[9] CHAPITRE IX. Vaines conférences entre les partis pour un arrangement. —Prise du château. — Les assiégés se réfugient dans l'église. Alors enfin ils pouvaient se rappeler ce qu'ils avaient dit: « Si nous tuons Charles, qui viendra le venger? » Il y en avait une infinité, et le nombre de ceux qui venaient le venger, ignoré des hommes, était connu de Dieu seul. Ainsi ce mot qui, interrogatif et indéterminé dans leur bouche, prit alors une signification directe et positive. Il faut savoir qu'il y avait dans le château, avec les coupables, de braves chevaliers qui eurent toujours un vif désir de sortir en tombant et se glissant hors des murs s'ils en trouvaient l'occasion, parce que tous ceux qui étaient assiégés avec les coupables étaient généralement notés de trahison. Les chefs du siège en étant informés, assemblèrent les conseillers et les grands de la plus haute sagesse, et, s'approchant des murs, entrèrent en pourparler avec les assiégés. Ils ordonnèrent d'appeler sur les murs ceux d'entre eux qui n'étaient pas coupables, et leur offrirent, s'ils voulaient, la permission et le pouvoir de sortir du château, assurant à ceux dont l'innocence serait évidente la vie et les membres saufs ; que si quelques-uns, excepté les coupables, voulaient sortir et prouver leur innocence selon le jugement des princes, ils jouiraient de la même liberté ; mais qu'on n'accorderait aucune grâce aux coupables qui avaient commis un crime si affreux et inouï jusques alors; qu'au contraire on les frapperait d'une extermination et d'une mort cruelle et également inouïes. D'après cette déclaration et ces conventions, il sortit un grand nombre d'hommes dont l'innocence était évidente, ou qui étaient préparés (mais on se fiait moins à ceux-là) à prouver leur innocence. 38. Enfin le prévôt, le visage triste, le cœur consterné, et déposant la rigueur de sa majesté et son orgueil, s'avança pour avoir une conférence, et lui et son, frère, le châtelain Haket, montrèrent leur humilité dans les paroles que nous allons rapporter. Le châtelain Haket était chargé de répondre pour le prévôt et tous les assiégés, et, seul au nom de tous, il parla ainsi aux princes: « Que nos seigneurs et amis, qui auront pitié de nous s'il leur reste quelque trace de leur ancienne affection pour nous, exercent envers nous des actes de miséricorde, autant qu'ils le pourront sans nuire à leur honneur et à leur puissance. Nous vous prions et supplions, princes de cette terre, de vous souvenir de l'amitié que vous avez obtenue de nous; ayez pitié de nous, qui plaignons et pleurons avec vous la mort du seigneur comte, et condamnons les coupables que nous chasserions entièrement de notre présence si, malgré nous, nous n'avions à conserver en eux notre famille. Nous supplions votre puissance de nous entendre au sujet de nos neveux que vous dites coupables; qu'il leur soit permis de sortir du château, et ensuite l'évêque et les magistrats ayant réglé leur châtiment pour un si cruel forfait, qu'ils s'en aillent dans un exil perpétuel, afin qu'ainsi ils méritent d'une manière quelconque, sous le cilice et dans la pénitence, d'être réconciliés avec Dieu qu'ils ont si gravement offensé. Quant à nous, moi, le prévôt et Robert l’Enfant avec nos gens, nous sommes prêts, selon le jugement de toute la nation, à prouver que nous sommes innocents de la trahison, de fait comme d'intention, et à manifester de toute manière notre innocence en ce point, s'il est sous le ciel quelqu'un qui daigne recevoir nos preuves. Monseigneur le prévôt offre de faire, en présence du clergé, la preuve de son innocence, la plus forte qu'on voudra, parce qu'il atteste que sa conscience est pure. Nous vous demandons de nouveau qu'il soit permis à nos neveux, coupables et accusés de trahison, de sortir la vie et les membres saufs, d'aller en exil, et à nous d'être jugés sur de bonnes preuves et examinés par les chevaliers selon le droit séculier, et par les clercs selon la divine écriture. Si vous avez en horreur que cela se fasse, nous aimons mieux vivre ainsi assiégés avec les coupables, que d'aller vers vous et de mourir honteusement. » Lorsque le châtelain Haket eut fini sa supplique, un des chevaliers assiégeants, nommé Gautier, s'éleva et répondit: « Nous ne devons désormais nous souvenir d'aucun bienfait de votre part, ni conserver aucune trace de notre ancienne amitié pour vous qui nous avez empêchés violemment d'ensevelir et de pleurer dignement le seigneur comte, vous qui avez partagé avec les coupables le trésor de l'État, et occupez indûment le palais du souverain; vous traîtres, impies envers votre seigneur, auxquels rien n'appartient du royaume et du comté; car vous possédez tout injustement, aussi bien votre propre vie que les biens extérieurs dont vous vous êtes emparés sans foi ni sans loi. Vous avez armé contre vous tous ceux qui professent le nom chrétien, en trahissant le prince de cette terre, mort pour la justice humaine et divine, tandis qu'il était prosterné devant Dieu dans le saint temps de carême, dans un saint lieu et dans une sainte prière. Ainsi donc, désormais, nous rompons, repoussons et abjurons la foi et hommage que nous vous avons gardés jusqu'à présent. » Cette conférence avait lieu devant toute la multitude des assiégeants qui, aussitôt que cette réponse fut finie, prenant des brins de paille, les rompirent, renonçant à l'hommage, à la foi et aux serments qu'ils avaient prêtés aux assiégés. Des deux côtés, ceux qui avaient pris part au colloque se séparèrent avec un esprit irrité et opiniâtre, les uns pour assaillir, les autres pour résister. 39. Ce même jour, nous apprîmes par les hommes d'armes de l'abbesse du couvent d'Aurigny l'aventure d'Isaac, qui, la nuit de sa fuite, vint auprès d'Ypres, croyant arriver à Gand. Il s'enfuit de là à Steenvorde, métairie de Gui son gendre, et l'ayant consulté, pendant la nuit il alla à Thérouanne, et à la dérobée, il revêtit l'habit monastique. Mais la nouvelle de sa fuite était répandue partout et le rendait l'objet des recherches générales; en sorte qu'il ne pouvait se cacher nulle part qu'on n'en fût aussitôt instruit. C'est pourquoi Arnoul, fils d’un avocat de Thérouanne, informé de la retraite d'Isaac, se précipita dans le cloître des frères de cette ville, et le trouva la tête cachée dans un capuchon, dans l'église, et ayant l'air de méditer les psaumes. L'ayant emmené captif, il le força, en le frappant de verges et en le chargeant de fers, de lui déclarer le nom des coupables qui avaient trahi le comte. Isaac avoua ce qu'il avait fait ainsi que les autres coupables qu'il nomma; ajoutant que plusieurs avaient été complices du crime, et moteurs du complot, avaient dirigé ceux qui avaient matériellement tué le comte, il désigna, comme ayant trempé avec lui dans la perfide conjuration, Bouchard, Guillaume de Wervick, Enguerrand d'Esne, Robert l’Enfant, Wilfrid frère du prévôt, et quelques pervers homicides qu'il nomma en même temps. Quelques uns ont rapporté qu'Isaac dit que, dans le creux d'un chêne placé dans le verger adjacent à sa maison, il avait caché de l'argent bien avant dans la terre. Les chevaliers de notre ville allèrent le chercher et creusèrent partout jusque dans les entrailles de la terre, mais ce fut inutilement. 40. Le vendredi 18 mars, on dressa des échelles contre les murs, et de part et d'autre on s'assaillit à coups de flèches et de pierres. Ceux qui avaient planté les échelles s'avançaient protégés par leurs boucliers, et couverts de cuirasses; un grand nombre suivait pour voir de quelle manière on dresserait les échelles contre les murs; car, appesanties par la mousse et l'humidité, elles étaient très lourdes, ayant en hauteur environ soixante pieds d'hommes, la largeur de l'échelle inférieure était de douze pieds, l'échelle supérieure était beaucoup plus étroite, mais aussi un peu plus longue. Pendant qu'on amenait les échelles, ceux qui les traînaient aidaient de la main et de la voix; les espaces de l'air retentissaient de cris et les habitants de Gand, armés, protégeaient de leurs boucliers ceux, qui portaient les échelles. Les assiégés entendant et voyant cette manœuvre montèrent sur les remparts, et, paraissant sur les fortifications, accablèrent ceux qui traînaient les échelles d'une grêle innombrable de pierres et de flèches. Cependant des jeunes gens pleins de courage et d'audace, ayant dressé de petites échelles, que dix hommes pouvaient porter, dans le dessein d'aller à l'assaut avant qu'on eût dressé les grandes échelles, montèrent sur le mur l'un après l'autre. Mais, lorsque l'un d'eux s'efforçait d'atteindre au haut du rempart, quelques uns des ennemis cachés en dedans pour tromper les assaillants renversaient avec des lances, des piques et des traits, celui qui paraissait le premier sur les échelles; en sorte qu'il n'y eut plus personne assez intrépide ni assez agile pour oser s'avancer vers les assiégés par ces petites échelles. Pendant ce temps, d'autres s'efforçaient de percer la muraille avec des marteaux de maçon, et toutes sortes d'instruments de fer, et en ayant enlevé une grande partie, ils se retirèrent pourtant sans avoir réussi. Comme la multitude qui traînait les échelles avait presque escaladé les murs, et que de part et d'autre on combattait avec plus d'ardeur, les assiégés accablant les assaillants d'énormes pierres, les épaisses ténèbres de la nuit vinrent séparer les combattants; et les gens de Gand, ayant éprouvé un grand échec, attendirent le lendemain où, tous les assiégeants se réunissant à eux, ils devaient dresser les grandes échelles et attaquer de vive force les assiégés. 41. Le samedi 19 mars, au point du jour, les assiégés pressés de différents côtés du château, après des combats renouvelés chaque jour, reposaient leurs membres fatigués; la valeur avec laquelle ils avaient combattu la veille contre les gens de Gand les rendait un peu plus tranquilles. Dans cette sécurité, les gardes des remparts étaient, à l'approche du jour, entrés dans la maison du comte pour se réchauffer auprès du feu à cause de la rigueur du froid, laissant vide la cour du château. Nos citoyens, au moyen d'échelles minces et légères, qu'un seul homme pouvait porter, montèrent par le côté méridional du château, d'où on avait enlevé les reliques des Saints. Là, sans bruit et sans pousser aucun cri, ils se réunirent en grands corps, se préparant au combat, et ils réglèrent aussitôt qu'un petit nombre d'entre eux iraient vers les grandes portes pour enlever la terre et les pierres qu'on y avait amassées, et introduire tous les assiégeants qui étaient dehors, et qui ignoraient encore ce qui se passait. Du côté de l'occident, ils avaient aussi trouvé une porte du château solidement fermée avec une clef et une serrure de fer, et qui n'était obstruée d'aucun amas de terre et de pierres. Les traîtres l'avaient laissée libre afin de pouvoir recevoir et faire sortir par là tous ceux qu'ils voulaient; afin de s'en procurer l'entrée, nos citoyens l'ouvrirent aussitôt à coups d'épée et de hache, les clameurs et le bruit d'armes qui se faisaient autour de cette porte mirent, en mouvement l'armée qui entourait le château, et elle s'y précipita en tumulte. Une troupe très considérable des assiégeants fondit dans le château les uns pour combattre, les autres pour piller tout ce qu'ils y trouveraient ; d'autres pour entrer dans l'église et, s'emparant du corps du comte Charles, le transporter à Gand. Alors les traîtres qui étaient plongés dans un profond sommeil dans la maison du comte, réveillés par la terreur et les cris qui s'élevaient de tous côtés, et ignorant ce qui se passait, coururent pour voir la cause de tout ce bruit. Lorsqu'ils s'aperçurent des dangers dont ils étaient menacés, se précipitant sur leurs armes, ils se tinrent prêts devant les portes, attendant qu'on en vînt aux mains. Quelques-uns d'entre eux, pendant que nos citoyens entraient, furent pris dans le château à l'une des portes. Plusieurs chevaliers à qui avait été confiée la garde de ces mêmes portes, du côté de l'occident, s'exposèrent au-devant de la multitude de nos citoyens qui entraient, et ne pouvant rien de plus, ils se rendirent à la merci et compassion des vainqueurs. Quelques-uns craignant pour leur vie s'ils tombaient entre les mains des citoyens, se laissèrent glisser du haut des murs, et l'un d'eux, le chevalier Giselbert, mourut dans sa chute ; des femmes l'ayant traîné dans une maison pour apprêter ses funérailles, le châtelain Thierri et les siens attachèrent ce mort à la queue d'un cheval, et le traînèrent par tous les quartiers de la ville; enfin ils le jetèrent dans un égout au milieu de la place publique. Les citoyens, voyant que les assiégés voulaient faire résistance devant les portes de la maison du comte, montèrent les degrés par où on parvenait à ces portes, les mirent en pièces à coups d'épée et de hache, et arrivés ainsi vers les assiégés, les poursuivirent de chambre en chambre jusqu'au passage par lequel le comte avait coutume de se rendre de sa maison à l'église de Saint-Donatien. Dans ce passage construit en pierres et en forme de voûte, eut lieu un combat très ardent: nos citoyens y combattirent de près, avec l'épée seulement, les assiégés dédaignant de fuir davantage. Eprouvant leur force et leur courage, les uns et les autres restèrent immobiles comme le mur même, jusqu’à ce que la foule des assiégeants grossissant toujours, nos citoyens contraignirent les assiégés de fuir, non en les combattant, mais en se ruant sur eux ; ils entraînèrent dans leur fuite Bouchard, ce guerrier farouche, furieux, féroce, et intrépide, qui, doué d'une force prodigieuse, fit toujours face aux citoyens, dont il blessa et renversa un grand nombre, abattant d'un coup et assommant de son épée plusieurs guerriers épouvantés. Les nôtres mirent aussi en fuite Robert l’Enfant, sur lequel personne ne voulait mettre la main, parce qu'on le disait innocent de la trahison, et qu'il était chéri de tous dans le royaume, avant et même après le crime. Ce noble jeune homme refusait de fuir; mais à la prière de ses amis il suivit les fuyards, et sans lui on se fût emparé en cet endroit de Bouchard, de ses chevaliers et de tous les coupables de la trahison. Les traîtres s'étant réfugiés dans l'église, les citoyens ne les poursuivirent pas plus loin, mais retournèrent au butin et au pillage, courant çà et là dans la maison du comte, celle du prévôt, le dortoir et le cloître des frères. Tous les assiégeants en firent autant, espérant s'emparer du trésor du comte, et des meubles des maisons situées dans l'enceinte du château. Ils enlevèrent dans la maison du comte plusieurs matelas, des tapis, du linge, des coupes, des chaudrons, des chaînes, des barres de fer, des liens, des cordes à boyau, des carcans, des brassards et tous les objets en fer qui servent aux prisons, les portes de fer du trésor du comte, les conduits en plomb dans lesquels coulait l'eau des toits, et ils enlevèrent toutes ces choses, croyant qu'ils pouvaient le faire sans commettre aucune faute. Dans la maison du prévôt ils emportèrent les lits, les coffres, les sièges, les habits, les vases et tout le mobilier. Je ne parlerai pas de la quantité infinie de froment, de viande, de vin et de bière qu'ils pillèrent dans le cellier du comte, celui du prévôt et celui des frères. Dans le dortoir des frères qui était plein d'habits chers et précieux, ils firent un si grand butin qu'ils ne cessèrent, depuis qu'ils entrèrent dans le château jusqu'à la nuit, d’aller et de revenir pour les transporter. [10] CHAPITRE X. Fuite du prévôt. — Dissensions des assiégeants. — Ils occupent la partie inférieure de l'église. — Les assiégés conservent la tour et la tribune. 42. Il ne resta donc aux assiégés que l'église et les vivres qu'ils y avaient apportés avec eux, à savoir, du vin, des viandes, de la venaison, des fromages, des légumes, et toutes les autres choses nécessaires à la vie. Nous ne devons pas passer sous silence les chefs des assiégés, à savoir, le châtelain Haket, Bouchard, Robert l’Enfant, Gautier, fils de Lambert de Redenbourg, et Wilfrid Knop; car le prévôt Bertulphe, la troisième nuit, c'est-à-dire la nuit du jeudi avant la prise du château, ayant donné de l'argent à Gautier le bouteiller jusqu'à la somme de quatre cents marcs, se suspendit à une corde, et se laissa glisser tout seul dessous la galerie, ayant plus de confiance en ce Gautier qu'en aucun homme du monde; cependant après l'avoir conduit dans un endroit désert, à Moer, Gautier le laissa exposé à ses ennemis, et réduit à fuir, ne sachant où se réfugier dans ce lieu qui lui était inconnu. Les assiégés réfugiés dans l'église, et montés dans la tour, lançaient des pierres sur la foule qui courait çà et là dans le château, et firent éprouver de funestes accidents à ceux qui emportaient le butin et les meubles, car plusieurs périrent écrasés. Les vainqueurs du château dirigèrent aussitôt leurs flèches contre les fenêtres de la tour ; en sorte qu'aucune tête ne pouvait paraître sans devenir le but de mille traits, de mille coups de fronde, et que toute la tour était hérissée de flèches qui tenaient après. Comme de part et d'autre cela ne menait à rien, les assiégés jetèrent des flammes sur le toit de la tribune des chantres qui touchait à l'église, dans l'intention de brûler la maison du prévôt, voisine du même toit; mais ils ne réussirent pas dans ce projet, et courant çà et là dans la nef, le chœur et le sanctuaire intérieur, armés et sur leurs gardes, ils étaient tourmentés de la crainte que quelqu'un n'osât entrer par les fenêtres, ou fondre avec violence par les portes de l'église. 43. Dès le grand matin, un jeune homme de la troupe des gens de Gand, montant par une échelle à la principale fenêtre du sanctuaire de l'église, et brisant avec son épée et sa lance les vitraux et les ferrures qui la fermaient, il descendit hardiment, et ouvrit un coffre du sanctuaire pour y chercher du butin. S'étant penché, il commençait à fouiller et à fourrer sa main çà et là, lorsque le pesant couvercle du coffre, retombant rapidement, frappa ce voleur, ce pillard, et le renversa mort. Ce mort, couvert par un amas de plumes, resta longtemps étendu dans cet endroit, car il y avait dans le sanctuaire un très gros tas de plumes. Cependant, les gens de Gand ayant longtemps attendu ce jeune homme, et voyant qu'il ne revenait pas, voulurent monter violemment par la fenêtre, car ils l'avaient envoyé en avant comme le plus audacieux pour tenter l'entrée de l'église, et ils avaient cru s'emparer ainsi du corps du comte. Les citoyens s'avancèrent contre eux en armes, et ne souffrirent pas même que les gens de Gand parlassent en leur présence d'enlever le corps du comte. Nos citoyens s'indignaient fortement, et plus qu'on ne pourrait croire, que quelques hommes tâchassent d'enlever le corps à notre ville. Au milieu de la dispute ils tirèrent leurs épées des deux côtés, il s'éleva un grand tumulte, et tout le monde courut au combat. Cependant les assiégés tourmentaient autant qu'ils pouvaient les vainqueurs; les plus sages des nôtres, à la nouvelle de la dispute, apprirent bientôt que les gens de Gand prétendaient que, par droit, ils devaient transporter avec eux à Gand le corps du comte, vu que, par leurs échelles, ils avaient effrayé les assiégés, et les avaient contraints à fuir du château, et aussi que nos citoyens affirmaient que leurs machines n'avaient servi à rien, qu'ils n'avaient fait au siège que piller et faire des frais considérables dans notre ville; ils terminèrent la querelle, et apaisèrent le tumulte en disant: « Ne vous querellez pas, mais attendons plutôt ensemble jusqu'à ce que Dieu ait livré, à nous et au royaume, le bon et légitime comte ; alors on disposera de son corps d'après la décision des princes du royaume, de notre évêque, et de tout le clergé. » Ainsi pacifiés, ils firent marcher contre l'église des hommes armés et audacieux à l'attaque. Ceux-ci ramassant toute leur vigueur, se précipitèrent avec impétuosité, et forcèrent la porte de l'église du côté du cloître ; ils poursuivirent les assiégés depuis le bas de la nef jusque dans la tribune, dans laquelle ils avaient mis à mort, avec impiété et perfidie, le plus digne comte de la terre. Ainsi les serviteurs se trouvaient resserrés autour de leur maître, quoique ce fût bien contre leur vouloir qu'ils étaient ainsi renfermés avec le seigneur comte; alors enfin, les gens de Gand étant entrés dans le sanctuaire, cherchèrent le jeune homme qu'ils avaient envoyé en avant le matin par la fenêtre principale, et le trouvèrent sous les plumes brisé et mort. Quelques-uns disaient faussement qu'il avait été tué par Bouchard, au moment où il descendait imprudemment dans l'église. Ce n'est pas ici le lieu de raconter tout ce qu'on jeta de pierres du haut de la galerie sur les vainqueurs qui se trouvaient dans la nef du temple, et combien il y en eut d'écrasés, brisés, et blessés par les traits et les flèches ; en sorte que tout le chœur du temple était plein de monceaux de pierres, et que nulle part on n'apercevait le pavé. Les parois et les fenêtres vitrées, les stalles et les sièges des frères furent renversés, si bien que tout était en confusion et destruction, qu'il ne restait plus dans l'église aucune apparence d'ordre ni de sainteté, et qu'une horrible et honteuse difformité la rendait plus affreuse qu'une prison. Dans la tribune, les assiégés s'étaient fait des remparts avec des coffres, les tables des autels, les sièges et les autres meubles de l'église, et les avaient liés avec les cordes des cloches. Ils cassèrent en morceaux les cloches ainsi que le plomb dont l'église était anciennement couverte, pour en accabler leurs ennemis. Dans l'église, c'est-à-dire dans le chœur, on combattait avec l'ardeur la plus grande; et près de la tour et du haut des portes de la touron fit un si grand carnage, que je ne pourrais le décrire, ni exprimer la multitude de ceux qui furent frappés et blessés. 44. Le chevalier Gervais, camérier et conseiller des comtes du royaume, s'empara avec une grande valeur du faîte de la maison du comte, et ordonna d'y planter sa bannière ; ce qu'il fit par jalousie contre les assiégés, qui dès le premier jour du siège, et même le jour où des serviteurs impies mirent à mort leur maître, avaient levé la bannière contre leurs ennemis. De son côté Guillaume d'Ypres, comme seigneur et comte de la terre, levait bannière contre quelques tributaires qui avaient refusé de lui payer les impôts, et de le recevoir pour comte. Le premier jour du siège, les traîtres, ne faisant rien sans orgueil, parce qu'ils croyaient que les princes du royaume se rendraient complices de leur crime, et demeureraient avec eux dans la même intimité, foi et amitié, avaient superbement planté leurs bannières sur le haut de la maison du comte, de la tour de l'église, de trois autres tours plus petites, sur le portique du prévôt, ainsi que sur les portes du château, afin de faire voir par là qu'ils étaient les maîtres, et qu'ils attendaient les grands du royaume et leurs amis et alliés, pour écraser les forces des assiégés, et les empêcher de venger la mort du comte. Didier, frère d'Isaac, s'empara avec nos citoyens de la petite maison du comte, et planta sa bannière sur le plus haut portique. Robert l’Enfant, l'ayant vu du haut de la tour passer dans le château, lui adressa ces reproches: « O Didier, tu ne te souviens plus que jusqu'à présent tu nous as conseillé de trahir le seigneur comte; tu as trahi à ce sujet ta foi et ton serment ; et maintenant, à la vue de notre infortune, tu te réjouis et nous persécutes. Oh! plût à Dieu qu'il me fût permis de sortir! je t'appellerais en combat singulier. J'atteste Dieu que tu es un plus grand traître que nous, car tu as autrefois trahi le comte, et maintenant tu nous trahis. » Ces reproches adressés à Didier furent remarqués de tous. 45. Les neveux de Thancmar, qui avaient été en partie, dit-on, la cause du crime, avaient fixé avec orgueil, gloire et puissance, leur bannière sur la maison du prévôt. Tous avaient vu cela avec le plus grand déplaisir, et nos citoyens s'en affligeaient excessivement, parce qu'avant leur trahison, le prévôt et les siens étaient des hommes religieux, se conduisaient amicalement envers eux, et traitaient honnêtement tous ceux de notre ville et tous les habitants du royaume. Lesdits neveux de Thancmar, après s'être emparés des maisons, et y avoir planté leur bannière, s'étaient mis en possession, comme de leurs propres biens, de ce qu'ils y avaient trouvé. Le cœur de nos citoyens se souleva contre les neveux de Thancmar, et ils cherchèrent l'occasion de les combattre et de les tuer. C'est pourquoi vers le soir du samedi, comme les neveux de Thancmar envoyaient à leur campagne le froment et le vin qu'ils avaient pris dans la maison du prévôt, nos citoyens s'avancèrent vers eux dans le cloître, et ayant tiré leurs épées, ils brisèrent le vase où était le vin. Il s'éleva alors un tumulte prodigieux, et les citoyens fermèrent les portes de la ville, afin qu'aucun de ces neveux ne s'échappât. Les assiégés, en effet, avaient appelé nos citoyens, autrefois leurs amis, pour les prier de détruire leurs ennemis, qui étaient la cause de l'horrible forfait qu'ils avaient commis. Les neveux de Thancmar n'ayant pu, dans la maison du prévôt, résister aux citoyens, cherchèrent à s'échapper. Thancmar, enfuyant, était parvenu à une des portes, et comme elle était fermée et qu'on lui demandait la cause d'un si grand tumulte, il dit faussement qu'un combat avait lieu entre les assiégeants et les assiégés. Enfin il se cacha dans une petite maison jusqu'à ce qu'il vît ce qu'on ferait de ses neveux. Comme les citoyens passaient à main armée par le pont de Saint-Pierre et celui du château, Gautier le bouteiller et les autres chefs du siège vinrent à leur rencontre, et s'efforcèrent d'apaiser le tumulte. La place publique était couverte de tant de porte-lances, qu'on aurait cru voir une forêt épaisse. Cela n'est pas étonnant; car le même jour tous les gens du pays, soit pour le butin, soit pour la vengeance, soit plutôt pour emporter le corps du comte, ou par étonnement de tout ce qui se passait, étaient venus affluer dans la ville. Tout le monde criait que, de droit, les neveux de Thancmar devaient être pendus, parce que c’était à cause d'eux que le comte, avait été tué, le prévôt et ses neveux assiégés, et plusieurs de leur famille tués et condamnés à la mort la plus honteuse ; c'est pourquoi on ne pouvait souffrir qu'on les épargnât, et il fallait les condamner à la mort la plus ignominieuse et la plus cruelle, eux qui avaient discrédité auprès du comte par fraude, sédition et corruption par argent, leurs seigneurs, le prévôt, ses frères et ses neveux, plus puissants et plus nobles qu'eux dans le comté. Les princes pouvaient à peine arrêter la sédition de nos citoyens, parce que le châtelain Haket et Robert l’Enfant, avec les amis et les proches de ces mêmes citoyens, du haut de la tour, les excitaient:, des bras et des mains, à fondre sur les neveux de Thancmar, qui étaient ainsi montés arrogamment dans la maison du prévôt, et y avaient planté leur bannière victorieuse, comme s'ils avaient par leur courage pris le château d'assaut, tandis qu'au moment où nos citoyens y avaient pénétré par force, les neveux de Thancmar dormaient encore dans leur maison et dans leur métairie. Ce tumulte s'apaisa enfin, à condition que lesdits neveux sortiraient sur l'heure même de la maison, qu'ils ôteraient humblement la bannière et s'éloigneraient. Ils se retirèrent avec danger sous la conduite des princes, et se méfiaient tellement des citoyens qu'ils s'en allèrent ayant chacun son conducteur monté sur le même cheval. La maison fut laissée sous la garde des soldats et des citoyens de notre lieu, et on partagea le froment et le vin entre les chefs du siège et les citoyens, par la force desquels avait été remportée la victoire en ce jour. Comme le jour finissait, on prit un grand soin de garder pendant la nuit la cour du château, le cloître des frères, la maison du prévôt, le réfectoire et le dortoir des frères; car les assiégés essayaient continuellement de détruire par les flammes les toits du cloître et des maisons situées autour de l'église, afin que les assiégeants n'eussent aucun moyen d'arriver jusqu'à eux. C'est pourquoi les gardes de nuit, effrayés, veillaient avec inquiétude et crainte. Souvent les assiégés, sortant secrètement, à des heures de la nuit, répandaient la crainte parmi les gardes. Les traîtres, dans l'espace si resserré de la tour de l'église, avaient ordonné à leurs gardes de sonner pendant toute la nuit des trompettes, des clairons et du cornet, espérant encore s'échapper, parce que les princes du royaume leur offraient, par des lettres jetées dans la tour au moyen d'une flèche, leur amitié et leur secours. 46. D'après l'ordre de Gautier le bouteiller, le prévôt, conduit par le frère de Foulques, chanoine de Bruges, chevalier perfide, arriva à cheval la nuit du jeudi à Kaihem, métairie de ce même Gautier et de Bouchard. S'y étant caché quelque temps, et ayant été découvert, il s'enfuit, sans autre escorte que la nuit, auprès de sa femme à Furnes; et de là, comme il ne pouvait s'y cacher, dans la nuit du vendredi saint il passa à Warneton. La même nuit, comme nous l'avons appris, il continua à fuir, et il souffrit de son propre gré le châtiment de ses péchés, marchant nu-pieds afin que Dieu pardonnât à un si grand pécheur le crime qu'il avait commis sur le pieux comte. Cela est assez probable, car, lorsqu'il fut pris peu après, la plante de ses pieds parut écorchée, et, dans la route qu'il fit pendant la nuit, les pierres lui avaient tellement déchiré les pieds que le sang en coulait. Cet homme souffrit ainsi cruellement; lui qui auparavant commandait à tout le monde, abondait en richesses et en honneurs mondains, et, plongé dans les voluptés, craignait autant qu'un dard la piqûre d'une puce, voilà que seul il errait exilé dans son pays. Mais retournons de cette digression aux veilles de la nuit dont nous avons parlé, pendant lesquelles les gardes s'effrayaient mutuellement, tant les assiégeants que les assiégés. Ennuyés et fatigués, ils remplacèrent le sommeil de la nuit par celui du jour. [11] CHAPITRE XI. Guillaume-le-Normand est donne pour successeur au bienheureux Charles dans le comté de Flandre. — Autres compétiteurs. — Embûches dressées pour la translation du corps à Gand. 47. Le dimanche 20 mars, dans la nuit de saint Benoît, le roi de France Louis envoya d'Arras vers les princes et barons du siège, pour les saluer et leur promettre foi et secours, et, de plus, tout son pouvoir pour venger son neveu, le très équitable Charles, comte de Flandre, à qui la couronne convenait plus justement: qu'au comte choisi par ces abominables traîtres. «Il ne m'est pas opportun, disait-il, de passer maintenant auprès de vous. J'irai plutôt avec quelques-uns des miens, lorsque je saurai l'événement du siège. Car, selon moi, ce ne serait pas agir sagement que d'aller se jeter entre les mains des traîtres de ce pays, sachant qu'il y en a encore plusieurs qui s'affligent du sort des assiégés, défendent leurs crimes, et travaillent de toutes les manières à les délivrer. Le pays est en désordre, et déjà des conjurations ont été tramées pour faire obtenir par force le royaume à Guillaume; mais presque tous les habitants des villes ont juré de ne pas accepter Guillaume pour comte, parce qu'il est bâtard, c'est-à-dire né d'un père noble et d'une mère de basse origine, qui, tant qu'elle vécut, ne cessa pas de carder de la laine:Je veux et ordonne que sans délai vous vous réunissiez en ma présence pour élire d'un commun avis un comte habile, qui de votre consentement sera votre égal, et régnera sur les habitants, le pays et ne pourrait rester longtemps sans comte qu'avec des dangers plus graves que ceux qui le menacent maintenant. » Cette lettre ayant été lue en présence de tous, voilà qu'ils n'avaient pas encore répondu au message du roi, pour lui dire s'ils iraient ou non, lorsqu'arriva un autre messager de la part du neveu du comte Charles, chargé de porter son salut aux princes du siège, et le témoignage de son affection naturelle à tous les habitants du pays. « Personne de vous tous ne doute, dite sait-il, qu'après la mort du comte, mon seigneur, le royaume de Flandre ne doive venir en mon partage et en mon pouvoir par droit de parenté. C'est pourquoi je veux que vous agissiez avec considération et prudence sur l'élection de ma personne, et je vous avertis et vous prie de ne pas m éloigner du trône, moi qui, si vous me le confiez, selon mon droit de parente, je serai un comte juste, pacifique, traitable, et aurai soin de pourvoir aux intérêts et au salut communs. » Alors les princes et tous ceux qui avaient entendu la lettre envoyée d'Alsace par le neveu du comte, affirmèrent qu'elle était fausse, et ne se souciaient pas d'y répondre, parce que l'Etat était en pressant danger, que le roi convoquait une assemblée, et qu'ils prévoyaient ne pouvoir traiter de l'élection de ce neveu du comte Charles sans beaucoup de peine et d'embarras. Prenant donc une très sage résolution, ils se préparèrent, d'après l’ordre du roi, à se rendre auprès de lui le lundi et le mardi suivant. Cependant, par une adresse et un dessein excellents, les princes ayant appelé les citoyens le même dimanche, ils coururent aux armes et attaquèrent les assiégés dans la tour. Ils firent cela afin d'enrayer et d'épouvanter davantage les assiégés; en sorte que pendant que les princes s'éloigneraient pour se rendre auprès du roi, ils n'osassent pas sortir de la tour, ni s'enfuir. Des deux côtés le combat fut violent, et les assiégés ignoraient encore pourquoi leurs ennemis attaquaient ce dimanche-là, tandis qu'ils avaient gardé la paix pendant les autres. Les princes allèrent donc à Arras le lundi et le mardi parler au roi, après avoir établi des sentinelles armées pour garder la tour, veillant nuit et jour avec vigilance et fidélité à ce qu'il ne s'échappât aucun des assiégés. 48. Le mercredi 23 mars, Isaac fut pris et pendu, trois semaines après le meurtre, avant l'Annonciation de Sainte-Marie et avant le dimanche des Rameaux. Lambert l'archer s'échappa de la tour, et, monté dans une petite barque, s'enfuit à la métairie de Michem. Il était du conseil de Bouchard, et se conduisit toujours avec méchanceté, soit dans ses conseils, soit dans ses actions, poussant ses seigneurs à toute sorte de crimes; c'est pourquoi il était odieux à tous ceux qui pendant le siège avaient appris ses fourberies. Renfermé dans le château depuis le temps du siège jusqu'à celui de sa fuite, il se montrait habile à toutes les manœuvres qu'on pratiquait au dedans, très adroit à tirer les flèches, d'une grande force à lancer des javelots et toute sorte de traits, et il répandit souvent le carnage parmi les ennemis. Il s'enfuit dès la pointe du jour, et les citoyens le cherchèrent pendant toute la journée, car comme il s'échappait de la tour, Bouchard cria aux assiégeants l'heure et le lieu où s'était enfui son conseiller et son ami. Les citoyens cernèrent la maison dans laquelle il s'était réfugié, et l'ayant retiré de l'endroit où il s'était caché, ils l’emmenèrent captif, et l'auraient pendu sur notre place publique si les chefs du siège, qui étaient alors à Arras à délibérer des affaires de l'Etat, eussent été dans ce temps au château. On le remit sous la foi du serment à un de nos citoyens nommé Gerbert dont il était parent, et qui, l'ayant chargé de chaînes, le garda avec une exacte vigilance jusqu'au retour des princes du comté afin qu'ils rendissent leur jugement sur ce qu'ils voulaient qu'on en fît. 49. Le jeudi 24 mars, Walter Cruval rapporta aux nôtres que le roi d'Angleterre avait fait accord avec Guillaume d'Ypres et lui avait fourni une immense somme d'argent et trois cents chevaliers pour s'emparer du comté de Flandre. Quoique cette nouvelle fût fausse, cependant par une dissimulation trompeuse, il la publia comme vraie, car il fut véritablement évident que Guillaume d'Ypres avait pris au trésor du comte Charles, par les mains des neveux du prévôt Bertulphe, cinq cents livres de monnaie anglaise; et ces abominables traîtres s'efforcèrent de mettre à leur tête et à celle du royaume ce Guillaume, qui obtint d'eux de l'argent, des conseils et des secours; ils l'instruisaient par des lettres qu'ils s'envoyaient mutuellement chaque jour de leurs volontés réciproques et des secrets.Le chevalier dont nous avons parlé dit donc faussement que Guillaume avait reçu du roi d'Angleterre des présents d'argent. Il voulut cacher par là la complicité de Guillaume, qui réellement avait reçu des traîtres de l'argent soustrait au trésor, avec lequel il leva des soldats; afin que lorsque par force il se serait emparé du comté, les traîtres pussent ensuite dominer par ce moyen. Personne de ceux qui prétendaient à quelque autorité dans le royaume ne voulait s'entendre ouvertement en rien avec les traîtres ni recevoir d'eux aucun messager, parce qu'il aurait été sur-le-champ soupçonné du crime. C'est pourquoi Guillaume cachait ses intelligences avec eux, et feignait d'avoir reçu de l'argent du roi d'Angleterre, comme s'il n'avait, avec les traîtres, rien de commun, tandis qu'il est certain qu'avant le temps du siège il avait écrit au prévôt et aux siens pour les saluer et leur promettre secours. Dans ce temps, Giselbert, neveu des traîtres, châtelain de Bruges, qui était sous l'accusation de trahison, se réfugia auprès du châtelain de Saint-Omer, et offrit de se justifier en présence du roi et des pairs du royaume, et de prouver son innocence. 50. Le vendredi 25 mars, jour de la fête de l'Annonciation qui, tombant le vendredi de la passion de Notre-Seigneur, fut célébrée le samedi, veille des Rameaux, il arriva par l'artifice et la ruse des gens de Gand que conduits par le maire de leur ville, et ayant le consentement du chevalier Ansbold et de quelques-uns de nos citoyens ainsi que celui des traîtres, les frères du monastère de Gand entrèrent dans le château la nuit de ce samedi, reçurent des mains des traîtres, par les fenêtres de la tribune, le corps du très pieux comte et le remportèrent dans des besaces et des sacs. Pendant tout ce temps, deux moines avaient épié l'occasion de dérober le corps. Comme ceux qui avaient conduit les moines se promenaient les armes à la main aux environs de la tour, les gardes effrayés sonnèrent de la trompette de toutes parts. Les citoyens et les gardes de la tour ainsi appelés se précipitèrent sur le maire, le chevalier Ansbold et ses complices, et les mirent en fuite après en avoir blessé quelques-uns. Frappés d'une crainte extraordinaire de la mort, les moines s'étaient engagés à donner cent marcs d'argent à ceux qui leur prêteraient secours si, par leur moyen, ils parvenaient à s'emparer du corps du comte. Les citoyens, sachant donc que les moines voulaient l'emporter secrètement ou en donnant une récompense ou de quelque autre manière que ce lut, le gardèrent avec un plus grand soin et mirent auprès de lui une troupe vigilante. 51. Le 27 mars, le dimanche des Rameaux, nos bourgeois s'assemblèrent dans un champ adjacent à la ville, dans l'enclos d'une métairie. Ayant de tous parts convoqués les Flamands auprès de nous, on prononça ce serment sur les reliques des Saints. « Moi, Folpert, juge, je jure d'élire pour comte de ce pays un homme capable de gouverner avec avantage le royaume des comtes ses prédécesseurs, et de maintenir puissamment ses droits contre les ennemis de la patrie, qui se montre affectueux et pieux envers les pauvres, religieux envers Dieu, qui marche dans le droit chemin, et soit capable d'être utile aux intérêts communs de la patrie. » Ensuite les meilleurs citoyens firent ce serment. Alard l’échevin d'Isandic avec sa suite, Haïeul d'Ostbourg avec les autorités de ce lieu, Hugues de Redenbourg avec les plus riches de cet endroit, tous les plus riches et les meilleurs de Lapscure, Ostkerk, Uitkerk, Lisweg, Slipen, Ghistelle, Oldenbourg, Lichterveld, Iadbek, s'engagèrent par un semblable serment. Il y en eut un très grand nombre qui jurèrent de même. 52. Le mercredi 30 mars, revinrent d'Arras au son des cloches nos princes, qui étaient allés auprès du roi pour conférer des affaires du royaume et élire un comte d'après le conseil du roi Louis, empereur de France, le choix de ses barons et des nôtres, après avoir prudemment examiné ce qui paraissait devoir être utile à l'intérêt de la patrie. Joyeux et contents du rapport qu'ils avaient à faire, ils annoncèrent, de la part du roi et des barons, salut et foi à nous et à tous les habitants du pays, surtout à ceux qui avaient contribué de leurs efforts assidus à la vengeance de la mort du seigneur comte Charles. « Louis le roi de France salue affectueusement tous ses bons fils les habitants du pays, et leur annonce l'arrivée de ses armées royales, remplies de la force de Dieu et de la vaillance guerrière, son invincible secours. Comme nous avons été affligés de prévoir que le meurtre du comte entraînerait la ruine de la patrie, nous sommes convenus d'exercer notre vengeance, par une rigoureuse sévérité et des supplices inouïs jusqu'ici; et pour que désormais le comte que nous venons d'élire apaise et fasse refleurir le pays, obéissez et faites ce que vous entendrez dans le courant de cette lettre. » C'est pourquoi Gautier le bouteiller, en présence de tous nos citoyens qui s'étaient réunis dans le champ dont nous avons parlé pour entendre les ordres du roi, confirmant de vive voix les paroles portées dans la lettre, dit: « Écoutez, ô nos concitoyens, ce que le roi et ses barons ont conclu après l’avoir mûrement pesé. Les princes de France et les premiers de la terre de Flandre, par l’ordre et les avis du Roi, ont élu pour comte de vous et de cette terre le jeune Guillaume, né en Normandie, noble de race jusqu'à ce jour, élevé parmi vous depuis le plus jeune âge comme un enfant et qui doit l'être désormais comme un brave jeune homme. Il est certain qu'il se formera à toutes bonnes coutumes, et vous pourrez habilement, comme vous voudrez, plier aux bonnes mœurs sa douceur et sa docilité. Moi-même, Robert, de Béthune, Baudouin d'Alost, Iwan son frère le châtelain de Lille et les autres barons, nous l'avons élevé au titre de comte, et nous lui avons juré foi, serment et hommage, selon la manière des comtes de Flandre ses prédécesseurs. Lui-même, pour la récompense de nos travaux, nous a fait don des terres et des domaines des traîtres, qui d'après le jugement de tous les princes ont été condamnés à la proscription; en sorte qu'ils ne doivent plus espérer autre chose ni autre compassion que la mort la plus cruelle et la plus inouïe. J'ordonne donc, veux et conseille sans fourberie, à vous habitants de la ville et à tous ceux ici présents, que vous acceptiez pour votre seigneur et comte le comte Guillaume qui vient d'être élu comte et gratifié du comté par le roi. Au reste, s'il est quelque chose qu'il soit en son droit et pouvoir de vous donner, comme la taille et l'impôt sur la terre, je vous annonce de la part du roi et du nouveau comte, qu'il remettra sans fourberie et sans mauvais dessein à tous ceux de vous qui le désireront la taille et l'impôt sur vos demeures dans la ville. » Ayant entendu cette lettre et la voix de celui qui l'apportait, les citoyens remirent au lendemain la réponse au sujet de la réception et de l'élection du nouveau comte, afin qu'appelant les Flamands avec lesquels ils avaient fait leur serment d'élection, ils accordassent leur consentement ou rejetassent la lettre envoyée par le roi. Comme tout ce jour s'était passé en longs discours, les citoyens revenus du lieu où on leur avait parlé convinrent entre eux d'envoyer toute la nuit chercher les Flamands afin qu'ils confirmassent ou rejetassent l'élection du nouveau comte. [12] CHAPITRE XII. Arrivée du comte Guillaume avec le roi en Flandre et à Bruges. — Serments réciproques. 53. Le jeudi 31 mars, les citoyens s'étant: réunis avec les Flamands, ils convinrent, d'un commun accord que vingt chevaliers et douze des plus âgés et des plus sages d'entre les citoyens, sortiraient le samedi saint de Pâques au devant des envoyés du roi jusqu'à la ville de Ravenscot, pour entrer en conférence, et que là les gens de Gand attendraient l'arrivée des nôtres car les bourgeois des villes et des châteaux de Flandre s'étaient liés mutuellement par les mêmes promesses, afin de ne consentir ou ne s'opposer à rien dans l’élection que d'un commun avis. C'est pourquoi nos bourgeois n'agissaient pas sans le concours des gens de Gand leurs plus proches voisins, ils allèrent donc ce même jour samedi saint, ainsi qu'ils l'avaient réglé. Le roi, selon le dessein qu'il en avait formé à Arras, vint, avec le comte nouvellement élu à Lille, où le comte reçut les hommages comme dans Arras; de là il se rendit à une métairie nommée Deinse, située sur la route par laquelle il devait aller à Gand. Le roi attendit dans cette métairie les gens de Gand qui devaient y recevoir le: nouveau comte, selon son ordre et d'après le choix des premiers du pays. Nos gens et ceux de Gand s'accordèrent donc, au sujet de la réception du nouvel élu, à l'accepter pour comte et patron de tout le pays. 54. Le vendredi 1er avril, le jour du vendredi saint, le châtelain Haket s'échappa seul de la tour et passa à Lisweg, où il se cacha avec sa fille, mariée depuis longtemps à un chevalier d'une haute origine et extrêmement riche. Le fugitif y attendit ne sachant ce qu'il devait faire. Le deuxième jour d'avril, le saint samedi de Pâques, quelques-uns de nos citoyens et de ceux de Gand qui revenaient d'une entrevue, élurent Guillaume comte de la patrie, lui faisant hommage, foi et serment selon la coutume des comtes ses prédécesseurs. Le même jour, le roi et le nouveau comte nommèrent châtelain de notre château de Bruges Gervais, que cette récompense ne paya pas encore assez des services qu'il avait rendus dans un siège où il fit les nombreux et fameux exploits que je transmets fidèlement à la mémoire des lecteurs. Au moment même en effet où on trahissait le comte Charles, Gervais tout en pleurs, arrachant ses cheveux et déchirant ses vêtements, courait dans le château en frappant des mains et criant: « Malheureux que je suis! je ne puis venger seul mon seigneur, le très juste prince de notre terre, que personne ne songe à défendre ou à venger! » et lui seul donna le premier mouvement de la vengeance, qu'ensuite, Dieu combattant avec lui, il consomma heureusement. Le 3 avril, le saint dimanche de Pâques, jour du martyre de la vierge Théodosie, le clergé et le peuple étaient dans l'attente de l'arrivée du roi et du comte dans notre ville. Ce jour-là, les abominables traîtres participèrent au corps et au sang du Christ, on ne sait cependant par l'office de quel prêtre. Le même jour les assiégés, ces abominables traîtres, accablèrent de traits ceux qui traversaient le château, car, dans l'attente de la mort honteuse qui leur était réservée, ils persévéraient jusqu'à la fin dans la même vie, sans foi et sans rien respecter. 55. Le mardi 5 avril, Aqua sapientiae, au crépuscule de la nuit, le roi et le nouveau comte Guillaume, marquis de Flandre, arrivèrent à Bruges. Les chanoines de Saint-Donatien allèrent à leur rencontre, portant en procession solennelle toutes les reliques des Saints, et ils reçurent joyeusement, avec les honneurs dus à la royauté, le roi et le nouveau comte. Le mercredi 6 avril, le roi et le comte s'assemblèrent avec leurs chevaliers et les nôtres, nos citoyens et beaucoup de Flamands, dans le champ accoutumé, où on transporta les châsses et les reliques des Saints, là, après qu'on eut ordonné le silence, on lut en présence du roi, du comte et de tout le monde, les chartes des immunités ecclésiastiques et privilèges de Saint-Donatien, afin que le roi et le comte ne s'opposassent jamais, par une téméraire audace, à ce qui est écrit dans les pages de ces privilèges, sanctionnés par les pontifes catholiques romains, et qu'aucun des rois et des comtes catholiques n'a altérés, mais que plutôt ils les sanctionnassent et les fissent respecter par la vertu de la dignité royale, et qu'ils les affermissent par leur puissance. Les frères de la même église protestèrent qu'ils avaient le droit, d'après la concession qui leur en avait été faite par le seigneur Pape, et comme il est contenu dans leur charte, d'élire canoniquement et sans simonie le prévôt, lequel prévôt élu canoniquement et sans simonie, le roi, s'il était présent, élèverait de son autorité aux fonctions de son ministère et à la dignité de la prélature, et le subrogerait au rang de prélat. Que si le roi n'était pas présent, le comte, comme chargé de ses pouvoirs, et pour son propre compte et celui des siens, selon l'usage des princes catholiques ses prédécesseurs, ferait au dit prévôt canoniquement élu cette même concession et subrogation au rang de prélat. On lut aussi un traité conclu entre le comte et nos citoyens, sur la taille et l'impôt des maisons qu'on nous avait remis; dans lequel il était dit que, pour prix de l'élection et de la réception de la personne du nouveau comte, ils recevraient de lui ce droit, à savoir, que désormais ni eux ni leurs successeurs en notre endroit ne paieraient de taille ni d'impôt au comte ni à ses successeurs; mais qu'à jamais affranchis de cet impôt, ainsi qu'il était écrit dans l'acte de la convention, ils demanderaient et recevraient le serment du comte et du roi, en confirmation de cette franchise. Ce serment portait que le roi ni le comte à l'avenir ne rechercheraient plus, par eux ou par leurs ministres, pour le paiement de la taille et de l'impôt, nos citoyens ou leurs successeurs en ce lieu; mais qu'ils maintiendraient inviolablement, de bonne volonté et sans mauvaise intention, les privilèges des chanoines, et l'affranchissement de la taille et de l'impôt, selon les conditions de ce traité. Le roi et le comte prêtèrent serment sur les reliques des Saints, en présence du clergé et du peuple. Ensuite, selon la coutume, les citoyens jurèrent aussi fidélité au comte, et lui firent hommage et serment, comme ils l'avaient fait auparavant à ses prédécesseurs naturels, les princes et seigneurs de la terre. Pour s'attacher nos citoyens, le comte ajouta qu'il était en leur pouvoir et liberté de corriger leurs lois coutumières, et de les améliorer selon la nature des temps et des lieux. Enfin, tout le monde ayant prêté serment, le roi et le comte retournèrent dans leur maison, où on leur apporta en présence de tout le monde, de la part des grands de Redenburg, qui avaient assisté au siège, une lettre conçue ainsi: « Nous aussi, qui avons assisté au siège, nous élisons de notre côté pour comte de Flandre le nouvel élu, à la condition que tu empêches et détruises les expéditions accoutumées, les injustes exactions des princes et les nouveaux impôts, que, par le perfide conseil de Lambert, ils ont établis dans Redenburg, contre le droit des coutumes de cette terre. Nous te demandons donc que tu en délivres nos citoyens et les habitants du voisinage, et que tu donnes le droit à nos paysans de sortir et de faire paître leurs troupeaux sur cette terre qu'on appelle Moer sans la taxe établie injustement par Lambert. Nous voulons aussi, au sujet du prix énorme des demeures dans Redenburg, que le roi et le comte prennent un certain milieu, en sorte qu'au moyen de douze écus seulement, on puisse racheter, au taux de douze écus au lieu de seize, le droit qu'à raison de la position des demeures ont payé jusqu'à présent les fils, après la mort de leurs pères. Nous avons établi pour nous une loi par laquelle, lorsque notre comte annoncera une expédition, celui qui n'aura pas à alléguer de légitime excuse, achètera du comte pour vingt sols le droit de s'en dispenser. Nous demandons sur toutes ces choses seigneur roi, ton consentement ta permission, et la confirmation du nouveau comte; qu'il confirme par un serment tout ce qui est marqué dans cet écrit, qui a été publié en présence de tous. Nous avertissons et prions la personne et l'omnipotence du roi et du comte de ne pas permettre au prévôt Bertulphe, au jeune Robert, et à son frère Wilfrid Knop, ni au châtelain Haket, ni à Lambert de Redenburg, ni à ses fils, ni à Bouchard, et aux autres traîtres, de jamais hériter d'aucun bien dans le comté de Flandre. » Cette lettre ayant été lue en présence de tous, le comte jura qu'il confirmait et accordait de bonne volonté, sans mauvaise intention et sans en rien retrancher, tout ce qu'ils lui demandaient. Ensuite, pendant tout le reste du jour, le comte reçut les hommages de tous ceux qui auparavant avaient été féaux du très pieux comte Charles; et ils en reçurent également les fiefs et offices qu'ils avaient obtenus auparavant de droit et légitimement. 56. Le jeudi 7 avril, on rendit de nouveaux hommages au comte. La chose se passa dans l’ordre suivant, selon les formes déterminées pour prêter foi et serment. On fit hommage d'abord de cette manière: le comte demanda à celui qui prêtait hommage s'il voulait sincèrement devenir son homme, et celui-ci répondit: « Je le veux. » Ils unirent leurs mains, et le comte l'entourant de ses bras, ils s'allièrent par un baiser. En second lieu, celui qui avait fait hommage donna sa foi en ces termes au prolocuteur du comte: « Je promets sur ma foi d'être fidèle au comte Guillaume, et de bonne foi et sans fourberie, de garder sincèrement contre tous l'hommage que je lui ai fait. » En troisième lieu, il fit le même serment sur les reliques des Saints. Ensuite, avec une baguette qu'il tenait à la main, le comte donna l'investiture à tous ceux qui par ce traité lui avaient fait foi et hommage, et prêté serment. Ce même jour, Eustache de Steenvorde fut tué dans Saint-Omer par les citoyens; puis, comme on avait mis le feu dans la maison où il s'était réfugié, il fut jeté au milieu des flammes et réduit en cendres. Accusé de trahison il mérita de souffrir une telle mort. Le même jour, dans Bruges, le comte donna à Baudouin d'Alost quatre cent vingt livres, parce qu'après le roi il était celui qui avait rendu le plus de services dans le comté par ses forces et ses conseils. Le vendredi 8 avril, on fit encore hommage au comte. Le samedi 9 avril, le roi alla à Winendale parler à Guillaume d'Ypres, le bâtard, pour établir la concorde entre lui et le vrai et nouveau comte. Guillaume se montra excessivement dédaigneux de négocier la paix avec le vrai comte de Flandre ou de faire avec lui aucun accord, parce qu'il l'avait à mépris. Le roi, irrité de l'orgueil et du mépris du bâtard d'Ypres, et le dédaignant lui-même, revint vers nous. Le dimanche 10 avril, notre comte, d'après le conseil du roi et des princes, se mit en chemin pour Saint-Omer; mais comme il avait avec lui pour la route peu de gens de confiance, il revint vers nous dans la nuit.