quelques moments. Si donc vous le jugez convenable, dans votre sagesse, que l'on m'accorde l'autorisation d'aller dans la Romanie ; je vous ferai porter de ce pays, par le moyen d'une nombreuse flotte, du froment, du vin, de l'orge, de la viande, de la farine, du fromage, et beaucoup d'autres denrées utiles, et j'aurai soin, en faisant publier en tout lieu un édit impérial, d'organiser par la voie de la mer un service continuel de transport pour toutes sortes de provisions. Tout le pays des Grecs vous fournira, en outre, par la voie de terre, des chevaux, ainsi que tous les autres animaux, tous les ustensiles, dont vous pourriez avoir besoin. L'empereur lui-même qui, jusqu'à présent, a ignoré vos souffrances, s'empressera, dès qu'il en sera informé, à vous secourir dans cette extrême détresse. Pour moi, je m'engagerai envers vous, par serment, à suivre fidèlement et avec persévérance l'accomplissement de tout ce que je vous promets, et, lorsque toutes ces dispositions seront terminées, je ne craindrai point de venir de nouveau m'associer aux fatigues du siège. Si cependant vous craignes que je ne veuille fuir votre société et les maux de la disette, voici, mes tentes, mes domestiques demeureront auprès de vous. Si je les laisse pour un temps, je ne pourrai, cependant, les oublier pour toujours. Il dit, et séduisit les oreilles de plusieurs des grands par le charme de son langage apprêté. Il se retira donc et partit sans redouter nullement l'accusation qu'il appelait sur sa tête, en se parjurant honteusement. Dès ce moment, il ne pensa plus à l'exécution des promesses qu'il avait faites, et fut reconnu menteur en tout point. Cependant les ennemis commencèrent à presser les nôtres si vivement qu'aucun de ceux-ci n'osait sortir de sa tente ou du camp pour quelque affaire que ce fût. Le défaut de nourriture était, en outre, comme un fléau domestique qui tourmentait les Chrétiens de la manière la plus déplorable. Si, comme l’a dit quelqu'un, rien n'est plus fâcheux que la diète imposée par force à un homme, quels tourments pensons-nous que devaient éprouver ceux qui, constamment attachés sur cette croix, ne trouvaient pas seulement la plus légère consolation dans des espérances même trompeuses, et qui se revoyaient tous les jours en présence de ces murailles impénétrables? Les gens du peuple, dévorés de pauvreté, allaient errants dans divers lieux; les uns se rendaient à Chypre, quelques autres dans la Romanie, d'autres parcouraient au hasard les montagnes, cherchant quelques moyens de suppléer à l'insuffisance de leurs ressources. Mais la route de la mer était entièrement fermée par les fréquentes sorties des Turcs, et nos chevaliers n'avaient aucune possibilité de sortir de leurs retranchements. Boémond, ayant appris que de nouvelles et innombrables bandes turques étaient sur le point de venir attaquer le camp des Chrétiens, alla trouver les autres princes et leur dit : Comme notre armée est déjà fort diminuée, à tel point qu'elle semble trop faible et trop insuffisante pour livrer une seule bataille, et qu'il paraît encore plus impossible de la diviser en deux corps obligés de combattre en même temps, ne devons-nous pas, si nous sommes forcés de marcher avec une portion quelconque de cette armée à la rencontre des Turcs qui nous menacent, ne devons-nous pas, dis-je, déterminer à l'avance quels sont ceux que nous laisserons pour continuer les travaux du siège de cette place, et pour défendre nos tentes? Si votre avis est conforme au mien nous emploierons la majeure partie des hommes de pied d'élite à garder les avenues de la ville, et nous nous servirons des chevaliers, a comme des hommes les plus vigoureux, pour les opposer aux Turcs insensés. Il dit, et aucun prince ne parla contre sa proposition. [4,5] CHAPITRE V. Déjà les ennemis avaient dressé leurs tentes auprès d'un château, situé tout près de la ville, au delà du fleuve Farfar, que l’on appelait le château de Harenc. Vers le soir, Boémond, ayant rassemblé tous les chevaliers, sortit du camp, et alla en toute hâte prendre position entre le fleuve et le lac adjacent. Le lendemain, dès le point du jour, il fit partir promptement des éclaireurs qu'il chargea de s'assurer de la force des Turcs, de savoir ce qu'ils faisaient et en quels lieux ils séjournaient, et de venir au plus tôt lui en rendre compte. Les éclaireurs s'étaient déjà un peu avancés, et commençaient à chercher les ennemis dont l'arrivée faisait grand bruit, quand tout à coup ils voient paraître leurs innombrables escadrons, divisés en deux corps d'armée, qui avaient sur leurs derrières l'immense multitude des gens de pied. Dès qu'ils les eurent reconnus, les éclaireurs revinrent sur leurs pas en toute hâte : Les ennemis, dirent-ils, nous menacent; faites en sorte qu'ils vous trouvent bien préparés et dans toute votre force. Alors Boémond, s'adressant aux chevaliers, ses compagnons d'armes et ses frères en Jésus-Christ, pour animer leur courage : Vaillants chevaliers, leur dit-il, vos nombreuses victoires sont des motifs bien suffisants pour vous inspirer un grand courage. Jusqu'à présent vous avez combattu pour la foi contre la perfidie, et vous êtes sortis avec succès des plus grands périls. Vous n'avez pu éprouver aussi souvent la force du Christ sans un vif sentiment de joie, sachant surtout de la manière la plus positive que dans les combats les plus périlleux, c'est le Christ qui a combattu et non point vous. Comment donc pourriez-vous, dans une rencontre quelconque, livrer vos âmes à de folles craintes, vous qui, par l'assistance du Seigneur, avez échappé déjà à des maux que nul homme n'avait encore éprouvés, vous qui avez remporté des triomphes supérieurs aux forces humaines? Je vous supplie donc uniquement de croire à votre propre expérience, afin qu'aucune force humaine ne puisse désormais nous résister. Que cette confiance rassure vos esprits ; avancez-vous avec précaution; attachez-vous, de toute l'ardeur de vos âmes, à marcher sur les traces du Christ qui, comme d'ordinaire, porte devant vous sa bannière ; et invoquez-le par vos cris. De toutes parts les chevaliers lui répondirent, avec acclamations, qu'ils se conduiraient fidèlement et avec l'activité et la prudence nécessaires ; et comme Boémond avait plus d'expérience que tous les autres, ils lui confièrent le soin d'organiser leurs corps. Il prescrivit donc à chaque prince de réunir tous ceux qui dépendaient de lui et d'en former un corps particulier. Six corps furent ainsi formés, selon que Boémond l'avait ordonné : chacun d'eux s'organisa séparément en escadron formé en coin, pour attaquer les ennemis, et les cinq premiers se portèrent en avant avec beaucoup de précaution. Boémond marcha sur les derrières avec son sixième corps, afin d'être prêt à porter secours à ceux qui pourraient en avoir besoin. Tandis que les nôtres s'avançaient au combat, ainsi distribués en divers corps remplis de courage, et marchant en escadrons serrés, chaque chevalier suppliait instamment son voisin de ne pas laisser languir le combat, autant du moins qu'il dépendrait de lui en particulier. Dès que la bataille s'engagea, nos chevaliers attaquèrent les ennemis avec leurs lances recourbées ; bientôt les courages s’échauffent et les combattants pressent leurs chevaux de l'éperon. D'affreuses clameurs s'élèvent des deux côtés et ébranlent les airs : les escadrons se heurtent, les Turcs dardent leurs javelots, les Français lancent leurs traits qui vont frapper les ennemis dans la poitrine. Les glaives s'émoussent à force de frapper ; le plus fin acier se brise en éclats; les bras vigoureux, avides de répandre un sang impur, brandissent le fer qui porte de tous côtés les blessures. Comme les bandes innombrables de corneilles ou de grives obscurcissent l'éclat de l'astre des cieux, lorsqu'elles prennent leur vol, de même les flèches interceptent les rayons du soleil au milieu des airs, et tombent comme une grêle épaisse. Les armes résonnent de toutes parts, les chevaux se livrent à toute leur impétuosité, le bronze retentit; les mourants gémissent, les vainqueurs se réjouissent; de tous côtés, on n'entend que des sons discordants. Cependant, lorsque toute l'armée turque, qui marchait à la suite des premiers corps ennemis, vint enfin prendre part à cet horrible combat, l'ardeur des nôtres commença à se ralentir devant de si puissants renforts, et à mesure que le nombre des ennemis s'accroissait, nos chevaliers fléchissaient un peu et perdaient quelque chose de leur vigueur. Boémond qui veillait toujours sur les derrières pour porter secours aux siens, reconnut leur détresse et frémit de colère, Aussitôt, appelant son connétable, un nommé Robert, fils de Gérard, et l'envoyant vers le champ de bataille : Va, lui dit-il, déploie en ce moment toute la grandeur d'âme nécessaire en une si grave occurrence, et pensant que nous défendons en ces lieux la cause de toute la chrétienté, aie sans cesse présent à ton esprit le but de nos constants efforts, qui est de reconquérir Jérusalem pour Dieu, et de délivrer son sépulcre. Tu ne sais pas moins bien que nous qu'il faut compter sur l'assistance du ciel bien plus que sur celle des hommes. Va donc, emploie ton courage pour le Christ qui a souffert, ne te laisse point intimider dans une si belle occasion, que le Seigneur a suscitée peut-être pour te combler du plus grand honneur. Encouragé par ces paroles, et mettant toute sa confiance dans le Seigneur, le connétable s'élance et enfonce avec son glaive les escadrons épais de l'ennemi, il porte en avant la bannière de son prince, afin de rendre le courage à ceux des nôtres qui éprouvent quelques sentiments de crainte. Semblable à la lionne à qui l'on vient d'enlever ses petits, et qui immole à sa rage tout ce qu'elle rencontre, Robert dans les transports de sa fureur se fraie avec l'épée un passage à travers les rangs les plus serrés, et renversant tout devant lui, il montre le chemin aux escadrons qui le suivent. Les nôtres cependant, reconnaissant la bannière de Boémond, et voyant le connétable emporté par sa fureur et déployant contre les Turcs tout l'effort de son courage, se ranimèrent en même temps, et repoussèrent les ennemis avec une telle vigueur, que ceux-ci n'eurent plus d'espoir que dans une prompte fuite. Nos chevaliers les poursuivirent vivement, et les précipitant en déroute jusqu'à l'étroit défilé du pont de Farfar, ils ne cessèrent d'en faire un grand carnage, A la suite de leur défaite les Turcs se jetèrent dans le château de Harenc, dont j'ai déjà parlé; ils enlevèrent tout ce qu'il renfermait, y mirent le feu, n'y voulant jamais revenir, et prirent de nouveau la fuite. Cependant les Arméniens et les Syriens, hommes perfides qui se tenaient entre les deux armées, attendant l’issue du combat pour s'attacher au parti vainqueur, voyant les Turcs battus, occupèrent aussitôt tous les sentiers et se mirent à massacrer tous ceux qui passaient près d'eux. Les dépouilles que les nôtres enlevèrent aux ennemis les soulagèrent dans leur extrême indigence; ils leur prirent des chevaux et de l'argent; et de plus, fiers de ce nouveau triomphe, ils purent insulter à leurs ennemis vaincus. Après la victoire, ils abattirent cent têtes de ceux qui avaient péri dans le combat, et les suspendirent devant les murs d'Antioche, pour porter l'effroi dans l'âme des assiégés, et pour se conformer à l'usage des Gentils, qui ne manquent jamais de mettre en réserve les têtes de leurs ennemis, et de les porter en triomphe, comme gage de leur victoire. Tandis que ces événements se passaient, l'empereur de Babylone envoyait une députation aux princes de notre armée, pour les féliciter de leurs succès contre les Turcs, et leur promettre en outre, quoiqu'il n'en eût point l'intention, de se faire chrétien si les nôtres enlevaient aux Turcs, et lui restituaient ce que ceux-ci avaient usurpé sur son empire. J'ai déjà dit que cet empire de Babylone avait été de beaucoup le plus considérable de tous les empires de l'Orient ; mais que les Turcs, plus belliqueux et animés d'un plus grand courage, en avaient conquis une bonne partie. Ceux des nôtres qui étaient demeurés devant la place pour continuer les travaux du siège, se battirent aussi avec une grande vigueur contre les habitants d'Antioche, non seulement sur un point, mais presque devant toutes les portes de la ville. Ce fut le 9 février, et la veille du commencement du jeune, que nos chevaliers remportèrent cette grande victoire sur les Turcs. Et certes, avant de commencer leur jeûne, il était bien juste que les Chrétiens fussent admis au festin qu'ils ambitionnaient le plus, et eussent la joie de se rassasier du sang de leurs méchants ennemis. Les Francs, dans l'ivresse de leur victoire, offrirent au Seigneur qui les avait assistés mille vœux et mille actions de grâces, et rentrèrent dans leur camp, non sans emporter un riche butin. Les Turcs au contraire, frémissant de honte, seraient, s'ils l'avaient pu, retournés dans leurs pays à travers des souterrains. [4,6] CHAPITRE VI. Cependant les principaux des nôtres, voyant que les assiégés ne cessaient de leur faire toutes sortes d'insultes et de maux, tinrent conseil entre eux, et résolurent, avant que l’armée éprouvât de nouvelles pertes par des accidents quelconques, d'élever un fort en avant de la porte de la ville, où les Turcs avaient leur église, et un pont sur le Farfar, afin de pouvoir contenir ceux-ci dans leurs entreprises. Ce projet fut également approuvé par les plus jeunes chevaliers. Le comte de Saint-Gilles se présenta le premier : Je pourvoirai, dit-il, et me chargerai aussi de veiller à la défense du fort ; je vous demande seulement de m'aider à le construire. Boémond dit : Si les princes y consentent, je promets aussi de me rendre, avec le comte qui s'est offert le premier, jusqu'au port de Saint-Siméon, et de là nous protégerons en même temps ceux qui entreprendront la construction du fort. Les autres surveilleront les assiégés et les empêcheront de sortir de la place. En conséquence, le comte de Saint-Gilles et Boémond partirent, comme ils l'avaient résolu, pour le port de Saint-Siméon. Ceux qui demeurèrent commencèrent à s'occuper de la construction du fort; mais ils furent interrompus dans leurs premiers travaux par une violente irruption des Turcs qui s'élancèrent sur les nôtres à l'improviste, les contraignirent de prendre la fuite, en tuèrent même un grand nombre, et ce jour fut un jour de deuil pour les Francs. Le lendemain les Turcs apprirent le départ de quelques-uns de nos princes pour le port de Saint-Siméon. Aussitôt ils firent de grands préparatifs, et se mirent en route pour marcher à la rencontre de ceux qui reviendraient du port. Dès qu'ils reconnurent le comte de Saint-Gilles et Boémond venant vers eux avec leur escorte de chevaliers, ils commencèrent à parler entre eux et à pousser d'horribles clameurs; puis, ils enveloppèrent les nôtres de toutes parts, les accablèrent de traits et de flèches, et les frappèrent cruellement de mortelles blessures. Surpris par cette attaque violente, les nôtres parvinrent à peine à s'échapper, en se précipitant dans les montagnes voisines, et partout où ils pouvaient trouver quelque issue. Ceux qui purent dépasser en célérité des chevaux rapides, pour ainsi dire, comme des oiseaux, échappèrent aux ennemis; mais ceux que les Gentils remplis d'agilité trouvèrent plus lents, succombèrent sous leurs coups. Dans cette horrible catastrophe, les nôtres perdirent plus de mille hommes tombés morts sur la place. Ceux qui se trouvèrent, selon les paroles de l'apôtre, approuvés de Dieu par le témoignage de leur foi, reçurent après leur mort le prix glorieux de leurs souffrances; ceux qui pouvaient avoir besoin de quelque châtiment à raison de leurs péchés, trouvèrent dans l'effusion de leur sang le plus puissant moyen de les expier. Cependant Boémond, accablé d'une profonde douleur à la suite de ce déplorable événement, s'étant séparé de ses compagnons et ayant pris un chemin raccourci, arriva au camp devant Antioche avec un petit nombre de chevaliers qu'il avait trouvés rassemblés. Tous les Chrétiens, désespérés du massacre de leurs frères, sanglotant et invoquant le Christ dans l'amertume de leurs cœurs, se rendirent sur le champ de bataille pour attaquer tous à la fois ceux qui leur avaient fait tant de mal. Les cohortes ennemies, fières de leur récente victoire, demeurèrent fermes à la vue des Chrétiens, se croyant en pleine sécurité et comptant qu'il leur serait facile de battre cette nouvelle armée, comme ils se vantaient d'avoir battu le comte de Saint-Gilles et Boémond. Mais, tandis que les méchants faisaient de tels projets dans leur méchanceté, le Dieu de bonté préparait dans sa miséricorde les moyens de soulager les assiégés. Les illustres pèlerins, touchés de compassion et de douleur au souvenir de leurs frères morts, portant sur la poitrine et dans le cœur le signe de la croix du Seigneur, rassemblèrent toutes leurs forces pour s'élancer sur les ennemis. Ceux-ci, voyant l'unanimité de leurs efforts, se retirent aussitôt et se hâtent d'aller franchir le défilé du pont du Farfar. La masse des fuyards se pressait vers cet étroit passage, et à mesure que les corps des hommes de pied et des cavaliers se rassemblaient sur un espace plus resserré, chacun cherchant à dépasser son voisin et son égal, le précipitait dans les eaux. Les nôtres ne manquèrent pas de reconnaître la difficulté de cette position, et, voyant l'affluence toujours croissante des fuyards, ils virent bien qu'il s'agissait bien moins de porter des blessures que de favoriser le désordre et les chutes qui en étaient la suite. Aussi, dès qu'un homme tombé dans l'eau cherchait à en sortir, en remontant péniblement le long des piles du pont ou en nageant pour aborder au rivage, les nôtres qui occupaient les bords du fleuve le repoussaient aussitôt et le forçaient à s'enfoncer dans les ondes. Les Chrétiens firent de cette manière un si grand carnage, en retour des maux qu'ils avaient soufferts, que le Farfar sembla rouler des flots de sang plutôt que de l’eau. Les vaincus et les vainqueurs, les mourants et ceux qui les forçaient à mourir, poussaient de tous côtés de si terribles clameurs que la voûte des cieux en paraissait ébranlée. L'air était obscurci par une immense quantité de flèches et d'autres espèces de dards, et les traits qui volaient de toutes parts, errant au loin, formaient comme un nuage qui interceptait la lumière du soleil. Les femmes chrétiennes qui habitaient la ville, rassemblées sur les remparts, repaissaient leurs yeux d'un tel spectacle; et voyant les Turcs massacrés et livrés à toutes sortes de souffrances, elles s'affligeaient en face, et, détournant ensuite la tête, elles applaudissaient tout bas au triomphe des Francs. Les Arméniens et les Syriens, quoique Chrétiens, se voyaient forcés de lancer des flèches contre les nôtres; quelques-uns d'entre eux cependant le faisaient aussi de plein gré. Les Turcs perdirent dans cette journée douze de leurs principaux magistrats, que l'on appelle satrapes en langue chaldaïque, et que ces barbares ont nommés émirs : il périt aussi parmi eux un grand nombre d'hommes des plus honorés et des plus habiles, sur qui pesait tout le soin de la défense de la ville, et qui furent, dit-on, au nombre de quinze cents. Ceux des ennemis qui survécurent à ce désastre, cessèrent dès ce moment d'insulter aux Chrétiens, comme ils avaient coutume de le faire : plus de bavardage, plus de propos plaisants, ce jour changea en deuil leur longue joie ; la nuit qui survint sépara les deux armées, et les combattants cessèrent d'agiter leurs armes. Cette victoire eut pour les nôtres cet immense résultat que dès lors les ennemis parurent avoir perdu une partie de leurs forces et de leur vigueur, et qu'ils cessèrent entièrement de faire entendre leurs provocations moqueuses. Un grand nombre des nôtres se relevèrent en outre par la faveur de Dieu, de l'extrême indigence à laquelle ils se trouvaient réduits. Le lendemain au point du jour, quelques Turcs sortirent de la ville et enlevèrent ceux de leurs morts qu'ils purent retrouver, les autres ayant été emportés par le courant du fleuve. Quant aux premiers ils les transportèrent et les ensevelirent auprès de leur église, puis appellent une mahomerie, au-delà du pont de Farfar, et près de la porte d'Antioche. Ils déposèrent en outre dans leurs tombes des manteaux, des byzantins d'or, des flèches et des arcs, et beaucoup d'autres instruments, que je ne m'arrêterai point à décrire. Informés de l'accomplissement de ces cérémonies, les nôtres se rendirent en grand nombre et bien armés vers ce fatal cimetière, et, brisant les sépulcres et en retirant les corps, ils en formèrent un monceau qui fut ensuite poussé tout ensemble dans les profondeurs d'une cavité. Les têtes des morts furent coupées et transportées dans les tentes des Chrétiens, qui voulaient s'assurer plus positivement du nombre de ceux qu'ils avaient tués, sans compter celles qu'ils avaient fait charger sur quatre chevaux, et que les députés de l'empereur de Babylone avaient emportées, pour rendre témoignage de la victoire des Chrétiens sur les Turcs. Ces derniers lorsqu'ils apprirent que ces cadavres avaient été déterrés en furent plus profondément affligés qu'ils ne l'avaient, été même de leur défaite. Ils avaient montré jusque-là de la modération dans leur douleur, mais dès ce moment ils s'y abandonnèrent sans mesure et poussèrent d'affreux hurlements. Trois jours après, les Chrétiens commencèrent les travaux de leur nouveau fort, et transportèrent pour le construire les pierres des sépulcres des Gentils qu'ils venaient de briser. Lorsque cette redoute fut terminée, la ville assiégée se trouva serrée de plus près, et bientôt elle éprouva à son tour les maux que les Chrétiens avaient endurés. Les nôtres retrouvèrent dès lors la faculté d'aller librement de tous côtés, et les sentiers des montagnes, naguère si difficiles à aborder, leur étant ouverts, ils purent aisément chercher des vivres en tous lieux. En même temps toutes les routes se trouvèrent fermées pour les Turcs ; un seul point sur le fleuve, du côté où étaient placées une redoute, et tout près de celle-ci l'église des Gentils, semblait encore donner à ceux-ci la possibilité de sortir de la ville et d'y rentrer. Si cette redoute qui appartenait aux nôtres eut été bien fortifiée par eux, les ennemis auraient vainement tenté de se porter hors de la place. En conséquence, nos princes ayant tenu conseil résolurent de choisir l'un d'entre eux, qui serait chargé de garder cette position, de fortifier avec le plus grand soin, de la défendre fidèlement, afin d'empêcher entièrement les païens d'errer à l'avenir dans les montagnes ou dans la plaine, et de leur interdire toute communication avec le dehors. Tandis qu'on cherchait parmi les princes un homme propre à un emploi si important, Tancrède, jeune homme qui dans les guerres du Seigneur a mérité et mérite encore aujourd'hui une grande réputation d'habileté, emporté par son ardeur, se présente tout à coup, et dit : Si je savais quels avantages je pourrai retirer à l'avenir d'une entreprise si difficile, aidé du secours de mes hommes, je me chargerais de fortifier cette redoute avec toute la sollicitude nécessaire, et je m'efforcerais avec l'assistance de Dieu de fermer les chemins par lesquels nos ennemis ont encore la faculté de sortir de la ville. Satisfaits de son empressement, les princes lui promirent aussitôt de lui donner quatre cents marcs. Peu content de cette offre, qui semblait mesquine, comparée à l’importance de l'entreprise, Tancrède l'accepta cependant, de peur que son refus ne fut imputé à un sentiment de lâcheté; et emmenant aussitôt et sans la moindre hésitation les chevaliers et les vassaux qui s'étaient attachés à son sort, il alla prendre possession de la redoute, et enleva aux ennemis la possibilité de sortir des portes de la place : dès ce moment les Turcs éprouvèrent une grande disette de fourrages pour la nourriture de leurs chevaux; les bois et beaucoup d'autres denrées de première nécessité devinrent aussi fort rares dans la ville. L'illustre guerrier résolut donc de demeurer ferme dans le même lieu, d'intercepter les convois, d'investir la ville et de la bloquer même avec la plus grande célérité. Le jour qu'il s'était établi dans le fort, un corps nombreux d'Arméniens et de Syriens arriva à travers les montagnes, venant porter des vivres aux assiégés ; le vaillant chevalier voulant signaler les commencements de son entreprise, marcha à leur rencontre, se confiant en l'assistance de-Dieu, bien plus encore qu'en sa force, et leur enleva une grande quantité de grains, de vin, d'huile, et beaucoup d'autres denrées non moins utiles. Dès ce moment tout homme sage ne put plus se plaindre d'être oublié par le Ciel, en travaillant à une œuvre si sainte : ce premier succès donna aux nôtres l'assurance de ne plus manquer désormais des choses nécessaires à la vie, et de recueillir plus tard dans le sein du Seigneur les récompenses de l'éternité, après les secours accordés sur cette terre à la chair. Les Turcs perdirent, par suite de cette nouvelle manœuvre, tout moyen de sortir ou d'agir en dehors de leurs murailles, et se virent forcés de se contenter des choses qu'ils pouvaient trouver dans l'intérieur, en attendant que la ville leur fût enlevée par les Chrétiens. [4,7] CHAPITRE VII. Dans le cours de ce même siège, les pèlerins maintinrent la loi du Christ avec une grande vigueur, et, dès qu'un homme était reconnu coupable de quelque crime, il subissait dans toute sa sévérité le jugement et la sentence des princes de l'armée. On prescrivit en outre de venger d'une manière toute particulière les crimes de l'impureté; et certes, ce n'était pas sans de justes motifs. Ceux qui vivaient au milieu de toutes sortes d'affreuses privations, et se voyaient tous les jours exposés au glaive des ennemis, si Dieu ne les protégeait, ne pouvaient raisonnablement se livrer à l’emportement de leurs pensées; comment s'abandonner aux passions des sens, lorsque de toutes parts la crainte de la mort pesait sur eux? Aussi ne permettait-on pas même qu'il fût question d'aucune femme de mauvaise vie, ou d'aucun genre de prostitution, et tous les chrétiens avaient à redouter de tomber sous le glaive, frappés par le jugement de Dieu, s'ils se hasardaient à commettre un si grand crime. Si l'on venait à reconnaître qu'une femme qui n'eût point de mari fût grosse, elle était aussitôt livrée à d'affreux supplices, ainsi que son séducteur. Un moine de l'un des plus célèbres couvents, qui s'était échappé du lieu de sa retraite pour se réunir à l'expédition de Jérusalem, bien plus par légèreté que par piété, fut surpris avec une femme. Convaincu, si je ne me trompe, par l'épreuve du fer rouge, il fut en outre, et en vertu des ordres de l’évêque du Puy et des autres princes, promené avec sa misérable concubine dans toutes les rues du camp, et tous deux mis à nu, furent rudement fouettés de verges, au grand effroi de tous ceux qui assistèrent à ce spectacle. De plus, et afin d'inspirer aux Chrétiens plus de patience dans leurs maux, plus de retenue dans leurs vices, l'évêque du Puy allait répétant sans cesse de nouvelles exhortations. Il ne se passait pas un jour de dimanche ou de fête solennelle, sans que la parole divine fût prêchée dans tous les quartiers du camp des chrétiens, et l'évêque du Puy imposait les mêmes obligations aux évêques, aux abbés et aux autres membres du clergé qu'il rencontrait, et qu'il jugeait les plus éclairés. Puisque ce mot d'abbé s'est trouvé dans mon récit, je crois devoir raconter ici l'histoire d'un abbé, qui au moment où nous nous occupions encore dans notre pays des préparatifs de cette expédition, ayant reconnu qu'il n'avait pas assez d'argent, imagina, je ne sais par quel moyen, de graver sur son front le signe de la croix, que les autres faisaient d'une étoffe quelconque, et portaient ensuite sur leurs vêtements. Cette croix semblait non seulement peinte, mais même imprimée par le fer, comme à la suite d'une blessure qu'aurait reçue un chevalier, et après cela, pour confirmer son artifice par un mensonge, il publia partout qu'un ange lui avait imprimé cette croix pendant une vision. Il ne tarda pas à recueillir les fruits qu'il avait espérés. Le peuple ignorant et toujours avide de nouveautés, ayant appris ce récit, combla cet homme de présents, dans son pays aussi bien qu'au dehors. Sa tromperie ne put cependant échapper aux regards de ceux qui l'examinèrent avec attention, et qui virent qu'il y avait une suppuration en dessous de cette figure de croix, tracée violemment sur son front. Il partit ensuite pour la Terre-Sainte, assista au siège d'Antioche, y raconta sa feinte mensongère, que d'autres déjà avaient depuis longtemps découverte, et ne dissimula point l'intention qu'il avait eue de gagner de l'argent par ce moyen. Il se conduisit honorablement, et se rendit utile par ses enseignement à l'armée du Seigneur, Sans doute il avait été poussé par le zèle de Dieu, mais ce zèle s'était montré vide de sagesse. L'abbé cependant s'éleva si bien, qu'après la prise de Jérusalem, il devint abbé de l'église de la bienheureuse Marie, située dans à vallée de Josaphat, et plus tard il fut institué archevêque de Césarée, métropole de la Palestine. Il est un fait dont on ne saurait douter ; c'est que si les Chrétiens n'eussent reçu aussi fréquemment les consolations de la parole divine, ils n'eussent pu supporter avec tant de patience et de persévérance tous les maux qu'attiraient sur eux la famine et la guerre. Aussi n'hésitons-nous point à dire que les hommes honorables par leur conduite, illustrés par le savoir, qui vivaient au milieu d'eux, ne furent pas moins utiles et peut-être même furent plus utiles encore que ceux dont les mains portaient les armes contre l'ennemi. Celui qui fortifie par ses exhortations un courage abattu est plus grand sans doute que celui qui puise des forces dans ses paroles, surtout si l'on considère que ceux-là même qui remplissaient de telles fonctions étaient soumis aussi aux souffrances que tous les autres éprouvaient. Que dirai-je enfin de ceux qui dans le cours de cette même expédition se sanctifièrent en divers lieux par le martyre? Et ce ne furent pas seulement des prêtres, des hommes lettrés, mais même des chevaliers, des hommes du peuple dont on ne devait pas attendre une si glorieuse confession, qui furent appelés à cette destinée. J'ai entendu dire qu'un grand nombre d'entre eux, faits prisonniers par les païens, et recevant l'ordre de renier la foi, aimèrent mieux livrer leur tête au glaive que trahir la foi chrétienne, dans laquelle ils avaient été nourris. Parmi les exemples que je pourrais rapporter, j'ai choisi celui d'un chevalier, noble par sa naissance, mais plus illustre encore par ses vertus que tous les hommes de sa parenté ou de son ordre que je puis avoir rencontrés. Celui-ci m'était connu dès son enfance, et je l'avais vu croître avec les dispositions les plus heureuses ; car il était originaire du même lieu que moi, lui et ses parents tenaient des bénéfices de mes parents et leur devaient hommage, il a grandi en même temps que moi, et par conséquent, j'ai pu connaître parfaitement sa vie et son caractère. Lorsqu'il fut élevé au rang de chevalier, il se distingua dans la carrière des armes et sut se maintenir exempt des vices du libertinage. Comme il avait pris l'habitude d'aller partout pour rendre des services, et de voyager sans cesse en pèlerin, il était très connu et très honoré dans le palais d'Alexis, l'empereur de Constantinople. Quant à sa manière de vivre, comme il était favorisé à l'extérieur des dons de la fortune, il se montrait généreux dans la distribution des aumônes, et suivait très assidûment la célébration des divins mystères, en sorte que sa vie était celle d'un prélat plutôt que d'un chevalier. Quand je me rappelle sa régularité pour la prière, la piété de son langage, sa généreuse bonté, je ne puis trop bénir une si sainte conduite, et je me félicite d'avoir pu être moi-même témoin d'une vie si pure qu'elle ne pouvait être couronnée que par une mort de martyr. Certes, je me glorifie, de même que doivent se glorifier tous ceux, qui ont pu le connaître, je n'ose dire obtenir son amitié ; que quiconque l’a vu sache à n'en pouvoir douter, qu'il a vu en lui un martyr : fait prisonnier par les païens, qui voulurent le contraindre à renier la foi du Christ, il demanda à ces méchants un délai jusqu'au sixième jour de la même semaine. Ils le lui accordèrent volontiers, pensant que dans cet intervalle il se déterminerait enfin à se rétracter. Le jour fixé étant arrivé, comme les Gentils le pressaient dans leur fureur de se rendre à leurs instances, on rapporte qu'il leur dit : Si vous pensez que j'ai éloigné le glaive suspendu sur ma tête, dans l'intention seulement de gagner quelques jours, et non plutôt afin de pouvoir mourir le jour même que mon Seigneur Jésus-Christ a été crucifié, il est juste que je mette aujourd'hui en évidence les pensées d'une âme chrétienne. Levez-vous donc, ajouta-t-il, et donnez-moi la mort comme vous le voudrez, je ne demande que de pouvoir remettre mon âme à celui pour lequel je meurs, et qui, ce même jour, à sacrifié lui-même la sienne pour le salut de tous. A ces mots, il tendit la gorge au fer qui le menaçait; on lui trancha la tête, et il fut ainsi envoyé auprès du Seigneur, auquel il avait souhaité de ressembler par sa mort. Cet homme se nommait Matthieu, et, conformément à la signification de son nom, il ne voulut se donner qu'à Dieu.