[0] ERASME (?) - Ulrich von HUTTEN (?), JULIUS DIALOGUE. Facétieux et élégant, composé par un très-docte personnage, où l'on voit le Souverain Pontife Jules II frapper après sa mort à la porte du Ciel, et le portier Saint Pierre refuser de lui ouvrir, bien que de son vivant on l'eût appelé très saint, et mieux encore, Sainteté. Célèbre par maintes guerres heureuses, il avait espéré conquérir le Ciel ! INTERLOCUTEURS: Jules. Un Génie. Saint Pierre. Lecteur, tiens-toi les côtes. [1] INTERLOCUTEURS : Jules II, un Génie et Pierre. {JULES lI, SOUVERAIN PONTIFE} Quel est ce mauvais tour ? la porte ne s'ouvre pas? On a changé, j'imagine, ou pour le moins, mêlé la serrure. {LE GÉNIE} Vois plutôt si tu as apporté la clef qu'il faut : cette porte, en effet, ne s'ouvre pas avec la même clef qu'un coffre-fort ; mais pourquoi n'as-tu pas apporté les deux ? Car celle que tu tiens est bien la clef du pouvoir, mais non celle de la science. {JULES} C'est la seule que j'aie jamais possédée, et je ne vois pas, puisque je l'ai, quel besoin j'aurais d'une autre. {LE GÉNIE} Ni moi non plus, certes ; mais, en attendant, nous sommes dehors. {JULES} Ma bile s'échauffe. Je vais heurter à la porte. Holà ! holà! quelqu'un ! ouvrez, et promptement! quoi! personne ne parait? qu'est-ce que fait donc ce portier ? il ronfle, j'en suis sûr, il est ivre mort. {LE GÉNIE} Comme il mesure tout le monde à son aune! {PIERRE} Heureusement que nous avons une porte de diamant : sinon cet homme, quel qu'il soit, l'eût mise en pièces. C'est quelque géant, sans doute, ou quelque satrape démolisseur de villes. Mais, ô Dieu immortel ! quel cloaque je flaire! Non, je n'ouvrirai pas tout de suite ; je veux d'ici, de cette fenêtre étroitement grillée, voir un peu ce qu'il y a là-dessous. Qui es-tu? que veux-tu? {JULES} Ouvre plutôt, et à deux battants. Aussi bien, si tu avais voulu faire ton devoir, il t'eût fallu venir au-devant de moi, en procession, avec tout le personnel des cieux. {PIERRE} Trêve d'arrogance. Dis-moi d'abord qui tu es. {JULES} Comme si tu ne le voyais pas ! {PIERRE} Le voir? Mais je vois un spectacle nouveau et que je n'ai pas encore vu, pour ne pas dire monstrueux. {JULES} A moins que tu ne sois complétement aveugle, tu reconnais, j'imagine, cette clef, en argent massif, si le chêne doré ne te dit rien? Et tu vois la triple couronne et le manteau tout étincelant d'or et de pierreries? {PIERRE} Sans doute, je reconnais parfaitement une clef d'argent, mais une seule, et bien différente de celles qu'autrefois m'a confiées le Christ, ce vrai Pasteur de l'Église. Quant à cette couronne si superbe, comment, je te prie, pourrais-je la reconnaître? Un tyran, même barbare, a-t-il jamais osé la porter ? à plus forte raison quand on demande à entrer ici. Car, en vérité, ton manteau ne peut m'éblouir, moi qui ai toujours foulé aux pieds, méprisé comme cailloux, les pierres précieuses et l'or. Mais quoi? sur la clef, sur la couronne, sur le manteau, je vois. Çà et là les marques du plus scélérat des cabaretiers et des imposteurs, mon semblable quant au prénom, c'est vrai, mais voilà tout : Simon, que j'ai retranché jadis de l'église du Christ. {JULES} Laisse là ces sornettes, si tu as le sens commun. Car, puisque tu sembles l'ignorer, je suis Jules le Génois, et, à moins que tu n'aies jamais appris à lire, tu dois reconnaître ces deux initiales, P. M. {PIERRE} Elles signifient, je suppose, "Pestem Maximam" ? {LE GÉNIE} Ah ! ah! ah ! le bon devin, comme il a mis le doigt dessus! {JULES} Fi donc! "Pontificem Maximum". {PIERRE} Serais-tu trois fois maximes, et plus encore que Mercure Trismégiste, tu ne serais pas admis ici. Il faut être "optimus", c'est-à-dire saint. {JULES} S'il ne s'agit que d'avoir été appelé saint, dépêche-toi d'ouvrir, car si, depuis tant de siècles, on te nomme, toi, saint tout court, moi, on ne m'a jamais appelé autrement que très saint. Six mille bulles en font foi. {LE GÉNIE} Oui, des bulles ... d'air. {JULES} On m'y prodigue le titre de Seigneur très saint; on allait jusqu'à m'appeler Sainteté, non plus seulement saint; on m'eût donné tous les noms qui m'eussent fait plaisir. {LE GÉNIE} Même quand il était ivre. {JULES} Elles t'apprendraient ce qui a fait la sainteté du très saint Seigneur Jules. {PIERRE} Que ne réclames-tu donc le ciel à ces flatteurs qui t'ont fait si saint ? Puisqu'ils t'ont donné la sainteté, qu'ils te donnent aussi la félicité! Tu crois donc que c'est même chose d'être appelé saint ou de l'être? {JULES} J'enrage! Si seulement je vivais, comme je me moquerais de ta sainteté et de ta félicité ! {PIERRE} O cri d'une très sainte âme ! D'ailleurs, depuis le temps que je te considère, tu m'as grandement l'air d'un mécréant et pas du tout d'un saint. Et que demande cette escorte d'un nouveau genre, à mine rien moins que pontificale? Car tu amènes avec toi plus de vingt mille garnements, et dans toute cette cohue je ne vois pas une seule face de Chrétien. C'est bien le plus sale ramassis de coquins, puant la fille, le vin et la poudre à canon. Ça m'a tout l'air de larrons à gages, ou plutôt de larves infernales, amenées céans pour faire la guerre au ciel. Et toi-même, plus je te contemple, et moins je te trouve l'apparence d'un homme apostolique. D'abord que signifie cette profanation? tu portes en dessus les insignes sacerdotaux et en dessous une horrible armure assourdissante et ensanglantée? Puis, quels regards farouches, quelles lèvres orgueilleuses, quel front menaçant, quels sourcils relevés et arrogants ! J'ai honte de le dire et c'est pitié de le voir, il n'est pas une partie de ton corps qui ne porte les marques immondes d'une prodigieuse et abominable dépravation. Tiens, même à présent, toute ta personne sue la crapule et empoisonne le vin, et, Dieu me pardonne! tu viens de vomir. Enfin, tout ton corps me fait l'effet d'avoir été moins usé par l'âge et les maladies que dégradé, pourri, broyé par la crapule. {LE GÉNIE} Comme le voilà peint au vif! {PIERRE} Oh! tu as beau froncer le sourcil d'un air de menace, je ne puis cependant pas taire mon sentiment. Je soupçonne en toi cette archi-peste de Jules, païen personnage échappé de l'enfer pour se moquer de moi ; tu en as bien tous les traits. {JULES} Ma di si! {PIERRE} Qu'a-t-il dit? {LE GÉNIE} II est en colère. Ce juron-là faisait déguerpir tous les cardinaux, surtout de table ; autrement ils auraient tâté du très saint bâton. {PIERRE} Toi qui me parais connaître l'homme à fond, qui donc es-tu, je te prie? {LE GÉNIE} Moi, je suis le grand génie de Jules. {PIERRE} Son mauvais génie, je pense. {LE GÉNIE} Bon ou mauvais, je suis à Jules. {JULES} Ah çà, vas-tu finir tes plaisanteries et m'ouvrir la porte? Aimes-tu mieux qu'on la brise? que te faut-il de plus? Vois plutôt quelle espèce de compagnons j'amène. {PIERRE} Oui, des larrons fieffés, je le vois bien. Mais, sache-le, c'est avec d'autres armes que l'on enlève cette porte. {JULES} Assez de paroles, te dis-je. Dépêche-toi, ou je vais te lancer les foudres de l'excommunication, avec lesquelles j'ai terrifié parfois les plus grands rois, et même des royaumes. Vois plutôt, la bulle est toute prête. {PIERRE} Qu'est-ce que tu me contes avec tes méchantes foudres, ton tonnerre, tes bulles et tes ampoules? Le Christ ne nous a jamais parlé de çà. {JULES} Tu vas les sentir, si tu n'obéis pas. {PIERRE} S'il y a des gens que tu as pu jadis effrayer avec cette fumée, ici ce n'est pas le lieu. Il te faut du solide. Cette citadelle cède aux bonnes actions, non pas aux méchantes paroles. Mais voyons, tu me menaces d'excommunication, de quel droit? {JULES} Excellent : car tu n'es qu'un simple particulier, rien de plus que le premier prêtre venu, pas même un prêtre, car tu n'as pas pouvoir de consacrer. {PIERRE} Parce que je suis mort, sans doute ? {JULES} Apparemment. {PIERRE} Eh bien, par cette même raison, tu ne m'es en rien supérieur, puisque tu es mort. {JULES} Tant que les cardinaux débattent la nomination d'un nouveau Pontife, je reste en fonctions. {LE GÉNIE} Comme il rêve encore les rêves de sa vie! {JULES} Ouvriras-tu, te dis-je? {PIERRE} N'y songe pas, te dis-je, si tu ne m'exposes tes mérites. {JULES} Quels mérites? {PIERRE} Je vais te dire. As-tu excellé dans la doctrine sacrée ? {JULES} Du tout : est-ce que j'en avais le temps, avec toutes ces guerres qui m'absorbaient? Il y a d'ailleurs assez de frères prêcheurs, si cela t'intéresse. {PIERRE} Alors, par une vie sainte, tu as gagné beaucoup d'âmes au Christ? {LE GÉNIE} A l'enfer, oui, d'innombrables. {PIERRE} Tu as brillé par tes miracles? {JULES} Quelles rengaines ! {PIERRE} Tu as prié purement, assidûment? {JULES} Quelles sornettes il marmotte ! {PIERRE} Tu as aussi, par jeûnes et veilles, mortifié ton corps? {LE GÉNIE} Assez, va, tu perds ta peine avec lui. {PIERRE} J'ignore quelles autres qualités rendent un Pontife recommandable. S'il en connaît de plus apostoliques , qu'il les narre lui-même. {JULES} C'est une indignité; ce Jules, invaincu jusqu'ici, se soumettre à Pierre, un pêcheur, pour ne pas dire autre chose, presque un mendiant! Pourtant, afin que tu saches quel potentat tu insultes, écoute, je serai bref. D'abord, je suis Génois , et non Juif comme toi. Nous n'avons qu'un point de ressemblance, et je le déplore, c'est qu'autrefois j'ai navigué. {LE GÉNIE} Oh! quand cela te fâcherait, il y a une différence. Car lui, pêchait pour gagner sa vie, tandis que toi, tu ramais pour un vil salaire. {JULES} Ensuite, je suis du sang de Sixte, Souverain Pontife. {LE GÉNIE} C'est-à-dire qu'il en a les vices. {JULES} Je suis son neveu par sa soeur. Grâce à sa faveur toute particulière, grâce à mon industrie, je me suis élevé d'abord aux dignités ecclésiastiques, et de là, graduellement, jusqu'au faite, jusqu'au chapeau de cardinal. Après avoir été éprouvé par de nombreux revers de fortune, secoué de ci de là par les plus cruels événements, j'ai eu, entre autres maladies, des attaques d'épilepsie; jusqu'à cette lèpre enfin (le mal Français comme on l'appelle) dont j'ai été tout couvert. En outre, exilé, en butte à l'envie, au dédain, au mépris de tous, je me suis vu presque perdu sans ressources. Cependant je n'ai jamais abandonné l'espoir du pontificat suprême, tant était grande ma force d'âme. Toi, au contraire, affolé par la voix d'une femmelette, tu avais lâché pied. Une femme avait amolli ton courage : une femme, prophétesse ou sorcière, avait raffermi ma confiance. C'est elle qui, jadis, au plus fort de ma misère, murmura à mon oreille : « Persévère, mon petit Jules, ne recule devant aucun acte, aucune souffrance; un jour la triple couronne ornera ton front, tu seras le roi des rois, le seigneur des seigneurs ». Et je n'ai été trompé ni dans mon espoir, ni dans sa prophétie. J'ai triomphé au delà de toute prévision, aidé d'une part par la France qui m'a recueilli dans ma disgrâce, et d'autre part, par la vertu inestimable de l'argent : argent gagné à force d'usure, c'est vrai, mais non sans génie. {PIERRE} Quel génie? {JULES} C'est-à-dire qu'en promettant par traité des bénéfices sacerdotaux, en ayant l'art de trouver des fidéjusseurs, j'ai amassé des richesses si considérables que Crassus lui-même eût eu de la peine à les compter. Mais, à quoi bon te narrer cela à toi, quand desbanquiers eux-mêmes ne se feraient pas une idée d'une pareille fortune? Tu sais comment je suis parvenu. Je me suis comporté comme Pontife de telle sorte qu'il n'en est pas un (je ne parle pas seulement des Pontifes des temps reculés, qui semblent n'avoir eu de pontife que le titre, mais des derniers en date) auquel l'Église et le Christ lui-même soient autant redevables. {LE GÉNIE} Comme cette bête fait le fanfaron ! {PIERRE} Je suis curieux de voir où tu vas en venir. {JULES} En créant un grand nombre de nouveaux offices (c'est le nom qu'on emploie), j'ai accru considérablement le revenu pontifical. Puis, j'ai trouvé un biais pour faire acheter les évêchés sans encourir le reproche de Simonie. Mes prédécesseurs avaient établi que quiconque arriverait à 1'épiscopat déposerait son office. Or, j'ai interprété cette règle ainsi : « on t'ordonne de déposer; mais tu ne peux pas déposer ce que tu n'as pas; donc il faut acheter quelque chose à déposer ». Grâce à cet artifice, les évêchés rapportaient net chacun six ou sept mille ducats, sans compter ceux qu'on a l'habitude d'extorquer pour l'expédition des bulles. J'ai retiré aussi de beaux bénéfices d'une monnaie nouvelle dont j'ai infesté toute l'Italie ; enfin, je n'ai jamais manqué une occasion d'accumuler des richesses. Je comprenais bien que sans elles on ne fait rien de bon, pas plus en matière sacrée qu'en matière profane. Et pour en venir à des actions plus grandes, j'ai fait rentrer dans le domaine de Rome Bologne dont les Bentivoglio s'étaient emparés. J'ai vaincu les Vénitiens jusqu'alors invincibles. J'avais attiré dans un piége le duc de Ferrare épuisé par une longue guerre. J'ai heureusement éludé par un Concile simulé le Conciliabule schismatique, chassant de la sorte, comme on dit, le clou avec le clou. Enfin les Français étaient alors redoutés de tout l'univers : j'en ai débarrassé toute l'Italie; je l'eusse également débarrassée des Espagnols, je m'y apprêtais du moins, quand la mort m'a enlevé. Et vois quel indomptable courage j'ai déployé dans cette affaire. Les Français triomphaient, je commençais à chercher où me réfugier, je laissais croître ma barbe blanche, la situation était presque désespérée : tout d'un coup m'arrive un message qui valait son pesant d'or : quelques milliers de Français avaient été exterminés près de Ravenne; je recommençai â respirer. Depuis trois jours je semblais mort, je me le semblais à moi-même; subitement je me retrouve, ayant le dessus sur tout le monde, et mon espoir même est dépassé. Et si puissante est mon autorité, si efficace mon astuce, qu'il n'est pas aujourd'hui un seul des rois de la Chrétienté que je n'aie entraîné dans des guerres, après avoir rompu, déchiré, anéanti tous les traités qui les avaient tous étroitement unis. Un traité d'alliance avait été récemment conclu à Cambrai entre moi, le roi de France, le roi d'Italie et d'autres princes : je l'ai violé comme s'il n'en avait jamais été question. Et pourtant malgré l'entretien de tant d'armées, malgré l'organisation de tant de triomphes les plus magnifiques, malgré l'exhibition de tant de jeux, malgré tant d'édifices élevés de toutes parts, j'ai laissé, en mourant, cinq millions de ducats. J'eusse fait de plus grandes choses encore, si ce médecin de Judée dont l'art a prolongé longtemps mon existence, avait pu la prolonger davantage. Et plût à Dieu que quelque magicien me rendît la vie et qu'il me fût permis de terminer de si belles entreprises! Aussi, avant de mourir, ai-je eu soin, par un testament, d'affecter toute ma fortune à empêcher de s'éteindre les guerres allumées par moi dans le monde entier. C'était ma dernière recommandation à mon dernier soupir. Et maintenant, tarderas-tu à ouvrir la porte du ciel à un Pontife qui a si bien mérité du Christ et de l'Église? On m'admirera encore plus, si l'on considère que j'ai accompli toutes ces merveilles par la seule force de mon caractère, sans aucun de ces petits moyens auxquels lés autres ont habituellement recours. Je ne dois rien à la naissance, puisque je n'ai pas connu mon père et je m'en fais gloire ; rien à la beauté, ma face de spectre inspirait une horreur générale; rien aux belles-lettres, je n'y ai jamais touché; rien à la force physique, je t'ai décrit plus haut comment j'avais été arrangé; rien à l'âge, j'étais vieux ; rien à la popularité, tout le monde me haïssait; rien à la clémence, je poussais l'inexorabilité jusqu'à sévir contre ceux à qui d'ordinaire tout est permis. {PIERRE} Est-ce possible? {LE GÉNIE} Si repoussant que ce tableau te semble, il est encore bien flatté. {JULES} Donc j'ai eu contre moi la mauvaise fortune, l'âge, la force physique, les Dieux et les hommes. Cependant, armé seulement de mon courage et de mes richesses, j'ai exécuté ces grandes oeuvres en peu d'années et j'ai laissé à mes successeurs une tâche telle que dans dix ans ils auront encore à faire. J'ai été, dans ce que je t'ai dit de moi, très véridique et surtout très modeste : mais si quelqu'un de mon entourage ordinaire à Rome avait enjolivé mon récit des fleurs de son langage , ce n'est pas un homme que tu croirais entendre, c'est un Dieu. {PIERRE} O le plus invincible des foudres de guerre, puisque tu me racontes toutes choses nouvelles et inouïes, pardonne à mon étonnement ou à mon ignorance, et ne te fâche pas si je te demande de répondre séparément à chacune de mes questions. Que sont, dis-moi, ces petits personnages au teint blanc, aux cheveux bouclés? {JULES} Des mignons que j'entretenais pour mon plaisir. {PIERRE} Et ceux-là au visage noirci, couturé de cicatrices? {JULES} Des soldats et des capitaines qui ont trouvé une mort vaillante en guerroyant pour moi et pour l'Église, les uns à la prise de Bologne, beaucoup dans les guerres contre Venise, la plupart sous les murs de Ravenne. A tous, foi d'indulgences, le ciel est dû. En effet j'ai depuis longtemps promis, par des bulles solennelles, que ceux-là iraient tous et tout droit au ciel qui combattraient sous le drapeau de Jules, quelque vie qu'ils eussent menée auparavant. {PIERRE} Donc, je ne me trompe pas, ce sont eux qui m'ont si souvent importuné avant ton arrivée ? ils ne cherchaient pas à entrer ici par la force, mais ils me montraient des bulles plombées. {JULES} Donc tu ne les as pas reçus, à ce que j'apprends? {PIERRE} Moi? Jamais je n'en recevrai un seul de ce calibre. Car le Christ m'a bien recommandé d'ouvrir cette porte, non pas à ceux qui s'y présentent avec des bulles plombées, mais à ceux qui ont habillé les pauvres nus, nourri ceux qui avaient faim , désaltéré ceux qui avaient soif, visité les prisonniers, accueilli les étrangers. Et quand il a voulu exclure même ceux qui ont prophétisé en son nom, exorcisé des démons, fait des miracles, tu penses, toi, qu'il faut admettre des gens qui, pour tout passe-port, nous présentent une bulle signée du nom de Jules? {JULES} Ah ! si j'avais su! {PIERRE} Je comprends : si l'un d'eux, revenu de l'enfer, te l'avait appris, tu m'aurais déclaré la guerre? {JULES} Bien mieux, je t'aurais excommunié. {PIERRE} Mais continuons : toi-même, pourquoi cette armure? {JULES} Comme si tu ne savais pas que le Souverain Pontife porte l'un et l'autre glaive! Veux-tu qu'il combatte tout nu? {PIERRE} Moi, du moins, quand j'occupais cette place, je n'ai pas connu d'autre glaive que le glaive de l'Esprit, qui est le Verbe de Dieu. {JULES} Oh! ce n'est pas ce que dit Malchus ; tu l'as amputé d'une oreille sans te servir d'un glaive, peut-être? {PIERRE} Je m'en souviens et je le reconnais : mais alors je combattais pour le Christ, mon maître, et non pour mon compte; pour la vie du Seigneur, et non pour de l'argent ou un pouvoir temporel. Et quand j'ai combattu, je n'étais pas encore Pontife. Les clefs ne m'étaient que promises : je ne les avais pas encore reçues et je n'avais pas encore reçu l'Esprit-Saint. Et l'on m'a commandé de remettre le glaive au côté, et j'ai été réprimandé, ce genre de combat ne convenant pas à des prêtres, ni même à des Chrétiens. Mais passons : pourquoi prends-tu tant de soin de te proclamer Génois? comme s'il importait au Vicaire du Christ d'être originaire de tel ou tel pays ! {JULES} J'estime que c'est grande piété d'ennoblir ma patrie; aussi fais-je inscrire ce titre sur les monnaies, les statues, les portiques et sur toutes les murailles. {PIERRE} Donc on peut connaître sa patrie et ne pas connaître son père ? Au début, je croyais que tu parlais de Jérusalem la Sainte, la patrie des croyants, et de son Prince, le seul dont ils désirent sanctifier, c'est-à-dire glorifier le nom. Mais pourquoi ajoutes-tu que tu es le neveu de Sixte par sa soeur ? Je suis surpris que cet homme ne se soit jamais présenté ici, surtout s'il a été Souverain Pontife et parent d'un aussi grand capitaine que toi. Mais dis-moi, je t'en prie, quel homme était-ce? un prêtre? {JULES} Mieux que cela, un fameux guerrier, d'une excellente religion, la religion Franciscaine. {PIERRE} En effet, j'ai vu jadis un certain François, très-brave homme entre les laïques, grand contempteur des richesses, des plaisirs et de l'ambition. Ce pauvre hère aurait-il maintenant de tels satrapes à ses ordres? {JULES} Décidément, tu ne veux pas qu'on améliore sa position. Benoît, lui aussi, était pauvre, et ses descendants ont aujourd'hui une fortune à laquelle nous portons envie nous-mêmes. {PIERRE} Bien, mais reviens au fait : tu es le neveu de Sixte? {JULES} Je le dis avec intention, pour fermer la bouche à ceux qui affirment, mais trop librement, que je suis sa progéniture. {PIERRE} Librement, soit, mais vraiment? {JULES} D'ailleurs, c'est faire injure à la dignité pontificale, à laquelle il faut avoir égard en tout. {PIERRE} On aura, ce me semble, d'autant plus égard à cette dignité, qu'elle n'admettra rien qu'on puisse avoir le droit de lui reprocher. Mais je t'en adjure au nom de la majesté pontificale, dis-le-moi sincèrement, ce moyen que tu me dépeignais tout à l'heure d'arriver au Souverain Pontificat, est-il le moyen ordinaire et accoutumé ? {JULES} Depuis quelques siècles déjà il n'y en a pas eu d'autre, à moins qu'on n'en forge un pour me créer un successeur. Quant à moi, dès que je fus parvenu au Souverain Pontificat, j'ai prescrit par une bulle formidable que personne ne devrait arriver à cette dignité par le même moyen, et cette bulle je l'ai renouvelée peu de temps avant ma mort : sera-t-elle respectée ? qui vivra verra. {PIERRE} Personne, je le reconnais, ne saurait mieux farder une action mauvaise; mais je m'étonne qu'il se trouve quelqu'un pour remplir une charge qui donne lieu, si je t'en crois, à tant de soucis, et qu'il est si difficile d'obtenir. Car, sous mon Pontificat, c'est à peine si l'on pouvait, même par la force, décider quelqu'un à accepter la dignité de Prêtre ou de Diacre. {JULES} Ce n'est pas surprenant. En ce temps-là, Évêques et Prêtres n'avaient d'autre condition que les fatigues, les veilles, les jeûnes, la prédication, et très souvent la mort. Mais aujourd'hui, c'est la royauté, et la toute-puissance. Et qui ne lutterait dans l'espoir d'un royaume? {PIERRE} Mais, poursuis. Bologne avait donc été infidèle à la vraie foi, que tu l'as restituée au domaine du Siége Romain? {JULES} Beau motif! il ne s'agissait pas de cela.