Paris, 28 avril < 15ol. ÉRASME DE ROTTERDAM AU TRÈS DISTINGUÉ JACQUES TUTOR, TRÈS VERSÉ DANS L'UN ET L'AUTRE DROITS, SALUT La plupart des auteurs dédient leurs ouvrages à des seigneurs, 25 aussi bien pour recevoir la récompense de leurs très méritoires veilles que pour se garantir par l'autorité d'un grand nom contre l'envie qui suit tout ce qui est neuf. Quant à moi, très loyal, très savant Tutor, j'ai préféré consacrer non mes écrits mais mes repos, qui à vrai dire ne sont guère paresseux, à notre amitié que je 5 pressens devoir être éternelle ; en effet, ce ne sont pas de vulgaires raisons de s'aimer qui l'ont nouée de cordes d'étoupe ; une société commune avec les plus nobles études et avec l'immortelle vertu elle-même l'ont liée de chaînes adamantines, d'un noeud herculéen, comme on dit ; c'est pourquoi j'ai jugé convenable qu'il en subsistât ro un témoignage éternel. Dans les choses humaines en effet, s'il y a quelque chose de durable, ce sont bien les lettres. Or, dans mes récentes promenades — ma mauvaise santé m'a donné l'habitude d'en faire après avoir mangé, tu le sais, car tu es presque le seul à m'y avoir suivi — j'ai relu ces trois traités de Marcus Tullius 15 Sur les Devoirs, ouvrage vraiment en or, et je ne sais si j'y ai trouvé plus de plaisir ou plus de profit. Puisque Pline l'Ancien 1 dit qu'il faut sans cesse avoir cet ouvrage à sa disposition, j'ai réduit dans la mesure du possible les dimensions du volume afin qu'il puisse toujours être tenu en mains à la manière 20 d'un poignard et, comme Pline le dit encore, afin qu'on puisse le connaître par coeur ; au lieu des commentaires de Pierre Marsus 2 — que ne sont-ils aussi excellents qu'abondants ! j'ai inscrit de nombreuses petites notes, capables, comme de petites étoiles, d'éclairer opportunément toute obscurité. Quant aux sous-titres que 25 je ne sais qui a introduits dans l'ouvrage et qui le découpent plus qu'ils n'en suivent le plan, j'en ai supprimé une partie comme inu- tiles, j'en ai déplacé d'autres comme intrus, je les ai modifiés et enrichis de façon à en faire une sorte de résumé. La correction ne m'a pas demandé moins de travail. J'ai rencontré quantité de 30 fautes, comme il arrive dans un ouvrage si fréquemrnent étudié, parce qu'au cours du travail un copiste altère l'ordre des mots, un autre à la place d'un mot qui lui a échappé en met un autre qui lui ressemble : erreurs non monstrueuses, à vrai dire, mais intolérables chez un tel auteur. J'ai corrigé les unes en comparant 35 les manuscrits, qui offrent des divergences incroyables, les autres par des conjectures prudentes, autorisées par les caractéristiques de Cicéron. Je puis enfin assurer le lecteur que nulle édition ne se rapproche davantage de l'archétype. C'est pourquoi je te conseille, mon très cher Jacques, d'avoir 4o toujours ce petit poignard à la portée de la main ; il n'est pas grand, mais l'Achille d'Homère, l'Enée de Virgile, avec des armes forgées par Vulcain, n'étaient pas mieux défendus. Car il faut plus de courage pour s'attaquer aux vices qu'aux hommes et, comme l'a très bien écrit un grand homme, les mortels n'ont pas d'arme plus efficace que la vertu 3. Et tu as beau moissonner une abondante récolte dans les plaines immenses du droit, le petit champ que voici a beau être étroit, si tu le cultives soigneusement, il suffira à tout t'apporter. Tu pourras y cueillir les herbes au suc efficace 5 qui te permettront de passer à travers les prodiges pour atteindre la Toison d'Or. Et c'est là seulement que tu trouveras cette herbe homérique qu'on appelle moly, très difficile à découvrir, souveraine contre tous les poisons de Circé. C'est là aussi que tu pourras cueillir soit la bouture de laurier qui fera prospérer tes entreprises, io soit le rameau d'or grâce à quoi tu iras sans danger jusqu'au royaume même des morts 4. Cette divine source de beauté se divise en quatre ruisseaux ; elle donne à qui en boit non seulement l'éloquence, comme la fontaine des Muses, mais l'immortalité. Ses eaux, si tu y plonges constamment les articulations de ton esprit, 15 te feront, comme un second Achille, échapper invulnérable à toutes les flèches de la fortune. Porte-toi bien. Paris, le 4 des calendes de mai.