[0] QUE LES MOEURS DE L'ÂME SONT LA CONSÉQUENCE DES TEMPÉRAMENTS DU CORPS. [1] CHAPITRE PREMIER. Après un mûr examen, et après avoir vérifié expérimentalement, non pas une fois, non pas deux fois, mais très souvent, non pas sur moi seul et de plusieurs manières, mais d'abord avec mes maîtres, ensuite avec les meilleurs philosophes, que les puissances de l'âme suivent les tempéraments du corps, j'ai trouvé que la doctrine était vraie en toute occasion et utile à ceux qui veulent orner leur âme, puisque, d'après ce que j'ai dit dans le traité Des mœurs, en même temps que nous donnons à notre corps un bon tempérament par les aliments, par les boissons, et aussi par tout ce que nous faisons journellement, nous travaillons pour la bonne disposition de l'âme. Pythagore, Platon et quelques autres anciens philosophes ont agi, ainsi qu'on le raconte, conformément à cette doctrine. [2] CHAPITRE II. Le principe de tout mon discours est la connaissance de la différence des actes et des affections psychiques qui se manifestent chez les petits enfants et qui nous révèlent les puissances de l'âme. Les uns se montrent très lâches, les autres terribles ; ceux-ci sont insatiables et gourmands ; d'autres sont affectés dans un sens contraire ; ils sont ou éhontés, ou réservés; ils présentent enfin beaucoup d'autres différences analogues ; je les ai toutes énumérées ailleurs. Il me suffit ici d'avoir démontré, par un exemple, que les puissances des trois espèces ou des trois parties de l'âme sont opposées par nature dans les petits enfants. On pourra conclure de là que la nature de l'âme n'est pas la même pour tous ; et il est évident que le mot nature signifie, dans ce traité, la même chose que le mot essence ; car, s'il n'y avait aucune différence dans l'essence de leur âme, elle accomplirait toujours les mêmes actes, et les mêmes affections seraient produites en elles par les mêmes causes. Il est donc évident que les enfants diffèrent les uns des autres, autant par l'essence de leur âme que par ses actes et par ses affections, et, s'il en est ainsi, par ses puissances. Cela confond, tout d'abord, beaucoup de philosophes qui ont une notion mal définie de la puissance ; ils s'imaginent, ce me semble, que la puissance est quelque chose qui habite dans les essences, comme nous habitons dans les maisons, puisqu'ils ignorent qu'il existe, pour chaque chose qui se produit, une cause formatrice, laquelle est considérée dans un rapport de relation (g-kata g-to g-pros g-ti), et qu'il y a une appellation propre et spéciale pour cette cause, en tant qu'elle produit tel ou tel effet. La puissance de ce qui se produit réside dans le rapport de la cause à son effet ; voilà pourquoi nous disons qu'une essence a autant de puissances que d'actions. Par exemple, nous disons que l'aloès a une puissance purgative, une puissance tonique pour l'orifice de l'estomac, une puissance agglutinative pour les blessures saignantes, une puissance cicatrisante pour les plaies dont la surface est plane, enfin, une puissance desséchante pour l'humidité des paupières, non certes qu'il existe dans l'aloès quelque chose de particulier en dehors de l'aloès lui-même, répondant à chacune de ces actions ; car c'est la substance même de l'aloès qui produit tout cela ; et parce qu'elle a la faculté de le faire, on dit qu'elle a autant de puissances que d'actions. Nous disons donc que l'aloès peut purger, fortifier l'orifice de l'estomac, agglutiner les blessures, cicatriser les plaies et dessécher l'humidité des yeux, comme s'il n'y avait aucune différence à dire : l'aloès peut purger, ou il a une puissance purgative. Pouvoir dessécher les yeux, signifie aussi la même chose qu'avoir une puissance siccative. De la même manière, quand nous disons : l'âme logique, qui siège dans le cerveau, peut sentir au moyen des sens, peut se souvenir sans un excitateur direct, par l'intermédiaire des choses sensibles {qui l'ont frappée autrefois} ; elle peut voir dans les faits la conséquence ou l'antagonisme, l'analyse ou la synthèse; nous ne démontrons pas autre chose que si nous disions plus brièvement : l'âme logique a plusieurs puissances : la sensation, la mémoire, la compréhension, et ainsi de chacune des autres puissances. Si nous disons non seulement d'une manière générale que cette âme a la puissance de sentir, mais encore en particulier qu'elle peut voir, entendre, percevoir les odeurs, goûter les saveurs et toucher ; cela revient de nouveau à dire qu'elle est douée des puissances optique, de l'odorat, acoustique, du goût, et tactile. Platon déclare aussi qu'elle jouit de la puissance de désirer, le mot désir {ou concupiscible} étant pris ici dans son sens ordinaire, et non dans l'acception spéciale que lui donne habituellement cet auteur. D'après Platon, il y a pour cette âme plusieurs espèces de désirs, et il y en a plusieurs aussi pour l'âme irascible ; mais il y en a beaucoup plus encore, et de plus variés, pour la troisième âme, qu'à cause de cela il appelle, par excellence, l'âme concupiscible, attendu qu'on a coutume d'appeler du nom du genre ce qui excelle dans le genre lui-même. Par exemple, si on dit : ce vers a été fait par le poète, ce vers a été fait par la poétesse, nous comprenons tous que le poète désigne Homère, et la poétesse Sappho ; de même, on appelle par excellence bête féroce le lion ; il y a beaucoup d'autres choses auxquelles on donne par excellence le nom du genre. Donc, la partie de l'âme, que nous appelons habituellement rationnelle désire (ce mot étant pris dans son sens le plus général) la vérité, la science, les études, la compréhension, la mémoire, et, pour le dire en un mot, toutes les belles choses. Le désir de la liberté, de la victoire, de la puissance, de la domination, de la considération publique, des honneurs, est le partage de l'âme irascible. L'espèce d'âme que Platon appelle proprement concupiscible a un désir insatiable des plaisirs de l'amour, des aliments et des boissons. Ni cette âme ne peut avoir une convoitise pour le beau, ni l'âme rationnelle ne peut en avoir pour les plaisirs de l'amour, pour les boissons, pour les aliments, non plus que pour la domination, la gloire, ou les honneurs. De même l'âme irascible ne saurait avoir les mêmes penchants que l'âme rationnelle et l'âme concupiscible. [3] CHAPITRE III. Nous avons démontré ailleurs, d'une part, qu'il y a trois espèces d'âmes, et que c'est le sentiment de Platon ; d'une autre part, que ces trois âmes habitent l'une dans le foie, l'autre dans le cœur, la troisième dans l'encéphale ; enfin, que Platon paraît convaincu que de ces espèces ou de ces parties de l'âme, la rationnelle est immortelle. Quant à moi, je n'ai pas d'argument péremptoire pour discuter avec lui si cette opinion est vraie ou fausse. Occupons-nous donc d'abord des espèces d'âmes qui sont dans le cœur et dans le foie, et que Platon et moi regardons comme mortelles. Chacun de ces deux viscères a une essence propre ; nous n'avons pas à rechercher ici quelle elle est exactement ; rappelons seulement ce qui regarde la constitution commune à tous les corps. Il a été démontré que tout corps est constitué par deux principes {la matière et la forme} : la matière pouvant être conçue par l'esprit sans qualités, mais contenant {en réalité} un mélange de quatre qualités : le chaud, le froid, l'humide et le sec; de ces qualités résultent le cuivre, le fer, l'or, la chair, les nerfs, le cartilage, la graisse, en un mot, tout ce que Platon appelle corps premiers, et Aristote corps homoiomères. Ainsi, comme Aristote lui-même dit que l'âme est la forme du corps, il faut lui demander à lui, ou à ses sectateurs, si nous devons penser qu'il a appelé {dans ce cas} forme, la forme, extérieure, comme dans les corps organiques, on s'il appelle forme le second principe des corps physiques, lequel construit un corps qui est similaire et simple, et qui n'a pas de structure organique perceptible aux sens ; ils répondront nécessairement que c'est le second principe des corps physiques, puisque c'est de ces corps que dépendent primitivement les actes. J'ai démontré cela ailleurs, et s'il en est besoin, je reprendrai la démonstration. Puisque tous ces corps {physiques et sans structure organique} sont constitués par la matière et par la forme, et qu'Aristote lui-même est d'avis que le tempérament corporel résulte de ce que les quatre qualités pénétrant la matière des corps physiques {qui était d'abord sans qualité}, il doit nécessairement ajouter que c'est là la forme elle-même ; en sorte que l'essence de l'âme sera aussi un mélange, soit, si vous voulez des qualités élémentaires, l'humidité et la sécheresse, le froid et la chaleur, soit, si vous le préférez, des corps élémentaires, l'humide, le chaud, le froid, le sec. J'ai démontré que les puissances de l'âme sont la conséquence de son essence, puisque ses actes en sont eux-mêmes la conséquence. Si donc la partie rationnelle (ou pensante) de l'âme est une espèce d'âme, cette espèce sera mortelle, car elle est elle-même un certain tempérament de l'encéphale. En conséquence, toutes les espèces et toutes les parties de l'âme auront des puissances en rapport avec leur tempérament; telle sera l'essence de l'âme. Mais si l'âme est immortelle, comme le veut Platon, cet auteur aurait bien fait de nous expliquer, comme il a coutume de le faire pour tout ce qui concerne l'âme, pourquoi elle émigre quand l'encéphale est ou trop froid ou trop chaud, ou trop sec ou trop humide (car d'après Platon, la mort arrive par la séparation de l'âme d'avec le corps), et pourquoi une évacuation abondante de sang, ou la ciguë, prise à l'intérieur, ou une fièvre brûlante, la fait aussi émigrer. Si Platon vivait, je l'apprendrais volontiers de lui ; mais puisqu'il ne vit plus, et qu'aucun de ses disciples n'a pu m'indiquer aucune cause pour laquelle l'âme, sous l'action des influences que je viens d'énumérer, est obligée de quitter le corps, je ne crains pas de dire que toute espèce de corps n'est pas propre à recevoir l'âme rationnelle, car il me semble que cela est une conséquence de la doctrine de Platon sur l'âme, bien que je n'en puisse fournir aucune démonstration, attendu que moi je ne sais plus quelle est l'essence de l'âme, si nous la regardons comme étant du nombre des substances non corporelles. Dans les corps, je vois des tempéraments nombreux et qui diffèrent beaucoup entre eux; mais pour une essence incorporelle qui peut subsister par elle-même, et qui n'est ni qualité, ni forme du corps, je ne me figure aucune différence, bien que j'aie souvent examiné et que j'aie recherché avec soin; et si l'âme n'était en aucune façon une partie du corps, je ne comprendrais pas non plus comment elle pourrait s'étendre dans tout le corps. Je n'ai jamais pu, même par l'imagination, me représenter aucune de ces choses, bien que je l'aie désiré pendant longtemps ; mais je connais manifestement, en tant que phénomène, qu'une soustraction de sang ou que la ciguë refroidissent le corps, et qu'une fièvre violente l'échauffé ; et, je le demande de nouveau, pourquoi l'âme abandonne-t-elle complètement le corps refroidi ou échauffé outre mesure ? J'ai longtemps cherché la cause et je ne la trouve point ; je ne sais pas non plus pourquoi nous sommes pris de délire, par un excès de bile jaune dans le cerveau, ou de mélancolie, par un excès de bile noire, ou de léthargus, et par conséquent de perte de mémoire et d'intelligence, par un excès de flegme ou de toute autre matière refroidissante. J'ignore également pourquoi la ciguë provoque la folie ; la ciguë, dont le nom dérive de l'affection que je vois être produite par elle dans le corps. Le vin dissipe manifestement toute espèce de chagrins et l'abattement, car chaque jour nous prenons du vin {dans ce but}. Zénon, suivant la tradition, disait: « De même que les lupins amers deviennent doux quand ils sont macérés dans l'eau, de même je me trouve bien disposé sous l'influence du vin. » On prétend que la racine appelée œnopie jouit de cette propriété d'une manière encore plus prononcée, et on ajoute que c'est la drogue de l'hôtesse égyptienne {Polydamna} dont le poète dit : « Aussitôt Hélène jette dans le vin qu'il buvait la drogue qui chasse le chagrin (g-nehpenthes), qui dissipe la colère, et fait oublier tous les maux.» (Odys., IV, 220). Mais laissons la racine d'œnopie! je n'en ai que faire dans ce discours, puisque nous voyons chaque jour que le vin produit tous les effets que célèbrent les poètes : "Le vin doux comme le miel te nuit comme il nuit à tous ceux qui en boivent à longs traits, et qui n'en usent pas avec modération". Le vin troubla aussi le fameux centaure, fils d'Eurytus, dans le palais de Pirithoüs au grand cœur, quand il arriva chez les Lapithes. Lorsque son âme fut inondée par le-vin, il devint fou, et se livra à des excès dans la demeure de Pirithoüs. (Odys., XXI, 293-98). Et ailleurs il dit encore, à propos du vin : « Le vin qui rend fou, et qui contraint, quoiqu'on soit très sage, à chanter et à rire gracieusement, le vin qui pousse à danser et à dire des paroles qu'il vaudrait mieux ne pas proférer. » (Odys., XIV, 466-9). Théognis a dit aussi : « Le vin bu en grande quantité est mauvais ; si on en boit avec modération, il n'est pas nuisible, mais bon. » En effet, le vin pris avec modération entraîne avec lui de grands avantages pour la coction, la distribution, la sanguinification des aliments, et pour la nutrition ; il contribue beaucoup aussi à rendre l'âme à la fois moins farouche et plus courageuse, par l'intermédiaire du tempérament du corps, lequel est, à son tour, produit au moyen des humeurs. Non seulement, comme je le soutenais, le vin change le tempérament du corps et les fonctions de l'âme, mais il peut même faire sortir l'âme du corps. Comment pourrait-on dire autrement, quand on voit les drogues qui refroidissent ou qui échauffent beaucoup tuer immédiatement ceux qui les prennent? Les venins des animaux sont dans ce cas. Ainsi, nous voyons mourir sur-le-champ les individus piqués par un aspic ; ces individus meurent par le venin de la même manière qu'on meurt par la ciguë, car ce venin refroidit aussi. Ceux qui admettent une substance particulière pour l'âme, seront donc forcés d'avouer qu'elle est l'esclave des tempéraments du corps, attendu que ces tempéraments peuvent la chasser du corps, la contraindre à délirer, la priver de mémoire et d'intelligence, la rendre triste, timide, abattue, comme cela se voit dans la mélancolie, et ils reconnaîtront que le vin bu modérément produit les effets opposés. [4] CHAPITRE IV. Les puissances de l'âme sont-elles modifiées par le tempérament chaud ou froid, mais ne souffrent-elles en rien du tempérament sec ou humide ? Nous avons la preuve du contraire par les médicaments et par le régime de chaque jour. Je réunirai peut-être ces preuves dans la suite ; mais, avant, je rapporterai les passages où Platon professe que l'humidité du corps ôte à l'âme la mémoire des choses dont elle avait conscience avant d'être liée au corps ; c'est ce qu'il dit, en effet, textuellement dans le Timée, là où il raconte que les Dieux ont créé l'homme en liant une âme immortelle dans un corps, siège d'un courant d'affluences et d'effluences, désignant certainement ainsi, d'une manière obscure, l'humidité de la nature des enfants nouveau-nés. Après cela il ajoute : « Enchaînées dans ce vaste courant du fleuve, les âmes ne domptaient pas et n'étaient pas domptées ; elles étaient entraînées par la force, et entraînaient à leur tour » Un peu plus loin, il ajoute : "Le flot qui inonde le corps et s'en échappe, le flot d'où vient la nutrition étant très abondant, les affections produites dans chaque animal, par les agents extérieurs (c'est-à-dire par les sensations) causaient encore un plus grand trouble". Après avoir énuméré ces sensations, Platon ajoute : « Au début, à cause de toutes ces affections, l'âme est d'abord sans intelligence lorsqu'elle commence à être attachée à un corps mortel ; mais lorsque le flux, source de l'accroissement et de la nutrition, est moins impétueux, lorsque les révolutions de l'âme reprennent leur route paisible et qu'avec le temps elles s'affermissent davantage, chaque cercle tournant suivant sa forme naturelle, leurs circonvolutions se régularisant et, désignant avec justesse l'autre et le même, elles achèvent de rendre sensés ceux qui les possèdent. » — Lorsque Platon dit : « Le flux, source de l'accroissement et de la nutrition, est moins impétueux, » il parle évidemment de l'humidité qu'il avait déclarée auparavant être la cause du défaut d'intelligence de l'âme, de telle sorte que {suivant ce philosophe lui-même} la sécheresse procure l'intelligence et que l'humidité fait tomber en démence. Mais s'il est vrai que l'humidité cause la démence, et la sécheresse l'intelligence, une extrême sécheresse procure une intelligence parfaite, et une sécheresse mélangée d'humidité ôtera à l'intelligence une somme de perfection proportionnelle à la quantité d'humidité dont elle est imprégnée. Quel corps d'animal est aussi exempt d'humidité que celui des astres? Aucun, certes, n'en approche sous ce rapport; en sorte que nul corps d'animal mortel ne se rapproche de l'intelligence parfaite sans participer à l'inintelligence au même degré qu'à l'humidité. Lors donc que la partie rationnelle de l'âme qui a une essence spéciale, change avec les tempéraments du corps, que doit-on penser qu'éprouve l'espèce mortelle? N'est-il pas évident que cette espèce est complètement l'esclave du corps ? Il vaut même mieux ne pas se servir des mots être esclave, mais dire que la partie mortelle de l'âme n'est elle-même que le tempérament du corps, car il a été démontré plus haut que l'âme mortelle est le tempérament du corps. Donc, le tempérament du cœur est la partie irascible de l'âme. Celui du foie est la partie que Platon appelle concupiscible, et qui est nommée par Aristote nutritive et végétative. J'approuve tout à fait Andronique le Péripatéticien, qui a osé, comme un homme libre, et sans obscurcir sa pensée par des circonlocutions, déclarer quelle était l'essence de l'âme, et j'accepte sa phrase. Je trouve d'ailleurs Andronique aussi libre sur beaucoup d'autres questions; mais je le blâme d'avoir dit que l'âme était un tempérament, ou une puissance qui est une conséquence du tempérament, parce qu'il a ajouté le mot puissance, attendu que l'âme, étant une certaine essence, a plusieurs puissances ; cela a été très bien dit par Aristote, et auparavant cet auteur a parfaitement expliqué la similitude de noms ; en effet, la matière, aussi bien que la forme, et toutes deux ensemble étant appelées essence, il a dit que l'âme était une essence, eu égard à l'espèce, ne pouvant pas désigner autre chose que le tempérament, comme cela a été démontré plus haut. Dans l'opinion des stoïciens, l'âme est aussi ce genre d'essence. Ils veulent, en effet, que l'âme, comme la nature, soit un pneuma; mais un pneuma humide et froid pour la nature, sec et chaud pour l'âme, en sorte que ce pneuma est une certaine matière propre de l'âme, mais que la forme de la matière ou du tempérament consiste dans la bonne proportion de la substance aérienne et de la substance ignée, car il n'est pas possible de dire que l'âme soit seulement air ou seulement feu, attendu que le corps de l'animal ne paraît ni extrêmement froid, ni extrêmement chaud, ni même dominé par une grande surabondance de l'une ou de l'autre qualité. En effet, quand le corps s'écarte même d'une façon peu prononcée de la symétrie, l'animal est pris de fièvre, s'il y a surabondance démesurée du feu; il se refroidit, devient livide, et a les sensations obtuses ou tout à fait abolies, suivant le tempérament de l'air ; car cet élément pris en lui-même est froid, et il n'acquiert un bon tempérament que par son mélange avec l'élément igné. Il est donc déjà évident pour nous que, d'après les stoïciens, la substance de l'âme résulte d'un certain mélange d'air et de feu, et que {d'après eux encore} Chrysippe a dû sa sagesse au mélange tempéré de ces éléments, tandis que c'est au chaud intempéré que les fils d'Hippocrate ont dû la stupidité qui leur a valu le privilège d'être tournés en ridicule par les poètes comiques, à cause de leur sottise. On dira donc peut-être qu'il ne faut ni louer Chrysippe pour son intelligence, ni blâmer les fils d'Hippocrate pour leur sottise. De la même manière, si on considère les actes et les affections de irascible, il ne faudra ni louer les gens hardis, ni blâmer les lâches; mais nous traiterons bientôt ce sujet. [5] CHAPITRE V. Je placerai maintenant les considérations qui complètent celles que je m'étais proposé de développer au début de ce traité, en ajoutant qu'il n'est pas possible de tout démontrer en toute occasion, et qu'il y a en philosophie deux doctrines {sur la formation du monde}, si on s'en tient aux deux divisions principales. Les uns pensent que toute la substance du monde est continue ; d'autres soutiennent qu'elle est divisée par un entrelacement d'espaces vides. J'ai reconnu en réfutant {les atomistes}, réfutation qu'on trouvera développée dans le traité "Des éléments d'après Hippocrate", que la seconde opinion n'est pas du tout fondée. Dans le présent traité, admettant comme point de départ la thèse que notre substance est soumise à des changements, et que le tempérament de cette substance des parties homoiomères constitue le corps physique, nous avons établi que l'essence de l'âme est le résultat du tempérament du corps, à moins qu'on ne la suppose, avec Platon, incorporelle, et pouvant exister sans le corps. Contre ceux qui soutiennent cette hypothèse, il a été suffisamment démontré que l'âme est empêchée, par le tempérament du corps, de remplir les fonctions qui lui sont propres. Je fournirai encore d'autres démonstrations ; mais, comme je m'occupe maintenant de ce sujet, il me paraît préférable d'ajouter ce qui regarde les tempéraments. Ceux qui pensent que l'âme est la forme du corps, pourront dire que c'est la proportion exacte des éléments dans le tempérament, et non la sécheresse, qui rend l'âme plus sage ; en cela, ils seront en désaccord avec ceux qui pensent que plus le tempérament est sec, plus l'âme devient sage, et lors même qu'ils ne voudraient pas concéder que la sécheresse est une cause d'intelligence, je pourrais du moins invoquer le témoignage d'Héraclite lui-même car n'a-t-il pas dit : âme sèche, âme très sage, pensant que la sécheresse est la cause de l'intelligence. Le mot g-aueh signifie cela (c'est-à-dire, sèche) et il faut croire que cette opinion est la meilleure si nous songeons que les astres qui sont resplendissants et secs, ont une intelligence parfaite ; car si quelqu'un disait que les astres n'ont point d'intelligence, il paraîtrait ne pas comprendre la préexcellence des Dieux. Pourquoi donc beaucoup de gens arrivés à l'extrême vieillesse délirent-ils, bien qu'il soit démontré avec raison que la vieillesse est un âge sec? Nous répondrons que le délire n'est pas une suite de la sécheresse, mais du froid, car le froid nuit manifestement à toutes les actions de l'âme. Ces réflexions, bien qu'elles soient secondaires, démontrent clairement ce que nous voulons établir, à savoir que les opérations et les affections de l'âme dépendent du tempérament du corps. Si l'urne est la forme d'un corps homoiomère, nous arriverons à une démonstration tout à fait scientifique (c'est-à-dire a priori), tirée de son essence. Supposons que l'âme est immortelle et qu'elle a une essence propre, ce qui est la doctrine de Platon ; mais elle est dominée par le corps et elle est son esclave ; Platon lui-même le reconnaît lorsqu'il considère la sottise des enfants, de ceux qui délirent dans la vieillesse, et encore de ceux qui, à la suite de l'administration de quelques médicaments, ou de la génération d'humeurs mauvaises dans le corps, tombent dans le délire, dans la manie ou dans la démence, ou perdent la mémoire. Que l'âme, sous l'influence des causes susdites, aille jusqu'à la perte de la mémoire, jusqu'à la démence, à l'immobilité et à l'insensibilité, cela pourrait être attribué à l'embarras dans lequel elle se trouve de se servir des puissances qui lui sont données par la nature; mais quand on croit voir ce qu'on ne voit pas, entendre des sons que personne ne profère, ou qu'on dit des choses honteuses, impies, ou tout à fait folles, c'est une preuve que l'âme n'a pas simplement perdu les puissances qui lui sont naturelles, et qu'il s'est introduit en elle quelque chose de contraire à sa nature. Cela donc affaiblit déjà considérablement la conjecture que toute l'essence de l'âme est incorporelle. Comment, en effet, pourrait-elle, par son union avec le corps, être amenée à une nature opposée à celle qu'elle possède, si elle n'est ni une certaine qualité, ni une forme, ni une affection, ni une puissance du corps? Mais abandonnons ces réflexions, pour que la partie accessoire ne devienne pas beaucoup plus étendue que le sujet lui-même que nous nous proposons de traiter. Les maux du corps dominent l'âme, cela se voit manifestement dans la mélancolie, le phrénitis et la manie ; car ne reconnaître ni soi-même, ni ses proches, par suite d'une maladie (phénomène que Thucydide (II, 47, suiv.) a dit s'être montré chez beaucoup d'individus {pendant la peste d'Athènes}, et que nous avons vu nous-mêmes dans la peste qui a régné il y a peu d'années) paraît être la même chose que ne pas voir à cause d'une chassie ou d'une cataracte, sans que la faculté visuelle soit altérée ; mais voir trois choses pour une, est une grande affection de la faculté visuelle, affection qui ressemble au phrénitis. [6] CHAPITRE VI. Le passage suivant démontrera que Platon lui-même savait que l'âme est lésée par une cacochymie du corps : « Quand le flegme acide ou salé, ou quand les humeurs amères et bilieuses, quelles qu'elles soient, errant dans le corps, ne peuvent trouver une voie pour s'échapper, et que roulant à l'intérieur, elles imprègnent fortement de leur humidité, en se mêlant les unes avec les autres, la diathèse de l'âme, elles produisent des maladies de l'âme de toute espèce, plus ou moins fortes, plus ou moins nombreuses. En se portant vers les trois sièges de l'âme, suivant qu'elles se fixent vers l'un ou vers l'autre, elles causent une grande variété de morosité et d'abattement, souvent de l'audace ou de la lâcheté, et aussi la perte de la mémoire accompagnée d'abattement. » Dans ce passage, Platon avoue manifestement que l'âme subit un certain mal par la cacochymie du corps. — De même, dans cet autre passage, il place la cause des maladies de l'âme dans la constitution du corps : « Un homme a un sperme abondant et visqueux, et ressemble à cause de cela à un arbre qui produirait des fruits outre mesure ; il éprouve, à chaque rapprochement sexuel, des douleurs violentes et des plaisirs vifs dans ses désirs et dans l'émission du sperme qui en résulte ; il est furieux pendant la plus grande partie de sa vie, à cause des douleurs semblables à celles de l'accouchement, et des voluptés excessives qu'il ressent, ayant une âme malade et délirante à cause du corps; cet homme est considéré à tort, non comme un malade, mais comme un homme involontairement mauvais. La vérité est que l'ardeur pour les plaisirs vénériens tient en grande partie à une constitution d'une certaine espèce, qui dépend de la porosité des os, constitution fluxionnaire et humide, d'où résulte une maladie de l'âme. » Dans ce passage, Platon a suffisamment montré que l'âme devient malade par suite d'une disposition vicieuse du corps. — Le sentiment de ce philosophe n'est pas moins évident par ce qu'il ajoute ensuite. Il dit en effet : «Pour presque toute espèce d'intempérance dans les plaisirs, tout reproche qu'on fait comme s'il s'agissait de fautes réputées volontaires, est injuste; car personne n'est mauvais de plein gré ; mais on est vicieux à cause d'une mauvaise constitution du corps ou à cause d'une éducation mal réglée ; pour tout homme c'est là un malheur qui est indépendant de sa volonté. » Platon est donc d'accord avec moi sur les points que j'ai déjà établis; les passages que je viens de citer et beaucoup d'autres le prouvent évidemment. On trouvera ces passages, les uns dans le Timée, par exemple ceux que j'ai cités, et les autres dans d'autres ouvrages. [7] CHAPITRE VII. Il est évident, par les passages suivants, qu'Aristote est d'avis que les puissances de l'âme dépendent du tempérament du sang de la matrice, duquel naît, suivant lui, notre propre sang. En effet, cet auteur a écrit dans le IIe livre "Des parties des animaux" (chap. II) : « Le sang épais et chaud donne la force, le sang ténu et froid rend les sensations plus déliées ; la même différence existe pour les fluides qui correspondent au sang. Voilà pourquoi les abeilles et d'autres animaux semblables sont naturellement plus sensés que beaucoup d'animaux qui ont du sang ; et parmi les animaux qui ont du sang, ceux qui l'ont froid et ténu sont plus intelligents que ceux qui sont dans une disposition contraire. Les meilleurs sont ceux qui ont le sang à la fois chaud, ténu et pur; car ces conditions sont excellentes pour produire à la fois le courage et l'intelligence. Conséquemment les parties supérieures par rapport aux inférieures, le mâle par rapport à la femelle, les parties droites par rapport aux gauches présentent les mêmes différences. » Évidemment par ce passage Aristote a voulu montrer que les puissances de l'âme dépendent de la nature du sang. — Plus loin, dans le même livre (II, IV), il n'a pas exprimé moins clairement cette doctrine : « Il y a, dit-il, certaines espèces de sang qui contiennent ce qu'on appelle des fibres : il y a du sang qui n'en a point : tel est celui des cerfs, des antilopes ; aussi ce sang ne se coagule pas. La partie aqueuse du sang est plus froide ; voilà pourquoi elle ne se coagule pas. La partie terreuse se coagule, le liquide s'évaporant pendant la coagulation; mais les fibres sont du genre terreux. Il arrive quelquefois que certains animaux ont une plus belle intelligence, non parce que leur sang est froid, mais plutôt parce qu'il est ténu et pur ; car la partie terreuse n'a aucune de ces propriétés. Ceux dont le sang contient un liquide plus ténu et plus pur ont des sensations plus mobiles. C'est pour cette raison que certains animaux privés de sang ont une âme plus sensée que quelques animaux qui ont du sang, comme il a été dit plus haut. Telles sont les abeilles, la classe des fourmis, et les autres animaux analogues, s'il en existe. Tous les animaux dont le sang est très aqueux sont plus lâches que les autres ; car la peur refroidit. Donc les animaux qui ont dans le cœur un pareil tempérament sont prédisposés à cette affection (c'est-à-dire à la peur), car l'eau se congèle par le froid. C'est à cause de cela, pour le dire en un mot, que les animaux dépourvus de sang sont plus timides que ceux qui en ont. La peur les rend immobiles, leur fait lâcher leurs excréments, et chez quelques-uns change leur couleur. Ceux dont le sang a des fibres nombreuses et épaisses sont d'une nature plus terreuse, ont un caractère plus hardi, et cette hardiesse les rend farouches, car la hardiesse produit la chaleur. Les parties solides soumises à l'action de la chaleur deviennent plus chaudes que les liquides, car les fibres étant plus solides et plus terreuses, deviennent des fournaises dans le corps et causent une ébullition pendant la colère. C'est pourquoi les taureaux et les sangliers sont hardis et furibonds, car leur sang est très fibreux, et le taureau est de tous les animaux celui dont le sang se coagule le plus promptement. Privé de ses fibres, le sang ne se coagule plus, car les fibres sont terreuses. Si on ôte la partie terreuse d'un bourbier, l'eau ne se solidifie plus ; de même le sang {quand les fibres en ont été retirées, ne se coagule plus} ; il se coagule, au contraire, quand elles restent. De la même manière la terre humide se congèle sous l'action du froid ; car le chaud étant expulsé par le froid, le liquide s'évapore en même temps, ainsi qu'il a été dit plus haut, et il se produit une congélation, le liquide étant desséché non par le chaud, mais par le froid. Tant que le sang est dans le corps, il est liquide à cause de la chaleur qui est dans les animaux. » — Après cela Aristote ajoute : « La nature du sang est considérée avec raison comme la cause de beaucoup de particularités chez les animaux, soit dans leur caractère, soit dans l'action de leurs sens, car il est la matière de tout le corps ; or, la nourriture est matière, et le sang est la nourriture intime ; il produit donc de grandes différences, s'il est ou chaud, ou froid, ou ténu, ou épais, ou pur, ou trouble. » — Comme on trouve dans les livres d'Aristote "Sur les animaux" et dans ses Problèmes beaucoup d'autres passages analogues, j'ai cru inutile de les rapporter tous; il me {suffisait de montrer quel est son sentiment sur le tempérament du corps et sur les puissances de l'âme. Toutefois je transcrirai quelques passages du premier livre de "l'Histoire des animaux" ; les uns se rapportent directement au tempérament, les autres par l'intermédiaire des signes physionomiques, et ce moyen intermédiaire appartient en propre à la doctrine d'Aristote. En effet, cet auteur soutient que la formation particulière de tout le corps, pour chaque genre d'animal, dépend des mœurs et des puissances de l'âme, et, pour prendre immédiatement un exemple, la génération des animaux pourvus de sang se fait au moyen du sang de la mère. Les mœurs de l'âme sont en rapport avec le tempérament de ce sang, comme Aristote l'a affirmé dans les passages cités plus haut. La conformation particulière des parties organiques est le fait des mœurs de l'âme, suivant Aristote lui-même. Du reste, d'après cette doctrine, on acquiert des notions nombreuses sur les mœurs de l'âme et sur le tempérament du corps. Quelques-uns des signes physionomiques nous révèlent directement et sans aucun intermédiaire le tempérament. Ces signes sont, par exemple, ceux qui se rapportent à la couleur, aux cheveux, et encore à la voix ou aux fonctions des parties. Mais écoutons Aristote, dans le premier livre de "l'Histoire des animaux" (I, VIII) : « La partie du visage située au-dessous du bregma et comprise entre les deux yeux est le front. Les animaux sont lents si le front est grand ; vifs s'il est petit ; irascibles s'il est large. » — Voilà déjà un passage, puis il en vient un autre immédiatement après : « Sous le front il y a les deux sourcils ; ils indiquent, s'ils vont en ligne droite, des mœurs douces; s'ils se recourbent vers le nez, des mœurs farouches; si c'est vers les tempes, la raillerie et la dissimulation ; s'ils sont abaissés, ils signifient l'envie. » — Peu après Aristote ajoute : « Deux angles constituent le point de réunion des paupières inférieures et supérieures ; il y en a un vers le nez et un autre vers les tempes ; ils signifient, quand ils sont longs, un caractère mauvais, et quand ils sont courts, un caractère meilleur ; quand du côté du nez ils sont charnus, comme chez les milans, ils indiquent la méchanceté. » — Aristote ajoute : « Le blanc des yeux est semblable chez presque tous les animaux, mais ce qu'on appelle le noir offre des différences; chez les uns, cette partie est noire ; chez d'autres, blanc bleuâtre ; chez certains, bleu azuré; cette dernière couleur est le signe d'un caractère excellent et la meilleure condition pour une vue perçante. » Puis il écrit encore ce qui suit : « Il y a des yeux petits ; il y en a de grands; il y en a de moyens, et ce sont les meilleurs. Il y a des yeux qui sont très saillants, d'autres très enfoncés, d'autres dans une position moyenne. Les yeux enfoncés sont, chez toute espèce d'animaux, la meilleure condition pour une vue perçante; les yeux dont la position est moyenne signifient des mœurs très douces. Les yeux sont ou clignotants, ou fixes, ou dans une position moyenne ; ces derniers indiquent des mœurs très douces ; les autres annoncent, ceux-ci l'impudence, ceux-là l'inconstance. » — Peu après (I, IX), Aristote parle ainsi des oreilles : « Les oreilles sont {ou grandes}, ou tout à fait petites, ou d'une grandeur moyenne, ou très dressées {ou retombantes, ou dans une position moyenne}. Les petites signifient des mœurs farouches, les moyennes des mœurs excellentes ; celles qui sont à la fois grandes et dressées indiquent la sottise et la loquacité. » — Tels sont les passages qu'on trouve dans le premier livre de "l'Histoire des animaux"; on rencontre aussi quelques phrases analogues dans un autre ouvrage "Sur les principes de la physionomie", j'en rapporterais quelques-unes, si je ne craignais d'encourir le reproche de prolixité, et de perdre mon temps sans utilité, puisqu'il m'est permis d'invoquer en faveur de cette théorie le témoignage du divin Hippocrate, le premier des médecins et des philosophes. [8] CHAPITRE VIII. Or, Hippocrate a écrit ce qui suit dans l'ouvrage où il traite "Des eaux, des airs et des lieux"; et d'abord, à propos des villes qui sont tournées vers les Ourses (le nord}, il s'exprime en ces termes : « Les mœurs y sont plutôt farouches que douces (chap. IX, p. 197 de mon édit). » — Peu après il parle ainsi des villes tournées vers le levant : « Les hommes ont la voix claire et ont un meilleur caractère, une intelligence plus pénétrante que les habitants du nord (chap. V, p. 198). » Puis avançant dans son sujet, il disserte ainsi sur les habitants de l'Asie : « Je dis que l'Asie diffère beaucoup de l'Europe par la nature de toutes choses, aussi bien par celle des productions de la terre que par celle des hommes. Tout vient beaucoup plus grand et beaucoup plus beau en Asie {qu'en Europe} ; le climat y est plus tempéré, les mœurs y sont plus douces, la cause en est dans le tempérament des saisons (chap. XII, p. 208). » Hippocrate dit que le tempérament est la cause non seulement des autres circonstances qu'il a énumérées, mais aussi des mœurs. Pour montrer que, suivant Hippocrate, les tempéraments des saisons diffèrent les uns des autres par la chaleur, par le froid, par le sec et par l'humide, j'ai rassemblé plusieurs passages dans l'ouvrage où j'établis qu'il professe, sur les éléments, la même opinion dans le traité De la nature de l'homme que dans ses autres écrits. — Dans les passages qui suivent celui que je viens de citer, enseignant la même doctrine, Hippocrate parle de la manière suivante des régions tempérées, auxquelles il attribue le pouvoir de rendre les mœurs plus douces : « Ni le courage viril, ni la patience dans les fatigues, ni l'énergie morale ne sauraient exister avec une pareille nature, que les habitants soient indigènes ou de race étrangère ; l'attrait du plaisir l'emporte nécessairement sur tout (chap. XIII p. 209). » — Et plus bas, dans le même livre, il écrit : « Le défaut de courage parmi les hommes, et l'absence de virilité, qui rendent les Asiatiques moins belliqueux et plus doux de caractère que les Européens, tiennent principalement aux saisons qui n'éprouvent pas de grandes variations, ni de chaud, ni de froid, mais qui sont uniformes (chap. XVI, p. 211). » — Peu après il ajoute encore ce qui suit : « Du reste, vous trouverez que les Asiatiques diffèrent entre eux : ceux-ci sont plus vaillants, ceux-là sont plus lâches. Les vicissitudes des saisons en sont aussi la cause, ainsi que je l'ai dit plus haut (ibid., p. 212). » — Plus bas, dans le même livre, lorsqu'il arrive à parler des habitants de l'Europe, il dit : « Une telle nature donne quelque chose de sauvage, d'insociable, de fougueux (chap. XXIII, p. 218). » — Après cela il dit, dans un autre passage : « Tous ceux qui habitent un pays montueux, inégal, élevé, pourvu d'eau, et où les saisons présentent de grandes vicissitudes, sont naturellement d'une haute stature, très propres à supporter le travail et bien disposés pour les actes qui exigent un courage viril. De tels naturels sont doués au suprême degré d'un caractère farouche et sauvage. Ceux, au contraire, qui vivent dans des pays enfoncés, couverts de prairies, tourmentés par des chaleurs étouffantes, plus exposés aux vents chauds qu'aux vents froids, et qui usent d'eaux chaudes, ne sont ni grands, ni bien proportionnés ; ils sont trapus, chargés de chair, ont les cheveux noirs, sont plutôt noirs que blancs, sont moins flegmatiques que bilieux; leur âme n'est douée par nature, ni de courage viril, ni d'aptitude au travail ; mais, la loi venant en aide, ils pourraient les acquérir l'un et l'autre (chap. XXIV, p. 219). — Hippocrate entend par foi la manière constante de vivre dans chaque pays : elle comprend ce que nous appelons nourriture, éducation des enfants, habitudes du pays. J'ai cité ce passage d'Hippocrate en vue de ce que j'aurai à dire un peu plus tard, car ici je veux encore ajouter les passages suivants : « Ceux qui habitent un pays élevé, non accidenté, exposé aux vents et bien fourni d'eau sont nécessairement grands et se ressemblent entre eux ; leurs mœurs sont moins viriles et plus douces (ibid., p. 220). » Puis il ajoute ce qui suit relativement aux pays : « Ceux qui habitent des pays où le terroir est léger, sec et nu, et où les vicissitudes des saisons ne sont pas tempérées, ont la constitution sèche et nerveuse et sont plutôt blonds que bruns ; ils sont arrogants et indociles (ibid.). » — Et pour ne pas trop multiplier les citations, que dit ensuite Hippocrate ? « Vous trouverez le plus souvent, ajoute-t-il, que les formes et la manière d'être de l'homme se conforment à la nature du sol qu'il habite (ibid.). » — Il répète souvent, dans ce livre, que les contrées diffèrent entre elles eu égard au chaud et au froid, au sec et à l'humidité. Aussi plus loin il ajoute : « Partout où le sol est gras, mou et humide, où les eaux sont assez peu profondes pour être chaudes en été et froides eu hiver, et où les saisons s'accomplissent régulièrement, les hommes sont ordinairement charnus, ont les articulations peu prononcées, sont chargés d'humidité, inhabiles au travail, ont une âme vicieuse, en sorte qu'où les voit plongés dans l'indolence et se laissant aller au sommeil. Dans l'exercice des arts, ils ont l'esprit lourd, épais et sans pénétration (ibid.). » Dans ce passage, Hippocrate montre manifestement que non seulement les mœurs, mais aussi que l'obscurcissement ou la perfection de l'intelligence dépendent du tempérament des saisons. — Immédiatement après, il dit, dans les termes suivants, des choses analogues : « Mais dans un pays nu, sans abri, âpre, tour à tour exposé à la neige pendant l'hiver, et en été à l'ardeur du soleil, vous trouverez les habitants secs, maigres, ayant les articulations très prononcées, robustes et velus ; vous constaterez que l'activité dans le travail, que la vigilance sont inhérentes à de telles natures, qu'elles sont indomptables dans leurs mœurs et dans leurs appétits, fermes dans leurs résolutions, plutôt sauvages que civilisées; d'ailleurs plus sagaces dans l'exercice des arts, plus intelligents et plus propres aux combats (ibid.). » Dans ce passage l'auteur établit clairement que non seulement les mœurs, mais aussi que l'habileté ou le défaut d'aptitude dans la pratique des arts, que l'intelligence obscurcie et grossière sont une conséquence du tempérament du pays. Je n'aurai donc pas besoin de rapporter ici tous les signes physionomiques énumérés par Hippocrate dans le IIe et le VIe livre des Épidémies, mais il me suffira, pour donner un exemple, de citer le texte suivant (Epid. II, 5, 16, t. V, p. 130) : « Les individus chez lesquels le vaisseau bat au pli du coude sont maniaques et irascibles; ceux chez qui il est en repos sont hébétés ; » ce qui revient à dire : Les individus chez lesquels l'artère du pli du coude a un mouvement violent sont maniaques : car les anciens appelaient aussi les artères veines; cela a été souvent démontré. Toutefois ils n'appelaient pas pouls (g-sphygmos) toute espèce de mouvement des artères, mais seulement les mouvements sensibles et qui paraissent violents à l'individu lui-même. Hippocrate a le premier appelé pouls tout mouvement artériel, quel qu'il fût, coutume qui a prévalu après lui ; mais ici, se conformant encore à l'ancienne habitude, c'est d'après un mouvement violent de l'artère qu'il a conclu qu'un individu était maniaque et irascible . C'est en effet à cause de la surabondance de chaleur dans le cœur que les artères battent ainsi, car l'excès de la chaleur rend maniaque et irascible ; le tempérament froid, au contraire, rend paresseux, lourd, et ralentit tous les mouvements. [9] CHAPITRE IX. Hippocrate ayant montré, dans tout le traité "Sur les eaux et sur le tempérament des saisons", que les puissances de l'âme, non seulement celles de la partie irascible ou concupiscible, mais aussi toutes celles de la partie logique, suivent le tempérament du corps, serait le témoin le plus digne de foi, si on avait envie, comme c'est la coutume de quelques personnes, de faire reposer la vérité d'une opinion sur l'autorité des témoins. Quant à moi, je ne crois pas à Hippocrate, ainsi qu'on le fait habituellement, comme à un témoin, mais parce que je vois que ses démonstrations sont solides ; c'est donc pour cela que je le loue ! Qui ne voit, en effet, que le corps et l'âme de tous les hommes qui vivent sous les Ourses (au nord ) sont complètement différents de l'âme et du corps des hommes qui habitent près de la zone torride? Et qui ne voit aussi que les habitants des contrées moyennes, c'est-à-dire celles de la zone tempérée, sont plus favorisés pour le corps, pour les mœurs de l'âme, pour la compréhension et pour la sagesse, que les habitants des deux régions extrêmes? Puisqu'il a plu à quelques philosophes qui s'appellent eux-mêmes platoniciens, de prétendre que l'âme est gênée par le corps dans les maladies, mais qu'elle remplit les fonctions qui lui sont propres, quand il est sain, n'étant alors ni aidée, ni lésée par lui, je transcrirai quelques passages de Platon, dans lesquels il démontre que certains individus trouvent, pour les manifestations de leur intelligence, dans le tempérament des localités, on aide ou un obstacle, sans que le corps soit malade. Platon a écrit au commencement du Timée : « La Déesse vous ayant organisé les premiers, a réglé ce gouvernement et établi cet ordre ; elle a choisi le lieu où vous êtes nés, en voyant que par le bon tempérament des saisons, les hommes y seraient plus sages. » Puis il ajoute : « La déesse, amie de la guerre et de la sagesse, a choisi pour son premier établissement le lieu qui devait rendre les hommes le plus semblables à elle. » — On voit par ce passage que Platon attribue une grande influence aux localités, c'est-à-dire aux endroits habitables de la terre, sur les mœurs de l'âme, sur l'intelligence et sur la sagesse. Ou le voit encore par le passage suivant du cinquième livre "Des lois". « Sachez que les localités diffèrent les unes des autres pour produire des hommes meilleurs ou pires (p. 747 D). » Évidemment, dans ce passage, l'auteur dit que les localités produisent des hommes meilleurs ou pires. — Puis, plus loin, il ajoute : « Les uns sont rendus monstrueux et difformes par les vents de toute espèce et par l'insolation, les autres par les eaux, les autres enfin par la nourriture qu'on tire de la terre ; car la nourriture peut non seulement rendre le corps meilleur ou pire, mais donner encore à l'âme toutes les qualités dont nous avons parlé plus haut (ibid.). » Dans ce passage, il est établi clairement que les vents, et que l'insolation, c'est-à-dire la chaleur du soleil, agissent sur les puissances de l'âme. — Peut-être certains philosophes pensent que les vents, l'air ambiant, chaud ou froid, la nature des eaux ou la nourriture, peuvent rendre meilleure ou pire l'âme humaine, mais que ces circonstances donnent à l'âme de bonnes ou de mauvaises qualités, sans l'intermédiaire du tempérament, car ces qualités seraient {dans l'opinion de ces philosophes} une conséquence de l'intelligence. Quant à moi, je sais clairement que chaque espèce de nourriture est d'abord introduite dans l'estomac, où elle subit une première élaboration, qu'elle passe ensuite dans les veines qui vont du foie à l'estomac, et qu'elle forme les humeurs du corps, lesquelles nourrissent toutes les parties, et avec elles le cerveau, le cœur et le foie. En même temps qu'elles sont nourries, les parties deviennent plus chaudes, plus froides ou plus humides que dans l'état normal, étant rendues semblables aux humeurs qui prédominent. Que ceux donc qui se refusent à admettre l'efficacité de la nourriture pour rendre les hommes ou plus sages ou plus dissolus, ou plus incontinents ou plus réservés, ou plus hardis ou plus timides, ou plus sauvages ou plus civilisés, ou plus amis de la dispute et des combats, revenant à de meilleurs sentiments, m'interrogent pour apprendre de moi ce qu'il faut boire ou manger, car ils profiteront puissamment sous le rapport de la philosophie morale, et en outre ils imprimeront un progrès aux vertus de l'âme logique, en devenant plus intelligents, plus studieux, plus prudents, et en acquérant de la mémoire ; en effet, je les instruirai non seulement sur les aliments, sur les boissons et sur les vents, mais aussi sur les tempéraments de l'air ambiant, et je leur apprendrai aussi quelles régions il faut rechercher ou fuir. [10] CHAPITRE X. Je rappellerai à ces philosophes, lors même qu'ils ne le voudraient pas, que Platon, dont ils usurpent le nom, a traité ce sujet non pas une fois ou deux fois, mais souvent. Il me suffira d'ajouter pour le moment, aux passages du Timée sur la nourriture, les suivants qu'on trouve dans le deuxième livre "Des lois", et qui regardent l'usage du vin; ces passages sont au nombre de deux : « Ne donnerons-nous donc pas d'abord le précepte que les enfants ne prennent pas du tout de vin avant l'âge de dix-huit ans, enseignant qu'il ne faut pas, par précaution contre la constitution délirante des jeunes gens, faire couler dans le corps et dans l'âme le feu sur le feu, avant qu'on commence à se livrer aux fatigues ? Après cet âge, on prendra du vin modérément jusqu'à trente ans. Les jeunes gens doivent éviter complètement l'ivresse, et s'abstenir de boire une grande quantité de vin ; mais à l'âge de quarante ans, lorsqu'on assiste aux banquets, on peut non seulement invoquer tous les dieux et appeler aussi Bacchus aux cérémonies et aux jeux des hommes âgés, jeux que Bacchus a donnes au genre humain comme un secours contre la vieillesse chagrine, pour que le vin fût un remède contre la douleur et fit oublier la morosité, le vin qui adoucit la rudesse de l'âme et la rend plus aisée à façonner, semblable au feu qui ramollit le fer. » Par ces paroles Platon force ces beaux et braves platoniciens à se rappeler, non seulement ce qu'il dit de l'usage du vin en lui-même, mais aussi son opinion sur la différence des âges, car il professe que la nature des adolescents est délirante, et que celle des hommes faits est austère, chagrine et dure, non certes à cause du nombre des années, mais à cause du tempérament du corps, propre à chaque âge. En effet, la constitution des adolescents est chaude et sanguine, et celle des vieillards est peu sanguine et froide ; voilà pourquoi l'usage du vin est avantageux aux vieillards, en ramenant à une chaleur modérée le tempérament froid qu'ils doivent à leur âge, et qu'il est nuisible à ceux qui sont dans l'âge de croissance, car il échauffe avec excès et entraîne à des mouvements démesurés et furieux leur nature bouillonnante et violemment agitée. — Outre ce que je viens de rapporter, Platon donne encore beaucoup d'autres enseignements sur l'usage du vin, dans le second livre "Des lois". Elles seront utiles à ceux qui veulent les lire ; je rapporterai seulement le dernier des passages qui sont relatifs au vin, et qui vient à propos des Carthaginois. Voici ce passage : « J'approuve encore plus la loi carthaginoise que la coutume des Crétois ou des Lacédémoniens. Elle prescrit que personne à la guerre ne prenne jamais de vin, mais que pendant tout ce temps on ne boive que de l'eau, et qu'à la ville ni les esclaves, hommes ou femmes, ni les archontes, pendant l'année où ils sont au pouvoir, ni les pilotes, ni les juges en exercice ni celui qui doit délibérer sur une affaire importante, ne boivent jamais de vin, qu'on n'en boive pas pendant le jour, si ce n'est en vue des exercices corporels, ou pour cause de maladie, que ni l'homme ni la femme n'en boivent pendant la nuit s'ils veulent procréer des enfants. » — On pourrait énumérer beaucoup d'autres circonstances dans lesquelles ceux qui ont un esprit droit et une bonne loi, s'abstiennent de vin. Ce que dit Platon regardant, non les corps malades, mais ceux qui sont dans un état parfait de santé, est-ce qu'il vous semble, ô braves platoniciens, que des hommes en bonne santé et qui ont bu, peuvent faire la guerre, être à la tête des affaires, prendre de sages délibérations et diriger un navire? Répondez-moi quand je vous demande si ce n'est pas comme un tyran que le vin contraint l'âme à ne pas bien penser ce qu'elle pensait avant, à ne pas bien faire ce qu'elle faisait avant, et si ce n'est pas à ce titre que Platon recommande de s'en garder comme d'un ennemi ? Car une fois entré dans le corps, il empêche le nautonier de bien diriger le gouvernail du bâtiment, les soldats de conserver régulièrement l'ordre de bataille ; il fait que les juges se trompent quand ils devraient être justes, et que tous les chefs commandent mal et donnent des ordres absurdes. Platon pense, en effet, que le vin, remplissant de vapeurs chaudes tout le corps et surtout la tête, cause un mouvement désordonné dans la partie concupiscible et irascible de l'âme, et fait que la partie logique prend des décisions précipitées. S'il en est ainsi, c'est par l'intermédiaire du tempérament que les fonctions susdites de l'âme paraissent lésées quand nous buvons du vin ; c'est aussi par le même intermédiaire que quelques-unes en retirent de l'avantage. Mais, si vous le voulez, je vous apprendrai dans un autre temps combien le vin, par sa chaleur, nous procure d'avantages ou nous cause d'inconvénients. — Maintenant, je vais transcrire un passage du Timée, dans lequel Platon parle ainsi : « Nous devenons tous bons ou mauvais pour deux causes complètement indépendantes de notre volonté, et dont il faut accuser plutôt les parents que les enfants, plutôt ceux qui nourrissent que ceux qui sont nourris. » — Puis il ajoute : « On doit s'efforcer, autant qu'on le peut, à l'aide de la nourriture, des institutions et des sciences, d'éviter le mal, et au contraire de rechercher la vertu. « Les institutions, en effet, les sciences, aussi bien que la nourriture, déracinent le mal et engendrent la vertu. Quelquefois Platon appelle nourriture (g-tropheh) non seulement les aliments, mais encore tout le régime des enfants ; toutefois, on ne peut pas dire que, dans ce passage, il prenne nourriture dans le second sens, car c'est en donnant des préceptes, non aux enfants, mais aux adultes, qu'il ordonne de s'efforcer, autant qu'on le peut, de fuir le mal, et au contraire d'acquérir la vertu, en s'aidant de la nourriture, des institutions et des sciences. Il entend par institutions la gymnastique et la musique ; par sciences, la géométrie et l'arithmétique ; et par nourriture, on ne saurait comprendre autre chose que les aliments solides, les potages, les boissons, dont le vin fait partie et sur lequel il a souvent parlé dans le deuxième livre "Des lois". — Celui qui voudra apprendre sans moi l'action des aliments en général, doit recourir à mon traité en trois livres sur cette matière, en y ajoutant un quatrième "Sur les bonnes et les mauvaises humeurs", dont la lecture est surtout nécessaire pour le sujet actuel. — Le mauvais état des humeurs nuit donc beaucoup aux puissances de l'âme, et le bon état de ces humeurs les conserve intactes. [11] CHAPITRE XI. Notre discours ne supprime donc pas les biens que procure la philosophie, mais il explique et enseigne aux philosophes certaines choses qu'ils ignorent. En effet, ceux qui pensent que tous les hommes sont capables de vertu, et ceux qui croient qu'aucun homme ne saurait être juste par choix (ce qui équivaut à dire qu'il n'existe aucune limite naturelle), n'ont vu les uns et les autres que la moitié de la nature de l'homme. Les hommes ne naissent ni tous ennemis ni tous amis de la justice, les bons et les mauvais étant tels qu'ils sont à cause du tempérament du corps. Pourquoi donc, s'écrieront-ils alors, est-on en droit de louer ou de blâmer, de haïr ou d'aimer, puisqu'on est bon ou mauvais, non par soi-même, mais par le tempérament qu'on reçoit de causes étrangères? Parce que, répondrons-nous, nous avons la faculté innée de préférer, de rechercher, d'aimer le bien, de nous détourner du mal, de le haïr et de le fuir, sans que nous considérions s'il a été engendré ou s'il ne l'a pas été, car ce n'est ni le bien qui fait que le mal est mal, ni le bien qui se fait primitivement lui-même . Ainsi nous tuons les scorpions, les araignées venimeuses, les vipères, animaux qui sont faits ce qu'ils sont par la nature et non par eux-mêmes. Tout en appelant incréé le premier et le plus grand Dieu, Platon le nomme bon, et nous tous nous sommes portés par notre nature à aimer ce Dieu, qui est bon de toute éternité et qui ne s'est pas fait tel, ce Dieu qui n'a jamais été produit, puisqu'il est incréé et éternel. C'est donc avec raison que nous haïssons les hommes pervers, sans nous enquérir d'avance de la cause qui les a faits tels; d'un autre côté, nous recherchons et nous aimons les hommes vertueux, qu'ils soient tels par nature, par l'éducation et par l'instruction, ou par choix et pour s'y être exercés. Nous ôtons la vie aux hommes incorrigibles et pervers, pour trois causes très justes : la première, pour qu'ils ne nous nuisent pas en restant sur la terre ; la seconde, pour que leur supplice terrifie ceux qui leur ressemblent, et leur apprenne qu'une semblable peine les attend s'ils sont prévaricateurs ; la troisième, c'est qu'il vaut mieux pour ces hommes eux-mêmes qu'ils meurent par le supplice puisqu'ils ont une âme si pervertie qu ils sont incorrigibles et qu'ils ne peuvent être amendés et rendus meilleurs ni par les Muses, ni par Socrate, ni par Pythagore. J'admire en cela les stoïciens qui pensent que tous les hommes sont capables d'acquérir la vertu, mais qu'ils sont pervertis par ceux qui vivent mal. Laissant de côté tous les autres arguments qui détruisent leur raisonnement, je leur demanderai seulement d'où et de qui venait la perversité pour les premiers hommes qui n'avaient pas de prédécesseurs. Ils ne sauraient dire par qui les vices leur ont été communiqués. De même, nous voyons actuellement de petits enfants qui sont très méchants, et il serait impossible de dire qui leur a appris la méchanceté, surtout quand beaucoup, réunis ensemble, recevant la même éducation des mêmes parents, des mêmes maîtres ou des mêmes pédagogues, ont une nature très différente. En effet, y a-t-il rien de plus opposé à l'envie que le désintéressement ; à la malveillance, que la compassion ; à la timidité, que la hardiesse en toutes choses ; à la stupidité, que l'intelligence; au mensonge, que l'amour de la vérité? Cependant on voit que les enfants élevés par les mêmes parents, les mêmes maîtres et les mêmes pédagogues, diffèrent entre eux par les qualités opposées que j'ai énumérées. Examinez donc bien quel nom il faut donner à de pareilles assertions des philosophes du jour ; il vaut peut-être mieux ne pas les appeler philosophes, et dire ceux qui se targuent de philosopher. Si en réalité ils philosophaient, ils s'en seraient tenus à cette règle de poser les phénomènes évidents comme base de leurs démonstrations. Ce sont surtout les plus anciens philosophes qui ont, suivant moi, mis cette règle en pratique, et qui ont acquis auprès des hommes le titre de Sages, non pour avoir écrit des livres et pour avoir enseigné un système de dialectique ou de physique, mais pour leurs seules vertus qui consistaient plutôt en actions qu'en discours. Voyant des enfants qui, malgré l'excellente éducation qu'ils ont reçue, et bien qu'ils n'aient eu sous les yeux aucun mauvais exemple, sont néanmoins mauvais dès leurs premières années, ces philosophes ont dit, les uns que tous les hommes, les autres qu'à peu près tous les hommes sont mauvais par nature, les autres que tous les hommes ne sont pas mauvais ; on voit quelquefois, en effet, un enfant exempt de tout défaut, mais c'est un cas très rare. Aussi les premiers, ne rencontrant jamais un enfant qui fût irréprochable, ont déclaré que tous les hommes étaient mauvais par nature ; les seconds, rencontrant par hasard un ou deux enfants sans défauts, ont dit que non pas tous les hommes, mais que la plupart sont mauvais. En effet, si un homme qui n'est ni pervers, ni ami des disputes veut, à l'exemple des anciens philosophes, chercher à voir les choses avec un esprit libre, il ne trouvera qu'un très petit nombre d'enfants bien nés pour la vertu ; il cessera aussi de penser que nous naissons tous bien doués pour la vertu, mais que nous sommes pervertis par les parents, par les maîtres et par les pédagogues chargés de nous corriger, car les enfants ne fréquentent guère d'autres personnes. Ils sont aussi tout à fait ineptes ceux qui disent que nous sommes détournés du bien par le plaisir, bien que l'attrait du plaisir, qui est très attachant, ait une puissance assez grande pour nous détourner de la vertu, car si nous avons un penchant naturel pour le plaisir qui n'est pas une bonne chose, mais qui est plutôt, comme le dit Platon, un très grand appât pour le vice, nous sommes tous méchants par nature. Si au contraire, non pas tous les hommes mais seulement quelques-uns, ont ce penchant, ceux-là seulement sont méchants par nature. Si donc nous n'avions en nous aucune autre faculté qui nous soit plus familière que le plaisir, ou plutôt aucune vertu qui soit plus forte que le penchant naturel qui nous entraîne au plaisir, nous serions tous mauvais, la meilleure puissance étant la plus faible, et la plus mauvaise étant la plus forte ; mais si ce qu'il y a de meilleur est le plus fort, qui a persuadé aux premiers hommes de se laisser vaincre par la puissance la plus faible ? Posidonius, le plus savant des stoïciens, rejetait ces opinions; aussi est-il blâmé par les stoïciens pour les doctrines qui lui méritent précisément les plus grands éloges, car ces gens-là pensent qu'il vaut mieux trahir la patrie que les dogmes de la secte. Posidonius, au contraire, pense qu'il vaut mieux trahir la secte que la vérité. Dans son traité "Des affections" et dans celui "Sur la différence des vertus", professant une opinion complètement opposée à celle de Chrysippe, Posidonius a réfuté beaucoup des opinions que ce philosophe a soutenues dans les "Questions logiques sur les affections de l'âme", et plus encore de celles qu'il a émises dans son traité "Sur la différence des vertus". Il ne semble pas à Posidonius que le mal arrive du dehors à l'homme, et qu'il n'a dans l'âme aucune racine d'où nous le voyons germer et grandir ; il croit tout le contraire, car, pour lui, le germe du mal est en nous-mêmes. Aussi, ne devons-nous pas autant fuir les méchants que rechercher les hommes qui peuvent nous rendre vertueux et arrêter en nous le développement du mal, car tout le mal ne vient pas du dehors dans notre âme, comme le prétendent les stoïciens, mais les hommes pervers doivent à eux-mêmes la plus grande somme de vice ; c'est la plus petite partie qui vient du dehors. C'est donc de cette manière que les mauvaises habitudes naissent dans la partie irraisonnable de l'âme, et les opinions fausses dans la partie raisonnable ; de même lorsque nous sommes élevés par des hommes bons et honnêtes, nos opinions sont vraies et nos habitudes bonnes. Mais dans la partie logique de l'âme, le degré plus ou moins prononcé de sagacité ou de sottise dépend du tempérament, lequel à son tour dépend de l'origine première et d'un régime qui procure de bonnes humeurs, ces deux circonstances s'entr'aidant mutuellement. Un tempérament chaud rend irascible ; d'un autre côté, par l'irascibilité on enflamme la chaleur innée; à ceux qui ont un tempérament moyen, et par conséquent des mouvements modérés de l'âme, l'égalité de caractère est rendue facile. Notre raisonnement est donc d'accord avec les phénomènes, puisqu'il explique les causes pour lesquelles nous retirons de l'avantage du vin, de certaines substances appelées médicaments, d'un bon et excellent régime, et aussi des institutions et des sciences, sans accorder pour cela moins d'influence, en tant que cause, à la différence physique des enfants. Ceux, au contraire, qui pensent que l'âme n'est pas aidée ou lésée par le tempérament du corps, n'ont rien à dire sur la différence des enfants et ne peuvent rendre aucune raison de l'avantage que nous tirons du régime, ni de la diversité des mœurs, qui fait que les uns sont hardis, les autres lâches, que ceux-ci sont intelligents et ceux-là insensés. En effet, dans toute la Scythie il n'y a eu qu'un philosophe ; à Abdère, il y a eu beaucoup d'insensés ; il y en a peu à Athènes.