[6,0] LIVRE VI. [6,1] Cependant Mars veille, possédé des mêmes fureurs, et l'amer ressentiment bouillonne dans son sein. Ne sachant quel parti prendre, qui protéger, il veut aller s'assurer par soi-même s'il peut dompter les Argonautes, anéantir l'élite de la jeunesse grecque, et, par une défaite sanglante, punir Eétés de son indigne traité. Il lance son char, brandit sa pique, signal irrévocable de la guerre, et s'arrête au-dessus des tentesde l'armée scythe. Le Sommeil fuit tout à coup ; on court aux armes; les chefs s'assemblent en tumulte, [6,10] alarmés des bruits que sème la grande voix de la Renommée. On dit, en effet, que des Grecs, montés sur un vaisseau sacré, sont venus redemander la toison de Phrixus, leur compatriote, et que le perfide Éétés, par une hospitalité et une alliance trompeuses, les a gagnés à sa cause. La nuit on tient conseil. On convient d'envoyer des députés pris parmi les chefs. Persès les charge de s'adresser aux Argonautes, et de les avertir que le tyran les trompe; qu'une erreur fatale les éloigne de leur véritable allié ; que le premier, lui, Persès, a conseillé de rendre la toison, de restituer à sa terre natale la sainte dépouille du bélier; [6,20] que ce conseil a suscité la haine et la guerre entre son frère et lui; qu'ils devraient plutôt embrasser son parti ou se rembarquer, les promesses d'Éétés ne méritant nulle confiance, et se retirer d'une lutte qui ne les touche pas; qu'apparemment ils n'ont pas traversé tant de mers, pour combattre des gens qui leur sont inconnus et qu'ils ne peuvent haïr. Persès achevait de donner ces ordres, quand la campagne s'éclaira tout à coup d'une sanglante rougeur. Les armes, les trompettes retentirent d'elles-mêmes : Mars, du haut de son char, criait : « L'ennemi vient; debout, debout ! il approche. » [6,30] Et les Colchidiens, et Persès, de se répandre aussitôt dans la plaine. Le combat s'engage ; le cri du dieu vole et s'entend d'une armée à l'autre. Muse qui en fus le témoin, dis-moi les fureurs qui s'exhalèrent aux pieds des monts Riphées, les efforts surhumains de Persès pour soulever la Scythie et la pousser au combat, cavaliers et fantassins, héros que je ne pourrais, eussé-je mille bouches, ni nombrer ni nommer. Ce pays, qui s'étend sous les deux Ourses et sous les immenses replis du Dragon, est plus riche en population qu'aucun autre; et, malgré les guerres éternelles qui moissonnent ses habitants, [6,40] son sein toujours fécond les renouvelle toujours. Muse, dis-moi donc seulement les noms de chaque peuple et les noms de leurs chefs. Anausis menait à sa suite les impétueux Alains et les farouches Hénioques. Jaloux depuis longtemps du roi d'Albanie, parce que ce prince devait être l'époux de Médée, il ne prévoyait pas, l'insensé, de quel monstre il brûlait de partager la couche, à quel terrible spectacle la Grèce était réservée, et combien, privée d'une pareille compagne, il serait lui-même plus heureux, plus favorisé des dieux. Près de lui sont les Bisaltes. Leur chef est Colaxès, né du sang des dieux, en Scythie, [6,50] près de la verdoyante Myracé et de l'embouchure du Tibisus. Il fut le fruit de l'amour de Jupiter pour une Nymphe moitié femme et moitié serpent ; bizarre assemblage, dont le dieu, dit-on, ne s'effraya point. Ses soldats portent sur leurs boucliers l'image d'un foudre ailé, aux triples dards de feu. Cet emblème éclatant orne aussi, ô Rome, ceux de tes guerriers; mais le Bisalte t'avait devancée. Colaxès joint à ce symbole celui de la nymphe Hora, sa mère : ce sont deux serpents opposés l'un à l'autre, et dont les langues se rencontrent sur une pierre précieuse qui forme l'agrafe de son baudrier. [6,60] Auchus vient le troisième, tout fier de l'ardeur unanime et de la magnificence de ses mille Cimmériens. Il naquit avec des cheveux blancs que l'âge a rendus plus longs, et qui tombent sur ses tempes en triples nattes, avec deux bandelettes, ornement sacré du sacerdoce. Dathis, envoyé par Daraps, que retient une blessure reçue en combattant contre les Perses, commande les belliqueux Dandarides, les peuples des bords du lac Bicès, et ceux que rend farouches l'eau du Gérys. Là aussi est Anxur, Sydon et son frère Rhodalus. [6,70] Phryxus conduit les Acésins : leur enseigne est une biche (fatal présage) au poil et aux cornes d'or : ils la portent devant leurs bataillons, au haut d'une pique mais l'animal est triste, et jamais ne reverra les bois sacrés de la farouche Diane. Les prières de Persès, les blessures impies qu'il reçut de la main d'un frère ont aussi entraîné Syénès et ses Hyléens. Nul sol ne porta des forêts plus épaisses que les leurs ; et les arbres y sont si hauts, que le trait se lasse avant d'en atteindre le sommet. Du fond de leurs antres d'Hyrcanie le Titanien Cyris a appelé aux armes tous ses guerriers; [6,80] les Coralètes l'ont suivi, montés sur des chariots couverts de cuir grossier, leur demeure ordinaire, celle de leurs femmes et de leurs enfants qui lancent, debout sur le timon, de pesants javelots. Le Tyras, rapide jusqu'à la mer, a vu déserter ses bords. Le mont Ambénus, et Ophiuse fertile en poisons homicides, n'ont plus d'habitants. Les Sindes, race de bâtards, affluent à leur tour, et poussent leurs bataillons qui craignent encore les fouets, instruments du supplice de leurs pères. Plus loin, Phalcès guide les turbulents Coralles, phalanges bardées d'airain, [6,90] qui ont pour enseignes des roues, des sangliers au dos armé de pointes de fer, et un tronçon de colonne, simulacre de leur dieu. Ces peuples dédaignent de marcher au combat au son des trompettes; ils chantent les exploits de leurs anciens guerriers; l'éloge du courage de leurs ancêtres enflamme le leur. Éa est aussi menacée par les Bastarnes que conduit Teutagonus, et dont l'infanterie, mêlée à la cavalerie, n'est pas moins agile qu'elle. Ils portent des boucliers d'écorce, et des lances dont la hampe et le fer sont d'égale grandeur. Près d'eux marchent, en frappant d'un double javelot leurs brillants boucliers, [6,100] les peuples qui brisent à coups de hache les glaces du Noës, ceux qui pendant tout l'hiver n'entendent pas murmurer les flots de l'Alazon, les habitants des rives du Taras et ceux de l'Évarchus, patrie du cygne an plumage de neige. Toi aussi, géant Ariasmène, j'apprendrai ton nom aux siècles à venir, je dirai le poids de ton bras dans les batailles, et tes chars armés de faux qui sèment au loin la dévastation et la mort. Voici les Dranciens et les Caspiens, sortis en foule de leurs défilés; ils mènent des troupes de chiens qui, comme eux, bondissent au son des trompettes, qui combattent avec eux, et avec eux partagent la gloire de mourir et d'être ensevelis [6,110] parmi leurs propres ancêtres, dans les tombeaux mêmes des guerriers; qui ont le cou et la poitrine hérissés de pointes de fer, et qui fondent sur les combattants, terrible et fougueuse cohorte, en poussant des aboiements pareils à ceux de l'affreux Cerbère, ou des chiens qui forment le cortége d'Hécate. Le devin Varus a aussi amené ses bataillons des forêts sacrées de l'Hyrcanie. Depuis trois ans il annonce à la Scythie le navire Argo et l'arrivée des Argonautes; et, sur la foi de ses oracles, les opulentes nations de l'Inde, la ville des Lagides, Thèbes aux cent portes, et l'Arabie entière, courent à la conquête de ce pays. [6,120] L'Ibérie a versé dans les champs de la Colchide des bataillons armés de lances et bigarrés de mille couleurs. Otacès et Latris les conduisent. Après eux vient le Nèvre, ravisseur de femmes; l'Iazyge, qui n'attend jamais la vieillesse, qui voyant ses forces s'affaiblir, son arc, ses javelots le méconnaitre, devance, à l'exemple de ses magnanimes aïeux, l'appel de la mort, met le fer à la main de son propre fils, et se fait tuer par lui. L'un frappe, l'autre tombe; tous deux malheureux, celui-ci de son courage , celui-là de sa soumission. Voici les Micèles, à la chevelure parfumée; [6,130] les Cesséens, l'innocent Arimaspe, qui n'a point encore fouillé la terre pour en arracher les métaux ; l'Auchate, habile à déployer sur une large circonférence des filets dont il enveloppe l'ennemi jusqu'en ses derniers rangs. Je ne tairai pas non plus les Thyrsagètes, qui, dans les mêlées sanglantes, frappent sur un tambourin, ne sont vêtus que d'une peau flottante, et portent une lance garnie de feuilles et de fleurs. Bacchus, fils de Jupiter et de la fille de Cadmus, les avait, dit-on, avec lui, quand il triompha des Arabes et des fortunés Sabéens; plus tard, ayant passé l'Hèbre, [6,140] il les laissa dans ces contrées glaciales où ils ont conservé avec tous les usages de leurs ancêtres celui du tambourin et de la flûte, qui leur rappelle leurs victoires en Orient L'Eumède est aussi là avec toutes ses forces; l'Exomate le suit, le Torinien, fier de ses abeilles, et le blond Satarque, riche du lait de ses troupeaux. L'Exomate vit de sa chasse; de tous les peuples du Nord, c'est lui qui possède les plus beaux coursiers. Il traverse avec eux l'Hypanis à peine gelé, emportant les petits d'une lionne ou d'une tigresse, tandis que, interdite et désolée, la mère reste prudemment sur la rive. [6,150] Un désir ardent de ravir la toison a de même entraîné les Centores et les Choatres. Ils pratiquent l'art terrible de la magie, et immolent des victimes humaines. Les prodiges leur sont familiers. Ils savent tantôt arrêter au printemps la pousse des feuilles, tantôt fondre tout à coup, sous les chariots tremblants, les glaces des Méotides. Le plus habile dans cette science, Coastès, est avec eux: ce n'est pas l'amour des combats, c'est la réputation de Médée qui l'attire; ce sont les poisons dont elle est, ainsi que lui, sans cesse environnée : son aspect réjouit les enfers, réjouit Caron qui dort enfin, et la Lune, qui poursuit tranquillement sa carrière dans le ciel. [6,160] Aux deux ailes de l'armée sont les Ballonotes, les Mèses, qui changent lestement de chevaux, et les Sarmates, habiles à lancer le javelot à courroie. Moins nombreux sont les flots que la mer pousse vers les rivages, ou que Borée et ses frères soulèvent d'un bout à l'autre de l'Océan; moins bruyants sont les cris des oiseaux aquatiques; moins variées sont les fleurs au commencement du printemps, que ce mélange de guerriers de toutes sortes, que le son de leurs instruments, que les clameurs qu'ils font entendre. Le sol tremble et gémit sous le poids et le roulement des chars, comme il tremblait jadis quand [6,170] Jupiter foudroyait les campagnes de Phlégra, et refoulait Typhon dans les abîmes de la terre. Au premier rang de l'armée d'Éétès est son fils Absyrte, puis son gendre et d'autres puissants rois, suivis de soldats par milliers. Autour de Jason se groupent les héros grecs, et Pallas à la terrible égide. La déesse ne la quitte pas d'un instant. Tout à l'heure Jupiter agitera cette tête épouvantable et cette chevelure de reptiles, qui semblent respirer encore; il attend pour cela que le combat s'engage. Les troupes d'Éétès cèdent à l'impulsion de Mars, à la soif du carnage, [6,180] à Tisiphone qui accourt au son de la trompette, en élevant sa tète jusqu'aux nues. La Fuite plane au milieu des deux armées, n'ayant pas encore décidé de quels coeurs elle se rendra maîtresse. On s'attaque enfin; on croise le fer avec fureur. Les casques heurtent les casques; les haleines se confondent; les guerriers s'observent; les armes brisées tombent avec les cadavres; le sang se mêle au sang et les morts aux morts. Les casques roulent sur le sol; les cuirasses dégorgent des flots ensanglantés: ici, des explosions de joie barbare; là, des gémissements; plus loin, le râle des mourants couchés dans la poussière. Caspius prend aux cheveux Monésès d'Éa, et l'entraîne. [6,190] Grecs et Colchidiens font pleuvoir sur le vaisseau une grêle de traits; Caspius tue son ennemi et l'abandonne; la victime n'a plus rien à attendre de ses compagnons. Carésus abat Dypsas et Strymon, dont la fronde semait au hasard le trépas; lui-même, atteint d'un javelot par Crémédon l'Albanien, tombe, et disparaît sous les chars et les pieds des chevaux. Mélas et Hidasmène s'avancent. Mélas lance le premier son javelot; l'autre après lui; ils se manquent tous deux. Ils fondent alors l'épée à la main; Mélas, plus alerte, frappe son adversaire au sommet du casque, et lui fend la cervelle. Que de faits glorieux se perdent dans la mêlée! [6,200] Oebrus ne sait à qui il doit la mort, Tyrès non plus; Iron, au sifflement d'une flèche argienne, se détourne, et reçoit dans le flanc la lance de Nestor. Castor voit deux frères Hyrcaniens, montés sur des chevaux de forme pareille, que leur père, par une inspiration fatale, avait choisis lui-même dans ses haras. Le fils de Tyndare était à pied; la blancheur remarquable des chevaux allume sa convoitise. Soudain il marche à Géla, lui perce la poitrine de son javelot, le démonte, et saute sur le cheval. [6,210] Jupiter sourit du haut des nues, et reconnaît son fils à l'adresse du cavalier. En même temps Médorès, que ce spectacle afflige et irrite, s'élance vers Castor, et s'adressant aux Dieux : "Ou sa mort, ou la mienne, dit il; mais que ce trait punisse d'abord le coursier impie, qui garde même les armes que mon père lui a confiées, souffre sur son dos un nouveau maître, et se tourne contre moi". Il dit; mais le javelot de Phalère l'a devancé; il tombe; son cheval fuit dans les rangs des siens. Qui prévoyait qu'un jour Amyclée [6,220] et le bras d'un guerrier d'Oebalie, que séparent de toi, Rhyndacus, tant de monts et de mers, te seraient si fatals? C'en est fait aussi de l'intrépide Tagès; le fer a traversé ses entrailles. Né de l'illustre Taulas et d'une nymphe des bois, les soeurs de sa mère prirent de son enfance et de sa parure un soin exagéré. Mais à quoi bon aujourd'hui ce lin blanc et fin qui le revêt, cette chlamyde brochée d'or, ce panache de fourrure qui orne son casque, ces braies si richement brochées? Cependant le nouveau cavalier, pénétrant jusqu'au centre des bataillons épouvantés, lançait flèche sur flèche, [6,230] ou frappait çà et là de sa flamboyante épée, renversant tout ce qui lui faisait obstacle; quand, terrible et poussant des cris sauvages, arrive un escadron de Sarmates. Couverts, ainsi que leurs chevaux, d'une cotte de mailles, ils tiennent collée à l'épaule du cheval, et appuyée contre leur cuisse, une pique immense, dont l'ombre se projette au-dessus des rangs ennemis. Hommes et chevaux, s'élancent; l'arme suit, docile à la main qui la pousse ou la retire, et dont le coup est d'autant plus dangereux qu'il vient de plus haut. [6,240] Gràce à la légèreté de son cheval, Castor, par des évolutions rapides, par des feintes bien ménagées, trompe leurs efforts. Harassés de fatigue, ils meurent avec indifférence. Moins habiles que Castor, les Colchidiens courent eux-mêmes au-devant dlu trépas. Campésus, frappé au coeur d'un coup mortel, tombe, en expirant, sur la lance de son ennemi. Oebasus, qui pensait éviter Phalcès en ployant le genou, reçoit le fer dans l'oeil gauche. Sibotès, au contraire, se fiant en sa double cuirasse , lève son épée sur la lance d'Ambénus et en brise le bois : inutile succès! : [6,250] le fer est entré dans sa poitrine, et Ambénus qui ne le regrette guère, perce Otrée avec le tronçon. Taxés entraîne après soi Hypanis qu'il a tué à moitié, secoue le corps pour en dégager sa lance, et la retire en courant : mais, tandis qu'il se remet en garde, Castor le joint, l'attaque à l'improviste et l'immole. Le cheval d'Onchee va donner du poitrail contre une pique ennemie. Onchée rassemble en vain toutes ses forces pour le retenir : percés tous deux, le cheval tombe sur le flanc, le cavalier tombe après lui; les armes du guerrier et sa lance teinte de son sang, sont jetées au loin. [6,260] Tel l'oiseau, qui se fiait au feuillage protecteur d'un épais peuplier, quitte sa retraite à l'appel de l'oiseleur, et se pose sur le roseau englué qu'une main perfide fait glisser silencieusement jusqu'à lui; mais, hélas! victime de la ruse, enchaîné par l'élément visqueux. et tenace, il implore en vain l'arbre hospitalier, et agite; inutilement ses ailes. Ailleurs, le hasard met en présence Stirus et Anausis. Celui-ci se réjouit le premier d'avoir reconnu son rival : "Voilà donc, s'écrie-t-il, le futur époux de Médée, l'heureux fiancé de celle que j'aime! Non, père de Médée, il vous faudra, malgré vous, changer de gendre". [6,270] Soudain ils fondent l'un sur l'autre et se lancent leurs javelots. Stirus blessé tourne bride, ignorant qu'il a lui-même mortellement frappé Anausis. "Va", lui dit celui-ci d'une voix mourante, et le fer encore enfoncé dans la plaie, "fuis dans les bras de ton beau-père et de ta maîtresse; rapporte-leur ta blessure, que ne guériront ni les enchantements de Médée, ni ses perfides poisons". Il dit; ses yeux se ferment, sa voix se glace, et sa tête s'incline vers la terre. L'ardeur des Colchidiens s'en accroît. [6,280] Gésandre au contraire, dont la douleur irrite le courage, gourmande ainsi les Iazyges, en faisant briller à leurs yeux son épée : "Non, tous nos vieillards « ne sont pas morts; nul de nos pères n'a quitté la vie. Quoi donc! une vieillesse honteuse a-t-elle paralysé vos membres, abattu vos courages, étouffé votre haine? Allons, jeunes gens, ou renversons ces Grecs et pénétrons ensemble jusque dans la ville, ou périssez de la main de vos enfants"! Il court, et apostrophe ainsi l'ombre de son père : "0 Vorapte, mon vénérable père, fais passer toute l'intrépidité de ton âme dans l'âme de ton fils, [6,290] s'il est vrai que je n'ai pas hésité un instant à t'obéir quand tu accusais les lenteurs de la mort, et que j'ai montré à nos enfants ce que j'en attends moi-même un jour". Il dit; l'Érèbe entend sa voix. Transporté d'une ardeur furieuse, il saisit son épée et agite ses armes avec violence. Consacré au culte des Nymphes de la Colchide et pontife du Phase, Aquitès, le front couronné de feuilles de peuplier, pâle symbole de son ministère, parcourait les bataillons, voulant, ô Cyrnus, te soustraire aux dangers que tu affrontais malgré ses paternels avis. Déjà il avait passé à travers tous les rangs et pénétré dans tous les groupes, [6,300] sans trouver nulle part l'objet de ses recherches. Il revenait sur ses pas, et, poussant de grands cris, appelait de nouveau son fils et l'appelait encore, quand un javelot part, et siffle autour de ses bandelettes. Gésandre s'était précipité sur lui, bride abattue. Aquitès, élevant les mains vers son farouche ennemi, et lui montrant les insignes pacifiques de sa dignité : "Je t'en conjure; lui dit-il, par mes cheveux blancs, si tu as encore un père, désarme ton courroux, et, en quelque lieu que tu le trouves, épargne mon fils". Gésandre lui répond en le perçant de son épée : "Mon père que tu crois vivant encore et traînant honteusement sa vieillesse, [6,310] a mieux aimé périr de cette main que d'attendre le terme d'une vie languissante. Si ton fils avait eu le même courage, la même affection pour toi, tu ne choisirais pas, pour prier, le temps de combattre, et tu ne deviendrais pas la proie des chiens. Le sort de la jeunesse est bien plus beau. C'est à elle qu'il convient de se battre et de se passer de sépulture". Il dit, et Aquitès près d'expirer supplie les dieux que son fils ne rencontre pas un pareil ennemi. Sur toi aussi, Canthus, Argo, qui déjà prévoyait ta mort, pleura, quand malgré lui tu revêtis tes armes. Infortuné ! tu avais franchi la mer de Scythie et atteint le Phase; [6,320] encore quelques jours, et tu assistait à la conquête de la toison, et tu revoyais ensuite les montagnes de l'Eubée ta patrie ; mais Gésandre te provoque à une lutte inégale, et t'épouvante par ces paroles : "Toi, pauvre Grec, tu croyais trouver ici des maisons commodes et des gens pour t'y recevoir; le pays, comme tu vois, est bien autre que tu ne l'imaginais. L'homme y naît dans la neige; la vie y est bientôt à charge; on n'y sait guère manier la rame; on n'y a pas besoin d'attendre le souffle favorable des vents. C'est à cheval que nous passons l'Euxin, quand les frimas l'enchaînent, et l'Ister, quand il frémit sous ses entraves de glaces. [6,330] Vos murailles, nous en faisons peu de cas. Je parcours en liberté les campagnes de la Scythie, ayant avec moi toutes mes richesses. Ce que j'aime, ce que je peux perdre, un seul chariot le renferme; l'ennemi qui me l'enlèverait n'en jouirait pas longtemps. Les troupeaux, le gibier, font toute ma nourriture. Envoie donc rassurer l'Asie, rassurer les Grecs; jamais je n'abandonnerai ces climats, ces rochers, cette patrie de Mars, où, l'hiver, nous plongeons, pour les endurcir, nos enfants dans les fleuves, où la mort si souvent s'offre d'elle-même à l'homme. Ici donc, sous ce ciel glacial, combattre et piller, voilà tout mon plaisir, et voici le coup que je t'adresse". [6,340] Il dit, et lance un trait, dont les vents de Thrace accélèrent le vol homicide , qui traverse l'épaisse cuirasse de Canthus et s'enfonce dans sa poitrine. Idas, Méléagre, Ménétius, et le vainqueur du tyran de Bébrycie, accourent aussitôt. Télamon étend sur Canthus expirant son immense bouclier; et, pareil à un lion forcé par les chasseurs, qui couvre ses lionceaux de son corps, l'Eacide, la lance en arrêt, attend l'ennemi de pied ferme, et oppose à la violence du choc son bouclier recouvert de sept cuirs. [6,350] Les Scythes, de leur côté, s'avancent, tous revendiquant les armes de Canthus et l'honneur d'outrager le corps d'un Grec. De là d'immenses efforts, et une mêlée furieuse autour du cadavre. Tels, se heurtant en masse contre les portes des antres d'Eolie, les Vents se disputent à qui soulèvera les mers, amoncellera les nuages, recueillera enfin tous les honneurs de la tempête; tels les combattants acharnés se poussent, se serrent les uns contre les autres et ne peuvent se détacher du corps qu'ils ont saisi. Comme un cuir est amolli à force d'huile par des esclaves qui le tendent, [6,360] le foulent tour à tour et font ruisseler sur la terre l'onctueuse liqueur; ainsi et, avec non moins d'efforts les membres du malheureux Canthus, tiraillés en tous sens dans cet étroit espace, sont tantôt entraînés par ceux-ci, tantôt retenus par ceux-là; sans que de part ni d'autre on veuille lâcher prise. Télamon le saisit enfin par le milieu du corps. Gésandre, qui le tenait aussi par le cou et par les gourmettes du casque, sent le casque lui échapper des mains et tomber à terre: furieux alors, il frappe à coups redoublés le bouclier de Télamon, revient sur Canthus, et le réclame encore. Mais les Grecs l'enlèvent. [6,370] Le char d'Euryale le reçoit et l'emporte. Bientôt avec les Argonautes accourent Euryale elle-même et ses escadrons; toutes marchent contre Gésandre. Lui, voyant ces soldats d'une espèce nouvelle, ces héros féminins, s'écrie: "Elles aussi ! et nous pour les combattre? quelle honte"! Puis il frappe Lycé près du sein, et Thoé à l'endroit que son bouclier laisse à découvert. Il fondait sur Harpé, qui pour la première fois maniait l'arc, et sur Ménippé, qui soutenait son cheval près de s'abattre, quand d'un double coup bien asséné de sa hache au bois noueux, à l'acier garni d'or, la reine (Euryale) lui enlève un morceau et de sa tête et de son casque de cuir. [6,380] Une nuée de traits tombe en même temps sur lui; longtemps il résiste; mais enfin, accablé sous le poids, il est renversé près d'Idas qu'il effraye encore. On eût dit d'un quartier de rocher ou d'une tour qui, cédant à la masse de pierres, de poutres et de projectiles enflammés qui l'ébranlent, s'écroule, et entraîne après soi toute une partie d'une ville. Ariasmène, jugeant alors qu'il est temps de combattre et qu'on réclame son concours, fait avancer ses chars armés de faux, et les dispose en ordre de bataille. Il se flattait de faire disparaître d'un seul coup Grecs et Colchidiens. [6,390] Tel, si Jupiter, irrité contre les descendants de Pyrrha, ouvrait de nouveau les digues de l'Océan et faisait déborder les fleuves; que les sommets du Parnasse, et de l'Othrys aux pins élancés, fussent engloutis dans les eaux ; que les Alpes même décrussent et abaissassent leurs cimes; tel et non moins terrible est Ariasmène, promenant çà et là ses chars meurtriers, et couvrant la plaine d'un déluge de sang. Pallas lève alors son égide : l'image de Méduse toute dégoûtante des trois cents vipères qui se replient à l'entour, est d'abord aperçue des chevaux. La frayeur les emporte, ils renversent leurs guides, [6,400] et sèment la terreur et la mort dans leurs propres rangs. La Discorde, à son tour, embarrasse les chars dans les faux. Comme on voyait naguère, chez les Romains, Tisiphone précipiter les légions contre les légions, les généraux contre les généraux, les enseignes contre les enseignes, les glaives contre les glaives, armant ainsi les uns contre les autres des soldats qui habitaient les mêmes campagnes, et que le Tibre n'avait pas rassemblés de tous les points de l'Italie pour les conduire à de pareils combats; ainsi Pallas, jette un épouvantable désordre parmi ces chars qui tout à l'heure marchaient avec ensemble à l'extermination de leurs ennemis, et, les lançant les uns contre les autres, tourne contre eux-mêmes leurs sanglantes manoeuvres, quoi que fassent leurs guides pour les rallier. [6,410] Rien n'était comparable à cet affreux spectacle ; ni la tempête, quand elle pousse les cadavres sur les côtes du Latium; ni la mer de Libye, quand elle charrie, vers ses rivages, les débris des flottes fracassées. Ici les chevaux, là leurs maîtres, se contrarient dans leurs efforts, sont coupés par les faux ou déchirés par les rênes; le char, souillé de sang , entraine le char, puis en est entraîné; des lambeaux de chair pendent et roulent çà et là dans la poussière. Les Colchidiens, n'ayant plus besoin de courage ni de prudence, percent à leur aise ces malheureux, impuissants contre les liens qui les enveloppent. Ils les immolent avec la même facilité [6,420] que le chasseur ombrien qui, sans chiens et sans dards, égorge des cerfs embarrassés dans leurs propres bois, et qu'enchaîne une colère aveugle. Ariasmène lui-même dégage vainement ses armes et s'élance; mutilé par les faux, broyé sous les roues, emporté au milieu des chevaux en furie, il disparaît du champ de bataille. Pendant que les Argonautes et les Colchidiens jonchaient à l'envi la plaine de cadavres et dépeuplaient la Scythie, Junon avait senti que cette conquête ne conduirait pas Jason à celle de la toison d'or, [6,430] et ne lui assurerait pas le retour dans sa patrie. Avant donc qu'Eétès fasse éclater sa perfidie et ses funestes desseins, elle imagine pour Jason des ressources nouvelles : elle gourmande, elle accuse avec amertume Vulcain, dont les taureaux, aux narines enflammées, paissaient alors dans les prairies d'Éétès : car elle craint que celui-ci, aussitôt après le combat, n'ordonne à Jason de soumettre au joug ces féroces animaux, et de semer les dents du dragon de Cadmus. Divers moyens se présentent à l'esprit agité de la déesse; mais Médée seule l'occupe, [6,440] Médée est son unique espoir. Personne plus que Médée n'a la science de la manie; elle sait par ses conjurations, par le suc des plantes arrachées dans les lieux les plus inaccessibles, faire pâlir les étoiles, arrêter la marche du Soleil son aïeul, changer l'aspect des campagnes et le cours des fleuves, plonger la nature entière dans le sommeil, rajeunir les vieillards et leur filer à son gré de nouveaux jours : elle étonne Circé même, si fameuse par ses redoutables enchantements; elle étonna Phrixus, qui pourtant avait l'art de faire distiller à la Lune des poisons écumeux, et d'évoquer les ombres par des formules thessaliennes. [6,450] Junon cherche donc à donner au héros grec l'appui du terrible pouvoir de la magicienne. Nulle ne lui semble plus capable qu'elle de lutter contre les taureaux et contre les guerriers qui surgiront du sein de la terre; elle ne se troublerait pas au milieu des flammes, elle n'en craindrait ni la vue ni le contact. Que sera-ce lorsqu'un aveugle amour, lorsqu'une passion dévorante pénétreront ses sens? Junon va donc trouver Cypris. De son palais, toujours orné de fleurs fraîchement écloses, la déesse l'aperçoit et se lève, entourée de la troupe ailée des Amours. Junon l'aborde la première, et lui dit d'une voix suppliante (car elle craignait de trahir la véritable cause de ses alarmes) : [6,460] "Tout mon espoir, toute ma puissance sont entre vos mains. Que l'aveu que je vais vous faire; vous rende favorable à ma prière. Depuis que le vaillant Hercule est exilé d'Argos, Jupiter ne me témoigne plus ni bonté, ni amour. Il dédaigne ma couche, et n'a plus pour moi sa flamme d'autrefois. Prêtez-moi, je vous prie, ces attraits séducteurs, cette parure et ces grâces dont le ciel et la terre éprouvent si souvent le pouvoir". Vénus sentit la ruse; mais, comme depuis longtemps elle voulait elle-même anéantir la Colchide et toute la race odieuse du Soleil, elle saisit l'occasion de satisfaire sa haine; et, sans attendre que Junon en dise davantage, [6,470] elle lui donne ce fatal ornement, cette ceinture féconde en prodiges, qui n'inspire ni la fidélité, ni le soin de sa réputation, ni la pudeur, mais les désirs impétueux et passagers, les propos menteurs, les faux plaisirs, les soucis et les folles alarmes. "Voilà, dit-elle, tout mon empire, tontes les armes de mes enfants; prenez-les; vous pouvez maintenant, selon vos caprices, ébranler les coeurs". La fille de Saturne, ivre de joie, s'arme du dangereux présent. Elle prend la figure et la voix de Chalciope, entre dans l'appartement de Médée, et s'approche de la jeune fille. [6,480] Une lumière qui, malgré Junon, l'a de loin annoncée, jette le trouble et l'effroi dans le coeur de Médée. "Quoi ! dit la déesse, seule, ô ma soeur, vous ignorez encore l'arrivée des Argonautes et leur alliance avec notre père? Mais tout le peuple est sur les remparts, qui admire les exploits de ces demi-dieux. Vous seule y êtes indifférente; seule vous ne bougez de votre appartement, ni du palais. Quand verrez-vous jamais de semblables héros?" Et, sans attendre sa réponse, elle la prend par la main, et, marchant d'un pas rapide, elle l'entraîne tout émue de surprise. [6,490] L'infortunée jeune fille se laisse conduire aux remparts, sans soupçonner le piège et pleine de confiance dans la fausse Chalciope. Tel un lis, à la vie éphémère, à l'éclat passager, éclipse à peine de sa blancheur éblouissante toutes les fleurs du printemps, que déjà l'horrible Notus le menace du choc de ses ailes jalouses. Hécate, fille de Persès, pleurait alors dans ses sombres forêts, et s'écriait en sanglotant : "Ah! malheureuse Médée, tu quittes mes bois et tes compagnes, pour aller, contre ta volonté, dans la Grèce, errer de ville en ville! Oui, tu cèdes à une destinée irrésistible; mais, ô l'unique objet de mes soins, je ne t'abandonnerai pas. [6,500] De grandes catastrophes signaleront ta fuite; tu ne seras pas toujours l'esclave ni l'objet du mépris d'un homme perfide; il sentira que je fus ta maîtresse, et que je sais punir l'audacieux qui me ravit ma servante". Cependant Médée et sa compagne sont arrivées au plus haut des remparts. Elles regardent, et le fracas des armes, le bruit des clairons les glacent d'épouvante. Ainsi, aux approches de l'orage, les oiseaux attristés se réfugient sous les feuilles, et s'y tapissent immobiles et tremblants. Déjà les Gètes, toute l'armée des Ibères et des bataillons entiers de Drances sont massacrés, et roulent dans la poussière. Les blessés, repliés sur eux-mêmes [6,510] et embarrassés au milieu de leurs chevaux, se débattent péniblement, et remplissent l'air de gémissements interrompus. Vainqueurs au contraire, les Gélons chantent l'hymne de la patrie. Mais bientôt les vaincus prendront leur revanche; un dieu leur a souri; la bataille va changer de face. Muse, rappelle-toi ces luttes furieuses, et dis-moi quel guerrier ramena la fortune et causa tant de nouveaux trépas? Ce fut Absyrte : on le reconnaît à son char, à son bouclier tout rayonnant des feux du Soleil, son aïeul. Quand il balance son javelot, quand il secoue son panache, les barbares ne peuvent supporter son aspect; [6,520] ils fuient épouvantés, tournant le dos aux traits qui les accablent, et augmentant le désordre par leurs clameurs confuses. Il s'élance, renverse des masses de combattants, foule aux pieds de ses chevaux des monceaux de cadavres, étouffe le dernier soupir de ceux qui râlent encore. Non moins terrible, Aron le suit : il porte sur sa cuirasse et sur ses brassards d'airain une chlamyde brodée à l'aiguille, à la façon des barbares, et dont les larges plis soulevés par le vent couvrent son cheval. Tel paraît Lucifer aux ailes de rose, quand Vénus se plaît à lui tracer la route à travers les voütes étoilées. Près de là Rhamélus et l'actif Otaxès [6,530] avaient repoussé les Colchidiens. Un troisième était avec eux, l'ignoble Armés, lâche ravisseur de troupeaux, qui s'assurait l'impunité, en se hérissant le front de cornes comme le dieu de Lycée, et qui semait, à la faveur de cet étrange déguisement, le ravage et l'effroi parmi les pasteurs. Ce stratagème, dont il usait alors, étonnait ses ennemis et les intimidait. Dès qu'Aron a reconnu la ruse : "Crois-tu, dit-il à Armès, avoir affaire à des bergers craintifs, à de stupides troupeaux? Tu n'es pas ici dans une étable, dans des pâturages. Garde ton déguisement pour tes larcins nocturnes. Cesse de te faire passer pour dieu; quand tu le serais, je ne t'en défierais pas moins". [6,540] Il dit, et, se roidissant sur ses pieds, il lance son javelot. La dépouille du faux dieu tombe et laisse voir une large blessure. Non moins audacieux, les fils de Phrixus signalent leur vaillance, et la déploient avec orgueil aux yeux des Grecs leurs parents, et des Colchidiens. Jason les voit au plus chaud de la mêlée, applaudit à leur intrépidité, et leur crie : "Courage, compatriotes, vous êtes bien de la race d'Éolus, et votre origine n'est pas douteuse. Je vous vois, et je suis assez payé de mes peines". [6,550] II dit, et Argus, agitant son bouclier, fond de toute sa hauteur sur Suétes et le grand Céramnus: il renverse l'un en lui brisant le genou, et fait dans la poitrine de l'autre une large ouverture; il désarçonne et laisse étendus sur le sol Zacorus et Phalcès, éventre Amaster, qui, comme lui, combattait à pied, qui reçoit dans ses mains son sang et ses entrailles, et qui meurt en exhalant sa fureur impuissante. Calaïs tue Barisas; il tue Rhipée, soldat mercenaire et toujours à la solde de quelque nation voisine, qui s'était loué pour cent boeufs et autant de chevaux, [6,560] et qui, frustré dans son attente, redemanda vainement au ciel, par un dernier regard, cette douce lumière que ne rachète nul tresor. Il tombe aussi Peucron à la blonde chevelure bouclée, au front couronné du roseau maternel. Aléotis, sa mère, pleure et se lamente au fond de ses antres humides; elle appelle son fils, qu'elle ne verra plus parcourir ses étangs, ses rivages, ni abattre sur ses ondes gelées les rapides élans. Eurytus met en fuite les Exomates. [6,570] Hélix, à la fleur de l'âge, meurt de la lance de Nestor, sans avoir pu rendre à son père les soins qu'il en avait reçus. Daraps poursuit Latagus et Zatès; il tue l'un sur le coup, et voit l'autre fuir, emportant le fer dans sa poitrine et rendantdes flots de sang. Cependant Médée, du haut des remparts, observait le combat et ses chances diverses. Elle reconnaît d'abord, au milieu de la mêlée, plusieurs guerriers, et s'informe des autres à Junon. Du plus loin qu'elle aperçoit Jason, [6,580] elle fixe sur lui d'avides regards; bientôt sa pensée, tous ses voeux sont pour lui : elle suit les pas du héros, elle les devance méme; elle compte les guerriers qu'il désarme, les cavaliers qu'il abat, ceux qu'il immole, malgré leurs prières. Quelquefois elle tourne ailleurs son oeil errant et comme sans regard, cherchant sans doute ou son père, ou son futur époux ; mais Jason est toujours là ; l'infortunée ne voit que Jason. S'adressant alors à sa soeur : "Quel est, dit-elle, feignant d'ignorer son nom, celui que je vois depuis si longtemps, et que vous aussi vous voyez courir, comme un incendie, sur le champ de bataille? Sa valeur, j'imagine, ne vous étonne pas moins que moi". [6,590] L'implacable déesse enchérissant sur cet éloge, et fidèle à ses ruses, répond à Médée : "C'est Jason lui-même que vous voyez, ma soeur; il a traversé des mers immenses pour venir ici revendiquer la toison, héritage de son parent Phrixus. Nul n'est plus noble, nul n'est plus valeureux que lui. Voyez comme il efface en beauté les Argonautes et les plus illustres de nos guerriers, comme il insulte à ces cadavres amoncelés autour de lui! Hélas! il va partir; il va quitter nos rivages et gagner les fertiles campagnes de la Thessalie, si tendrement aimées de Phrixus. Puisse-t-il du moins y arriver sans périls"! [6,600] C'en était assez pour que Médée, profitant des heures qui lui restaient encore, assouvit ses regards du spectacle qu'elle avait sous les yeux, et des exploits de Jason. En même temps que Junon l'enflammait par ses discours, elle grandissait le héros par des succès, et le pénétrait d'une ardeur toute nouvelle. Du haut du casque de Jason jaillissent de terribles éclairs; son panache, astre fatal à toi, Persès, à toi aussi, jeune fille, trace dans l'air des sillons de feu, pareil au brûlant Sirius, ou à ces comètes enflammées que suscite contre les tyrans le courroux du maître des dieux. [6,610] Le héros a senti l'influence de la déesse; ses forces en sont décuplées. Il lui semble s'élever au-dessus des bataillons autant que le Caucase élève vers les Ourses glacées ses sommets couronnés de neige. Comme un lion qui s'est élancé dans une étable, s'y gorge de carnage et y assouvit sa faim, quittant tour à tour et reprenant ses victimes; ainsi Jason promenant de l'un à l'autre, sans choix, sans préférence, sa rage dévastatrice, frappe à la fois de l'épée ou de la lance tous ceux qui l'approchent, et dont le nombre diminue à chacun de ses coups. Il immole le terrible Hébrus à l'ondoyante chevelure, et Prion de Gétie; il fait voler la tête et les bras d'Auchus, [6,620] et l'envoie rouler lui-même sur le sol. Colaxès, fils de Jupiter, touche à sa dernière heure. Le père des dieux enveloppe le ciel d'un nuage de tristesse, et, dans sa colère impuissante, exhale ainsi ses plaintes : «Quoi! pour soustraire mon fils à la mort, n'oserai-je user de mon pouvoir suprême? Neptune pleure encore Amycus; tous les dieux pleurent aussi leurs fils, ou les pleureront un jour. Eh bien, que la destinée soit égale pour tous! Ce que je me refuse à moi-même, je ne saurais l'accorder à d'autres". Et pour illustrer du moins le dernier jour de son fils, [6,630] il lui inspire un courage extraordinaire. Colaxès vole dans la mêlée, enfonce des bataillons, sème au loin les funérailles. Tel un orage, sorti des flancs de l'arc-en-ciel, entraînant après soi les rochers, les forêts, les édifices, heurte tout à coup le sommet d'une montagne, s'y brise, et finit par s'épancher peu à peu en fleuve inoffensif; tel, avant de mourir, se révèle le fils de Jupiter. Il tue le vaillant Hypétaon, Gésithoüs, Arinès et Olbus. Blessé lui-même, démonté et combattant à pied, il perce de sa lance Après et Tydrus le Phasien; celui-ci, né près des source du Phase, [6,640] de Caucasus qui gardait, suivant la coutume antique, les troupeaux de son père, avait été ainsi surnommé par ses parents, en l'honneur du fleuve auquel il était consacré et pour qui croissait inutilement sa chevelure. Colaxès frappait toujours; mais la Parque ennemie rompt sa trame, et Jason paraît en vainqueur. Colaxès lui crie d'une voix terrible : "Malheureux, vous n'êtes donc venus en Scythie que pour y servir de pâture à nos chiens et à nos vautours"? Et, saisissant un quartier de roc, sorte d'arme en usage dans ces temps grossiers et pour ces bras si vigoureux, [6,650] il le soulève de terre et le lance. Junon détourne le coup qui terrasse Monésus, soldat obscur et peu regretté. Mais le coup qui menaçait Colaxès, Jupiter ne l'a point conjuré : le javelot de Jason traverse le bouclier et la poitrine du guerrier. Celui-ci tombe dans son sang. Jason accourt, et par des railleries ajoute encore à l'amertume de son trépas. Il s'élance ensuite, et marche aux Alains, qui déjà ne le connaissent que trop. Médée suit Jason et le dévore des yeux ; l'Amour ne permet pas qu'il lui échappe un seul instant. Déjà elle a moins de plaisir à regarder le combat; [6,660] elle se reproche ses craintes, et ces alarmes dont elle ignore la cause; elle se demande si sa soeur est bien sincère; et, n'osant pas croire que ces traits ne soient pas les siens, elle cède de nouveau à ses premières impressions, et à la douce, à l'irrésistible passion qui l'entraine. Tel l'Aquilon, d'abord brise légère, se joue au sommet des arbres qu'il ébranle à peine, et bientôt sévit avec fureur contre les nautoniers éperdus; telle Médée exalte peu à peu son amour jusqu'à ses dernières fureurs. Parfois, détachant le collier de la déesse, qui s'y prête avec complaisance, elle. adapte à son cou la parure dévorante, [6,670] et l'or fatal ne l'a pas sitôt touchée qu'elle se sent défaillir : elle le rend enfin, moins éblouie par l'éclat des pierreries et du précieux métal dont il est formé, que brûlée par le feu qu'il répand, et accablée par le dieu qui la remplit tout entière. Un reste de pudeur errait sur ses.joues enflammées :, "Croyez-vous, dit-elle, ô ma soeur, que notre père tiendra sa promesse? Comme il doit remercier les dieux de l'arrivée de cet étranger! Mais combien durera donc encore cette affreuse mêlée? Et que de périls il affronte pour une nation qu'il ne connaît pas"! Elle parlait encore que Junon la quitte, satisfaite de ce début, [6,680] et sûre désormais du succès de sa perfidie. Médée, de plus en plus hardie, s'avance sur le rempart, sans suivre sa soeur, sans la regarder même. Chaque fois que chefs et soldats, se pressant en foule, serrent Jason de plus près, que les traits pleuvent sur lui seul, tous ces traits, tous ces coups retombent sur elle : elle frémit en voyant Lexanor bander son arc ; mais la flèche, passant par-dessus la tête de Jason , va te frapper, ô Caïcus, condamnant au veuvage ton épouse infortunée, et étouffant dans la couche nuptiale l'espoir de votre maison. [6,690] Envoyé du roi des Parthes, Myracès, chargé d'or et de présents, était venu chez Éétès, pour contracter, au nom de son maître, une nouvelle alliance avec les Colchidiens : mais la Parque et l'attrait de la guerre qui s'alluma tout à coup retinrent le messager en Scythie. Il était là, suivi d'un nègre, impuissant eunuque, au visage efféminé et sans barbe. Lui, combattant assis sur des housses et entouré de carquois, tantôt poussait son char contre les bataillons ennemis, tantôt simulait une fuite et décochait ses flèches en se retournant. [6,700] Une tiare, tissue de soie et d'émeraudes, ornement des rois de son pays, couvre sa tête; de ses bras pendent de larges manches ; à son côté droit brille un cimeterre. Sa chaussure barbare dépasse de beaucoup la mesure de ses pieds. De telles dépouilles n'échappèrent pas longtemps aux regards de l'avide Syénès. Une flèche, lancée de sa main, perce aisément la peau de tigre tachetée de pourpre, qui couvre Myracès. Le sang du guerrier s'échappe avec la vie par cette ouverture ; sa tète tombe sur son arc brisé ; le sang inonde sa superbe chlamyde, baigne son visage, et salit sa belle chevelure, [6,710] que parfumaient des essences de Saba, et que sa mère avait entrelacée de filigranes d'or. Comme un jeune olivier, planté dans un terrain que fécondent une douce température et des irrigations modérées, répond d'abord aux soins assidus, aux espérances du cultivateur, et montre sa tète couronnée des premiers feuillages, quand tout à coup, déchainant ses impétueux tourbillons, l'Aquilon le déracine et le renverse sur te sol ; ainsi tombe Myracès au pied des murs de la ville, et sous les yeux mêmes de Médée. Cependant la jeune fille, tout entière aux périls d'un seul, n'est pas plus émue de sa chute [6,720] qu'étonnée des exploits de Méléagre, de Talaüs et d'Acaste, objets tous trois d'attention et d'effroi pour les ennemis, et qu'une ardeur égale emporte à la suite des bataillons en déroute. Chefs et soldats, tout fuit devant eux; le sang coule à grands flots, et déjà il n'est plusun seul char qui n'ait perdu son maître. En voyant la fuite et le massacre des siens, Persès ne contient plus sa douleur; il accuse ainsi le ciel : "Quand je fus exilé de ma patrie, dieux, vous me trompiez donc, en me poussant à la guerre, en me forçant d'y entraîner la Scythie? [6,730] Pourquoi, Jupiter, m'avoir prédit, m'avoir promis le châtiment d'Eétès? C'est là ce secours que je devais recevoir des Argonautes; ce sont là ces forces qui devaient se joindre aux miennes! Oh! qu'une vie trop longue pèse aux infortunés! Pourtant, et je ne demande rien de plus, puissé-je voir encore le jour où mon frère, trompant ces Grecs, comme ils méritent de l'être, fera verser à l'orgueilleux Jason des larmes amères sur la stérile issue de ses audacieux efforts"! En parlant ainsi, il frappait sa poitrine de ses armes; il pleurait, étouffant ses sanglots sous la visière de son casque. Pallas le vit, comme il allait se précipiter au plus fort de la mêlée, [6,740] et se dit alors à elle-même : "Persès court au trépas, et pourtant Jupiter a résolu de l'élever un jour sur le trône d'Eétès. S'il meurt, il est à craindre que mon père ne m'en accuse, et ne fasse retomber sur moi sa terrible colère". Et soudain elle le couvre d'un nuage, et écarte les traits qui sifflent autour de sa tête. Un tourbillon propice le soulève du milieu de ses compagnons, et l'emporte à travers les airs jusqu'aux derniers rangs, [6,750] là où, trop tard arrivés , les Ibères et les Essédons ne prenaient part au combat que par leurs clameurs. La nuit étend sur la terre ses ombres étoilées, et met fin au combat. Médée s'éloigne des remparts, le coeur malade des longues inquiétudes qui l'ont agitée. Telle une bacchante, d'abord maîtresse d'elle-même pendant les redoutables mystères, cède bientôt à l'inspiration du dieu qui la porte à tout oser; telle revenait Médée, en proie à un trouble non moins violent. Sans cesse occupée de Jason, elle le voit au milieu de la foule des Grecs et des Colchidiens; [6,760] elle reconnaît ses armes et ce que son casque lui laisse apercevoir de son visage.